Laurent Versini (1932-2021) Laurent Versini (1932-2021)
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d'Histoire littéraire de la France
4 – 2021, 121e année, n° 4. varia - Author: Crogiez Labarthe (Michèle)
- Pages: 1013 to 1016
- Journal: Journal of French Literary History
In memoriam
Laurent Versini (1932-2021)
Michèle Crogiez
Laurent Versini est décédé le 19 avril des suites d’une très longue maladie qui, en onze ans et malgré les soins plus qu’attentionnés de son épouse, l’a progressivement privé du mouvement et de la vue mais non de l’esprit. Une cérémonie émouvante, en comité restreint, a eu lieu au soleil, dans une allée et sous les frondaisons du Père-Lachaise, le 7 mai, avant son inhumation dans la tombe familiale.
Parisien, issu d’une famille d’universitaires, il était entré à l’École Normale Supérieure en 1953 et avait obtenu l’agrégation des lettres en 1956, suivant en cela les traces de ses grand-père et père. Nommé assistant à la Faculté des Lettres de Nancy en 1957, il y fit toute la première partie de sa carrière, promu maître-assistant en 1962, chargé d’enseignement en 1964, professeur en décembre 1968, après la soutenance de ses deux thèses à la Faculté des lettres de Paris, sous la direction de Jean Fabre et de René Pintard, le 25 juin 1968. Reconnu par ses pairs, il se vit nommer doyen de la Faculté des Lettres de Nancy de mai 1969 à fin 1970, malgré son jeune âge pour la charge. C’est à Nancy qu’il développa de nombreuses activités liées à la recherche, sous forme de colloques et de congrès internationaux, mais aussi son influence dans les organes institutionnels, le Conseil de l’Université de Nancy II, et de nombreux comités nationaux, CNESER, CNRS, CSU, CNU ; une de ses dernières missions, comme expert auprès du Comité national d’évaluation, l’amena à voyager beaucoup et il se réjouissait de mettre sa très riche connaissance de l’institution au service de sa possible amélioration. C’est à Nancy qu’il rencontra sa future épouse, Huguette Gradit, professeur d’espagnol, dont le dévouement inentamé a soutenu l’œuvre de toute sa vie, à Nancy qu’ils élevèrent leurs deux enfants, Hélène et François, qui depuis ont tous deux suivi une carrière scientifique. C’est à Nancy que l’Université « Paris-Sorbonne (Paris-IV) », selon la dénomination 1014qu’elle portait alors, vint le chercher en 1985 pour l’élire, et il regagna sa ville natale pour une deuxième partie de carrière aussi remplie que la première.
En matière de recherche, il s’est intéressé à tous les aspects philologiques, stylistiques, génériques et civilisationnels du xviiie siècle. Son premier grand travail, l’ample thèse qu’il consacra à Laclos, fut réalisée avec une énergie qui ne se démentit pas par la suite. Il serait difficile de faire une revue exhaustive de ses travaux, que les curieux retrouveront référencés dans toutes les bonnes bibliographies et les amateurs au catalogue de toutes les bonnes bibliothèques, mais il est assez aisé d’en marquer les grandes étapes. Après Laclos, Laurent Versini s’est intéressé au roman épistolaire, à Diderot puis à Montesquieu. On lui doit des éditions critiques de textes de Laclos, de Duclos, de Diderot, de Montesquieu, dont la qualité philologique exprime sa conviction qu’on ne saurait commenter un auteur sans retourner précisément à ses œuvres, non plus qu’étudier valablement un texte sans disposer d’une édition exacte. S’étonnera qui voudra qu’un lecteur de Laclos s’intéresse ensuite aux œuvres de Montesquieu. La continuité subtile, la chaîne qui les lie, se trouve à l’évidence dans l’étude du style, dans l’intérêt pour la technique littéraire et dans une compréhension de Montesquieu qu’exprime le titre choisi pour son dernier ouvrage : Baroque Montesquieu. Ce goût très littéraire pour la stylistique explique son intérêt pour les romanciers du temps, Crébillon fils, l’abbé Prévost, Rousseau, Duclos. C’est de l’époque de son enseignement à la Sorbonne que date l’édition « presque complète » de Diderot : il se réjouissait avec la joie du bon artisan que le format de la collection « Bouquins » permît d’avoir « tout Diderot » en cinq volumes sur sa table, avantage précieux aux yeux d’un philologue exigeant qui n’aurait jamais voulu citer un auteur inexactement, et qui espérait ainsi faire partager à autrui et l’avantage et l’exigence.
