Book reviews
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d'Histoire littéraire de la France
4 – 2021, 121e année, n° 4. varia - Pages: 967 to 1012
- Journal: Journal of French Literary History
COMPTES RENDUS
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
Un siècle d ’ excellence typographique. Christophe Plantin et son officine (1555-1655). Paris, Bibliothèque Mazarine – Éditions des Cendres, 2020. Un vol. de 499 p. (Jean Balsamo)
Anthropologie tragique et création poétique de l ’ Antiquité au xvii e siècle français. Sous la direction de Jacqueline Assaël et Hélène Baby. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2020. Un vol. de 513 p. (Justine Le Floch)
Tristan et le théâtre du xvi e siècle. Cahiers Tristan l ’ Hermite, XLII. Les Amis de Tristan L’Hermite, Classiques Garnier, 2020. Un vol. de 181 p. (Jean-Claude Ternaux)
Littérales no 47 – 2020, « Dossiers génétiques de la première modernité ». Sous la direction de Guillaume Peureux. Presses de l’Université Paris Nanterre. Un vol. de 137 p. (Guillaume Berthon)
Pensées secrètes des Académiciens. Fontenelle et ses confrères. La Lettre clandestine, 2020, no 28. Paris, Classiques Garnier. Un vol. de 495 p. (Sophie Audidière)
Françoise de Graffigny (1695-1758), femme de lettres des Lumières. Sous la direction de Charlotte Simonin. Paris, Classiques Garnier, « Masculin/féminin dans l’Europe moderne », 2020. Un vol. de 460 p. (Marie-Thérèse Inguenaud)
La Morale en action. Apologues, paraboles, proverbes et récits exemplaires au xix e siècle. Sous la direction de Violaine Heyraud et Éléonore Reverzy. Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2021. Un vol. de 294 p.
Littératures, n o 81, « Écrire les homosexualités au xix e siècle ». Sous la direction de Jean-Marie Roulin et Stéphane Gougelmann. Presses Universitaires du Midi, 2020. Un vol. de 224 p. (Pierre Zoberman)
André Gide et le théâtre. Un parcours à retracer. Sous la direction de Vincenzo Mazza. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne », 2021. Un vol. de 452 p. (Jean-Michel Wittmann)
968François Rouget, Ronsard et la fabrique des Poëmes. Genève, Droz, « Cahiers d’Humanisme et Renaissance », 2020. Un vol. de 368 p.
Apparue dans les Œuvres complètes de Ronsard en 1560, la section des Poëmes, recueillant des pièces antérieures en un jardin où règnent la variété et la « libre contrainte » chères au Vendômois, n’avait suscité que peu d’intérêt parmi la critique seiziémiste. En cause, l’apparent désordre dans sa composition, les multiples réarrangements auxquels Ronsard, poète-jardinier, s’essaie année après année, enfin, l’hybridité générique de ses formes. Pourtant, ces pierres d’achoppement s’avèrent fécondes si l’on prend le temps d’en examiner les aspérités : tel a été le projet de François Rouget qui, méthodiquement, et toujours avec clarté, explore et exploite ces interrogations initiales pour nous introduire dans l’atelier de Ronsard et nous guider parmi les sentiers vallonnés de ses bocages. Au fil des pages se dessinent parallèlement un chemin de vie ponctué de retraites loin de la Cour et un itinéraire poétique qui, du tapageur éclatement des frontières affiché dans les Folastries, débouche sur l’élaboration d’un ordo neglectus restituant la diversité de la nature.
La métaphore horticole, fil conducteur de l’ouvrage, n’est pas simple ornement. Outil conceptuel permettant d’appréhender la genèse théorique du poëme dans la continuité de la silve et des miscellanées (chap. i), elle éclaire surtout l’hypothèse fondamentale d’une dispositio en acte, au cœur du travail de François Rouget. En effet, dès lors que le poëme est défini, non par son hybridité individuelle, mais en fonction de « la relation qu’il entretient avec les autres pièces d’un ensemble bigarré » (p. 50), l’interprétation gagne à étudier les dynamiques de greffe et de rencontre au sein des « Poëmes », autant que les efforts conjoints d’harmonisation et de diversication déployés par l’auteur dans les différentes étapes éditoriales de ses œuvres complètes. L’analyse méthodique qui en est proposée nourrit in fine la compréhension d’une poétique ronsardienne de la concordia discors, où coexistent volontairement l’ordre et le désordre, dans un équilibre instable, toujours mouvant et libre d’être métamorphosé, en accord avec la conception de la nature et du vivant propre à l’auteur (chap. v).
