Book reviews
- Publication type: Journal article
- Journal: Socio-économie du travail
2018 – 1, n° 3. Discontinuités de l’emploi et indemnisation du chômage / Discontinuity in employment and unemployment insurance - Authors: Dessein (Sophie), Martinache (Igor), Grasser (Benoît)
- Pages: 201 to 218
- Journal: Social Economy of Labor
Pôle Emploi : Gérer le chômage de masse, Jean-Marie Pillon, Presses universitaires de Rennes (PUR), coll. Res Publica, 2017, 272 p.
Sophie Dessein
Université de Paris 1
– Panthéon Sorbonne
Jean-Marie Pillon nous livre dans cet ouvrage les résultats issus de son travail de thèse sur l’ANPE devenue Pôle Emploi en 2009. L’auteur s’attaque à un domaine peu étudié jusqu’ici : les modalités de la mesure de l’efficacité d’une institution publique. Il focalise notamment sa recherche sur les contrôleurs de gestion, grands absents, d’après lui, des études sur le nouveau management public qui négligeraient de remonter la « pyramide administrative ». Cet ouvrage nous permet ainsi de plonger dans les rouages de la politique du chiffre. Il aborde l’histoire de l’institution à travers la naissance des indicateurs chiffrés et leur rôle différencié au fil des périodes, analyse finalement les outils ayant permis la mise en gestion de l’administration, et étudie l’impact des indicateurs et objectifs de résultats sur les rhétoriques et pratiques professionnelles des salariés. Ce faisant, Jean-Marie Pillon propose une approche globale de cette administration en étudiant l’imbrication d’un ensemble de variables telles que le marché du travail, le champ dans lequel évolue l’institution (notamment vis-à-vis des autres structures intermédiaires de placements), les théories économiques sur lesquelles s’appuie l’État pour émettre des prérogatives à son encontre, ou encore la culture professionnelle de ses différents agents. Cette analyse alliant niveaux macro et micro nous permet de comprendre le fonctionnement quotidien de l’ANPE-Pôle Emploi et notamment la perception des chômeurs en termes d’« employabilité » ainsi que l’accompagnement qui leur est proposé. Loin d’une vision unilatérale du gouvernement par le chiffre, l’auteur montre à la fois comment ces chiffres sont élaborés ainsi que les marges de manœuvre des différents agents sur ce que l’on pourrait appeler le cours du chiffre.
202L’auteur s’inscrit ainsi à la croisée de la sociologie historique de la quantification – dans le sillage des travaux d’Alain Desrosières sur les effets de rétroaction entre les dispositifs de mesure et les objets de la mesure – et de la sociologie de l’action publique, en étudiant la reconfiguration de l’action de l’État depuis les années 1980 dans le sens d’une soumission de plus en plus forte des administrations sociales à une contrainte d’efficacité. Son enquête s’appuie sur un dispositif méthodologique varié lui permettant d’accéder à l’ensemble des strates de décision et d’application et d’observer les écarts entre le prescrit et le réel. Il a ainsi mené soixante-dix entretiens auprès de contrôleurs de gestion, de cadres intermédiaires, de directeurs d’agence, de chefs d’équipe et de conseillers à l’emploi. En parallèle, l’auteur a mené des observations ethnographiques au sein de plusieurs agences afin d’observer l’impact des objectifs de résultats sur le travail des conseillers, ainsi qu’un travail d’archives lui permettant de reconstituer la genèse historique de l’institution. L’analyse issue de ce travail de recherche conséquent avait ainsi pour but de répondre à la question de l’inefficacité chronique reprochée à l’institution. Il y répond tout au long de l’ouvrage, en abordant dans un premier temps l’histoire du service public de l’emploi – et la naissance puis le poids accordé aux objectifs ainsi que leur évolution –, puis le travail des contrôleurs de gestion et plus globalement le fonctionnement du management par objectifs, avant de finir sur l’impact de ce type de management sur les publics de Pôle Emploi : demandeurs d’emploi et entreprises.
