Préface
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Rhétorique de la requête (xvie-xviie siècles)
- Author: Goyet (Francis)
- Pages: 7 to 18
- Collection: Encounters, n° 607
- Series: Rhetoric, style, semiotics, n° 12
Article from a collective work: 1/18 Next
Préface
Sous ses faux airs de tranquille évidence, le présent volume est un jalon très important dans l’histoire déjà longue du rhetorical turn. Le retour de la rhétorique depuis les années 1970 retrouve, enfin, un autre retour ou renaissance, celui des années 1520. La vision est plus large, parce qu’elle est moins limitée à la seule théorie, et à la théorie des seuls grands traités classiques de l’Antiquité, ou de leur innombrable descendance.
1. Le rhetorical turn a commencé un peu à l’aveuglette, sans se rendre compte que l’histoire bimillénaire de la rhétorique comptait au moins deux théorisations, et donc deux types de pratique.
Dans les années 1970, l’air du temps était à la théorie, souvent très abstraite. Face au scientisme triomphant de l’époque, il fallait que nos domaines soient eux aussi qualifiés de sciences, et ce furent les « sciences humaines », vaste champ où les années 60 ont vu le triomphe de la linguistique et du structuralisme. En termes de dignité, la rhétorique devait impérativement se présenter elle aussi comme une théorie, et si possible une théorie « générale », autre grand mot de l’époque. Les études se sont alors focalisées sur ce qui figurait dans les rayonnages des bibliothèques, c’est-à-dire les traités classiques de l’Antiquité, avec une préférence marquée pour le plus philosophique de tous, la Rhétorique d’Aristote, le seul qui semblait faire le poids face à la détestation de la rhétorique par Platon. En France, ce qui était disponible en « Budé », c’était, pour la Rhétorique d’Aristote, les livres I et II (CUF 1931 et 1938 ; le III en 1973) ; pour Cicéron, le De Oratore (1922-1930) et l’Orator (1964) – personne n’ouvrit le Brutus (1923) et les Partitiones (1960). Pour Quintilien, il fallut attendre 1975-1979 : on se servait encore de la traduction Bornecque des années 1930, chez Garnier, fort bonne mais à l’annotation étique.
Cet intérêt pour la théorie a été très productif, avec entre autres la multiplication des éditions de traités : outre Quintilien, le De Inuentione de 8Cicéron (1994) et la Rhétorique à Herennius (1989), Denys d’Halicarnasse, Hermogène, Aphthonios, Démétrios… – pour s’en tenir à l’Antiquité et à la CUF. Mais à un moment donné, l’excitation est passée, et la rhétorique a connu le même sort que la linguistique et le structuralisme. De ce désamour Marc Fumaroli est le témoin le plus éclatant et le plus précoce, quelque part entre son élection au Collège de France (1986) et celle à l’Académie française (1995). Ce grand héraut de la discipline la quitte en réalité assez vite pour s’intéresser à d’autres domaines. Certes, il dirige encore la monumentale Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1999), mais, précisément, il n’en rédige rien.
Un moment intellectuel s’achève quand il a épuisé ce qu’il pouvait produire qui paraisse neuf et porteur. Rétrospectivement, on pourrait dire que l’ivresse théorique des années 60-70, so French, a permis à la rhétorique de se faire une place au soleil dans les années 80-90, en jouant à la fois la continuité (je suis une théorie) et la rupture (je suis moins abstraite que vos formalismes), avec pour grand moment-charnière le débat frontal entre Genette et Fumaroli, et la non-élection du premier au Collège de France. Une sous-discipline s’est constituée, l’histoire de la rhétorique, en restant en fait fidèle à l’impulsion initiale. Car, dans la période fort longue (1450-1950) que décrit l’ouvrage monumental de 1999, ce qui occupe le devant de la scène, ce ne sont guère que les traités et les débats théoriques qui en découlent : Cicéron vs Sénèque, atticisme vs asianisme, etc. On peut en dire autant de l’ouvrage que Peter Mack a consacré à la période 1380-1620 (A History of Renaissance Rhetoric, 2011).
