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Classiques Garnier

[Introduction de la quatrième partie]

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Dans lune des rares études sur le statut du laid dans lœuvre de Joachim Du Bellay, George Hugo Tucker montre comment limpossibilité datteindre un idéal tant désiré – que ce soit la beauté céleste ou le pays natal – a pour conséquence la prise de conscience du présent comme un état de souffrance et de manque se manifestant par des symboles de la laideur. Malgré une préoccupation apparente pour le beau, il reconnaît quil y a chez Du Bellay une esthétique fondée sur ce qui déplaît à la vue, « the esthetics of the unsightly1 ». G. H. Tucker conçoit ce mode de perception comme constitutif dun système poétique qui se nourrit dun rapport symbiotique entre deux opposés : le beau et le laid, mais aussi le plaisir et la souffrance, le transcendant et lici-bas, ou pour être plus concret, le pays natal et lexil romain, la beauté française – symbolisée par la figure de Marguerite de France, destinataire de certains sonnets finals du recueil des Regrets – et les laideurs romaines, que ce soit celle de la papauté débauchée ou celle des courtisanes dépravées. Françoise Joukovsky envisage ce rapport entre manque et accomplissement sous le jour de la menace. Cest par rapport à lesthétique de la Pléiade quelle observe que « ces poètes se sont créé des refuges imaginaires, menacés toutefois par la laideur et le chaos, quils sefforçaient vainement den bannir2. » La critique esquisse alors un rapport problématique entre laideur et beauté dont la réconciliation par lacte créateur engendre chez Du Bellay une forme de souffrance, de mélancolie et de désenchantement.

Ces états de négativité remettent en cause un idéalisme amoureux, formel et littéraire. De ce fait, cest également dans un rapport poétique avec le beau, que le laid surgit à la fois comme le signe dun désillusionnement, et comme une espèce dexpérimentation avec les codes poétiques dun système littéraire donné. On pense notamment au pétrarquisme, dont la parodie, ou sa subversion sous forme antipétrarquiste, mobilise souvent le champ sémantique de la laideur. En ce sens, 262le laid intègre – comme chez Marguerite de Navarre et Marot – une quête de véridicité. Que ce soit le désir du « franchement deviser » ou bien le passage par la satire pour montrer plus véritablement les maux romains, Du Bellay met sous les feux croisés un soi-disant idéal quil revisite en le confrontant aux référents du laid. Force est de remarquer que les occurrences du mot « laid » sont rares dans lœuvre bellayenne3. Toutefois, nous verrons que Du Bellay déploie lunivers sémantique de la laideur de diverses manières dans sa poésie.

La question de la laideur se pose autrement chez Du Bellay que chez nos deux auteurs précédents, dont la posture évangélique détermine également, à des degrés divers, lapproche du laid. Dans la mesure où la production ouvertement chrétienne de Du Bellay – tel son recueil Œuvres de linvention de lautheur (1552) – ne traite aucunement de la laideur4, on passe avec ce poète de la Pléiade dune christianisation de la laideur à sa poétisation à part entière. Quoique les résonances évangéliques dans lœuvre bellayenne – notons que Du Bellay participe également aux tombeaux pour Marguerite de Navarre5 – aient été relevées par Isabelle Garnier6, elles nont pas de répercussions notables sur le traitement du laid. Chez Du Bellay, le thème de la laideur implique avant tout une remise en question de lesthétique néoplatonicienne que reprennent les poètes de la Pléiade, par exemple avec le pétrarquisme et la quête de « lidée de la beauté ». En même temps, la Pléiade sintéresse à la dimension sensible et plastique des réalités terrestres. Cest dans un entre-deux dynamique, dans la coïncidence et la concurrence du beau avec le laid, dans leur mélange satirique quil faut situer linterrogation. Le statut du laid se conçoit constamment par rapport à une remise en cause satirico-ludique des critères du beau. Dès lors que le poète rend 263compte de labsence ou de linstabilité de lidéal, il se sert des images du laid pour à la fois exprimer son désenchantement et louer la diversité du monde, car toute véritable beauté est dans le jeu des contrastes.

Cest dans une telle optique que nous interrogerons dans un premier temps le statut du laid dans la poésie pétrarquiste. Entreprise en apparence paradoxale vu la prédilection du poète-amant pour le beau. Or, cest en creux que ces textes du beau permettent dinterroger son antonyme. Outre le corpus pétrarquiste, nous étudierons le champ sémantique du difforme dans les recueils romains, en particulier dans Les Regrets,qui représentent le laid sous trois aspects : lenlaidissement et la persona du poète mélancolique, le mélange du beau et du laid dans la satire et, enfin, la fonction de la courtisane romaine.

1 G. H. Tucker, « Beyond Beauty. The Esthetics of the Unsightly in the Poetry of Joachim Du Bellay », Compar(a)ison. An International Journal of Comparative Literature : Ästhetiken des Hässlichen, éd. M. Jakob,no 2, 1997, p. 73.

2 F. Joukovsky, Le Bel Objet. Les paradis artificiels de la Pléiade, Paris, Classiques Garnier, 1991.

3 Voir K. Cameron, Concordance des œuvres poétiques de Joachim Du Bellay, Genève, Droz, 1988 : sept lemmes pour le mot « laid » (2) et ses dérivés « laids » (1), « laide » (3) et « laideur » (1), dont la plupart se trouvent dans les recueils romains, notamment Les Regrets (sonnet 62) et les Divers Jeux rustiques (« Complainte des Satyres aux nymphes »). Les trois autres occurrences apparaissent dans « LAntérotique » et dans les Vers lyriques (« À Mercure et à sa lyre »).

4 La seule exception est la « Complainte du désespéré » ; voir à ce propos infra, p. 294-296.

5 Voir J. Du Bellay, « Le tombeau de Marguerite de Valois, royne de Navarre », dans Œuvres complètes, éd. O. Millet, Paris, Classiques Garnier, 2013, t. 3, p. 9-46.

6 Voir I. Garnier, « Entre pétrarquisme et néoplatonisme : réminiscences évangéliques dans LOlive », Cahiers textuel : Du Bellay : La Deffence & LOlive, lectures croisées, éd. J. Vignes, no 31, 2008, p. 107-126.