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Classiques Garnier

Laurent Versini (1932-2021) Laurent Versini (1932-2021)

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Revue d'Histoire littéraire de la France
    4 – 2021, 121e année, n° 4
    . varia
  • Author: Crogiez Labarthe (Michèle)
  • Pages: 1013 to 1016
  • Journal: Journal of French Literary History
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406123408
  • ISBN: 978-2-406-12340-8
  • ISSN: 2105-2689
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12340-8.p.0245
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 11-10-2021
  • Periodicity: Quarterly
  • Language: French
1013

In memoriam
Laurent Versini (1932-2021)

Michèle Crogiez

Laurent Versini est décédé le 19 avril des suites dune très longue maladie qui, en onze ans et malgré les soins plus quattentionnés de son épouse, la progressivement privé du mouvement et de la vue mais non de lesprit. Une cérémonie émouvante, en comité restreint, a eu lieu au soleil, dans une allée et sous les frondaisons du Père-Lachaise, le 7 mai, avant son inhumation dans la tombe familiale.

Parisien, issu dune famille duniversitaires, il était entré à lÉcole Normale Supérieure en 1953 et avait obtenu lagrégation des lettres en 1956, suivant en cela les traces de ses grand-père et père. Nommé assistant à la Faculté des Lettres de Nancy en 1957, il y fit toute la première partie de sa carrière, promu maître-assistant en 1962, chargé denseignement en 1964, professeur en décembre 1968, après la soutenance de ses deux thèses à la Faculté des lettres de Paris, sous la direction de Jean Fabre et de René Pintard, le 25 juin 1968. Reconnu par ses pairs, il se vit nommer doyen de la Faculté des Lettres de Nancy de mai 1969 à fin 1970, malgré son jeune âge pour la charge. Cest à Nancy quil développa de nombreuses activités liées à la recherche, sous forme de colloques et de congrès internationaux, mais aussi son influence dans les organes institutionnels, le Conseil de lUniversité de Nancy II, et de nombreux comités nationaux, CNESER, CNRS, CSU, CNU ; une de ses dernières missions, comme expert auprès du Comité national dévaluation, lamena à voyager beaucoup et il se réjouissait de mettre sa très riche connaissance de linstitution au service de sa possible amélioration. Cest à Nancy quil rencontra sa future épouse, Huguette Gradit, professeur despagnol, dont le dévouement inentamé a soutenu lœuvre de toute sa vie, à Nancy quils élevèrent leurs deux enfants, Hélène et François, qui depuis ont tous deux suivi une carrière scientifique. Cest à Nancy que lUniversité « Paris-Sorbonne (Paris-IV) », selon la dénomination 1014quelle portait alors, vint le chercher en 1985 pour lélire, et il regagna sa ville natale pour une deuxième partie de carrière aussi remplie que la première.

En matière de recherche, il sest intéressé à tous les aspects philologiques, stylistiques, génériques et civilisationnels du xviiie siècle. Son premier grand travail, lample thèse quil consacra à Laclos, fut réalisée avec une énergie qui ne se démentit pas par la suite. Il serait difficile de faire une revue exhaustive de ses travaux, que les curieux retrouveront référencés dans toutes les bonnes bibliographies et les amateurs au catalogue de toutes les bonnes bibliothèques, mais il est assez aisé den marquer les grandes étapes. Après Laclos, Laurent Versini sest intéressé au roman épistolaire, à Diderot puis à Montesquieu. On lui doit des éditions critiques de textes de Laclos, de Duclos, de Diderot, de Montesquieu, dont la qualité philologique exprime sa conviction quon ne saurait commenter un auteur sans retourner précisément à ses œuvres, non plus quétudier valablement un texte sans disposer dune édition exacte. Sétonnera qui voudra quun lecteur de Laclos sintéresse ensuite aux œuvres de Montesquieu. La continuité subtile, la chaîne qui les lie, se trouve à lévidence dans létude du style, dans lintérêt pour la technique littéraire et dans une compréhension de Montesquieu quexprime le titre choisi pour son dernier ouvrage : Baroque Montesquieu. Ce goût très littéraire pour la stylistique explique son intérêt pour les romanciers du temps, Crébillon fils, labbé Prévost, Rousseau, Duclos. Cest de lépoque de son enseignement à la Sorbonne que date lédition « presque complète » de Diderot : il se réjouissait avec la joie du bon artisan que le format de la collection « Bouquins » permît davoir « tout Diderot » en cinq volumes sur sa table, avantage précieux aux yeux dun philologue exigeant qui naurait jamais voulu citer un auteur inexactement, et qui espérait ainsi faire partager à autrui et lavantage et lexigence.