Or, l’intérêt pour les seuls traités disponibles ne pouvait conduire qu’à une forme d’impasse, pour une raison de fond. Ceux-ci délimitent un corpus très spécifique.
Les grands traités de l’Antiquité répondaient en effet à une demande bien précise, et en tant que telle circonscrite. Ils servaient à composer les longs discours, très techniques, qui étaient prononcés en des situations et des lieux institutionnels, devant des assemblées réunies soit pour décider de la politique à tenir (le délibératif, faut-il ou non déclarer la guerre), soit pour juger des crimes (le judiciaire), soit enfin pour célébrer le collectif (l’épidictique ou démonstratif : l’oraison funèbre, par Périclès, des héros morts pour la patrie). Voilà l’objet des grands traités, ceux de Cicéron et Quintilien se restreignant même pour l’essentiel au seul genre judiciaire. Les grands discours correspondants ont par définition un 9lien intrinsèque avec la Cité, et Aristote lie très fortement rhétorique et politique. Devant une des assemblées de la Cité, un orateur n’improvise pas quelques propos à bâtons rompus. Tout au contraire, il tremble de ne pas être à la hauteur, que l’institution soit la tribune ou le barreau.
À partir de là, il eût fallu examiner de plus près ces grands discours eux-mêmes, à l’image de ce qu’a fait le xvie siècle, qui a analysé pas à pas tous ceux de Cicéron. Alors, nos études seraient sorties de la théorie et en seraient venues à la pratique, qu’on entende par là un art d’écrire des discours ou, de façon plus restreinte, un art de les lire. Cela ne s’est pas vraiment produit, parce que tout joue contre les grands discours de la tribune et du barreau. Ils sont longs, et souvent très longs ; on maîtrise rarement leur contexte historique précis ; on ne peut pas faire abstraction des conceptions de leur temps. En particulier, pour étudier une plaidoirie d’avocat, ancienne ou actuelle, il faut aussi faire un peu de droit. Un grand discours suppose par conséquent un travail d’enquête aride, qui en général ne vaudra guère que pour lui. Tout cela est décourageant, et d’autant plus que ces objets d’étude ne se retrouvent que très rarement dans les œuvres qui sont l’apanage des littéraires (actuels). Où sont en effet les longs discours en littérature ? Pour l’âge classique, on peut citer les deux qui terminent l’Horace de Corneille, accusant puis défendant le héros coupable d’avoir tué sa sœur. Au débotté, je ne vois guère d’autre application des traités antiques. Cette rareté est un vrai problème. On pourrait assurément ajouter les sermons chrétiens, à commencer par ceux de Bossuet. Mais ce corpus massif n’a pas non plus suscité beaucoup d’intérêt, sans doute parce qu’il présente les mêmes sortes de difficultés.
Pour sortir de l’impasse, le présent volume ouvre une voie extrêmement prometteuse, d’autant qu’il est aussi le premier volume d’une série. La voie consiste à passer par l’autre tradition que je mentionnais, et qui, elle, a toujours couplé théorie et pratique.
Cette tradition-là remonte à l’Antiquité tardive, qui la théorise à propos de l’épistolaire et qui la pratique à propos de l’Énéide, dont Servius et Tiberius Donat analysent tous les discours. Une lettre, par définition, ne relève pas du discours d’assemblée ; un discours de l’Énéide, non plus, à quelques exceptions près (l’affrontement de Turnus et Drancès, l’un prônant la guerre et l’autre la paix). Le corpus ainsi défini est très différent de celui des grands discours, et il est bien plus maniable et 10attractif. Cela n’a pas échappé au xvie siècle. Les rhétoriciens de l’époque ne se sont pas contentés de répéter l’Antiquité. Ils ont eu un geste très neuf, qui a consisté à analyser exhaustivement non seulement les lettres de Cicéron et les discours de l’Énéide, mais aussi les discours au théâtre, en poésie et chez les historiens (d’où le Conciones d’Estienne en 1570). Le revival rhétorique du xvie siècle a ainsi mis un accent très fort sur la pratique, qu’il nomme en latin l’usus et en grec la praxis. L’époque était consciente qu’on ne peut étudier la rhétorique sans un va-et-vient constant et fécond entre la théorie et la pratique. Quand une discipline théorico-pratique ne compte que des théoriciens, elle court le risque de disparaître.