La première partie de l’ouvrage, consacrée à l’histoire de l’ANPE-Pôle Emploi, est l’occasion pour Jean-Marie Pillon d’affirmer l’une des idées fortes de l’ouvrage : la modernisation de l’État n’est pas née avec la promulgation en 2001 de la loi organique relative aux lois de finance (LOLF) ; elle est au contraire issue pour cette institution d’une volonté d’argumentation interne du bien-fondé de son action, et ce dès la fin des années 1970. Ainsi, l’ANPE est créé en 1967 dans un contexte économique et politique bien particulier : il ne s’agit plus d’investir pour augmenter le niveau global d’activité mais, dans une perspective frictionnelle du chômage, de faciliter la rencontre entre l’offre et la demande d’emploi, et ce en créant une bourse aux emplois. L’institution rencontre cependant des difficultés pour récupérer les offres d’emploi de la part des employeurs et doit surtout faire face à l’augmentation 203massive du nombre de chômeurs dès la fin des années 1970 (on passe d’un million de chômeurs en 1977 à deux millions en 1983). La légitimité de l’institution est alors remise en question, notamment par les représentants de l’État. On lui reproche d’être à l’origine d’un faible taux de placements en emploi. En réaction, les cadres de l’ANPE décident de construire en interne un ensemble d’indicateurs quantitatifs pour justifier leurs résultats auprès du Ministère du Budget. La direction générale de l’ANPE attribue à chaque région des objectifs de résultats et des moyens financiers pour y parvenir. Ces données créées en interne ont pour but de montrer que l’inefficacité supposée de l’institution est liée au manque de moyens. Ces « spécialistes de la productivité » vont peu à peu s’autonomiser, jusqu’à ce que soit créée en 1994 une Direction nationale du contrôle de gestion, apportant reconnaissance et légitimité à ceux que l’on appelle désormais les « contrôleurs de gestion ». Ainsi, une première forme de management par objectifs apparait dès la fin des années 1970. À la fin des années 1980, le gouvernement Rocard propose une contractualisation entre l’État et les administrations pour préciser les moyens et objectifs attribués en ce sens. C’est à ce moment-là que « les réflexions internes à l’Agence rencontrent alors la politique de “modernisation” de l’État » (p. 46). Les moyens sont augmentés en échange d’objectifs chiffrés fixés par l’État. Les directions régionales disposent de leur propre budget et des « dialogues de gestion » se mettent en place entre directions générales et régionales pour négocier des objectifs « réalistes ». Afin de déterminer ces objectifs, les directions ont besoin de données chiffrées. Les contrôleurs de gestion vont ainsi être « déclinés » au niveau régional, et un logiciel commun de gestion intégré va être mis en place pour permettre le recueil de données. Jean-Marie Pillon parle d’une « grammaire gestionnaire » (p. 51) pour évoquer le développement et l’expansion à l’ANPE du contrôle de gestion auprès des différents niveaux de direction, soit « l’ensemble des règles, des normes et des principes de représentation de l’organisation structurés par le souci d’optimiser les moyens et de le prouver ». Cette grammaire va notamment évoluer au cours des années 1990 qui voient les politiques de l’emploi redéfinies par l’imposition des conceptions néoclassiques du chômage. L’idée d’une activation des chômeurs est prônée et repose sur un contrôle accru des actions du demandeur d’emploi, dont le principal levier est celui de ses allocations chômage. De cette nouvelle conception 204du chômage naît l’idée de rapprocher l’ANPE et l’Unedic, institution chargée de délivrer les indemnisations chômage. Pôle Emploi provient de cette fusion en 2009 avec comme principaux objectifs l’activation des chômeurs et la rationalisation des dépenses.
Jean-Marie Pillon revient alors en détail sur les difficultés de cette fusion, à commencer par la quasi-impossibilité de former les salariés issus d’institutions différentes au métier de « référent unique ». L’auteur évoque la division morale du travail qui se met en place entre les conseillers (ex-ANPE) et les liquidateurs (ex-Assedic) se distinguant par leurs études, leurs conditions d’emploi antérieures (secteur public ou privé ; écarts de salaire) et par leur culture professionnelle. Les premiers notamment refusent d’effectuer leur mandat de contrôle et usent de leurs marges de manœuvre pour contourner cette obligation (p. 96). On pourra regretter ici que l’auteur ne s’attarde pas sur cette division morale du travail ou encore sur l’éventuelle existence de rapport différencié au travail des ex-conseillers ANPE. On sait en effet que les représentations et pratiques à l’égard des usagers varient considérablement d’un agent à l’autre, selon ses origines sociales et sa trajectoire professionnelle1 ou selon sa proximité sociale aux usagers2. Lynda Lavitry3 montre notamment qu’il existe chez les conseillers Pôle Emploi deux éthiques (« accompagnement » vs. « placement »), entrainant un rapport différencié à l’accompagnement et à la sanction des demandeurs d’emploi (sans pour autant que l’on sache s’il existe un lien avec leur trajectoire professionnelle). L’auteur nous offre néanmoins, dans la seconde partie de son livre, une analyse poussée des contrôleurs de gestion, mais aussi des managers pour qui ils travaillent et des conseillers dont ils mesurent l’activité.
C’est notamment parce que l’auteur a analysé le processus global de définition et de mesure de l’efficacité de Pôle Emploi qu’il parvient à offrir une analyse fine du métier de contrôleur de gestion. Cette analyse lui permet de passer outre le discours de neutralité des contrôleurs de gestion selon lequel leur travail relèverait d’une simple mesure de la 205productivité de Pôle Emploi, à savoir la comptabilisation de différents types d’évènements relayés sous forme de tableaux de bords. Pour passer outre cette représentation, l’auteur commence par replacer les contrôleurs au sein des relations qu’ils entretiennent avec les autres groupes professionnels. L’analyse du travail des uns en relation à celui des autres, s’inscrivant dans le processus global de pilotage par le chiffre qui implique différentes phases de négociation et de décision, permet de saisir la position singulière des contrôleurs de gestion. On découvre ainsi leur rôle réel de conseil auprès des managers (p. 113), notamment lors des réunions où ces derniers doivent défendre le bilan de leur équipe et négocier l’équilibre qui leur paraît le plus soutenable entre objectifs et budget pour l’année suivante. Un rôle parfois même politique impliquant la structuration de certains choix des managers, en préconisant par exemple l’embauche de conseillers pour respecter tel objectif prévu (p. 136). Ce dilemme entre description et prescription les concerne également à l’égard des conseillers. Parce qu’ils ont pour mission de comparer l’activité des agences, les contrôleurs peuvent par exemple être amenés à lutter contre certaines disparités en conseillant les managers du niveau inférieur sur une organisation du travail leur permettant de mesurer et donc de modéliser la comparaison des performances (p. 150).
