Note mémorative sur la maladie et la mort de M. Deschamps
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Œuvres complètes. Tome XVI B. 1767-1770
- Pages : 39 à 43
- Collection : Bibliothèque du xviiie siècle, n° 50
Note mémorative sur la maladie
et la mort de M. Deschamps
M. Deschamps depuis son arrivée à Tryea et le prémier jour même s’est toujours plaint qu’il souffroit beaucoup ; parlant sans cesse à tout le monde de se tuer, de se jetter par les fénêtres &c. Ce langage même me rendoit suspecte la bonne foi d’un hydropique prétendu, dont je ne voyois pas enfler les jambes ni changer le visageb. Quoiqu’il consultât beaucoup de gens, fit beaucoup de drogues, et qu’il m’eut consulté moi-même comme si j’eusse été medecin, surquoi je le renvoyai fort sèchement, je le voyois peu ou pointc.
Cependant il cessa de sortir. Bientôt on le dit en danger. Enfin sur la proposition que lui en fit M. Manoury il consulta M. Laubel Medecin de Gisorsd, qui, le trouvant fort mal en effet, jugea la ponction indispensable, et me le dit. Comme je ne pouvois revenir de mon préjugé, je lui dis que malgré l’extrème peine que j’avois à soutenir de pareils spectacles, je desirois assister à cette opération. Bientot après, M. Laubel n’insista plus sur la ponction, la jugeant déja1 trop tardive et desormais inutile pour la guérison du malade, qui d’ailleurs la craignoit beaucoup. M. Laubel en parloit2 si décidément comme d’un malade sans ressource et près de la mort, pressant même qu’on lui administrât incessamment les sacremens, qu’enfin son ton affirmatif m’ébranla, et je desirai voir par moi-même l’état du malade. J’y fus avec M. Laubel le jeudi matin 17 Mars pour la prémiére fois depuis très longtems. Pour le coup je le trouvai aussi mal qu’on l’avoit dit. Grandes douleurs au coté, enflure et tension considérable dans le bas ventre3, de la fiévre, et le visage fort changé. J’eus regret que mon incrédulité m’eut empêché si longtems 40de remplir envers un si proche voisin les devoirs de l’humanité, et dès lors je l’allai voir tous les jours au moins deux fois.
Dans cette visite et dans la suivante M. Laubel insista de nouveau sur les sacremens, et détermina enfin le malade à les recevoir. Je lui offris tout ce qui dépendoit de moi pour son soulagement, et deux ou trois jours après je lui envoyai deux bouteilles de vin de Bourgogne cachetées encore et empaillées, telles qu’elles étoient venues de Rouene. J’y joignis un pot d’épinevinettef confite dont j’avois deux, et j’en gardai un pour moi. Ce vin, dont je lui recommandai de ne boire de tems en tems que quelques cuillerées pour le ranimer a été bu chez lui tant par lui que par d’autres ; j’en ai bu moi-même, j’ai de même mangé de son pot d’épinevinette. Sa fille en a mangé aussi. Ni le vin ni la confiture n’ont fait de mal à personne.
Le Malade empiroit sensiblement, la bile le gagnoit ; il jaunissoit, les poings à la rateg augmentoient et devenoient insupportables. Il reçut le viatiqueh le Mercredi Saint 30 Mars. Le même jour, parlant du choix de ses alimens il me dit qu’il aimoit beaucoup le poisson, que j’ai toujours regardé comme une nourriture fort saine, et je le lui dis ; il me répondit qu’il ne savoit où en acheter et qu’il n’en avoit pas gouté depuis son arrivée ; en quoi il mentoit ; car M. Manoury tout en paroissant brouillé avec lui avoit soin de l’en pourvoir en secret ainsi que de gibier. Le lendemain matin M. Manoury m’envoya un brocheton que ma sœur mit au bleu4 i pour notre diné. En me mettant à table je pensai qu’un peu de ce poisson feroit grand plaisir à mon voisin, et je lui en5 envoyai sur le champ par ma sœur un morceau tout sec et sans sauce. Quoique le morceau fut petit il dit à sa servante qu’il ne le mangeroit pas tout sans elle, et en effet elle dit ensuite à ma sœur qu’elle en avoit mangé et l’avoit trouvé excellent. Lui de même ; mais au lieu de le manger sec comme je le lui avois envoyé il l’assaisonna avec des ciboulettes et du vinaigre. Il n’eut pourtant aucun mal à l’estomac ni colique d’entrailles ; mais son poing le reprit dans la journée, et il 41a continué d’avoir de courts relâches et d’empirer ; toujours persuadé, comme il l’a témoigné à moi et à d’autres6 par mille marques, qu’il ne mouroit7 pas d’hydropisie, mais de ce poisson, et sans même se souvenir qu’il avoit receu le viatique la veillej.
