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Classiques Garnier

Préface

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PrÉface

Au début du xxe siècle, lengouement du public pour les biographies de grands hommes se fait de plus en plus marqué. Précédés par les Anglais (songeons à Boswell et à sa Vie de Samuel Johnson dès 1796, à Carlyle, ou encore à Ruskin), et par langlophile Stendhal (dont la Vie de Rossini date de 1823), les écrivains français développeront particulièrement lart du portrait littéraire à partir de la fin du xixe siècle : Paul Bourget brosse de 1883 à 1885, dans ses Essais de Psychologie contemporaine, les figures des auteurs qui ont marqué la « génération de 1880 », celle même de Romain Rolland. Marcel Schwob, dans ses Vies imaginaires (1896) mêle habilement histoire et fiction. Un nouveau marché souvre à cette époque, lié à lémergence dun nouveau lectorat, mais aussi à lessor de la recherche universitaire, pour promouvoir de nouvelles formes éditoriales privilégiant les biographies de vulgarisation et les collections biographiques1.

De 1899 à 1911, Romain Rolland dresse une série de portraits de musiciens, principalement dans la presse, qui seront repris dans les recueils Musiciens dautrefois et Musiciens daujourdhui, tous deux parus en 1908, mais à lexception peut-être de celui de Hugo Wolf, ce sont là moins des biographies que des évocations rapides et synthétiques. La tentation biographique sexprimera plus précisément chez Rolland à travers un vaste projet de « Vies des hommes illustres » quil dévoilera à la fin du 10e Cahier de la IVe série des Cahiers de la quinzaine (1903) : on y trouve annoncées les vies de Hoche, Thomas Paine, Michel-Ange, Schiller, Garibaldi, Mazzini et François Millet2 ; seuls, cependant, 20après Beethoven (1903), seront publiés Vie de Michel-Ange dans les Cahiers (1906) et Vie de Tolstoy chez Hachette (1911). Le Michel-Ange fait suite à une première monographie publiée par Rolland sur le peintre en 1905, et le Tolstoy, non prévu dans le plan initial des « Hommes illustres », simpose à Rolland par la mort, en 1910, de lécrivain, auquel il souhaite rendre hommage. Le Millet paraîtra en Angleterre (et en anglais) en 1904, et les autres ne seront jamais écrits. Quoique contemporain de ce projet, le Hændel, paru en 1910, nen a jamais fait partie, mais dérive directement de lenseignement musicologique que Rolland donne alors à la Sorbonne. Dès 1911 Rolland confie à son Journal quil abandonne la Vie de Mazzini en raison du caractère trop dépressif du personnage3. En 1920, il explique à Stefan Zweig (qui sera en quelque sorte son successeur dans le genre biographique) quil a renoncé à poursuivre les « Vies des hommes illustres » parce quil a « découvert, peu à peu, les mensonges de lhistoire, les mensonges de lenseignement officiel, “la grande illusion4[]. » Rolland se déprend alors de ce type décriture, qui laura accompagné dans un moment-charnière de sa vie, marqué par son divorce, mais aussi par le succès fulgurant de Jean-Christophe, où l« immense compagnie5 » des grands hommes prendra une dimension thérapeutique. Il y reviendra cependant après-guerre, mais dans un tout autre état desprit, avec lhagiographique MahatmaGandhi (1924), et surtout La Vie de Ramakrishna et La Vie de Vivekanandaet lÉvangile universel (1929 et 1930), auxquelles il faut encore ajouter le Péguy (1944-1945) : ce sont toujours des vies dhommes illustres, mais, aux artistes et hommes politiques du premier projet succéderont dès lors (même dans le dernier cas !) des hommes de paix et de spiritualité. La tentation biographique aura ainsi accompagné Rolland durant toute son existence ; dailleurs, les romans-fleuves de Jean-Christophe et de LÂme enchantée nont-ils pas, par essence, une vocation biographique ?

Certes, la diversité des textes que lon peut classer chez Rolland parmi les biographies peut poser problème. Ainsi André Maurois, autre grand écrivain biographe, montrait-il des réticences à parler des « biographies » 21de Beethoven et de Tolstoï écrites par Rolland : « Des biographies ? écrivait-il, ce nest pas ce quil a voulu faire, mais des rencontres dun grand esprit avec les modèles quil se propose – et quil nous propose6 ». Au demeurant, François Dosse ne disait-il pas que « plus que toute autre forme dexpression, [le genre biographique] suscite le mélange, lhybridité et manifeste ainsi les tensions ainsi que les connivences à lœuvre entre littérature et sciences humaines7 » ? La mouvance de la forme biographique chez Rolland, qui finit par rejoindre celle du roman, illustre particulièrement bien cette pluralité de références.