Puisque je viens de parler de « grands » discours, on peut qualifier ceux-ci de « petits » discours. À côté des orationes que prononce un orateur, il y avait en effet ce que le jésuite Jouvancy nomme les oratiunculae1 : l’exhortation, le reproche, l’objurgation, le remerciement, la consolation…, et donc, ici, la requête. En première approche, il est assez facile de les décrire de l’extérieur. Il suffit pour cela d’inverser les traits avec lesquels je viens de caractériser les grands discours. En partant de la fin, les requêtes ou plutôt « la » requête (comme genre de discours)
a) n’est pas rare dans les corpus des littéraires, mais très fréquente ;
b) elle n’est pas longue (une ou deux pages, le plus souvent) ;
c) elle est souvent attirante, parce qu’elle produit de petits bijoux, des chefs-d’œuvre (il suffit de penser aux demandes rédigées par Marot, en vers et avec esprit) ;
d) elle n’a pas en soi de rapport avec la politique ou la Cité, mais relève des relations « privées » (donnez-moi un cheval, dit Marot) ;
e) elle ne se tient pas devant une assemblée, dans des lieux et des situations institutionnels, mais elle parle pour ainsi dire d’homme à homme, hors institution, en face à face ;
f) elle n’est pas très technique, et n’implique pas de compétences professionnelles (nul besoin de connaître à fond les grands traités, d’être un orateur).
11Ces six traits suffisent à expliquer l’intérêt des littéraires, intérêt dont témoigne si fortement le présent volume et sur lequel je peux conclure ce premier point.
Le rhetorical turn des années 70-90 avait en somme produit un grand écart intenable, entre un maximum de théorie et un minimum d’application concrète. Nous revenons ici sur terre, puisque la requête suit un nombre limité de consignes simples, sur des textes brefs dont le propos se comprend aisément. Nul besoin d’enquêtes aux proportions phénoménales. De plus, le simple fait de dire « discours en face à face » nous rapproche d’une théorisation moderne qui est, elle, immédiatement applicable et pour ainsi dire à taille humaine, celle des actes de langage. Ce n’est pas un hasard si les contributions qui suivent mentionnent régulièrement les Face Threatening Acts ou les Face Flattering Acts (FTA et FFA), Erving Goffman ou Catherine Kerbrat-Orecchioni. La pragmatique naissante avait, dès les années 1970, fait elle-même le rapprochement entre les listes modernes d’actes de langage et les listes anciennes de l’épistolaire, allant de l’exhortation à la consolation. Pour nous en tenir à la requête, l’étude de la lettre ou oratiuncula nommée la pétitoire ou en latin la petitoria hérite évidemment, de façon plus ou moins consciente, des travaux sur le verbe demander. La pragmatique, elle, n’est pas passée de mode, parce qu’elle est opératoire. À son image, les études actuelles sur la rhétorique ancienne s’intéressent désormais de plus en plus aux pratiques concrètes, plus fructueuses que les seules considérations théoriques, et permettant très souvent d’éclairer la théorie elle-même.
2. Ma préface pourrait s’arrêter ici, puisqu’elle a situé dans le temps long l’entreprise que représente Rhétorique de la requête. Cela posé, je voudrais regarder d’un œil un peu critique les deux derniers traits, e et f, ce qui sera aussi une façon d’annoncer, en vue cavalière, bien des résultats du présent volume.