Six ou sept jours après, savoir le 6. Avril au matin il receut l’extrème onction, et la ponction, à laquelle se sentant étouffer il consentit enfin, se fit une heure après. On lui tira cinq ou six pintesk d’une eau rousse et bilieuse que M. Manoury trouva très extraordinaire8. Il eut quelque soulagement quant à la respiration ; mais la fiévre augmenta ; les vomissemens bilieux vinrent, et enfin il mourut le lendemain matin 7 Avril.
Tout ce que je vis et entendis durant le cours de cette journée, les propos équivoques et insidieux de M. Manoury, du frotteurl, du perruquier, ceux9 qui se répandoient sourdement dans le voisinage, la contenance qu’avoit eum le défunt vis-à-vis de moi les derniers jours, tout me disoit que j’étois accusé de l’avoir empoisonné. Alors je pris enfin mon parti. J’écrivis le 8 au matin à M. Manoury pour lui10 proposer l’ouverture du cadavre11 offrant12 d’en payer les frais, et pour le prier de me fournir sur le champ un exprèsn pour l’Isle-Adamo, conformément aux ordres qu’il avoit receus ici de S.A. Il vint, promit de faire faire l’ouverture : il me dit ; je prendrai Mrs Laubel pere et filsp. Je lui répondis ; et d’autres ; ceux qui se trouveront les prémiers.
À l’égard de l’Exprès, il refusa de me le donner avant que l’ouverture fut faite, prétendant que je ne pouvois rien avoir à dire au Prince avant ce tems-là. Cela me fut dit en tout autant de termes, et confirmé, sur ce que je l’assurai qu’il n’étoit point question de cette ouverture dans ce que j’avois à écrire à S. A. De Sorte que, grâce aux lanterneriesq de M. Manoury et à l’obstination de ne vouloir prendre que Mrs Laubel, l’ouverture ne se fit que le lendemain et je ne pus13 obtenir aucun exprès pour ce jour-là.
Sur ce refus net et décidé je pris le parti de m’adresser au fermier. La lettre dont je le chargeai pour S.A.S. contenoit une déclaration 42que je voulois aller purger mon décret à Paris, une priére de m’y faire conduire dès le lendemain, très sûr que si je mettois en devoir d’y aller de moi-même, les gens à qui j’avois à faire ne manqueroient pas de m’accuser de vouloir m’évader, et enfin une résolution de ma part si je n’avois nulles nouvelles le samedi, de me consigner le Dimanche dans la prison de Trye pour y rester jusqu’à ce qu’il plut à S.A.S. de me faire conduire à mes jugesr.
Je répresentois encore qu’il m’eut paru convenable de s’assurer aussi de la servante de M. Deschamps pour constater plus aisément la vérité des faits.
M. Manoury envoya le frotteur à Gisors chercher Mrs de Laubel père et fils ; il ne les trouva ni l’un ni l’autre, mais il laissa un avertissement. Deux ou trois heures après le garçon chirurgien vint et voulut me parler ; on le renvoya à M. Manoury ; le maitre vint ensuite et voulut me parler ; on le renvoya de même. Le Médecin n’étant point arrivé ce jour-là l’ouverture fut renvoyée au lendemain.
Le samedi matin M. Laubel le Médecin vint encore pour me demander ce qu’il faloit faire, et au nom de qui ? je lui dis que M. Manoury seul étoit chargé de tout, même du payement, et que je me mêlerois d’autre chose que de lui rembourser les frais. Mlle Deschamps qui étoit dans l’autre chambre put entendre ce court entretien qui se fit à haute voix, à porte ouverte, et M. Laubel que je ne fis pas même asseoir sortit une demi-minute après être entré.