Cette partie du livre est aussi l’occasion pour l’auteur d’évoquer les tensions provoquées par un pilotage par la performance auprès de l’ensemble des salariés. Il s’agit, notamment pour les managers – aidés pour cela des contrôleurs – de montrer à la fois leur proximité aux objectifs et les difficultés rencontrées pour les atteindre, et ce afin d’éviter d’un côté tout « plan correctif » qui limiterait grandement l’autonomie de l’équipe, et de l’autre côté de voir ses objectifs revus à la hausse pour l’année suivante (p. 168). Les conseillers, eux, face à une pression extrême en termes de nombre de chômeurs à accueillir, admettent mettre en scène leur travail dans les indicateurs. L’auteur donne ainsi plusieurs exemples de moyens utilisés pour détourner ou inventer certains actes afin d’atteindre les principaux objectifs (p. 163). Loin de l’idée d’une pratique rigoriste de la mise en chiffre de sa propre activité, l’auteur montre que les conseillers jouent le jeu des objectifs afin de conserver in fine une certaine autonomie dans leur mission d’accompagnement des demandeurs d’emploi.
206La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à l’impact du pilotage par le chiffre et la performance sur l’activité quotidienne des conseillers vis-à-vis des différents publics – demandeurs d’emploi, entreprises – et partenaires ou concurrents. Jean-Marie Pillon poursuit ici une analyse plus classique du travail de catégorisation des usagers dans un contexte de pression aux résultats, tout en rappelant à juste titre que les conseillers agissent avant tout dans un espace des possibles restreint, ce qui les amène à s’investir davantage dans l’accompagnement des chômeurs ni trop autonomes, ni trop dépendants4 (p. 191). En reprenant une métaphore médicale, il confirme ce qui a déjà été montré dans d’autres enquêtes, à savoir que le diagnostic des chômeurs dépend en grande partie des remèdes disponibles, notamment ici des prestations et formations elles-mêmes soumises à des contraintes d’objectifs. L’auteur montre surtout que s’instaure in fine une concurrence entre les agences Pôle Emploi et ses « plateformes spécialisées » (chargées par exemple de ne s’occuper que des relations avec les employeurs pour d’importantes sessions de recrutement) ainsi qu’avec les autres acteurs de la politique de l’emploi (telles que les missions locales) pour la captation des offres d’emploi, précieux sésames permettant de comptabiliser des placements (p. 225). Au contraire, des échanges de bons procédés s’observent avec des institutions concurrentes (notamment les agences d’intérim) afin d’augmenter le nombre de « mises en relation positives » (p. 237). Dans tous les cas, Pillon fait le constat que la méthode d’évaluation de Pôle Emploi va ainsi à l’encontre de sa mission originelle de bourse aux emplois, la publicisation de l’offre et de la demande n’étant que peu rentable pour atteindre les objectifs assignés.
En articulant l’histoire de l’institution et le champ dans lequel elle s’inscrit, les discours et pratiques des trois corps de métier et le processus global de pilotage par le chiffre et la performance, Jean-Marie Pillon explore avec brio l’antre administratif de l’ANPE-Pôle Emploi. Surtout, il éclaire d’un nouveau jour le processus de « gestionnarisation » des institutions publiques, permettant par la même de questionner avec plus de précisions le processus de modernisation des administrations sociales ayant cours depuis les années 1980. Enfin, de manière plus pragmatique, il apporte des réponses aux nombreux questionnements sur l’inefficacité chronique reprochée à cette institution depuis plusieurs années.
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Les batailles du dimanche, Jean-Yves Boulin et Laurent Lesnard, Presses Universitaires de France (PUF), Paris, coll. Le Lien social, 2017, 272 p.
Igor Martinache
Clersé, Université de Lille
Cela fait maintenant près de dix ans que la société française est traversée par un débat concernant l’opportunité d’assouplir les conditions d’ouverture des magasins le dimanche et partant, de faire travailler leurs salariés ce jour-là. Celui-ci a en particulier été activé par le vote des lois Maillé et Macron, respectivement en 2009 et 2015, favorisant une telle flexibilisation du temps de travail. Paradoxalement, constatent pourtant Jean-Yves Boulin et Laurent Lesnard, les recherches concernant les impacts du travail dominical sur les salarié.e.s concerné.e.s sont extrêmement rares, pour ne pas dire inexistantes. C’est donc à une telle investigation que ces sociologues se sont consacrés dans cet ouvrage afin d’« apporter des éléments sociologiques robustes à un débat souvent débiteur d’arguments de nature idéologique opposant d’un côté les tenants de la liberté de travailler et de consommer sans contraintes qui mettent en avant les gains de compétitivité et les gisements d’emplois que recèlerait l’ouverture des commerces le dimanche, et de l’autre les défenseurs, de moins en moins nombreux, d’un temps pour la sanctification religieuse et surtout ceux qui prônent le maintien d’un temps commun pour faire société et se retrouver en famille » (p. 7). Se revendiquant de l’« école durkheimienne de sociologie du temps5 », ils s’appuient pour ce faire sur la mobilisation d’une abondante littérature socio-historique internationale, ainsi que sur l’exploitation des résultats de la dernière vague de l’enquête Emploi du temps menée par l’Insee 208en 2009-20106 et de ceux d’une enquête par questionnaire complétée par quelques dizaines entretiens semi-directifs qu’ils ont menée dans la ville de Brive-la-Gaillarde entre 2012 et 2014 à la demande de la mairie, désireuse de connaître les activités et les attentes des habitant.e.s en termes d’ouverture des lieux publics le dimanche.