Avant d’y venir, écartons une objection très classique, celle des liens entre art et nature. Ma liste de petits discours peut en effet susciter la surprise du lecteur. Avons-nous vraiment besoin de technique pour faire des reproches à quelqu’un ? pour lui demander un service (la requête) ? l’exhorter, le remercier, le consoler ? Dans ce genre de propos, il semblerait que l’on sorte non seulement de la rhétorique au sens des 12grands traités, mais plus généralement du rhétorique. Le naturel serait alors le sûr moyen de réussir. On pourrait répondre, avec l’école de Palo Alto, que le naturel est un piège, puisque l’injonction « sois naturel » crée un double bind en fait paralysant. Pour ma part, je me contenterai de citer Nietzsche :
« Rhétorique » : ainsi qualifions-nous un auteur, un livre, un style, lorsque s’y remarque un usage conscient de moyens artificieux du discours, toujours avec un léger blâme. Nous voulons dire que cela n’est pas naturel et donne l’impression d’être intentionnel. En fait, beaucoup dépend du goût de celui qui juge, et de ce qui est « naturel » à ses yeux. […] Mais il n’est pas difficile de démontrer que ce qu’on appelle « rhétorique » au titre de moyen d’un art conscient, cela était actif dans la langue et dans le devenir de celle-ci au titre de moyen inconscient de l’art, et en effet que la rhétorique est un prolongement des moyens artistiques résidant dans la langue, à la claire lumière de l’entendement. Il n’existe en effet aucune « naturalité » non rhétorique de la langue à laquelle on pourrait en appeler : la langue elle-même est le résultat de purs arts rhétoriques ; la force qu’Aristote appelle la rhétorique, à savoir de trouver et de faire valoir à propos de chaque chose ce qui produit un effet et fait impression, cela est en même temps l’essence de la langue : […] la langue est rhétorique [die Sprache ist Rhetorik2].
Quand Ulysse après le naufrage médite, caché, sur la manière dont il va demander l’hospitalité à ces inconnus dont il ne sait rien, il n’a pas lu les traités grecs de rhétorique, postérieurs à Homère. Sa requête à Nausicaa n’en est pas moins un chef-d’œuvre de l’art, et tout le défi pour l’analyste est de rendre compte de sa technicité, de sa préparation consciente. Comme Ulysse, nous n’avons jamais été dans une « “naturalité” non rhétorique de la langue ». Die Sprache ist Rhetorik : on ne peut parler sans recourir à une rhétorique, même quand on est en dehors d’une grande assemblée et des grands traités.
Une fois écartée l’objection romantique du naturel, je reviens à mon propos. La thèse est très simple. Ce n’est pas parce qu’ils sont en face à 13face que les petits discours ne sont pas, à leur manière, des institutions. Certes, la requête est hors de l’institution, si le mot réfère aux grandes institutions, à commencer par le tribunal et toute l’organisation judiciaire. Mais pour des anthropologues comme Marcel Mauss, les institutions ne désignent pas seulement
les « grandes institutions » auxquelles on pense d’habitude (l’État, le marché, les partis, les syndicats, etc.), mais aussi les coutumes et plus largement les usages, [parmi lesquels] l’institution de l’interlocution comme pratique sociale d’alternance des positions (celui qui parle, celui à qui on parle, celui dont on parle)3.
En ce sens, la requête est bien une forme d’institution, ce qui en soi suppose une forme de technicité. Et cela vaut pour tous les autres genres ou types de « petits » discours. Ce sens du mot institution va nous permettre de comprendre un peu mieux pourquoi les petits discours sont si fréquents dans nos corpus d’Ancien Régime, c’est-à-dire sous un régime politique qui brouille la plupart de nos repères.
