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Classiques Garnier

Note mémorative sur la maladie et la mort de M. Deschamps

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Œuvres complètes. Tome XVI B. 1767-1770
  • Pages : 39 à 43
  • Collection : Bibliothèque du xviiie siècle, n° 50
  • Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
  • EAN : 9782406107835
  • ISBN : 978-2-406-10783-5
  • ISSN : 2258-3556
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10783-5.p.0039
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/02/2021
  • Langue : Français
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Note mémorative sur la maladie
et la mort de M. Deschamps

M. Deschamps depuis son arrivée à Tryea et le prémier jour même sest toujours plaint quil souffroit beaucoup ; parlant sans cesse à tout le monde de se tuer, de se jetter par les fénêtres &c. Ce langage même me rendoit suspecte la bonne foi dun hydropique prétendu, dont je ne voyois pas enfler les jambes ni changer le visageb. Quoiquil consultât beaucoup de gens, fit beaucoup de drogues, et quil meut consulté moi-même comme si jeusse été medecin, surquoi je le renvoyai fort sèchement, je le voyois peu ou pointc.

Cependant il cessa de sortir. Bientôt on le dit en danger. Enfin sur la proposition que lui en fit M. Manoury il consulta M. Laubel Medecin de Gisorsd, qui, le trouvant fort mal en effet, jugea la ponction indispensable, et me le dit. Comme je ne pouvois revenir de mon préjugé, je lui dis que malgré lextrème peine que javois à soutenir de pareils spectacles, je desirois assister à cette opération. Bientot après, M. Laubel ninsista plus sur la ponction, la jugeant déja1 trop tardive et desormais inutile pour la guérison du malade, qui dailleurs la craignoit beaucoup. M. Laubel en parloit2 si décidément comme dun malade sans ressource et près de la mort, pressant même quon lui administrât incessamment les sacremens, quenfin son ton affirmatif mébranla, et je desirai voir par moi-même létat du malade. Jy fus avec M. Laubel le jeudi matin 17 Mars pour la prémiére fois depuis très longtems. Pour le coup je le trouvai aussi mal quon lavoit dit. Grandes douleurs au coté, enflure et tension considérable dans le bas ventre3, de la fiévre, et le visage fort changé. Jeus regret que mon incrédulité meut empêché si longtems 40de remplir envers un si proche voisin les devoirs de lhumanité, et dès lors je lallai voir tous les jours au moins deux fois.

Dans cette visite et dans la suivante M. Laubel insista de nouveau sur les sacremens, et détermina enfin le malade à les recevoir. Je lui offris tout ce qui dépendoit de moi pour son soulagement, et deux ou trois jours après je lui envoyai deux bouteilles de vin de Bourgogne cachetées encore et empaillées, telles quelles étoient venues de Rouene. Jy joignis un pot dépinevinettef confite dont javois deux, et jen gardai un pour moi. Ce vin, dont je lui recommandai de ne boire de tems en tems que quelques cuillerées pour le ranimer a été bu chez lui tant par lui que par dautres ; jen ai bu moi-même, jai de même mangé de son pot dépinevinette. Sa fille en a mangé aussi. Ni le vin ni la confiture nont fait de mal à personne.

