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Classiques Garnier

Conclusion

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Conclusion

Nous avons pu démontrer que la laideur physique intervient, chez Marot, sur deux plans, illustrant bien le mot-valise « poét(h)iques », sur lequel nous basons nos analyses : celui dune représentation de la persona marotique et celui dun exercice rhétorique qui vise la variation et le renouvellement des codes poétiques aussi bien que de leurs sujets. À ces deux égards, le thème de la laideur apparaît comme un élément constitutif de lœuvre marotique.

Les liens intrinsèques, que maints critiques ont observés chez Marot, entre lethos évangélique et le choix du style simple, se déploient également par rapport à la laideur. Dans la mesure où Marot inscrit son physique disgracieux dans sa propre écriture poétique, il devient révélateur dune posture chrétienne prônant lhumilité et le rabaissement de soi. En même temps, la reconnaissance de soi en tant que pécheur laid intègre la logique de pénitence qui précède la justification par la foi, défendue par les évangéliques. Le passage par lenlaidissement physique représente, à cet égard, une étape indispensable dans léconomie de la rédemption. Cest sur une telle éthique que saligne une lecture positive du physique ingrat, mobilisé comme échappatoire à la gloire humaine mais visant aussi souvent des fins purement stratégiques. En effet, le choix de se mettre en scène comme laid, vieilli ou peu attrayant –le corps âgé étant associé à une certaine disgrâce physique1 – sexplique par une volonté de mise en valeur de la production poétique qui, elle, assure le revenu du poète. Marot suit à ce sujet les Grands Rhétoriqueurs qui exploitent in extenso le topos du poète laid à des fins pécuniaires. Dans la mesure où une telle représentation de soi traduit également la dépendance vis-à-vis dun mécène, elle est aussi, paradoxalement, un moyen de libérer 256la persona du poète, dans la mesure où elle permet dexprimer le mal-être matériel et corporel dans lequel se trouvent les poètes de lépoque.

Cependant, le fait dassumer un tel masque de disgrâce physique – sachant que liconographie marotique confirme limage dun poète plutôt dépourvu dattrait physique, dont les tempes dégarnies marquent le vieillissement – nest pas réservé à la seule écriture de soi. Les ennemis de Marot sen prennent au physique du poète lors de la célèbre querelle qui loppose à de Sagon. Ce différend produit une véritable esthétique de lennemi qui relie le registre de linvective à lécriture « contreblasonique », laquelle prend pour sujet les défauts et tares corporels de ladversaire.

En deuxième instance, nous avons pu illustrer la manière dont le corps hideux représente un stimulant au renouvellement des formes et du langage poétiques. Sur un plan métapoétique, la rencontre du jeune poète inexpérimenté avec la vieille hideuse dans « LEpistre du Despourveu » marque un moment de métamorphose intégrant les procédés de la Grande Rhétorique tout en les transformant en un style personnel. Il est remarquable que ce changement soit suscité par la vue de la laideur – la vieille Hideuse serait-elle une allégorie de la Grande Rhétorique ? – qui a un effet enlaidissant sur le poète. Étape nécessaire, semble-il, qui témoigne de nouveau dune posture dhumilité, pour provoquer un renouveau du langage poétique.

Cest indubitablement avec le concours des blasons que lon assiste à lapogée dune poétique de la laideur à la Renaissance. Inspirés des modèles médiévaux et suivant lexemple pionnier donné par Marot lui-même, les (contre-)blasonneurs marotiques développent des formes innovatrices pour dire un membre laid du corps, a priori dans le but de lopposer à son bel équivalent. Il sagit là avant tout dun exercice rhétorique dapprentissage des normes épidictiques de léloge et du blâme aussi bien quun entraînement à la variation poétique. Lenjeu est plus ambitieux, nous semble-t-il, avec lépigramme du « laid tétin ». Pour chanter la laideur, Marot revendique lélaboration dun nouveau style, le « style épouvantable ». Son incitation ne sera pas suivie par ses amis poètes. Sil est peu probable quune telle réticence à peindre le laid soit liée aux incapacités poétiques des blasonneurs, il se peut que le sujet du laid, contrairement à celui du beau, suscite des gênes et puisse provoquer des polémiques plus délicates. Avec son poème « Du laid tétin », Marot semble libérer la forme du blason, alors cantonnée à 257la poésie légère ou à lexercice rhétorique, pour en faire aussi une arme de virulence politique et théologique et en profiter en loccurrence pour placer quelques banderilles contre la Sorbonne.

1 De fait, la vieillesse saligne de manière topique sur la laideur physique. Si, chez la femme, le corps âgé est dénoncé comme repoussant et dégoûtant, le corps vieilli masculin, à travers notamment la chevelure grisonnante, est associé à la sagesse.