Avant de traiter de ces données, les auteurs proposent de revenir dans une première partie sur l’histoire du dimanche, autrement dit la manière dont ce jour particulier, attribué au soleil comme son nom l’indique, autrement dit à Dieu, a été « confisqué par le pouvoir religieux », selon l’expression des auteurs, puis par les dirigeants du capitalisme naissant, avant de devenir un enjeu des luttes sociales visant ainsi la réappropriation des temps de repos. À partir de différents travaux historiques portant sur le sujet, Jean-Yves Boulin et Laurent Lesnard décrivent ainsi l’institutionnalisation du dimanche à partir d’une double-origine astrologique et religieuse remontant aux Babyloniens et comment ce « sabbat chrétien » a fait l’objet d’un contrôle particulièrement strict par les protestants puritains, non sans tensions, déjà, entre logiques religieuse et marchande. Ils rappellent ainsi notamment l’existence des Blue Laws en vigueur aux États-Unis de 1781 jusque dans les années 1980 dans certains états, qui proscrivaient la plupart des activités marchandes, sportives ou de loisir. À partir du xviiie siècle s’observe à l’inverse une progressive désacralisation du dimanche dans certains pays dont la France, qui n’empêche cependant pas l’instauration d’un « puritanisme républicain » avec le décadi décrété après le coup d’État du 18 fructidor an V, en 1797, auquel fit écho plus tard les tentatives avortées des révolutionnaires russes d’éradiquer le dimanche. Les auteurs rappellent aussi l’existence de la Saint-Lundi, coutume diffusée au Moyen-Âge et consistant à ne pas travailler le lundi, voire le mardi également, qui s’est cependant étiolée à partir des années 1870 sous l’empire d’une entreprise de moralisation familiale, tandis qu’au niveau européen, un mouvement s’amorçait pour la libération du dimanche de l’emprise du travail. Ce mouvement aboutit à l’adoption de plusieurs lois interdisant le travail dominical dans les décennies qui suivirent. Les Français.e.s durent eux attendre 1906 après de vifs débats également rappelés par les auteurs. Ils détaillent ensuite sa lente mise en œuvre 209et les différentes remises en cause dont cette interdiction fit l’objet dès le début des années 1980, avec une progressive dérégulation servant de contrepartie à la réduction du temps de travail, puis les débats qui ont entouré l’adoption des lois Maillé et Macron, élargissant chacune le périmètre des exceptions. Sont notamment détaillées les façons dont certains commerces ont alors sciemment transgressé la loi pour placer les législateurs devant le fait accompli. Comme le montrent les auteurs, ce mouvement de dérégulation n’est cependant pas propre à la France et s’observe depuis peu dans la plupart des pays industrialisés, à majorité protestante comme catholique.
Après ce détour historique, les auteurs en viennent dans leur deuxième partie à analyser « ce que travailler le dimanche veut dire » aujourd’hui. Ils justifient dans un premier temps leur recours aux enquêtes Emploi du temps (plutôt qu’à celles de la Dares sur le temps de travail par exemple) et proposent un cadrage sur la proportion et le profil des travailleurs dominicaux ainsi que sur les différentes formes que ce travail peut prendre (à domicile ou hors de celui-ci notamment). Ce faisant, ils montrent que ce sont d’abord les salarié.e.s peu qualifié.e.s de l’industrie et des services qui sont les premier.e.s concerné.e.s par le travail dominical hors domicile, révélant ainsi une faible autonomie temporelle par rapport aux autres catégories. Ils mettent ensuite en évidence les « coûts sociaux » du travail du dimanche, autrement dit les pertes de sociabilité familiale et amicale qui ne sont pas récupérées les autres jours de la semaine. Ce qui montre bien qu’en dépit de la sécularisation de la société française, le dimanche continue de jouer un « rôle de synchronisation de l’ensemble de la société » (p. 170) qu’il est donc dangereux pour sa cohésion de remettre en cause.
La dérégulation du travail dominical relève, selon les auteurs, d’un véritable choix de société qu’ils s’emploient à exposer dans la troisième partie de l’ouvrage. Ils reviennent tout d’abord sur les raisons invoquées par les promoteurs du travail dominical pour les réfuter une à une. Il en va ainsi de la « demande sociale » de la part des salarié.e.s et des consommatrices et consommateurs. Les enquêtes sur la question montrent que les partisans de l’ouverture dominicale des commerces appartiennent avant tout à la population en sous-emploi ou inactive, qui pourraient alors y rechercher soit une opportunité supplémentaire d’emploi, soit un moyen de rompre la solitude. Mais à peine plus de 10 % des enquêté.e.s de 210Brive-la-Gaillarde déclarent souhaiter cette ouverture des commerces, loin derrière celle des lieux culturels ou conviviaux. Analysant la satisfaction relative apportée par chaque activité, comme le permet l’enquête Emploi du temps de 2010, les auteurs montrent également que les courses et le shopping sont loin d’être les activités préférées des Français.e.s et qu’avec les évolutions législatives proposées, « il s’agit donc bien de modifier le comportement des consommateurs et non de s’adapter à de nouveaux modes de consommation » (p. 191). De prétendues transformations des mœurs qui se traduiraient notamment par un engouement pour l’excursion dominicale dans les centres commerciaux. De même, l’argument de la concurrence par le commerce en ligne est-il balayé par le constat d’une corrélation positive entre le chiffre d’affaires de ce dernier secteur et la dérégulation des horaires des commerces le dimanche entre différents pays européens ? Les salarié.e.s rejettent plus franchement encore cette ouverture que les consommateurs tandis qu’elles et ils affirment avoir peu de moyens de s’opposer en pratique au travail dominical malgré les dispositions existantes pour favoriser le volontariat.