Le Malade empiroit sensiblement, la bile le gagnoit ; il jaunissoit, les poings à la rateg augmentoient et devenoient insupportables. Il reçut le viatiqueh le Mercredi Saint 30 Mars. Le même jour, parlant du choix de ses alimens il me dit quil aimoit beaucoup le poisson, que jai toujours regardé comme une nourriture fort saine, et je le lui dis ; il me répondit quil ne savoit où en acheter et quil nen avoit pas gouté depuis son arrivée ; en quoi il mentoit ; car M. Manoury tout en paroissant brouillé avec lui avoit soin de len pourvoir en secret ainsi que de gibier. Le lendemain matin M. Manoury menvoya un brocheton que ma sœur mit au bleu4 i pour notre diné. En me mettant à table je pensai quun peu de ce poisson feroit grand plaisir à mon voisin, et je lui en5 envoyai sur le champ par ma sœur un morceau tout sec et sans sauce. Quoique le morceau fut petit il dit à sa servante quil ne le mangeroit pas tout sans elle, et en effet elle dit ensuite à ma sœur quelle en avoit mangé et lavoit trouvé excellent. Lui de même ; mais au lieu de le manger sec comme je le lui avois envoyé il lassaisonna avec des ciboulettes et du vinaigre. Il neut pourtant aucun mal à lestomac ni colique dentrailles ; mais son poing le reprit dans la journée, et il 41a continué davoir de courts relâches et dempirer ; toujours persuadé, comme il la témoigné à moi et à dautres6 par mille marques, quil ne mouroit7 pas dhydropisie, mais de ce poisson, et sans même se souvenir quil avoit receu le viatique la veillej.

Six ou sept jours après, savoir le 6. Avril au matin il receut lextrème onction, et la ponction, à laquelle se sentant étouffer il consentit enfin, se fit une heure après. On lui tira cinq ou six pintesk dune eau rousse et bilieuse que M. Manoury trouva très extraordinaire8. Il eut quelque soulagement quant à la respiration ; mais la fiévre augmenta ; les vomissemens bilieux vinrent, et enfin il mourut le lendemain matin 7 Avril.

Tout ce que je vis et entendis durant le cours de cette journée, les propos équivoques et insidieux de M. Manoury, du frotteurl, du perruquier, ceux9 qui se répandoient sourdement dans le voisinage, la contenance quavoit eum le défunt vis-à-vis de moi les derniers jours, tout me disoit que jétois accusé de lavoir empoisonné. Alors je pris enfin mon parti. Jécrivis le 8 au matin à M. Manoury pour lui10 proposer louverture du cadavre11 offrant12 den payer les frais, et pour le prier de me fournir sur le champ un exprèsn pour lIsle-Adamo, conformément aux ordres quil avoit receus ici de S.A. Il vint, promit de faire faire louverture : il me dit ; je prendrai Mrs Laubel pere et filsp. Je lui répondis ; et dautres ; ceux qui se trouveront les prémiers.

À légard de lExprès, il refusa de me le donner avant que louverture fut faite, prétendant que je ne pouvois rien avoir à dire au Prince avant ce tems-là. Cela me fut dit en tout autant de termes, et confirmé, sur ce que je lassurai quil nétoit point question de cette ouverture dans ce que javois à écrire à S. A. De Sorte que, grâce aux lanterneriesq de M. Manoury et à lobstination de ne vouloir prendre que Mrs Laubel, louverture ne se fit que le lendemain et je ne pus13 obtenir aucun exprès pour ce jour-là.

Sur ce refus net et décidé je pris le parti de madresser au fermier. La lettre dont je le chargeai pour S.A.S. contenoit une déclaration 42que je voulois aller purger mon décret à Paris, une priére de my faire conduire dès le lendemain, très sûr que si je mettois en devoir dy aller de moi-même, les gens à qui javois à faire ne manqueroient pas de maccuser de vouloir mévader, et enfin une résolution de ma part si je navois nulles nouvelles le samedi, de me consigner le Dimanche dans la prison de Trye pour y rester jusquà ce quil plut à S.A.S. de me faire conduire à mes jugesr.

Je répresentois encore quil meut paru convenable de sassurer aussi de la servante de M. Deschamps pour constater plus aisément la vérité des faits.

M. Manoury envoya le frotteur à Gisors chercher Mrs de Laubel père et fils ; il ne les trouva ni lun ni lautre, mais il laissa un avertissement. Deux ou trois heures après le garçon chirurgien vint et voulut me parler ; on le renvoya à M. Manoury ; le maitre vint ensuite et voulut me parler ; on le renvoya de même. Le Médecin nétant point arrivé ce jour-là louverture fut renvoyée au lendemain.

