Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Œuvres complètes. Tome VI. Biographies musicales : Vie de Beethoven – Haendel
- Pages : 19 à 23
- Collection : Bibliothèque de littérature du xxe siècle, n° 32
PrÉface
Au début du xxe siècle, l’engouement du public pour les biographies de grands hommes se fait de plus en plus marqué. Précédés par les Anglais (songeons à Boswell et à sa Vie de Samuel Johnson dès 1796, à Carlyle, ou encore à Ruskin), et par l’anglophile Stendhal (dont la Vie de Rossini date de 1823), les écrivains français développeront particulièrement l’art du portrait littéraire à partir de la fin du xixe siècle : Paul Bourget brosse de 1883 à 1885, dans ses Essais de Psychologie contemporaine, les figures des auteurs qui ont marqué la « génération de 1880 », celle même de Romain Rolland. Marcel Schwob, dans ses Vies imaginaires (1896) mêle habilement histoire et fiction. Un nouveau marché s’ouvre à cette époque, lié à l’émergence d’un nouveau lectorat, mais aussi à l’essor de la recherche universitaire, pour promouvoir de nouvelles formes éditoriales privilégiant les biographies de vulgarisation et les collections biographiques1.
De 1899 à 1911, Romain Rolland dresse une série de portraits de musiciens, principalement dans la presse, qui seront repris dans les recueils Musiciens d’autrefois et Musiciens d’aujourd’hui, tous deux parus en 1908, mais à l’exception peut-être de celui de Hugo Wolf, ce sont là moins des biographies que des évocations rapides et synthétiques. La tentation biographique s’exprimera plus précisément chez Rolland à travers un vaste projet de « Vies des hommes illustres » qu’il dévoilera à la fin du 10e Cahier de la IVe série des Cahiers de la quinzaine (1903) : on y trouve annoncées les vies de Hoche, Thomas Paine, Michel-Ange, Schiller, Garibaldi, Mazzini et François Millet2 ; seuls, cependant, 20après Beethoven (1903), seront publiés Vie de Michel-Ange dans les Cahiers (1906) et Vie de Tolstoy chez Hachette (1911). Le Michel-Ange fait suite à une première monographie publiée par Rolland sur le peintre en 1905, et le Tolstoy, non prévu dans le plan initial des « Hommes illustres », s’impose à Rolland par la mort, en 1910, de l’écrivain, auquel il souhaite rendre hommage. Le Millet paraîtra en Angleterre (et en anglais) en 1904, et les autres ne seront jamais écrits. Quoique contemporain de ce projet, le Hændel, paru en 1910, n’en a jamais fait partie, mais dérive directement de l’enseignement musicologique que Rolland donne alors à la Sorbonne. Dès 1911 Rolland confie à son Journal qu’il abandonne la Vie de Mazzini en raison du caractère trop dépressif du personnage3. En 1920, il explique à Stefan Zweig (qui sera en quelque sorte son successeur dans le genre biographique) qu’il a renoncé à poursuivre les « Vies des hommes illustres » parce qu’il a « découvert, peu à peu, les mensonges de l’histoire, les mensonges de l’enseignement officiel, “la grande illusion4” […]. » Rolland se déprend alors de ce type d’écriture, qui l’aura accompagné dans un moment-charnière de sa vie, marqué par son divorce, mais aussi par le succès fulgurant de Jean-Christophe, où l’« immense compagnie5 » des grands hommes prendra une dimension thérapeutique. Il y reviendra cependant après-guerre, mais dans un tout autre état d’esprit, avec l’hagiographique MahatmaGandhi (1924), et surtout La Vie de Ramakrishna et La Vie de Vivekanandaet l’Évangile universel (1929 et 1930), auxquelles il faut encore ajouter le Péguy (1944-1945) : ce sont toujours des vies d’hommes illustres, mais, aux artistes et hommes politiques du premier projet succéderont dès lors (même dans le dernier cas !) des hommes de paix et de spiritualité. La tentation biographique aura ainsi accompagné Rolland durant toute son existence ; d’ailleurs, les romans-fleuves de Jean-Christophe et de L’Âme enchantée n’ont-ils pas, par essence, une vocation biographique ?