Puisque Cicéron et Quintilien décrivent surtout le genre judiciaire, je m’en tiendrai à l’un des petits discours qui en relève, l’expostulatio ou discours de reproches. La définition qu’en donne Vossius en 1621 est qu’un tel discours « consiste à se plaindre d’une injustice qui nous a été faite » : « Expostulatioest querimonia de injuria accepta ». Ainsi formulée, la définition est trop générale, il faut ajouter le face à face4. Je m’adresse directement à la personne qui a commis une injustice envers moi. L’absence de face à face définirait une autre situation, proprement institutionnelle au sens des grandes institutions : le dépôt de plainte, 14qui lance le processus menant éventuellement à un procès5. Alors la plainte n’est surtout pas énoncée en face à face. On s’adresse à un tiers, ou plutôt à un Tiers, un représentant de l’institution. La différence modifie évidemment la forme des propos tenus. Une plainte pour tapage nocturne ne s’énonce pas de la même manière, selon que l’on s’adresse aux gendarmes ou directement au voisin trop bruyant. Dans ce dernier cas, chacun sent bien la nécessité d’être plus diplomatique, sous peine de se brouiller définitivement, avec toutes les conséquences qui en découleront. Sans surprise, les consignes que donne Vossius préconisent d’y aller doucement, en commençant par maintes précautions oratoires : « ce n’était sûrement pas votre intention », « jusqu’ici j’ai été fort patient, mais là, stop », etc. Pour autant, la diplomatie n’empêche pas que l’on puisse donner une description en termes judiciaires. Elle sera un peu étrange : dans le face à face, la personne à qui on s’adresse est à la fois juge et partie ; qui a commis le délit est prié de se condamner soi-même. Au-delà de l’étrangeté, le point à retenir est que cette situation de parole pré-judiciaire, d’avant le dépôt de plainte, est déjà judiciaire en ceci qu’elle invoque un droit bafoué. Derrière l’iniuria de la définition, il y a bien la référence à un ius, formalisé ou non. Chaque partie se réfère à « ce qui se fait », à une de ces normes que l’on redécouvre quand elle a été transgressée. Le Tiers est là, mais comme un surmoi.
C’est dire que, même en l’absence concrète de Tiers, le face à face direct est lui aussi une institution et même, selon le concept élaboré par Vincent Descombes, une « institution du sens6 ». Dans l’expostulatio, chacun joue son rôle, sur une scène préétablie qui s’appelle les reproches, avec comme réponse pragmatique d’autres scènes préétablies, la grande scène des excuses ou au contraire des contre-reproches. La scène préexiste, selon ce que Descombes a nommé le « holisme structural », en développant des analyses « triadiques » inspirées de Charles Sanders Pierce. De même que le duo signifié et signifiant est impensable sans la médiation 15d’un troisième terme, l’interprétant, de même, le donateur et le donataire sont tenus par le don, et de même encore, dans l’expostulatio, l’offenseur et l’offensé sont tenus par l’offense7. La préexistence qui signe que c’est de l’institué se vérifie aisément au fait que chacune des parties en présence a son idée sur les règles du don, ou des reproches, ou des excuses, et ne manque pas de les expliciter aussitôt que la partie adverse lui paraît y manquer. Si l’on se contente de décrire le jeu de chacun en termes de théâtre, de scène et de jeu de rôles, on manque donc une dimension essentielle. Tout cela relève aussi de l’obligation, du droit, d’un ordre de justice. Il vaudrait peut-être mieux dire : une quasi-obligation, ou une obligation morale, car seules les grandes institutions peuvent, à proprement parler, obliger – au sens fort de « contraindre ».
Il s’en déduit un corollaire très important pour les règles rhétoriques. Je viens de citer les précautions oratoires. Elles représentent indéniablement une technique, mais il faut s’entendre sur le sens de ce terme.