Le samedi matin M. Laubel le Médecin vint encore pour me demander ce quil faloit faire, et au nom de qui ? je lui dis que M. Manoury seul étoit chargé de tout, même du payement, et que je me mêlerois dautre chose que de lui rembourser les frais. Mlle Deschamps qui étoit dans lautre chambre put entendre ce court entretien qui se fit à haute voix, à porte ouverte, et M. Laubel que je ne fis pas même asseoir sortit une demi-minute après être entré.

Enfin lon proceda à louverture le troisieme jour après la mort. M. Manoury mit des gardes à lentrée de la salle : ce nétoit pas pour le peuple, puisque loperation devoit être et fut publique ; ce ne devoit pas, non plus, être pour moi, puisquau lieu de mempêcher dêtre spectateur dune opération que je faisois faire, on auroit dû en bonne régle my14 inviter15.

Il est à remarquer que quoique nul autre que moi nait parlé douverture jusquau moment où le corps étoit prét à être inhumé, et malgré ma lettre très positive M. Manoury a fait toute sorte de manéges pour insinuer que cétoit Mlle Deschamps qui demandoit louverture du corps de son pére, et pour lengager à parler sur le même ton. Quand il a été question de savoir au nom de qui seroit dressé le rapport, Made Manoury a dit 43à son mari quelle ne vouloit point quil se trouvât mêlé dans pareilles affaires, ni que le rapport fut dressé en son nom. Ensuite elle a demandé quel si grand seigneur jétois donc pour que le rapport fut dressé au mien ? La conclusion a été de saddresser à Mlle Deschamps pour savoir si elle vouloit quil fut dressé au sien, à quoi elle ne sest pas opposée. Si cet arrangement a lieu il sera plaisant que le rapport de louverture se fasse au nom dune personne qui na pas même songé à la demander, et quil ny soit pas16 fait mention de celui qui la demandée et qui la paye. Voila ce que cest que de nêtre pas assez17 grand Seigneurt au gré de Made de Manoury.

Autre remarque. M. et Made Manoury changeant de ton tout à coup sur la servante de M. Deschamps ont commencé à lattirer chez eux, et ont fort vanté18 son grand mérite : quoique ci-devant lun et lautre en aient cent fois parlé à tout le monde et à moi-même comme dune coquine, dune ivrognesse, et de la derniére des salopes. Au reste M. et Made Manoury ne font tout cela quavec des intentions pieuses, puisquil y a deux jours quils ont fait leurs pâques et quils le disent à tout le monde, afin quon prenne confiance en euxu.

1 MsR51 : déja add marg g.

2 MsR51 : > d biffé. Rousseau sapprêtait probablement à écrire « décidément » avant de se raviser subitement pour écrire « si » : lidée dinsérer une consécutive lui serait-elle venue au moment même de lécriture ?

3 MsR51 : vendre surch devient ventre.

4 MsR51 : un astérisque renvoie à trois lignes rédigées latéralement, dans la marge de gauche : « M. le Prince de Conti avoit obtenu de ma trop facile obeissance que je changerois de nom, et que jappellerois ma Gouvernante ma sœur ; mais ce ne fut quaprès mon retour dAngleterre ; car à Calais on me fit écrire mon nom ; [> et biffé] jecrivis Rousseau et je gardai ce nom de Rousseau à Amiens et durant toute la route, ne voulant pas avoir lair dun homme qui se cachoit. »

5 MsR51 : en ins surl.

6 MsR51 : > quil biffé.

7 MsR51 : mourroit surch devient mouroit.

8 MsR51 : extraordinaires part biffé devient extraordinaire.

9 MsR51 : les propos biffé et remplacé par ceux surl.

10 MsR51 : lui ins surl.

11 MsR51 : > en pa biffé.

12 MsR51 : offre surch devient offrant.

13 MsR51 : pue surch devient pus.

14 MsR51 : m biffé et remplacé par my surl.

15 MsR51 : > dy être présent. biffé.

16 MsR51 : > même biffé.

17 MsR51 : assez ins surl.

18 MsR51 : > à Mlle Deschamps biffé.