Engagé tant dans la recherche que dans ladministration de linstitution universitaire, le professeur Laurent Versini, que beaucoup parmi ses anciens collègues et amis continuèrent à saluer du titre de doyen bien après la fin de son mandat, fut un enseignant dévoué parce quil croyait à lavenir et aux forces de renouvellement dont dispose la jeunesse. Il regardait avec bienveillance et confiance les sujets de mémoire qui lui étaient proposés, laissait la bride sur le cou aux doctorants quand ils lui paraissaient capables de déjouer seuls le découragement et les difficultés de leur sujet de thèse, et considérait comme un dû lattention que ses anciens thésards recevaient de lui, même la thèse une fois soutenue. On sétonnera peut-être que resté un Professeur émérite actif, aussi longtemps quun reste de vue le lui a permis, Laurent Versini ne se soit jamais converti aux techniques modernes de linformatique ou du courrier électronique : compte tenu de sa baisse dacuité visuelle, dont il rendait responsable son long travail sur les manuscrits de Diderot, il invoquait pour cela la prudence. Force est de constater que ni son activité ni ses liens épistolaires nen ont pâti et seul le déclin de sa santé a réduit son activité. Homme de tradition, homme de linstitution, son élection en 1974 à lAcadémie de Stanislas, 1015aux travaux de laquelle il sintéressa durablement, participant avec entrain à son 250e anniversaire en 2001, lui faisait éprouver une fierté légitime, tout comme sa nomination dans lOrdre des Palmes académiques, dans lOrdre de la Légion dhonneur et dans lOrdre du mérite.

Lidée quil aimait à répéter devant ses étudiants, quil existe des générations littéraires, ces auteurs quune quinzaine dannées au plus sépare les uns des autres, il lappliquait sans nul doute à lépoque contemporaine. Issu dune famille duniversitaires il avait vu changer tous les aspects de lenseignement des lettres, de la structure universitaire aux modes dappréhension de la littérature. Sans aucun doute cette conscience historique justifiait-elle à ses yeux le partage entre les effets de mode et la science solide, entre ce qui se démode et ce qui dure. Sans hésitation à ses yeux, le respect philologique des textes, létude des manuscrits, le souci de connaître un auteur aussi exhaustivement que possible étaient les bases inébranlables de létude littéraire. Rappeler quil a dirigé 16 thèses de doctorat, ne pouvoir compter dans combien de jurys il a siégé, cest donner la mesure de ce quil a fait pour lavancement des jeunes générations, convaincu comme il létait de la nécessité de transmettre le savoir et les bonnes méthodes. Homme de rigueur aux avis tranchés, il détestait ce quil appelait « avoir lesprit faux ». Mais autant il pouvait donner dénergie à combattre lignorance et la méconnaissance, autant il considérait ce défaut comme constitutif en quelque sorte, et donc irrémédiable.

Ces dernières années où la paralysie lempêchait de sortir ont été nécessairement attristées par la disparition de grandes figures dix-huitiémistes de sa génération ou de la génération précédente : parmi dautres collègues, Gunnar von Proschwitz, Frédéric Deloffre, Michel Launay, Roger Marchal, Raymond Trousson, Roland Mortier, Henri Coulet. Linfini dévouement de son épouse et le bonheur quil tirait de voir ses petits-enfants grandir et trouver leur propre voie ont soutenu en lui le goût de la vie. Ceux qui lont connu garderont dans loreille sa voix claire, étonnamment aiguë, et son rire sonore. Longtemps encore, son œuvre demeurera capable dinspirer des travaux renouvelés sur tous les grands auteurs du xviiie siècle auxquels il a consacré sa vie. Il voyait en effet son rôle de professeur, de chercheur, déditeur, comme le devoir de transmettre : il savait bien, quand il parlait de « mon maître » à ceux avec qui il partageait une admiration complice pour le regretté Jean Fabre, disparu trop tôt, quavec lâge et la multiplication des travaux publiés, sans compter son enseignement, il était en train daccéder lui-même à cette aristocratie républicaine.

Lintégrité de Laurent Versini, son sens de lautorité, sans compter sa haute taille et son élégance classique, faisaient de lui un personnage impressionnant, que ses importantes responsabilités administratives et académiques ont longtemps rendu redoutable aux plus jeunes de ses collègues. Son autorité venait aussi surtout de son sérieux dans le travail, dont la qualité et labondance, appuyées sur dimmenses lectures, forcent le respect. Dautant que ce sérieux 1016salliait à lhumour, aussi improbable que cela puisse paraître à ceux qui ne lont connu que de loin, lhumour dun homme qui préférait voir les bons côtés de la vie, après une adolescence endeuillée et en temps de guerre. Il laisse de lui le souvenir dun homme de tradition, ce qui ne veut dire ni sclérose ni passéisme, le souvenir dun esprit pour qui la tradition resterait dautant plus solide et convaincante quelle saurait se renouveler et se réinventer.