Chronologique (de 1553 à 1587) et analytique (recueil après recueil), la progression de l’ouvrage se fonde avant tout sur d’impressionnants tableaux annexes – une centaine de pages – consultables en ligne gratuitement sur le site des éditions Droz (https://www.droz.org/france/product/9782600060592) et qui retracent l’itinéraire de chaque poëme, édition après édition, en fournissant systématiquement leur patron métrique. Dépliant les mécanismes d’un « style du temperamentum » (p. 26) qui associe labeur et improvisation, harmonie et imperfection, François Rouget considère les transitions comme le ressort-clé d’une écriture feignant le naturel et d’une esthétique aspirant à la mediocritas. Ainsi, à tous les niveaux, l’observation de la circulation des motifs et des isotopies (voir par exemple la stimulante analyse des transitions dans le Sixiesme livre des Poëmes p. 233-237) et de la porosité des frontières entre les poëmes laisse entrevoir un Ronsard qui, vêtu de « son tablier de jardinier » (p. 302), prend plaisir à cultiver de nouvelles formes poétiques, engendrées par des jeux d’implantation, de repiquage et d’hybridation. Ces pratiques font émerger de nouveaux réseaux de sens à l’intérieur de recueils, mais contribuent surtout à libérer les genres des cadres traditionnels.
En refusant de considérer les divers Bocages et Meslanges comme de simples « recueils d’attente » (p. 11 et p. 129), François Rouget démontre leur valeur intrinsèque 969autant que leur fonction dans l’évolution des pratiques d’écriture du Vendômois. Dans ces serres poétiques, Ronsard ose et il expérimente : les mètres s’assouplissent, les contours des strophes s’effacent, les rimes, moins riches, sont suppléées par des effets d’itération sonore (p. 151 et 215). Si le style « prend parfois l’allure de la prose » (p. 148), François Rouget s’attache toujours à souligner a contrario les stratégies compensatoires élaborées par Ronsard dans son cheminement vers un poëme qui, finalement « constitué en unité discursive plutôt qu’en unité métrique » (p. 302), semble bien avoir offert, d’une certaine manière, un berceau aux Hymnes et aux Discours. Ces pièces, en particulier les petits genres, se révèlent ainsi porteuses de renouveau : par elles, Ronsard s’affranchit des règles de l’aptum et régénère son inspiration.
C’est à la faveur de retraites loin de la Cour que ces recueils ont vu le jour : la restitution des scénographies énonciatives occupe logiquement une part fondamentale de chaque chapitre de l’ouvrage. Analyser d’où parle Ronsard, aussi bien du point de vue géographique que pragmatique, est nécessaire pour comprendre la diversification croissante des registres qui ressort à l’issue des expériences de lecture régulièrement décrites par le chercheur. Ainsi, les déceptions du poète dans ses relations avec la Cour expliquent souvent les émotions contradictoires que font surgir les poëmes, allant de la satire directe de la vie aulique aux discrets efforts, minutieusement décelés par François Rouget, d’un « courtisan aux aguets » (p. 103) qui continue d’espérer des faveurs, en passant par diverses attitudes méditatives. En cueillant, le poète se recueille aussi : partagé « entre le statut de courtisan et la condition de poète libre » (p. 59) à laquelle il goûte lors de ses retraites, il ne cesse d’interroger les caprices de la Fortune.
Ces reconfigurations et stratégies de diversification métriques, prosodiques et stylistiques influent inévitablement sur l’ethos de leur auteur, dont le tempérament cyclothymique est fréquemment invoqué pour rendre compte de la bigarrure des tons observable dans chaque recueil. Bien plus, la production des poëmes est envisagée comme fruit du « comportement d’une persona agitée dont la carrière a été contrariée » (p. 60) à maintes reprises. Ainsi, à mesure que l’étude progresse, le désenchantement du poète se fait plus net, et sa mélancolie. François Rouget en vient finalement à brosser le portrait d’un poète maudit, dont le Second Livre des Meslanges donnerait à lire des « amours jaunes » (p. 134) avant Tristan Corbière et où résonne une voix tantôt sentencieuse, tantôt cynique. Pourtant, Ronsard n’a jamais renoncé à l’harmonie et – l’attention qu’il accorde à l’apparence matérielle de ses Œuvres Complètes en témoigne – s’est efforcé jusqu’au bout, bon an mal an, de définir un nouvel ordre, fût-il seulement poétique.