Que les seules biographies musicales de Romain Rolland publiées sous forme de monographies soient consacrées aux deux musiciens avec lesquels il se sent le plus daffinités na rien pour surprendre. On observera quil ne cesse, dans son Hændel, de les rapprocher, affirmant que le musicien est « une sorte de Beethoven enchaîné » et que, seul, « Beethoven a marché dans ses larges traces, et poursuivi la route quil avait ouverte. » Mais au-delà de la logique qui nous pousse à les réunir ici, il convient de souligner que les deux textes ont des profils et des ambitions extrêmement différents, voire opposés : si le Beethoven, très allusif, et exempt de toute considération technique, est clairement destiné au grand public, le Hændel, avec ses nombreux exemples musicaux et ses notes érudites, est pensé dans une perspective, disons modérément universitaire, quand bien même son écriture sans jargon, sa relative brièveté et son intention de dresser le portrait dun homme qui a toujours passionnément souhaité le contact avec son public en font également un livre de large diffusion. Par rapport aux sommes de la musicologie allemande et même anglaise de la même époque, Hændel apparaît léger, mais il reste la seule biographie rollandienne que lon puisse, jusquà un certain point, qualifier de « scientifique » ; il a dailleurs sans doute plus fait pour la connaissance de lauteur du Messie que bien des travaux plus lourds de science : son information est puisée aux meilleures sources dont Rolland pouvait disposer et, quoique relativement rapides, ses considérations sur lart haendelien ont été prises au sérieux par les meilleurs musicologues. On nen dira certes pas autant de Beethoven, pour la simple raison que les analyses musicales y sont tout simplement 22inexistantes, même sil constituera un texte de référence incontournable pour ses successeurs, au moins jusquà la guerre. Sur le plan musicologique, Rolland se rattrapera un quart de siècle plus tard avec la somme des Grandes Époques créatrices. Ces sept gros volumes restent pourtant loin derrière le Beethoven de 1903 quant à linfluence exercée sur la connaissance et plus encore lamour que lon a pu vouer, au xxe siècle, à lauteur de lAppassionata. Le frêle livre paru aux Cahiers de la quinzaine a alimenté à légard du compositeur sourd une ferveur dont les échos se sont fait sentir jusquà lautre bout du monde : pour un Chinois ou un Japonais, Beethoven, cest dabord lhomme chanté par Romain Rolland. Jouissant dun succès qui a peut-être dépassé celui de Jean-Christophe, cest un des livres les plus traduits et les plus lus de son auteur, et sans doute celui qui illustre le mieux la pratique rollandienne de la biographie à cette époque, à laquelle pourrait, finalement, assez bien convenir les mots que Beethoven lui-même avait mis en épigraphe de sa Symphonie pastorale : « plus expression des sentiments que peinture ».

Mais la biographie selon Rolland ne doit pas seulement être empathique ; il faut aussi, et dans le même mouvement, quelle soit héroïque. Ici se manifeste à lévidence linfluence de Carlyle, chantre des Héros, et, plus généralement, celle dun romantisme et dun « idéalisme » auquel Rolland, bien quil en ait dénoncé, dans un fameux article de jeunesse, le « poison », reste viscéralement attaché. Pas de biographie, pour lui, sans le récit dune lutte, dont le protagoniste sort soit brisé, soit vainqueur, voire, comme dans le cas de Beethoven, les deux à la fois. Rien détonnant à ce quun caractère comme celui de Mazzini ait vite déçu son biographe potentiel : ce personnage si pessimiste lui a finalement semblé incapable dhéroïsme et, par là-même, inapte à susciter sa ferveur. Car, pour Rolland, ladmiration ne mène pas à un respect lointain mais à une communication accrue et, pour ainsi dire, fusionnelle, avec son héros. Romain Rolland na jamais écrit la biographie que dhommes dont il aurait pu être, ou, dans le meilleur des cas (Péguy, Gandhi, voire Tolstoï), dont il a réellement été lami.

Le présent volume propose donc de mettre en regard, peut-être plus que deux « biographies », deux « rencontres » musicales (pour reprendre le terme si juste de Maurois), qui restent parmi les plus populaires, aujourdhui encore, des œuvres de Rolland et qui expriment exemplairement, à travers la diversité de leurs approches, le singulier 23don dempathie que savait manifester leur auteur à légard des grands hommes en général, et des musiciens en particulier.

Nous tenons à remercier chaleureusement, pour leur aide précieuse dans les différentes étapes de ce travail, Beate Angelika Kraus, de la Beethoven-Haus de Bonn, Sylvie Bourel, conservatrice à la BnF, ainsi que Hervé Audéon, Catherine Massip, Danièle Pistone, Roland Roudil, Yasushi Ueda, Moonjung Park et Olivier Bessard-Banquy.

Alain Corbellari

Marie Gaboriaud

Gilles Saint-Arroman

1 Voir Isabelle Olivero, LInvention de la collection, Paris, Éditions de lIMEC et Éditions de la Maison des sciences de lhomme, coll. « In octavo », 1999 ; Roger Chartier et Henri-Jean Martin (éd.), Histoire de lédition française, Paris, Promodis, t. III, 1985 ; David Martens et Mathilde Labbé (dir.), Une fabrique collective du patrimoine littéraire (xixe-xxie siècles). Les collections de monographies illustrées, Revue Mémoires du livre, Vol. 7, no 1, automne 2015.

2 Voir Une Amitié française. Correspondance entre Charles Péguy et Romain Rolland, présentée par Alfred Saffrey, Cahiers Romain Rolland, no 7, Paris, Albin Michel, 1955, p. 63.

3 « Je ne puis vivre dans cette atmosphère de tristesse perpétuelle », cité in Une Amitié française, op. cit., p. 64.

4 Lettre à Stefan Zweig du 10 juin 1920, Romain Rolland – Stefan Zweig, Correspondance II, 1920-1927, Paris, Albin Michel, 2015, p. 104.

5 Romain Rolland, Le Voyage intérieur (Songe dune vie), Paris, Albin Michel, 1959, p. 252.

6 André Maurois, « Romain Rolland biographe », Europe, no 439-440, novembre-décembre 1965, p. 7.

7 François Dosse, Le Pari biographique. Écrire une vie, Paris, La Découverte, 2005, p. 15.