Introduction
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Œuvres complètes. Tome XVI B. 1767-1770
- Pages : 31 à 37
- Collection : Bibliothèque du xviiie siècle, n° 50
Introduction
Le château de Trie accueille en juin 1767 deux nouveaux pensionnaires. Le premier n’est autre que Jean-Jacques Rousseau, invité par le prince de Conti à passer quelque temps sur les bords de l’Aunette ; le second est un certain Deschamps, nommé concierge du lieu, et qui emménage le 23, deux jours seulement après l’arrivée du philosophe. Le malheureux Deschamps ne se doutait évidemment pas qu’il rendrait l’âme quelques mois plus tard. Il imaginait sans doute encore moins qu’il devrait à son étrange voisin de passer à la postérité.
C’est en effet le jeudi 7 avril 1768, après une agonie dont la Note mémorative ne nous épargne aucun détail, que Deschamps succombe à une crise d’hydropisie. Ses derniers instants tels que les décrit Rousseau nous présentent, fût-ce dans un jeu d’ombres, les divers témoins de ce drame : les personnages principaux, tout d’abord (Manoury, lieutenant des chasses du prince, Laubel, le médecin, la servante de Deschamps et enfin sa propre fille, Euphrasie, plus sobrement nommée « Mlle Deschamps ») ; les personnages secondaires ensuite, mais dont l’action reste significative (Thérèse et Mme Manoury, figures parfaitement antithétiques, et le fils de Laubel, qui aide à ouvrir le corps) ; les personnages mineurs enfin, non pas simples figurants, mais bel et bien figures agissantes d’une intrigue dont la Note mémorative se propose, dans une visée résolument herméneutique, de dévoiler les ressorts : le frotteur, le perruquier, le fermier, les médisants (des propos se répandent « sourdement dans le voisinage »), l’exprès, les gardes. Signalons encore la présence d’un prêtre, si discrète qu’elle n’est attestée que par son office (« [Deschamps] reçut l’extrême onction ») et celle, en surplomb, du prince de Conti, appelé à se transformer, le temps de la lecture, en juge d’instruction.
Encore faudrait-il s’assurer que la Note mémorative lui est bien adressée : or rien n’est moins sûr. Ralph Leigh suppose que Rousseau « a voulu 32rédiger cette sorte d’aide-mémoire aussitôt que possible après l’autopsie1 » mais reste très évasif sur sa destination. Théophile Dufour, dans sa propre édition de la Note, juge « vraisemblable » qu’elle a été rédigée le 9 avril, jour de l’autopsie, « et recopiée aussitôt, ou le lendemain dans la matinée, pour être soumise au prince2 » mais ne s’interroge pas sur le statut d’un écrit destiné à quelqu’un qui ne le lira jamais (le prince de Conti ne fait nullement état de la Note) et dont on ne sait, finalement, s’il appartient à la correspondance ou s’intègre à un ensemble plus vaste, à visée mémorielle : après tout, Rousseau n’a-t-il pas achevé la rédaction du livre VI des Confessions en arrivant à Trie ? Et n’a-t-il pas rédigé, dix jours après la maladie de Du Peyrou, en novembre 1767, une longue missive destinée au prince mais dont Ralph Leigh, cette fois, reconnaît qu’elle n’a pas été envoyée3 ?
Il s’agit donc de se demander à quelles fins la Note mémorative a été rédigée, en ne se contentant évidemment pas des raisons immédiates que n’amplifie que trop le contexte macabre de la scène. Composée de deux moments distincts (l’agonie du malheureux Deschamps, véritable prétexte à une dissertation médicale, et l’ouverture retardée du corps, elle-même prétexte à d’abondantes discussions), la Note mérite d’être interrogée à la fois par une analyse interne de ce qui la compose et par une observation surplombante du contexte dans lequel elle s’inscrit. Le lecteur est finalement appelé, dans une mise en abyme qui préfigure, peu ou prou, l’écriture des Dialogues, à faire avec la Note ce que Rousseau souhaite faire avec Deschamps : une véritable dissection. Ne rappelle-t-il pas à plusieurs reprises que c’est lui, et nul autre, qui a demandé l’ouverture du corps, allant même jusqu’à en assumer les frais ?