Certes, la diversité des textes que l’on peut classer chez Rolland parmi les biographies peut poser problème. Ainsi André Maurois, autre grand écrivain biographe, montrait-il des réticences à parler des « biographies » 21de Beethoven et de Tolstoï écrites par Rolland : « Des biographies ? écrivait-il, ce n’est pas ce qu’il a voulu faire, mais des rencontres d’un grand esprit avec les modèles qu’il se propose – et qu’il nous propose6 ». Au demeurant, François Dosse ne disait-il pas que « plus que toute autre forme d’expression, [le genre biographique] suscite le mélange, l’hybridité et manifeste ainsi les tensions ainsi que les connivences à l’œuvre entre littérature et sciences humaines7 » ? La mouvance de la forme biographique chez Rolland, qui finit par rejoindre celle du roman, illustre particulièrement bien cette pluralité de références.
Que les seules biographies musicales de Romain Rolland publiées sous forme de monographies soient consacrées aux deux musiciens avec lesquels il se sent le plus d’affinités n’a rien pour surprendre. On observera qu’il ne cesse, dans son Hændel, de les rapprocher, affirmant que le musicien est « une sorte de Beethoven enchaîné » et que, seul, « Beethoven a marché dans ses larges traces, et poursuivi la route qu’il avait ouverte. » Mais au-delà de la logique qui nous pousse à les réunir ici, il convient de souligner que les deux textes ont des profils et des ambitions extrêmement différents, voire opposés : si le Beethoven, très allusif, et exempt de toute considération technique, est clairement destiné au grand public, le Hændel, avec ses nombreux exemples musicaux et ses notes érudites, est pensé dans une perspective, disons modérément universitaire, quand bien même son écriture sans jargon, sa relative brièveté et son intention de dresser le portrait d’un homme qui a toujours passionnément souhaité le contact avec son public en font également un livre de large diffusion. Par rapport aux sommes de la musicologie allemande et même anglaise de la même époque, Hændel apparaît léger, mais il reste la seule biographie rollandienne que l’on puisse, jusqu’à un certain point, qualifier de « scientifique » ; il a d’ailleurs sans doute plus fait pour la connaissance de l’auteur du Messie que bien des travaux plus lourds de science : son information est puisée aux meilleures sources dont Rolland pouvait disposer et, quoique relativement rapides, ses considérations sur l’art haendelien ont été prises au sérieux par les meilleurs musicologues. On n’en dira certes pas autant de Beethoven, pour la simple raison que les analyses musicales y sont tout simplement 22inexistantes, même s’il constituera un texte de référence incontournable pour ses successeurs, au moins jusqu’à la guerre. Sur le plan musicologique, Rolland se rattrapera un quart de siècle plus tard avec la somme des Grandes Époques créatrices. Ces sept gros volumes restent pourtant loin derrière le Beethoven de 1903 quant à l’influence exercée sur la connaissance et plus encore l’amour que l’on a pu vouer, au xxe siècle, à l’auteur de l’Appassionata. Le frêle livre paru aux Cahiers de la quinzaine a alimenté à l’égard du compositeur sourd une ferveur dont les échos se sont fait sentir jusqu’à l’autre bout du monde : pour un Chinois ou un Japonais, Beethoven, c’est d’abord l’homme chanté par Romain Rolland. Jouissant d’un succès qui a peut-être dépassé celui de Jean-Christophe, c’est un des livres les plus traduits et les plus lus de son auteur, et sans doute celui qui illustre le mieux la pratique rollandienne de la biographie à cette époque, à laquelle pourrait, finalement, assez bien convenir les mots que Beethoven lui-même avait mis en épigraphe de sa Symphonie pastorale : « plus expression des sentiments que peinture ».