Les auteurs examinent enfin l’argument de la création d’emplois que serait censée favoriser la dérégulation du travail dominical. Ils rappellent tout d’abord que les quelques études menées sur la question ne sont pas des évaluations empiriques réalisées à l’occasion du passage de trois à cinq « dimanches du maire7 », ou la loi Maillé notamment, mais des simulations dépendantes de paramètres et notamment des interactions entre variables retenues. Lesdites simulations s’avèrent du reste assez mitigées, ce qui n’a pas empêché les rapporteurs du Conseil d’analyse économique8 et la Commission d’étude des effets de la loi Macron de France Stratégie de conclure « audacieusement », commentent les auteurs, à un effet positif de 3 à 6 % sur l’emploi. Les auteurs recourent enfin à la théorie des jeux et à son fameux dilemme du prisonnier pour expliquer en quoi l’autorisation d’ouverture le dimanche amènerait finalement à un résultat « perdant-perdant » entre les commerces équivalents, contraints d’ouvrir pour contrer leurs concurrents, par rapport au cas où tous garderaient le rideau baissé.
211Le sixième et dernier chapitre s’efforce enfin d’élargir la focale en s’interrogeant sur les activités qu’il conviendrait de promouvoir le dimanche. Les indices de satisfaction de l’enquête Emploi du temps et les données collectées à Brive-la-Gaillarde convergent pour montrer que les activités conviviales et culturelles sont plébiscitées par rapport à la fréquentation des commerces. À partir du débat déjà ancien de l’extension de l’amplitude d’ouverture des bibliothèques publiques françaises, les auteurs livrent pour finir un plaidoyer pour les politiques du temps locales nées en Italie dans les années 1990 et expérimentées dans certaines collectivités. Celles-ci s’appuient notamment sur des bureaux du temps où s’élaborent différents outils par exemples des cartes chronotopiques, permettant de représenter les diverses configurations d’un lieu en fonction des heures de la journée. Les « tables quadrangulaires de concertation » également dénommés « tables de co-projection » consistent quant à elles à réunir les différentes parties prenantes d’un problème incluant une forte dimension temporelle – par exemple les horaires d’ouverture d’un service public –, afin de permettre la prise en compte par les un.e.s des contraintes des autres et favoriser ainsi l´adoption d’un compromis acceptable par tou.te.s. Ce faisant, ces expériences rappellent aussi utilement que l’intérêt général n’est jamais donné d’avance, mais se construit toujours au fil d’un processus fait de rapport de forces et de dialogue.
Si d’aucuns pourront juger que les données sur lesquelles s’appuient les analyses présentent un certain nombre de limites – notamment l’enquête menée à Brive-la-Gaillarde – du point de vue de leur interprétation, et mériteraient d’être complétées par de nouvelles enquêtes, ou trouver leur parti-pris trop marqué, l’ouvrage de Jean-Yves Boulin et Laurent Lesnard offre néanmoins une synthèse éclairée et éclairante de débats lancinants sur la question du travail dominical en montrant l’intérêt d’une approche transdisciplinaire, liant sociologie, économie, histoire et science politique – comme le font ici les auteurs, quoique tous deux sociologues – afin d’en saisir tous les enjeux. Comme ceux-ci l’expliquent en conclusion, il s’agit bien d’un enjeu politique crucial, car « le travail dominical oppose deux conceptions de la société. D’un côté, se préserver un temps pour vivre ensemble de nouvelles expériences, pour se retrouver en famille, pour se cultiver, pour faire du sport. Préserver un jour “sans” : sans travail, sans agenda, sans obligations. De l’autre, s’adapter 212aux diktats du marché qui commandent d’être compétitif à tout moment, d’aller plus vite que les autres, d’être toujours concurrent » (p. 259). Les auteurs mettent en exergue une contradiction éminente du capitalisme contemporain consistant à entraîner une désynchronisation toujours plus marquée des temps sociaux avec des conséquences délétères pour une cohésion sociale dont on ne cesse par ailleurs de déplorer l’effritement. Ils révèlent ainsi qu’une dimension souvent ignorée mais pourtant ancienne des inégalités sociales résidant dans la maîtrise différentielle de l’emploi de son temps suivant les classes sociales, en n’oubliant pas que, comme l’écrivait déjà Laurent Lesnard, « les loisirs des uns (dîner au restaurant le samedi soir, faire ses courses le samedi à 19 heures, etc.) deviennent les emplois des autres9 ». Un enjeu qui englobe mais dépasse finalement la seule question du dimanche.
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(R)évolution de management des ressources humaines : des compétences aux capabilités, Solveig Fernagu-Oudet et Christian Batal (coordinateurs), Presses Universitaires du Septentrion, collection « Métiers et pratiques de la formation », 2016, 432 p.