Au terme de cette belle promenade parmi les jardins de Ronsard, un souffle de liberté nous accompagne encore, tout comme le désir de nous ressourcer en ces lieux où il fait bon lire et rêver.
Adèle Payen de La Garanderie
Antoine Le Métel d ’ Ouville, Théâtre complet. Tome III. Édition de Monica Pavesio et Anne Teulade. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2020. Un vol. de 667 p.
Ce troisième et dernier tome du Théâtre complet d’Antoine Le Métel d’Ouville vient clore le projet éditorial lancé par Monica Pavesio et Anne Teulade en 2013 970avec la publication simultanée, dans la même collection, des deux premiers volumes consacrés à cet auteur de comédies qui connut un succès certain durant la décennie 1640-1650.
Depuis l’étude fondatrice de Roger Guichemerre sur La Comédie avant Molière (1972), une série de travaux récents sont venus, de façon plus ou moins directe, rappeler le rôle important joué par d’Ouville dans le renouveau du genre comique en France. Ces vingt dernières années ont été marquées par un renouvellement profond des études sur la comédie du xviie siècle, qu’il s’agisse des travaux de Véronique Sternberg sur les mécanismes propres au genre comique (La Poétique de la comédie, 1999), de l’étude de Catherine Marchal-Weyl sur la transformation des personnages de la comedia sur la scène française (Le Tailleur et le fripier, 2007) ou encore de l’ouvrage récent de Coline Piot qui vient opportunément rappeler que l’association du rire et de la comédie n’était pas une évidence avant 1660 (Rire et Comédie, 2020). Après les deux éditions du Théâtre complet de Scarron parues chez Honoré Champion (éd. Véronique Sternberg, 2009) et chez Droz (éd. Jonathan Carson, 2013), c’est donc un nouveau jalon de l’histoire de la comédie en France avant Molière que la publication du Théâtre complet de d’Ouville vient mettre en lumière.
L’une des spécificités de l’édition critique établie par Monica Pavesio et Anne Teulade consiste à présenter les pièces de l’auteur non par ordre chronologique ou par genre dramatique mais d’après leurs sources d’inspiration. Si cette méthode de classement originale tend à brouiller la progression de l’œuvre de l’auteur, elle présente néanmoins l’avantage de souligner d’emblée la logique de composition dramatique employée par d’Ouville, dont le théâtre s’inspire systématiquement de pièces étrangères. Ce troisième volume, en particulier, vient ainsi rappeler que, si l’auteur pouvait faire « figure de pionnier » (p. 340) dans l’adaptation en français de comedia espagnoles, il compte aussi, aux côtés de Rotrou, « parmi les dramaturges hispanisants qui restent fidèles à la comédie italienne » (p. 340). En effet, si les deux premiers volumes ne présentaient que des pièces imitées de l’espagnol (Calderón pour le tome I et Lope de Vega pour le tome II), ce troisième volume contient quant à lui, non seulement deux comédies inspirées de Pérez de Montalbán – La Dame suivante (1645) et La Coiffeuse à la mode (1647) – mais également deux pièces tirées de modèles italiens : la tragi-comédie Les Morts vivants (1646) imitée de Sforza Oddi et la comédie Aimer sans savoir qui (1647) adaptée de l’Ortensio.