Si on se place mentalement dans un espace où l’art s’oppose au naturel, la rhétorique comme technique (en grec, une tekhnè) ne saurait être qu’artificieuse, parce que nous identifions toute technique à une forme de manipulation. La technique appliquée au monde physique repose sur un lien causal, une relation « dyadique » : telle cause produit tel effet. Appliquée aux grands discours, une telle description fait de l’orateur un manipulateur recourant à des recettes, des bottes secrètes : une technique consiste alors, en disant A,à obtenir B du public, à l’insu de celui-ci. Mais non. Le public de l’orateur ne dit rien, mais il n’est pas pour autant pure passivité, que l’on pourrait diriger à son gré. Un grand discours est un monologue, mais il n’est pas monologique pour autant, comme le cercle de Bakhtine l’avait souligné8. De ce point de vue, les petits discours 16sont très éclairants, car eux sont évidemment dialogiques. C’est le fait d’afficher à quel point j’ai été patient jusqu’ici qui à la fois autorise ma démarche de reproches, et, de façon symétrique, crée à l’autre partie une (quasi) obligation de les écouter. Il en va de même, dans les excuses, pour la règle d’afficher qu’on est « vraiment » désolé : si on oublie cette règle, nos excuses ne sont pas recevables. La partie qui attend des excuses attend aussi qu’elles soient faites dans les formes.
Or, derechef, s’il y a des formes, et donc des techniques qui peuvent être objectivées, comme autant de « moyens d’un art conscient », c’est bien qu’il y a une institution. Quand Ulysse calcule comment il va demander l’hospitalité aux inconnus chez qui il débarque, il parie que ceux-ci respectent au moins les lois de l’hospitalité (et qu’ils parlent grec !). Comme institution du sens, l’hospitalité préexiste aux « hôtes », mot qui désigne justement chaque partie prenante, celle qui reçoit et celle qui est reçue. Cette préexistence en revanche ne permet pas de prédire comment Ulysse va présenter sa demande, ni si elle va être acceptée ou rejetée. Car, comme le souligne Descombes après Mauss, l’institution ne s’oppose nullement à l’autonomie des sujets, elle est au contraire ce qui la rend possible.
Ces considérations peuvent aisément être appliquées à cet autre « petit » discours qu’est la requête, même si celle-ci relève du genre délibératif et non pas judiciaire. Elles le peuvent d’autant plus que la requête s’inscrit en tant que telle dans une relation qui évoque de très près la description par Mauss du don et du contre-don, avec sa fameuse trinité, donner, recevoir et rendre, et tout ce qu’elle implique en termes de face et de FTA. De ce point de vue, la quatrième des consignes de Servius pour la requête, la remuneratio (ou sa promesse), évoque clairement le troisième terme de Mauss. Ce n’est pas une recette. C’est un devoir. Il faut dire à l’autre que l’on est prêt non seulement à recevoir mais aussi à rendre. Car ainsi on lui signifie que notre démarche s’inscrit bien dans le monde du don et du contre-don.
Par rapport aux grandes institutions, ce monde est pour ainsi dire infra-institutionnel. C’est là que nous retrouvons l’Ancien Régime. La relation directe, en face à face, y était omniprésente, sur fond de tensions et de négociations constantes. L’exemple du tapage nocturne serait ici peu éclairant : mais même là, il suffit de remplacer le mot de délit par celui d’offense pour convoquer le monde ancien, aussi exotique 17que le potlatch étudié par Mauss. Ce monde très hiérarchisé obéit aux principes du service féodal, qui reprennent eux-mêmes bien des traits aux liens qui unissaient, à Rome, patronus et clientes. Le face à face y est pour l’essentiel inégalitaire. Le don et le contre-don s’y reformulent en monde de la grâce, la grâce du roi, de la Dame ou de Dieu, et le pathos de la gratia, au sens d’« obligeance », qui à son tour crée des « obligés ». On pourrait dire, en pastichant La Fontaine : « On ne peut obliger trois sortes de personnes : / Les dieux, sa maîtresse et son roi9 ». On ne peut les obliger au sens fort du verbe : leur grâce est par définition gratuite, leur liberté est complète. Mais cela n’interdit pas les relations, le lien (ligare) qui relie obligeants et obligés. Dans et par la parole un espace s’ouvre où l’inférieur peut négocier, en tentant de créer au supérieur l’obligation morale de donner ou de pardonner. À nos yeux de modernes, cet espace a les mêmes propriétés paradoxales que don et contre-don chez Mauss. Tout comme le don du roi ne saurait jamais être un dû, la remuneratio de l’inférieur ne saurait jamais être un paiement. C’est et ce n’est pas une économie, un système d’échanges. C’est et ce n’est pas obligé10. Pareilles situations conceptuelles échappent à la raison raisonnante des modernes, elles produisent un vertige de paroles elles-mêmes constamment paradoxales – et, au passage, une quantité phénoménale de (petits) discours, fictifs ou non. En quantité et en qualité, c’est un excellent « terrain », au sens qu’a ce mot en ethnographie.