Engagé tant dans la recherche que dans l’administration de l’institution universitaire, le professeur Laurent Versini, que beaucoup parmi ses anciens collègues et amis continuèrent à saluer du titre de doyen bien après la fin de son mandat, fut un enseignant dévoué parce qu’il croyait à l’avenir et aux forces de renouvellement dont dispose la jeunesse. Il regardait avec bienveillance et confiance les sujets de mémoire qui lui étaient proposés, laissait la bride sur le cou aux doctorants quand ils lui paraissaient capables de déjouer seuls le découragement et les difficultés de leur sujet de thèse, et considérait comme un dû l’attention que ses anciens thésards recevaient de lui, même la thèse une fois soutenue. On s’étonnera peut-être que resté un Professeur émérite actif, aussi longtemps qu’un reste de vue le lui a permis, Laurent Versini ne se soit jamais converti aux techniques modernes de l’informatique ou du courrier électronique : compte tenu de sa baisse d’acuité visuelle, dont il rendait responsable son long travail sur les manuscrits de Diderot, il invoquait pour cela la prudence. Force est de constater que ni son activité ni ses liens épistolaires n’en ont pâti et seul le déclin de sa santé a réduit son activité. Homme de tradition, homme de l’institution, son élection en 1974 à l’Académie de Stanislas, 1015aux travaux de laquelle il s’intéressa durablement, participant avec entrain à son 250e anniversaire en 2001, lui faisait éprouver une fierté légitime, tout comme sa nomination dans l’Ordre des Palmes académiques, dans l’Ordre de la Légion d’honneur et dans l’Ordre du mérite.
L’idée qu’il aimait à répéter devant ses étudiants, qu’il existe des générations littéraires, ces auteurs qu’une quinzaine d’années au plus sépare les uns des autres, il l’appliquait sans nul doute à l’époque contemporaine. Issu d’une famille d’universitaires il avait vu changer tous les aspects de l’enseignement des lettres, de la structure universitaire aux modes d’appréhension de la littérature. Sans aucun doute cette conscience historique justifiait-elle à ses yeux le partage entre les effets de mode et la science solide, entre ce qui se démode et ce qui dure. Sans hésitation à ses yeux, le respect philologique des textes, l’étude des manuscrits, le souci de connaître un auteur aussi exhaustivement que possible étaient les bases inébranlables de l’étude littéraire. Rappeler qu’il a dirigé 16 thèses de doctorat, ne pouvoir compter dans combien de jurys il a siégé, c’est donner la mesure de ce qu’il a fait pour l’avancement des jeunes générations, convaincu comme il l’était de la nécessité de transmettre le savoir et les bonnes méthodes. Homme de rigueur aux avis tranchés, il détestait ce qu’il appelait « avoir l’esprit faux ». Mais autant il pouvait donner d’énergie à combattre l’ignorance et la méconnaissance, autant il considérait ce défaut comme constitutif en quelque sorte, et donc irrémédiable.
Ces dernières années où la paralysie l’empêchait de sortir ont été nécessairement attristées par la disparition de grandes figures dix-huitiémistes de sa génération ou de la génération précédente : parmi d’autres collègues, Gunnar von Proschwitz, Frédéric Deloffre, Michel Launay, Roger Marchal, Raymond Trousson, Roland Mortier, Henri Coulet. L’infini dévouement de son épouse et le bonheur qu’il tirait de voir ses petits-enfants grandir et trouver leur propre voie ont soutenu en lui le goût de la vie. Ceux qui l’ont connu garderont dans l’oreille sa voix claire, étonnamment aiguë, et son rire sonore. Longtemps encore, son œuvre demeurera capable d’inspirer des travaux renouvelés sur tous les grands auteurs du xviiie siècle auxquels il a consacré sa vie. Il voyait en effet son rôle de professeur, de chercheur, d’éditeur, comme le devoir de transmettre : il savait bien, quand il parlait de « mon maître » à ceux avec qui il partageait une admiration complice pour le regretté Jean Fabre, disparu trop tôt, qu’avec l’âge et la multiplication des travaux publiés, sans compter son enseignement, il était en train d’accéder lui-même à cette aristocratie républicaine.
L’intégrité de Laurent Versini, son sens de l’autorité, sans compter sa haute taille et son élégance classique, faisaient de lui un personnage impressionnant, que ses importantes responsabilités administratives et académiques ont longtemps rendu redoutable aux plus jeunes de ses collègues. Son autorité venait aussi surtout de son sérieux dans le travail, dont la qualité et l’abondance, appuyées sur d’immenses lectures, forcent le respect. D’autant que ce sérieux 1016s’alliait à l’humour, aussi improbable que cela puisse paraître à ceux qui ne l’ont connu que de loin, l’humour d’un homme qui préférait voir les bons côtés de la vie, après une adolescence endeuillée et en temps de guerre. Il laisse de lui le souvenir d’un homme de tradition, ce qui ne veut dire ni sclérose ni passéisme, le souvenir d’un esprit pour qui la tradition resterait d’autant plus solide et convaincante qu’elle saurait se renouveler et se réinventer.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-12340-8
- EAN: 9782406123408
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12340-8.p.0245
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-10-2021
- Periodicity: Quarterly
- Language: French