Benoît Grasser
CEREFIGE (EA3942)
Université de Lorraine
L’ouvrage coordonné par Solveig Fernagu Oudet et Christian Batal, intitulé (R)évolution du management des ressources humaines : des compétences aux capabilités propose un triptyque visant dans une première partie à revisiter les origines historiques et conceptuelles de la compétence, dans une seconde à explorer sous un œil à la fois constructif et critique les différents usages de la compétence, et dans une troisième à proposer une transition vers la notion de capabilité, perspective renouvelée, 213supposée ouvrir des pistes pour repenser la compétence et ses usages en cohérence avec les évolutions contemporaines et à venir du travail et des organisations.
L’ouvrage recueille près d’une trentaine de contributions, rédigées par des auteurs à la fois chercheurs académiques et praticiens du monde de l’entreprise, du conseil et de l’expertise, chacun ayant, dans une perspective singulière, une solide expérience concernant la compétence et son usage en tant que notion, en tant que concept ou en tant qu’outil de gestion. Cette pluralité de points de vue est encore augmentée par les différents angles disciplinaires mobilisés, tels que la sociologie, la psychologie, les sciences de l’éducation, l’ergonomie, la gestion des ressources humaines, ou encore l’économie. Cet ensemble compose ainsi un ouvrage très riche en réflexions et en retours d’expériences sur la compétence, à un moment de son histoire où cette catégorie, une fois de plus pourrait-on dire, se trouve controversée dans sa capacité à analyser les transformations du travail dans les organisations et dans sa capacité à fournir aux acteurs du management, du dialogue social ou de la formation les outils et les concepts pour pouvoir agir.
Le propos se présente donc comme un kaléidoscope illustrant de multiples facettes d’un objet focal, la compétence, mais une sorte de kaléidoscope dynamique puisqu’une thèse centrale structure et organise le dialogue entre les différentes contributions : la compétence, à condition de se repenser et de s’enrichir en tant que concept et pratique managériale a, plus que jamais, un avenir dans un monde plus mouvant et plus imprévisible, constitué d’organisations en mouvement et aux frontières floues, caractérisé par un rapport aux temps qui se redéfinit et qui conduit à s’interroger sur ce que sera « le travail demain » (O. Charbonnier). À cette fin, la dernière partie de l’ouvrage est fortement empreinte de la notion de capabilité, mobilisée explicitement ou implicitement en référence aux travaux d’Amartya Sen. La capabilité désigne alors une possibilité réelle d’agir qui va au-delà de la seule mobilisation de ressources détenues, et inclut des dimensions de pouvoir agir (ou pouvoir d’agir) et de liberté d’agir au sein de contextes organisationnels et sociaux autorisant, facilitant et encourageant de telles dispositions pour les individus et les collectifs (B. Zimmermann). Dès lors, les contributions de la dernière partie proposent des pistes pour renouveler la conceptualisation des compétences, comme celle de la perspective de 214l’énaction qui relie la compétence au fonctionnement de la personne en action et en situation (D. Masciotta) ou celle de l’improvisation valorisée comme levier de management (L. Secci et F. Lacour), des pistes pour explorer les manières de désigner les compétences lorsque le travail consiste précisément à interagir avec des environnements changeants dans lesquels on recherche une gestion plus systémique que mécaniste (E. Maclouf), ou encore des pistes pour repenser la GRH autour de ces nouveaux défis, à l’aide de notions telles que de « design social » ou l’entreprise « développante » (C. Batal, F. Minet), qui ont pour point commun d’insister prioritairement sur la nécessité de développer des « environnements capacitants » avant de ou plutôt que de se focaliser sur les compétences des individus (S. Fernagu Oudet, J. Vero, C. Vidal-Gomel et C. Delgoulet).
Si l’ouvrage aboutit à cette bascule vers les capabilités, il ne cherche pas pour autant à faire table rase du passé, ni à se poser en prosélyte d’un concept de substitution. Il est au contraire étonnant de constater à quel point la lecture des contributions donne à voir une succession de tensions autour des espoirs et des déceptions suscités par la compétence, de ses apports et de ses limites, ce qui, en soi, constitue une manière de démontrer, en creux, sa vitalité.
Tour à tour désignée comme mythe, illusion ou utopie, génératrice de promesses non tenues, d’impensés, de relations contrariées ou d’angles morts, les expressions ne manquent pas aux auteurs de ce livre pour souligner soit les insuffisances, soit les ambiguïtés de la compétence. Par exemple, trop souvent pensées comme des attributs individuels (X. Baron) et gérées en tant que tels à travers des outils de gestion comme la GPEC, les compétences sont réduites à une logique d’adéquation besoin/ressource, qui conduit à nier à la fois la subjectivité des individus, l’existence de collectifs de travail, et les dynamiques de transformations conjointes du travail et de l’organisation qui s’opèrent à travers l’activité (E-C. Bronckart, J-P. Bronckart). De même, l’objectivation des compétences, pourtant nécessaire à leur gestion et à leur « juste » reconnaissance, pose problème dès lors que leur évaluation est toujours liée au jugement d’un tiers, par essence rarement expert des conditions concrètes dans lesquelles se déploient les compétences qu’il évalue (M. Koebel). Enfin, dernier exemple, et dans la continuité de ce dernier point, la compétence, en tant que modèle de management, échoue visiblement à 215articuler, de manière robuste et pérenne, performance des organisations, qualités des personnes, formation, travail et emploi, du moins selon les attendus prêtés au modèle canonique porté par les promoteurs de la compétence dans la décennie quatre-vingt-dix. La compétence n’est pas devenue en effet une variable de gestion (A. Dietrich, F. Pigeyre), entendue comme pivot sur lequel s’appuieraient les décisions de gestion, susceptible d’interférer avec les décisions stratégiques, l’organisation de la production, et, bien entendu les modalités de GRH. Sur ce dernier champ, la compétence semble plutôt avoir souvent été instrumentalisée selon une logique « mécaniste » de l’homme au travail (P-E. Sutter), pour étendre, la prescription du travail (notamment aux comportements), pour individualiser les rémunérations, ou pour gérer des mobilités décidées en réalité sur d’autres principes et pour d’autres buts que la circulation et le développement des compétences des salariés.