Notre tâche de rhétoriciens est en somme de recueillir en ethnographes des données de terrain, et de les analyser en ethnologues, dans ce va-et-vient indispensable qui est celui entre pratique et théorie. Il faut à la fois collecter nombre de discours (complets), petits ou grands, en dégager les récurrences, et de là revenir aux traités, une fois lestés d’exemples qui seront autant de questions à leur poser. Soit la tâche de Mauss lui-même, ainsi résumée par Descombes :
Du point de vue d’une anthropologie du sens, l’enquêteur doit étudier la rhétorique même des acteurs : comment expriment-ils les obligations auxquelles ils se reconnaissent soumis ? Qu’est-ce qu’ils reprochent à celui qui ne donne 18pas, ou qui ne rend pas, ou qui rend, mais pas assez, etc. ? Cet enquêteur doit rapporter les règles dans les termes mêmes où elles se présentent dans le langage de ceux qui les observent, faute de quoi il risque de substituer un modèle de sa confection à la réalité dont il cherche à rendre compte11.
Si je retraduis, le mot d’ordre est simple : pas de rhétorique des traités sans « la rhétorique même des acteurs », c’est-à-dire pas de théorie sans pratique. C’est le programme mis en œuvre dans ce volume et ceux qui vont suivre, et c’était, précisément, celui des rhétoriciens de la période qu’ils étudient. Le programme est limpide, mais la première condition est, comme ici, de multiplier les corpus et les études de cas afin de pouvoir les confronter, en sortant ainsi de ce que chaque corpus peut avoir d’étroit12.
En passant par Nietzsche, Mauss et Descombes, j’espère avoir assez montré que l’enjeu est considérable. Du point de vue de la pratique, les « petits » discours, très maniables, très proches du terrain, fourniront des outils immédiatement opératoires aux historiens comme aux littéraires. Du point de vue de la théorie, ils amènent à se poser à nouveaux frais des questions majeures, dont celles du langage et des relations sociales. À « petits » discours, grands enjeux. En croyant faire modestement de la rhétorique, nous faisons aussi de l’anthropologie.
Francis Goyet
Université Grenoble Alpes
1 L ’ Élève de rhétorique [ Candidatus rhetoricae, 1710], F. Goyet et D. Denis (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 386-393. Voir ci-dessous, dans la contribution de Christine Noille, p. 216, note 4, ses citations de Melanchthon.
2 « La majuscule en allemand exprime que “rhétorique” n’est pas l’adjectif mais le substantif, “la rhétorique” » (Anne Merker, p. 172, n. 40 de sa traduction de Nietzsche, Rhétorique, Paris, Les Belles Lettres, 2020). Ma longue citation (id., p. 89-90) est tirée d’Exposition de la rhétorique antique, manuscrit de cours donnés en 1872-1873 et 1874 ; les italiques sont de Nietzsche. La citation d’Aristote est la définition donnée à l’incipit de Rhétorique I, 2 : « la rhétorique est la capacité (dunamis) de discerner dans chaque cas ce qui est potentiellement persuasif » (1355b26, trad. Pierre Chiron, Paris, Garnier-Flammarion, 2007, p. 124).