Ouvrons donc, à notre tour, le corps du texte – on serait presque tenté d’écrire le corps du délit –, forcés d’entrer, malgré nous, dans une histoire où se mêlent intrigue policière, discours juridique et quête ontologique. L’observation du manuscrit conservé à la Bibliothèque de Neuchâtel nous dévoile tout d’abord quelques lignes ajoutées après coup, dans la marge de gauche : on y apprend que c’est le prince de Conti qui avait insisté pour que Rousseau changeât de nom et appelât Thérèse sa « sœur », et ce 33bien que le philosophe eût déjà décliné, à Calais notamment, sa véritable identité. Et Rousseau de rappeler qu’il ne voulait pas « avoir l’air d’un homme qui se cachoit ». Nous savons, à la lecture de la correspondance active et passive du philosophe, qu’il ne se cachait guère, la substitution d’une fausse identité à la véritable l’empêchant de se montrer – osons le mot – intus et in cute. En d’autres termes, montrer qui l’on est, c’est montrer ce que l’on est, et inversement : vérité essentielle au moment de la rédaction des Confessions, alors que s’élabore déjà, dans l’esprit tourmenté de Rousseau, une justification plus vaste, polyphonique cette fois, dont la Note mémorative apparaît comme un écho anticipé.
Prenons l’exemple du poison, motif commun à ces deux écrits voisins que sont la Note et la lettre à Conti du 19 novembre 1767, dans laquelle Rousseau se justifie des accusations supposées de Du Peyrou. Le cheminement est le même dans les deux cas : après une analyse des symptômes de l’un et l’autre malade (légèrement retardée dans le cas de Deschamps, en raison d’un moment de doute, véritable période probatoire dont Jean-Jacques lui-même se repent, après coup), suit l’administration d’un aliment suspect (une « potion cordiale et antispasmodique » pour Du Peyrou, mais qui laisse des traces de « poudre » susceptibles d’éveiller les soupçons, et un morceau de poisson – sans sauce, précise-t-on – pour Deschamps) avant ce qu’il convient de nommer la plaidoirie, Rousseau devant se défendre, dans les deux cas, d’avoir cherché à empoisonner qui que ce fût. Notons que Du Peyrou et Deschamps, refusant tous deux d’obéir aux injonctions du docteur Rousseau, sont implicitement accusés de s’être eux-mêmes empoisonnés, le premier se faisant faire, dans les oreilles, « des injections d’esprit d’urine mêlé peut-être d’autres drogues », le second ayant finalement assaisonné son poisson avec du vinaigre, alors que Rousseau le lui avait envoyé « tout sec et sans sauce ».
La « nuit fatale » du 9 au 10 novembre 1767 s’achève par le percement des « vessies que la moutarde avait faites » et qui libère une eau « roussâtre », jugée « bien puante » par Du Peyrou. Deschamps, quant à lui, dans la nuit qui précède sa mort, accepte la « ponction » qui permet de lui tirer « cinq ou six pintes d’une eau rousse et bilieuse que M. Manoury trouva très extraordinaire ». Le choix des adjectifs de couleur n’est évidemment pas dû au hasard, pas plus que ne le sont les postures de Du Peyrou et Manoury appelés, dans l’un et l’autre épisodes, à être les premiers juges de Jean-Jacques.
34Car toute la Note participe, comme le faisait déjà la lettre sur Du Peyrou, d’une volonté démonstrative qui trouverait parfaitement sa place devant un tribunal d’Ancien Régime. L’observation des faits, l’importance des témoignages (dont on ne se souvient que trop, quelques années seulement après les sinistres affaires Calas et la Barre, qu’ils peuvent compter comme quarts de preuve, voire davantage), l’exactitude avec laquelle sont rédigés le rapport du 10 novembre et la Note mémorative et jusqu’au titre même de cette dernière, dont les différentes éditions du Dictionnaire de l’Académie rappellent que l’adjectif ne s’emploie plus qu’en « termes de pratique » : tout semble indiquer que nous entrons, avec ce texte, dans un système de défense où se joue, derrière la simple narration des faits, et à travers elle, la question de l’identité de Rousseau.
Le comble est atteint avec la proposition d’un emprisonnement volontaire, le dimanche suivant la mort de Deschamps. Cette idée d’une incarcération préventive et d’une présentation devant ses juges est du reste récurrente dans la correspondance rédigée par Rousseau à cette époque, jusqu’à un billet qu’il envoie au prince de Conti le 12 mai 17684 et qui lui attire dès le lendemain une réponse non équivoque : « Ne songez point au sacrifice de votre liberté quand il n’est pas nécessaire ; et surtout bannissez le retour déraisonnable à l’idée d’affronter les loix et de vous livrer à la sévérité que leur donneraient les hommes5. » Autrement dit, abandonnez l’idée d’être un nouveau Socrate et d’appeler à la rédaction d’un moderne Criton, voire, à l’approche de la mort, d’une Apologie de Rousseau ou d’un nouveau Phédon.