Enfin l’on proceda à l’ouverture le troisieme jour après la mort. M. Manoury mit des gardes à l’entrée de la salle : ce n’étoit pas pour le peuple, puisque l’operation devoit être et fut publique ; ce ne devoit pas, non plus, être pour moi, puisqu’au lieu de m’empêcher d’être spectateur d’une opération que je faisois faire, on auroit dû en bonne régle m’y14 inviter15.
Il est à remarquer que quoique nul autre que moi n’ait parlé d’ouverture jusqu’au moment où le corps étoit prét à être inhumé, et malgré ma lettre très positive M. Manoury a fait toute sorte de manéges pour insinuer que c’étoit Mlle Deschamps qui demandoit l’ouverture du corps de son pére, et pour l’engager à parler sur le même ton. Quand il a été question de savoir au nom de qui seroit dressé le rapport, Made Manoury a dit 43à son mari qu’elle ne vouloit point qu’il se trouvât mêlé dans pareilles affaires, ni que le rapport fut dressé en son nom. Ensuite elle a demandé quel si grand seigneur j’étois donc pour que le rapport fut dressé au mien ? La conclusion a été de s’addresser à Mlle Deschamps pour savoir si elle vouloit qu’il fut dressé au sien, à quoi elle ne s’est pas opposée. Si cet arrangement a lieu il sera plaisant que le rapport de l’ouverture se fasse au nom d’une personne qui n’a pas même songé à la demander, et qu’il n’y soit pas16 fait mention de celui qui l’a demandée et qui la paye. Voila ce que c’est que de n’être pas assez17 grand Seigneurt au gré de Made de Manoury.
Autre remarque. M. et Made Manoury changeant de ton tout à coup sur la servante de M. Deschamps ont commencé à l’attirer chez eux, et ont fort vanté18 son grand mérite : quoique ci-devant l’un et l’autre en aient cent fois parlé à tout le monde et à moi-même comme d’une coquine, d’une ivrognesse, et de la derniére des salopes. Au reste M. et Made Manoury ne font tout cela qu’avec des intentions pieuses, puisqu’il y a deux jours qu’ils ont fait leurs pâques et qu’ils le disent à tout le monde, afin qu’on prenne confiance en euxu.
1 MsR51 : déja add marg g.
2 MsR51 : > d biffé. Rousseau s’apprêtait probablement à écrire « décidément » avant de se raviser subitement pour écrire « si » : l’idée d’insérer une consécutive lui serait-elle venue au moment même de l’écriture ?
3 MsR51 : vendre surch devient ventre.
4 MsR51 : un astérisque renvoie à trois lignes rédigées latéralement, dans la marge de gauche : « M. le Prince de Conti avoit obtenu de ma trop facile obeissance que je changerois de nom, et que j’appellerois ma Gouvernante ma sœur ; mais ce ne fut qu’après mon retour d’Angleterre ; car à Calais on me fit écrire mon nom ; [> et biffé] j’ecrivis Rousseau et je gardai ce nom de Rousseau à Amiens et durant toute la route, ne voulant pas avoir l’air d’un homme qui se cachoit. »
5 MsR51 : en ins surl.
6 MsR51 : > qu’il biffé.
7 MsR51 : mourroit surch devient mouroit.
8 MsR51 : extraordinaires part biffé devient extraordinaire.
9 MsR51 : les propos biffé et remplacé par ceux surl.
10 MsR51 : lui ins surl.
11 MsR51 : > en pa biffé.
12 MsR51 : offre surch devient offrant.
13 MsR51 : pue surch devient pus.
14 MsR51 : m’ biffé et remplacé par m’y surl.
15 MsR51 : > d’y être présent. biffé.
16 MsR51 : > même biffé.
17 MsR51 : assez ins surl.
18 MsR51 : > à Mlle Deschamps biffé.
- Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- ISBN : 978-2-406-10783-5
- EAN : 9782406107835
- ISSN : 2258-3556
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10783-5.p.0039
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/02/2021
- Langue : Français