Ces quatre pièces, expliquent les éditrices, ont en commun d’être portées par des héroïnes qui assument pleinement leurs désirs et qui savent se faire les maîtresses du jeu pour les satisfaire, chacune illustrant à sa manière la maxime énoncée par l’héroïne de La Coiffeuse à la mode : « Une femme peut tout, sitôt qu’elle dit “j’aime” » (II, 3, v. 640, p. 268). Si les héroïnes « hardies » n’étaient pas rares à l’époque – on peut songer, chez Rotrou par exemple, à Florante dans la Célimène (1636) ou encore à l’héroïne éponyme de La Belle Alphrède (1639) – l’attention au personnel féminin se remarque, chez d’Ouville, jusque dans la composition des seconds rôles qui présentent souvent de véritables caractères, là où même les premiers rôles masculins semblent parfaitement interchangeables. Dans cet univers comique et tragi-comique où « les dames font toutes les avances aux Cavaliers », pour reprendre les mots des frères Parfaict (p. 189), le déguisement, choisi ou contraint, constitue l’expédient favori pour parvenir à ses fins : qu’elle soit travestie en suivante, en coiffeuse, en esclave ou en homme, chacune profite de son ou de ses identités de substitution pour « model[er] [son amant] à sa guise 971avant de le prendre pour époux » (p. 224). Or, par-delà les potentialités comiques qu’il offre, ce thème du travestissement va permettre au dramaturge de mettre en abyme le processus théâtral lui-même, chaque pièce développant à sa manière sa propre métathéâtralité. Ainsi les héroïnes des trois comédies « incarne[nt] l’art théâtral » (p. 57), chacune étant « présentée comme une dramaturge, metteure en scène et actrice ingénieuse » (p. 213), pouvant faire d’une simple fenêtre du décor « la scène d’une comédie dans la comédie » (p. 513). L’ensemble de ces pièces présente « l’image d’un monde fuyant et ambigu où l’on n’est jamais sûr de rien » (p. 360) et dans lequel les personnages, victimes d’illusions diverses, se demandent sans cesse s’ils veillent ou s’ils rêvent.
Cette édition critique est rendue particulièrement précieuse par l’expertise de ses deux éditrices dans le domaine du théâtre italien et espagnol, expertise dont témoigne parfaitement la bibliographie, présente à la fin de l’ouvrage, qui donne un aperçu de la critique moderne consacrée à la comédie de la Renaissance et de l’époque classique non seulement en France mais également en Italie et en Espagne. L’introduction de chaque pièce est l’occasion d’une plongée dans le théâtre italien ou espagnol puisque chacune s’attarde longuement sur la présentation et l’étude de sa source : La doncella de labor et La toquera vizcaína de Montalbán parues en 1635, la pièce de Sforza Oddi intitulée I Morti vivi, publiée en 1576 et l’Ortensio composé collaborativement par les Accademici Intronati en 1561. En outre, quelques rappels généraux, bienvenus pour le spécialiste du théâtre français, sont offerts au lecteur : Anne Teulade propose ainsi une mise au point très efficace sur la « taxinomie générique » de la comedia espagnole (p. 18-20) tandis que Monica Pavesio retrace en quelques pages synthétiques l’histoire de « l’adaptation de la comédie italienne en France au xviie siècle », en remontant en réalité jusqu’au xvie siècle (p. 338-341). Mais, surtout, chacune des quatre introductions se caractérise par le travail de comparaison méticuleux effectué entre chaque pièce de d’Ouville et sa source : quatre tableaux comparatifs permettent ainsi de mesurer le travail d’adaptation au niveau de la construction dramatique, acte par acte et scène par scène, tandis que l’annotation des pièces – en particulier celles du domaine italien – donne la possibilité de suivre l’imitation plus ponctuelle du modèle au niveau d’une réplique. Ce travail de comparaison permet d’appréhender au plus près certains choix dramaturgiques de d’Ouville qui s’est employé à « démultiplier [le] potentiel comique » (p. 35) des pièces de Montalbán, alors qu’il a, au contraire, « effacé le comique italien lié aux valets et aux personnages ridicules » (p. 352) afin de se concentrer sur la dimension sentimentale des deux autres pièces.
Sur ce dernier point, on pourrait formuler un léger regret : que cette approche différenciée des modèles espagnols et italiens sur la question du comique n’ait pas été davantage mise en perspective, dans la mesure où la concurrence de ces deux sources dramatiques constitue finalement l’intérêt central de ce volume qui permet de les confronter directement. Il est vrai cependant que la présentation d’une pièce particulière n’est pas nécessairement le lieu idéal pour se livrer à une telle étude croisée et il faut déjà savoir gré aux éditrices d’offrir nombre d’éléments de compréhension de cette opposition en rappelant les tenants et les aboutissants de la querelle des Suppositi (p. 338-339) qui témoigne du fait qu’à cette époque, « la production comique italienne n’est plus défendue que par les érudits, alors que les mondains soutiennent la nouvelle mode espagnole » (p. 344).
Sylvain Garnier
972Philippe Sellier,Port-Royal et la littérature III, De Cassien à Pascal.Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2019. Un vol. de 312 p.