L’une des forces du livre de Solveig Fernagu Oudet et Christian Batal est de ne pas fermer les yeux sur ces limites et détournements, sans pour autant rejeter en bloc la compétence et réduire à néant ni son pouvoir analytique, ni sa capacité à inspirer des formes de management ambitieuses, intellectuellement, socialement et économiquement. Dans la lignée des traditions piagétienne et vygotskienne, la didactique professionnelle et le recours aux théories de l’activité permettent d’explorer la possibilité d’une construction savante et théorique de la compétence, fondée sur l’existence chez les individus de schèmes opératoires, valables pour une classe de situations, qui se réorganisent et se recombinent au fur et à mesure des expériences vécues (J-C. Coulet), et en fonction des postures, des préoccupations ou des projets qui caractérisent le sujet à un moment donné (F. Chenu). Ces propositions ont le grand mérite de travailler à une véritable conceptualisation de la compétence, mais elles se positionnent au micro-niveau de l’activité et laissent ouvert le champ de l’intégration conceptuelle de la compétence dans l’organisation, dans ses dynamiques propres (processus d’apprentissage organisationnel par exemple), dans ses dimensions sociologiques (stratégies d’acteurs et relations de pouvoir), dans ses règles de gestion de l’emploi (type de dialogue social et choix des modalités de GRH) et dans ses dynamiques institutionnelles (les isomorphismes conduisant à des pratiques mimétiques en matière d’adoption des outils de gestion des compétences).
216À ce titre, le regard rétrospectif montre que si le concept de compétence est si difficile à cerner c’est qu’il est « nomade », polymorphe (P. Gilbert) ; parce qu’issu originellement des sciences de l’éducation et de l’ergonomie, il a ensuite été importé dans d’autres disciplines pour sa capacité à décrire les enjeux des transformations du travail ou pour dénoncer les dérives de sa gestion dans les organisations ; et aussi parce qu’il n’est pas d’essence théorique, mais forgé dans la pratique, par des représentations sociales construites à des fins pragmatiques ou idéologiques (E. Oiry), et de manière inséparable de son institutionnalisation par des dispositifs publics, des normes ou des règles de droit. Dans cette perspective, comparer la gestion des compétences à une technologie sociale (N. Mohib) permet de relativiser les mouvements d’espoirs et de déceptions qu’elle suscite, en rappelant que le passage par une succession de phases (attentes démesurées, désillusions, apprentissage éclairé et raisonné, plateau…) est typique du processus d’adoption de toute technologie.
L’ampleur de la diffusion de la compétence, en tant que notion, concept, outil ou modèle, ne s’explique pas uniquement par des effets de modes ou par des offensives idéologiques visant à rationaliser et individualiser toujours plus la relation salariale. Une grande partie des contributions de l’ouvrage montre à quel point la compétence a contribué à éclairer et enrichir l’analyse et la réflexion autour des transformations du travail, tout en en soulignant systématiquement des limites ou des difficultés qui constituent, pour le lecteur, autant d’invitations à poursuivre la réflexion, non pas seulement sur la pertinence de la catégorie, mais sur les conditions d’un usage critique, lucide et responsable. Ainsi, la compétence permet potentiellement de mieux parler du travail réel (Y. Lichtenberger, P. Ughetto), de porter attention à la valeur du travail humain comme initiative et comme implication, à condition que le management et la conception des organisations soient réellement en phase avec une telle vision du travail. Le recours à la compétence, en reconnaissant et en objectivant l’autonomie, peut aussi agir positivement sur la santé au travail en luttant contre les « pathologies de l’autonomie niée » (X. Baron). Dans le cadre d’une politique de rémunération, et sous réserve d’être pensées de manière rigoureuse et en lien avec les organisations syndicales, les compétences peuvent conduire à une meilleure reconnaissance du travail réel (P. Denimal). Du point de vue de l’évaluation, c’est le piège des « listes kilométriques » auxquelles ressemblent parfois les référentiels 217de compétences qu’il faut éviter (J. Tardif), au risque de morceler les apprentissages, d’induire des comportements de « cases à cocher », au détriment du sens de l’activité, de l’interactivité et des dynamiques situationnelles. La compétence, si on la sort du piège des formations standardisées et en ouvrant la possibilité d’agir non plus seulement dans mais aussi sur les situations de travail et en synergies avec elles (P. Olry, L. Roger et P. Maubant), peut également contribuer à faire évoluer les logiques à l’œuvre dans la formation professionnelle et à mieux les intégrer avec les logiques d’activité professionnelle. En ce sens, et sous réserve de surmonter des paradoxes tels que celui des attendus contradictoires (promouvoir l’autonomie et simultanément fixer des règles) ou celui des temporalités multiples (s’adapter aux exigences de flexibilité immédiate et conduire un projet professionnel de long terme) la compétence peut également conduire à une avancée dans la maîtrise de l’employabilité et dans les parcours de professionnalisation (R. Wittorski), en lien avec les potentiels des nouveaux dispositifs législatifs (loi sur la formation professionnelle de 2014 par exemple) à condition que l’ensemble des acteurs montent eux-mêmes en professionnalisme, en autonomie et en compétence sur l’usage de ces nouveaux outils (B. Masingue). Mais il faut cependant reconnaître que les dispositifs législatifs visant à mieux articuler compétences, formation, sécurisation des parcours professionnels et employabilité ont bien du mal à aboutir à une véritable reconnaissance des expériences privées et professionnelles et à une correction des inégalités sociales et scolaires comme le montre l’exemple du bilan des VAE (F. Neyrat).
