Conclusion
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : "Saincte et precieuse deformité". Expérimentations littéraires de la laideur à la Renaissance
- Pages : 255 à 257
- Collection : Études et essais sur la Renaissance, n° 128
Conclusion
Nous avons pu démontrer que la laideur physique intervient, chez Marot, sur deux plans, illustrant bien le mot-valise « poét(h)iques », sur lequel nous basons nos analyses : celui d’une représentation de la persona marotique et celui d’un exercice rhétorique qui vise la variation et le renouvellement des codes poétiques aussi bien que de leurs sujets. À ces deux égards, le thème de la laideur apparaît comme un élément constitutif de l’œuvre marotique.
Les liens intrinsèques, que maints critiques ont observés chez Marot, entre l’ethos évangélique et le choix du style simple, se déploient également par rapport à la laideur. Dans la mesure où Marot inscrit son physique disgracieux dans sa propre écriture poétique, il devient révélateur d’une posture chrétienne prônant l’humilité et le rabaissement de soi. En même temps, la reconnaissance de soi en tant que pécheur laid intègre la logique de pénitence qui précède la justification par la foi, défendue par les évangéliques. Le passage par l’enlaidissement physique représente, à cet égard, une étape indispensable dans l’économie de la rédemption. C’est sur une telle éthique que s’aligne une lecture positive du physique ingrat, mobilisé comme échappatoire à la gloire humaine mais visant aussi souvent des fins purement stratégiques. En effet, le choix de se mettre en scène comme laid, vieilli ou peu attrayant –le corps âgé étant associé à une certaine disgrâce physique1 – s’explique par une volonté de mise en valeur de la production poétique qui, elle, assure le revenu du poète. Marot suit à ce sujet les Grands Rhétoriqueurs qui exploitent in extenso le topos du poète laid à des fins pécuniaires. Dans la mesure où une telle représentation de soi traduit également la dépendance vis-à-vis d’un mécène, elle est aussi, paradoxalement, un moyen de libérer 256la persona du poète, dans la mesure où elle permet d’exprimer le mal-être matériel et corporel dans lequel se trouvent les poètes de l’époque.
Cependant, le fait d’assumer un tel masque de disgrâce physique – sachant que l’iconographie marotique confirme l’image d’un poète plutôt dépourvu d’attrait physique, dont les tempes dégarnies marquent le vieillissement – n’est pas réservé à la seule écriture de soi. Les ennemis de Marot s’en prennent au physique du poète lors de la célèbre querelle qui l’oppose à de Sagon. Ce différend produit une véritable esthétique de l’ennemi qui relie le registre de l’invective à l’écriture « contreblasonique », laquelle prend pour sujet les défauts et tares corporels de l’adversaire.
En deuxième instance, nous avons pu illustrer la manière dont le corps hideux représente un stimulant au renouvellement des formes et du langage poétiques. Sur un plan métapoétique, la rencontre du jeune poète inexpérimenté avec la vieille hideuse dans « L’Epistre du Despourveu » marque un moment de métamorphose intégrant les procédés de la Grande Rhétorique tout en les transformant en un style personnel. Il est remarquable que ce changement soit suscité par la vue de la laideur – la vieille Hideuse serait-elle une allégorie de la Grande Rhétorique ? – qui a un effet enlaidissant sur le poète. Étape nécessaire, semble-il, qui témoigne de nouveau d’une posture d’humilité, pour provoquer un renouveau du langage poétique.
C’est indubitablement avec le concours des blasons que l’on assiste à l’apogée d’une poétique de la laideur à la Renaissance. Inspirés des modèles médiévaux et suivant l’exemple pionnier donné par Marot lui-même, les (contre-)blasonneurs marotiques développent des formes innovatrices pour dire un membre laid du corps, a priori dans le but de l’opposer à son bel équivalent. Il s’agit là avant tout d’un exercice rhétorique d’apprentissage des normes épidictiques de l’éloge et du blâme aussi bien qu’un entraînement à la variation poétique. L’enjeu est plus ambitieux, nous semble-t-il, avec l’épigramme du « laid tétin ». Pour chanter la laideur, Marot revendique l’élaboration d’un nouveau style, le « style épouvantable ». Son incitation ne sera pas suivie par ses amis poètes. S’il est peu probable qu’une telle réticence à peindre le laid soit liée aux incapacités poétiques des blasonneurs, il se peut que le sujet du laid, contrairement à celui du beau, suscite des gênes et puisse provoquer des polémiques plus délicates. Avec son poème « Du laid tétin », Marot semble libérer la forme du blason, alors cantonnée à 257la poésie légère ou à l’exercice rhétorique, pour en faire aussi une arme de virulence politique et théologique et en profiter en l’occurrence pour placer quelques banderilles contre la Sorbonne.
1 De fait, la vieillesse s’aligne de manière topique sur la laideur physique. Si, chez la femme, le corps âgé est dénoncé comme repoussant et dégoûtant, le corps vieilli masculin, à travers notamment la chevelure grisonnante, est associé à la sagesse.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14221-8
- EAN : 9782406142218
- ISSN : 2114-1096
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14221-8.p.0255
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/12/2022
- Langue : Français