Philippe Sellier ajoute un troisième tome à son Port-Royal et la littérature, qui en comptait déjà deux : le premier autour de la figure de Pascal, le second élargissant les perspectives à tout le siècle de saint Augustin (La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, Mme de Sévigné, Sacy, Racine). « De Cassien à Pascal » constitue ainsi le dernier volet d’un remarquable triptyque dans lequel un des dix-septiémistes les plus autorisés et les plus généreux considère le Grand Siècle depuis Port-Royal.
L’ouvrage est très personnel, et d’une unité d’inspiration qui n’est pas toujours la marque de ce genre de varia. Ce terme, d’ailleurs, ne lui convient pas parfaitement. Sur les vingt études rassemblées ici, presque la moitié (neuf exactement) sont des inédits. Quatre autres proviennent de volumes de mélanges, à la diffusion toujours incertaine. Le lecteur trouvera ainsi bien plus que la réédition, sous une forme commode, d’articles dispersés et reconnus, mais un livre original, doté de ses perspectives propres, digne d’une attention renouvelée.
Le volume est articulé en quatre parties : 1/ une spiritualité monastique, 2/ Pascal théologien, 3/ Pascal maître spirituel, 4/ Dans le sillage de Port-Royal. Malgré cette architecture tout à fait solide, une certaine hétérogénéité subsiste entre les éléments, du fait de leurs diverses provenances. Certains relèvent plus de la vulgarisation (catalogue d’exposition) ou de la confidence que de l’étude savante. Il n’y a au demeurant pas lieu de le déplorer. Cette variété participe au charme de l’ouvrage, lequel nous donne à entendre une véritable voix, dans toutes ses inflexions. Philippe Sellier poursuit ici l’intuition qui, depuis sa grande thèse sur Pascal et saint Augustin, a guidé son œuvre : celle d’une « osmose entre littérature et théologie qui caractérise Port-Royal » (p. 90). Remettre « Pascal dans Port-Royal », selon le titre du deuxième chapitre, est d’ailleurs un des fils directeurs de ces études, à la suite de Jean Mesnard (et bien avant lui, de Sainte-Beuve). Auteur de l’édition de référence des Pensées et, depuis plus de cinquante ans, l’un des principaux acteurs des études pascaliennes, Philippe Sellier a une vue surplombante et un recul qui lui permettent de situer et de hiérarchiser les évolutions critiques, leurs enjeux véritables. Il mesure le chemin parcouru depuis un Maurice Blondel, un Jacques Chevalier ou un Henri Bremond dont les crispations anti-jansénistes et les préoccupations confessionnelles n’ont pas toujours servi la lecture de Pascal, dans leur acharnement à l’extraire du terreau qui le nourrissait.
Il ne faut pas se méprendre sur l’apparente modestie du sous-titre de l’ouvrage et n’y voir qu’un simple tribut à la chronologie. La présence paradoxale de Cassien aux côtés de Pascal est bien la marque de cette transformation en profondeur de l’historiographie, à laquelle Philippe Sellier entend œuvrer. Pour tirer Port-Royal des caricatures et des catégories à l’emporte-pièce, pour rappeler l’importance de la spiritualité monastique qui l’inspire, rien de tel en effet que de se tourner vers la figure de Cassien. Père des semi-pélagiens, le moine de Marseille devrait incarner, à ce titre, un repoussoir théologique pour ceux que l’on affuble du sobriquet de jansénistes. Ses ouvrages sont pourtant largement présents dans les bibliothèques de Port-Royal, et son autorité spirituelle est régulièrement invoquée. Le dossier réuni ici dans une étude inédite (« Port-Royal et Cassien : le maître spirituel ») est à cet égard éloquent. Il ouvre des pistes inexplorées jusqu’à présent. Modèle des solitaires, le médecin Hamon parsème son Traité de la Prière continuelle de 973références à Cassien, qu’il n’hésite pas dans certaines pages à comparer à saint Augustin. La pratique même de l’entretien à Port-Royal (que l’on pense notamment aux Mémoires de Fontaine) peut s’interpréter comme un héritage des Conférences, ou Collationes. Cassien est un auteur complexe, fluctuant, dont les positions théologiques ne se laissent pas réduire à des thèses explicites. Philippe Sellier montre tout le travail de sélection et de simplification qu’il a fallu aux théologiens modernes pour construire un Cassien univoque, figure d’un semi-pélagianisme assimilable aux dérives molinistes. Le semi-pélagianisme – notion finalement trop peu travaillée pour elle-même aujourd’hui – est élaboré au xviie siècle, comme une arme polémique. Jansénius et ses amis réduisent « une doctrine très fluctuante aux formules qui font de [Cassien] un Molina du ve siècle » (p. 65). Port-Royal se trouve ainsi dans une position délicate : « Il révérait le maître de saint Benoît et des cisterciens comme un grand spirituel, mais il était en même temps très au fait des flottements de sa théologie de la grâce » (p. 54). Il reste, comme le démontre Philippe Sellier, que l’imaginaire, et le lexique même des écrits port-royalistes sont redevables à Cassien. « Cassien est par excellence le héraut de la prière continuelle » (p. 73), dont l’apogée est une prière de feu (ignea oratio). Comment ne pas faire le rapprochement avec la nuit de feu de Pascal et le célèbre Mémorial ?