Formation, évaluation, employabilité, reconnaissance, rémunération… la lecture de l’ouvrage conduit donc à se représenter la compétence comme un pivot qui, dans le discours, les intentions, et les conceptualisations, mettrait en relation le travail réel que la compétence est censée décrire et représenter (au moins en partie et en tout cas plus que la notion de poste), l’emploi et l’organisation. La perspective des capabilités s’inscrit dans une logique cumulative et non substitutive vis-à-vis de la compétence, car il s’agit toujours de « mobiliser des ressources en situation » même si ce nouvel angle reporte l’attention sur les contextes capacitants et sur le pouvoir d’agir réel des individus. Le lecteur peut donc lire ce livre comme un plaidoyer réaliste, critique et constructif, invitant à penser autrement la compétence pour permettre à ses promoteurs de réaliser 218plus complètement son potentiel analytique alors même qu’elle doit faire face aux enjeux des transformations du travail et des organisations. Ce faisant, le livre peut aussi se lire aussi comme un procès en creux de la GRH. Tout se passe comme si le besoin de gérer un travail plus complexe, dans des contextes où les logiques de prescription devenaient inopérantes, avait généré des outils de gestion ouverts au travail réel, mais que, presque simultanément, ces nouveaux outils une fois créés réduisaient le travail réel à un objet de gestion, planifiable, inerte, ajustable, dans une logique d’adéquation mécaniste, aux besoins déterminés par les trajectoires économiques et stratégiques des organisations. Dès lors, c’est bien la question de l’usage gestionnaire de la compétence qui est posée : est-ce un vice originel, la GRH restant finalement prisonnière de principes surdéterminants de contrôle et de rationalisation ? Est-ce un problème d’incapacité à construire les « bons » outils de GRH, multi-acteurs et d’inspiration systémique ? Est-ce un problème de formation des DRH, insuffisamment équipés analytiquement pour concevoir des formes de GRH prenant pleinement la dimension de ce que signifie la compétence ? Ou bien encore est-ce leur incapacité à peser sur les choix stratégiques et organisationnels ? L’observation des pratiques de GRH invite d’ailleurs à découpler les outils conçus et mis en œuvre de leurs effets réels, et il arrive parfois que des référentiels inopérants, des dispositifs « usines à gaz », génèrent des inflexions dans les représentations et les comportements qui relèvent davantage de l’émergence en situation que de la planification, au su ou à l’insu des DRH. Ces réflexions sur le management des ressources humaines, bien que portées par le titre de l’ouvrage, ne sont pas directement ni explicitement menées dans l’ouvrage, même si l’ensemble extrêmement riche qui le compose recèle toutes les pistes pour identifier les contours et les enjeux du débat.
1 Dubois V. (1999), La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica.
2 Siblot Y. (2006), Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, Paris, Presses de Sciences Po.
3 Lavitry L. (2015), Flexibilité des chômeurs, mode d’emploi : les conseillers à l’emploi à l’épreuve de l’activation, Paris, PUF.
4 Ce qu’avait déjà montré Yollande Benarrosh (2000), « Le nécessaire consensus des acteurs de l’emploi », Travail et emploi, no 81, p. 9-26.
5 Qui n’est pas directement définie, mais que l’on peut présenter comme portant attention à la dimension temporelle des différents types de liens sociaux, et en particulier à la manière dont les temps des un.e.s et des autres se coordonnent ou non. Pour une mise en perspective éclairante sur ce sujet, voir notamment Hirsch Thomas, Le temps des sociétés. D’Émile Durkheim à Marc Bloch, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016 et Lesnard Laurent, La famille désarticulée, Paris, PUF, 2009.
6 Pour une présentation succincte de cette dernière par l’institution, voir la page dédiée sur son site à l’adresse : https://www.insee.fr/fr/metadonnees/source/s1224
7 C’est-à-dire la prérogative allouée à ce dernier d’autoriser les commerces de sa commune à ouvrir un certain nombre de dimanches dans l’année.
8 Artus Patrick, Cahuc Pierre et Zylberberg André, Temps de travail, revenu et emploi, Paris, La Documentation française, 2007.
9 Lesnard Laurent, La famille désarticulée, op. cit., p. 183.
- CLIL theme: 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- ISBN: 978-2-406-08264-4
- EAN: 9782406082644
- ISSN: 2555-039X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08264-4.p.0201
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-10-2018
- Periodicity: Biannual
- Language: French