[Introduction de la quatrième partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : "Saincte et precieuse deformité". Expérimentations littéraires de la laideur à la Renaissance
- Pages : 261 à 263
- Collection : Études et essais sur la Renaissance, n° 128
Dans l’une des rares études sur le statut du laid dans l’œuvre de Joachim Du Bellay, George Hugo Tucker montre comment l’impossibilité d’atteindre un idéal tant désiré – que ce soit la beauté céleste ou le pays natal – a pour conséquence la prise de conscience du présent comme un état de souffrance et de manque se manifestant par des symboles de la laideur. Malgré une préoccupation apparente pour le beau, il reconnaît qu’il y a chez Du Bellay une esthétique fondée sur ce qui déplaît à la vue, « the esthetics of the unsightly1 ». G. H. Tucker conçoit ce mode de perception comme constitutif d’un système poétique qui se nourrit d’un rapport symbiotique entre deux opposés : le beau et le laid, mais aussi le plaisir et la souffrance, le transcendant et l’ici-bas, ou pour être plus concret, le pays natal et l’exil romain, la beauté française – symbolisée par la figure de Marguerite de France, destinataire de certains sonnets finals du recueil des Regrets – et les laideurs romaines, que ce soit celle de la papauté débauchée ou celle des courtisanes dépravées. Françoise Joukovsky envisage ce rapport entre manque et accomplissement sous le jour de la menace. C’est par rapport à l’esthétique de la Pléiade qu’elle observe que « ces poètes se sont créé des refuges imaginaires, menacés toutefois par la laideur et le chaos, qu’ils s’efforçaient vainement d’en bannir2. » La critique esquisse alors un rapport problématique entre laideur et beauté dont la réconciliation par l’acte créateur engendre chez Du Bellay une forme de souffrance, de mélancolie et de désenchantement.
Ces états de négativité remettent en cause un idéalisme amoureux, formel et littéraire. De ce fait, c’est également dans un rapport poétique avec le beau, que le laid surgit à la fois comme le signe d’un désillusionnement, et comme une espèce d’expérimentation avec les codes poétiques d’un système littéraire donné. On pense notamment au pétrarquisme, dont la parodie, ou sa subversion sous forme antipétrarquiste, mobilise souvent le champ sémantique de la laideur. En ce sens, 262le laid intègre – comme chez Marguerite de Navarre et Marot – une quête de véridicité. Que ce soit le désir du « franchement deviser » ou bien le passage par la satire pour montrer plus véritablement les maux romains, Du Bellay met sous les feux croisés un soi-disant idéal qu’il revisite en le confrontant aux référents du laid. Force est de remarquer que les occurrences du mot « laid » sont rares dans l’œuvre bellayenne3. Toutefois, nous verrons que Du Bellay déploie l’univers sémantique de la laideur de diverses manières dans sa poésie.
La question de la laideur se pose autrement chez Du Bellay que chez nos deux auteurs précédents, dont la posture évangélique détermine également, à des degrés divers, l’approche du laid. Dans la mesure où la production ouvertement chrétienne de Du Bellay – tel son recueil Œuvres de l’invention de l’autheur (1552) – ne traite aucunement de la laideur4, on passe avec ce poète de la Pléiade d’une christianisation de la laideur à sa poétisation à part entière. Quoique les résonances évangéliques dans l’œuvre bellayenne – notons que Du Bellay participe également aux tombeaux pour Marguerite de Navarre5 – aient été relevées par Isabelle Garnier6, elles n’ont pas de répercussions notables sur le traitement du laid. Chez Du Bellay, le thème de la laideur implique avant tout une remise en question de l’esthétique néoplatonicienne que reprennent les poètes de la Pléiade, par exemple avec le pétrarquisme et la quête de « l’idée de la beauté ». En même temps, la Pléiade s’intéresse à la dimension sensible et plastique des réalités terrestres. C’est dans un entre-deux dynamique, dans la coïncidence et la concurrence du beau avec le laid, dans leur mélange satirique qu’il faut situer l’interrogation. Le statut du laid se conçoit constamment par rapport à une remise en cause satirico-ludique des critères du beau. Dès lors que le poète rend 263compte de l’absence ou de l’instabilité de l’idéal, il se sert des images du laid pour à la fois exprimer son désenchantement et louer la diversité du monde, car toute véritable beauté est dans le jeu des contrastes.
C’est dans une telle optique que nous interrogerons dans un premier temps le statut du laid dans la poésie pétrarquiste. Entreprise en apparence paradoxale vu la prédilection du poète-amant pour le beau. Or, c’est en creux que ces textes du beau permettent d’interroger son antonyme. Outre le corpus pétrarquiste, nous étudierons le champ sémantique du difforme dans les recueils romains, en particulier dans Les Regrets,qui représentent le laid sous trois aspects : l’enlaidissement et la persona du poète mélancolique, le mélange du beau et du laid dans la satire et, enfin, la fonction de la courtisane romaine.
1 G. H. Tucker, « Beyond Beauty. The Esthetics of the Unsightly in the Poetry of Joachim Du Bellay », Compar(a)ison. An International Journal of Comparative Literature : Ästhetiken des Hässlichen, éd. M. Jakob,no 2, 1997, p. 73.
2 F. Joukovsky, Le Bel Objet. Les paradis artificiels de la Pléiade, Paris, Classiques Garnier, 1991.
3 Voir K. Cameron, Concordance des œuvres poétiques de Joachim Du Bellay, Genève, Droz, 1988 : sept lemmes pour le mot « laid » (2) et ses dérivés « laids » (1), « laide » (3) et « laideur » (1), dont la plupart se trouvent dans les recueils romains, notamment Les Regrets (sonnet 62) et les Divers Jeux rustiques (« Complainte des Satyres aux nymphes »). Les trois autres occurrences apparaissent dans « L’Antérotique » et dans les Vers lyriques (« À Mercure et à sa lyre »).
4 La seule exception est la « Complainte du désespéré » ; voir à ce propos infra, p. 294-296.
5 Voir J. Du Bellay, « Le tombeau de Marguerite de Valois, royne de Navarre », dans Œuvres complètes, éd. O. Millet, Paris, Classiques Garnier, 2013, t. 3, p. 9-46.
6 Voir I. Garnier, « Entre pétrarquisme et néoplatonisme : réminiscences évangéliques dans L’Olive », Cahiers textuel : Du Bellay : La Deffence & L’Olive, lectures croisées, éd. J. Vignes, no 31, 2008, p. 107-126.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14221-8
- EAN : 9782406142218
- ISSN : 2114-1096
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14221-8.p.0261
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/12/2022
- Langue : Français