Mais la biographie selon Rolland ne doit pas seulement être empathique ; il faut aussi, et dans le même mouvement, qu’elle soit héroïque. Ici se manifeste à l’évidence l’influence de Carlyle, chantre des Héros, et, plus généralement, celle d’un romantisme et d’un « idéalisme » auquel Rolland, bien qu’il en ait dénoncé, dans un fameux article de jeunesse, le « poison », reste viscéralement attaché. Pas de biographie, pour lui, sans le récit d’une lutte, dont le protagoniste sort soit brisé, soit vainqueur, voire, comme dans le cas de Beethoven, les deux à la fois. Rien d’étonnant à ce qu’un caractère comme celui de Mazzini ait vite déçu son biographe potentiel : ce personnage si pessimiste lui a finalement semblé incapable d’héroïsme et, par là-même, inapte à susciter sa ferveur. Car, pour Rolland, l’admiration ne mène pas à un respect lointain mais à une communication accrue et, pour ainsi dire, fusionnelle, avec son héros. Romain Rolland n’a jamais écrit la biographie que d’hommes dont il aurait pu être, ou, dans le meilleur des cas (Péguy, Gandhi, voire Tolstoï), dont il a réellement été l’ami.
Le présent volume propose donc de mettre en regard, peut-être plus que deux « biographies », deux « rencontres » musicales (pour reprendre le terme si juste de Maurois), qui restent parmi les plus populaires, aujourd’hui encore, des œuvres de Rolland et qui expriment exemplairement, à travers la diversité de leurs approches, le singulier 23don d’empathie que savait manifester leur auteur à l’égard des grands hommes en général, et des musiciens en particulier.
Nous tenons à remercier chaleureusement, pour leur aide précieuse dans les différentes étapes de ce travail, Beate Angelika Kraus, de la Beethoven-Haus de Bonn, Sylvie Bourel, conservatrice à la BnF, ainsi que Hervé Audéon, Catherine Massip, Danièle Pistone, Roland Roudil, Yasushi Ueda, Moonjung Park et Olivier Bessard-Banquy.
Alain Corbellari
Marie Gaboriaud
Gilles Saint-Arroman
1 Voir Isabelle Olivero, L’Invention de la collection, Paris, Éditions de l’IMEC et Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « In octavo », 1999 ; Roger Chartier et Henri-Jean Martin (éd.), Histoire de l’édition française, Paris, Promodis, t. III, 1985 ; David Martens et Mathilde Labbé (dir.), Une fabrique collective du patrimoine littéraire (xixe-xxie siècles). Les collections de monographies illustrées, Revue Mémoires du livre, Vol. 7, no 1, automne 2015.
2 Voir Une Amitié française. Correspondance entre Charles Péguy et Romain Rolland, présentée par Alfred Saffrey, Cahiers Romain Rolland, no 7, Paris, Albin Michel, 1955, p. 63.
3 « Je ne puis vivre dans cette atmosphère de tristesse perpétuelle », cité in Une Amitié française, op. cit., p. 64.
4 Lettre à Stefan Zweig du 10 juin 1920, Romain Rolland – Stefan Zweig, Correspondance II, 1920-1927, Paris, Albin Michel, 2015, p. 104.
5 Romain Rolland, Le Voyage intérieur (Songe d’une vie), Paris, Albin Michel, 1959, p. 252.
6 André Maurois, « Romain Rolland biographe », Europe, no 439-440, novembre-décembre 1965, p. 7.
7 François Dosse, Le Pari biographique. Écrire une vie, Paris, La Découverte, 2005, p. 15.
- Thème CLIL : 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
- ISBN : 978-2-406-10665-4
- EAN : 9782406106654
- ISSN : 2258-8833
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-10665-4.p.0019
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 16/06/2021
- Langue : Français