La Note mémorative, on le voit, se situe bien sur le chemin qui mènera, quelques années plus tard, à la rédaction des Dialogues. Pour le moment, quelques éclairs de lucidité percent encore dans la correspondance de Rousseau qui confirme par exemple à François-Henri d’Ivernois que, ne « voyant rien » de tout ce qu’il avait « imaginé », il commence à « craindre, après tant de malheurs réels, d’en voir quelquefois d’imaginaires qui peuvent agir sur [s]on cerveau6 ». Même constat avec François Coindet, après la rédaction de la Note mémorative : « Les choses incroyables et monstrueuses qui m’arrivent 35ici depuis un an m’ont mis à tous égards hors de mon assiette7. » La mort de Deschamps reste toutefois le dernier des événements significatifs vécus à Trie par Rousseau, qui quitte la région le 12 juin 1768, pour n’y plus revenir.
Manuscrit et éditions du texte
Le seul manuscrit disponible, entièrement autographe, est conservé à la Bibliothèque publique et universitaire (BPU) de Neuchâtel sous la cote MsR51. Il se compose de quatre pages très lisiblement transcrites et faiblement raturées. On trouve, sur le bas de la page 4, en position latérale, une mention autographe ainsi rédigée : « Note sur la maladie / et la mort de Mr / Deschamps à Trye ».
On compte à ce jour cinq éditions de la Note mémorative sur la mort et la maladie de M. Deschamps. A. Sayous en publie d’abord quelques extraits (Le Dix-huitième siècle à l’étranger, Paris, 1861) mais se trompe dans le titre (« Note commémorative » [sic]). Suivent Théophile Dufour (« Note mémorative sur la maladie et la mort de M. Deschamps », AJJR, t. 5, 1905, p. 237-245), Marcel Raymond et Bernard Gagnebin (Pléiade III, p. 1179-1183) et Raymond Trousson (Œuvres complètes, édition thématique du tricentenaire, Genève, Slatkine, 2012, t. I, p. 943-948).
Principes de cette édition
Nous avons choisi de nous baser sur le manuscrit MsR51 conservé à la BPU de Neuchâtel, dont toutes les variantes figureront en note. Afin de distinguer les indications de variantes des notes explicatives, nous ferons précéder les premières de la mention : MsR51. Enfin, nous utiliserons pour la description du manuscrit les abréviations et codes utilisés dans le t. XX des Œuvres complètes :
36>
Indique que le phénomène signalé après la flèche survient juste après le mot ou le signe de ponctuation appelés par la note.
add
Ajouté. Suivi en général du lieu de l’ajout (marg g pour marge gauche, fo 5vo pour un folio différent, etc.).
biffé
Barré, rayé à des fins de correction.
biffé et remplacé par
Formule utilisée pour signaler une substitution de mots ou de groupes de mots ; elle peut être complétée en fin de séquence de la mention surl (le mot remplaçant est placé dans l’interligne supérieur), infr (il est placé à la ligne inférieure), marg g (il est situé sur la marge de gauche), etc.
ins surl
Élément placé dans l’interligne supérieur mais appelé dans le corps du texte par une marque spécifique.
marg g
Marge de gauche.
part
Partiel, partiellement. S’accompagne de la nature du phénomène envisagé (part biffé pour partiellement biffé, part rat pour raturé en partie, etc.).
surch
Surchargé.
surch devient
S’emploie pour décrire l’ensemble du processus de transformation d’un mot, depuis son état initial (quand il est lisible) jusqu’à son aboutissement.
37surl
Placé dans l’interligne supérieur. Il s’agit sans doute de l’opération la plus commune chez Rousseau.
Lors d’indications de variantes, ce qui est en italiques est extrait du texte de Rousseau, les caractères droits relevant du commentaire.
1 CC, A569, t. 35, p. 321, n. 1.
2 Note mémorative sur la maladie et la mort de M. Deschamps, Théophile Dufour (éd.), AJJR, t. 5, 1905, p. 244.
3 Rousseau au prince de Conti, 19 novembre 1767, CC 6130. De même pour les emprunts qui suivent.
4 CC 6352.
5 CC 6353.
6 Rousseau à François-Henri d’Ivernois, 28 mars 1768, CC 6312.
7 Rousseau à François Coindet, 18 mai 1768, CC 6360.
- Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- ISBN : 978-2-406-10783-5
- EAN : 9782406107835
- ISSN : 2258-3556
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10783-5.p.0031
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/02/2021
- Langue : Français