3 Alain Ehrenberg, Irène Théry et Philippe Urfalino, « Ouverture. L’apport de la philosophie de Vincent Descombes aux sciences sociales » (italiques des auteurs), dans Francesco Callegaro et Jing Xie, Le social à l’esprit. Dialogues avec Vincent Descombes, Paris, éditions EHESS, 2020, p. 16. Les auteurs ajoutent que l’interlocution en ce sens « est sans doute aujourd’hui [la pratique] la moins comprise par les sciences sociales qui, après les impasses du structuralisme et de sa focalisation sur la phonétique et sur le “signifiant”, semble s’être désintéressées de la question majeure du langage. »
4 Vossius omet de le dire, mais cela va de soi, parce qu’il est dans la partie consacrée aux petits discours, partie qu’il nomme de façon significative « Secunda inuentio » (pour souligner leur absence dans les grands traités). La définition que je cite vient de sa rhétorique abrégée (Rhetorices contractae, sive Partitionum Oratoriarum libri quinque, Leipzig, Christian Kirchner, 1660, p. 221), dans la traduction de Laurence Vianès (Exercices de rhétorique, no 2, 2013 : « Rhetorice contracta (1621), II, 27, “Les discours de reproches et de condamnation sans appel” »).
5 Pour un usage de querimonia en ce sens, voir le passage où Cicéron décrit Pompée en Asie mineure comme saint Louis sous son chêne. Les particuliers « peuvent si librement lui exposer leurs plaintes contre les injustices des autres [liberae querimoniae de aliorum iniuriis] que, bien que sa dignité l’élève au-dessus des plus puissants, son affabilité semble le mettre au niveau des plus humbles » (Sur les pouvoirs de Pompée, § 41, trad. A. Boulanger, dans Cicéron, Discours, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », t. VII, 1929, p. 179). Querimoniae de iniuriis : c’est, au pluriel, la définition de Vossius.
6 Descombes, Les Institutions du sens, Paris, Minuit, 1996, ouvrage sur lequel je m’appuie pour tout ce qui suit.
7 Dans le « paradigme piercien du don », « la relation de donateur à donataire établie par la médiation de la chose donnée » est « l’exemple même de la relation triadique » (Descombes, id., p. 236, italiques de l’auteur).
8 Les énoncés longs qui émanent « d’un interlocuteur unique – par exemple : le discours d’un orateur, le cours d’un professeur, le monologue d’un acteur, les réflexions à haute voix d’un homme seul – sont monologiques par leur seule forme extérieure, mais par leur structure sémantique et stylistique, ils sont en fait essentiellement dialogiques » (Volochinov en 1930, dans Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, suivi de Écrits du Cercle de Bakhtine, Paris, Le Seuil, 1981, p. 292). Cité entre autres par Éliane Kotler (« Les Regrets : un discours dialogique », L’information grammaticale, 1994, no 63, p. 26-31, ici p. 26, n. 3), qui signale que « l’hypothèse est commentée notamment par C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, Paris, Armand Colin, 1990, p. 15 ».
9 Fables, I, 14 (« Simonide préservé par les dieux »), v. 1-2 : « On ne peut trop louer… ».
10 Littré, s. v. obliger, distingue entre « lier par un devoir, mettre dans une certaine dépendance morale » (son 4e) et « lier, engager par un acte qui donne recours en justice, si la chose convenue n’est pas exécutée » (son 5e).
11 Les Institutions du sens, op. cit., p. 250.
12 Je salue volontiers comme pionniers l’article de Mireille Huchon sur la rhétorique de la requête chez Marot, en 1996 (cité ci-dessous, p. 157, n. 2) et La Rhétorique épistolaire de Rabelais de Claude La Charité, en 2003 (Québec, Nota bene). Cela n’a pas débouché sur de plus amples travaux : c’est sans doute en raison de la limitation du corpus au seul français du début du xvie siècle, et au seul genre épistolaire.
- CLIL theme: 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
- ISBN: 978-2-406-15844-8
- EAN: 9782406158448
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15844-8.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-31-2024
- Language: French
- Keyword: Rhetorical turn, types de discours, institution, technique rhétorique, pratique rhétorique