On ne saurait, dans le cadre d’une brève recension, signaler toutes les richesses de ce volume. Il suffira d’en désigner encore quelques-unes, à titre d’échantillon, où se retrouve la même marque de fabrique : une attention précise à des écrits de spiritualité ou de théologie, dont la nature un peu technique a pu masquer l’intérêt littéraire. Celui-ci est pourtant immense. Une belle preuve en est donnée par les Heures de Port-Royal. Historiquement, ce volume est un jalon important, puisqu’il inaugure, en 1650, toute la campagne de traduction en français des textes chrétiens menée par Port-Royal, qui culminera avec la Bible de Sacy. Aussi surprenant que cela puisse sembler, cette collection des prières de l’Office, en latin et en français, complétée par des hymnes versifiées, a été « un des best-sellers de l’âge classique » (p. 77). Philippe Sellier en retrouve les échos chez Pascal, dans la fameuse Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, mais aussi chez La Fontaine, Corneille, Racine…
Un autre ouvrage religieux, particulièrement célèbre, fait l’objet d’une étude inédite : l’Imitation de Jésus-Christ. On sait la popularité de ces pages, maintes fois traduites au cours du siècle, mises en vers par Corneille. On ne s’était jamais avisé qu’elles aient pu exercer leur influence sur Pascal lui-même. Philippe Sellier en apporte quelques preuves solides : des passages encore de la prière sur le bon usage des maladies ; une allusion énigmatique de la lettre de 1651, sur la mort de son père, qui trouve enfin sa solution, ou en tout cas une alternative à l’hypothèse Descartes, défendue par E. Martineau. Mais l’intérêt est moins dans le repérage de sources que dans la définition d’une couleur commune. La souffrance à l’instar du Christ, la discrétion sur les splendeurs de la création divine, le secret de l’Eucharistie, la faible place de la Transfiguration et même de la Résurrection : bien des tonalités que l’on se hâterait aujourd’hui de référer au jansénisme de Port-Royal, se révèlent un parfait écho du petit volume de l’Imitation. Seule différence flagrante, que Philippe Sellier souligne avec la netteté qui s’impose : le contemptus mundi – cet élément de spiritualité monachique très présent dans l’Imitatio – n’est pas repris par Pascal, homme « engagé » jusqu’à sa dernière entreprise des Carrosses à cinq sols, quelques semaines avant sa mort. « C’est sans doute cet engagement dans 974les entreprises collectives qui a permis [à Pascal] d’éviter l’écueil d’une vision individualiste de l’existence chrétienne – écueil qui menace l’Imitation – et de vivre dans l’expérience de l’Église comme “Corps mystique” du Christ » (p. 265). Cette dernière remarque renvoie évidemment à la liasse « Morale chrétienne » des Pensées.
D’autres coups de projecteur sont jetés sur certains traités de saint Augustin, que Philippe Sellier avait rencontrés bien sûr dans sa vaste thèse, mais qu’il lui semble aujourd’hui intéressant de considérer sous un jour plus monographique, en passant du panoramique au gros plan. Le Contre Fauste, œuvre anti-manichéenne de l’époque des Confessions, se révèle ainsi un des grands lieux augustiniens où puise Pascal. En dehors même de la formule capitale sur l’articulation de la vérité et de la charité (« Non intratur in veritatem nisi per caritatem »), qui a inspiré au moins quatre textes de Pascal, l’auteur des Pensées trouve dans ce traité polémique à la fois une arme contre l’Islam, dans lequel il voit une reviviscence du manichéisme, et les éléments d’une méthode exégétique fondée sur la lecture figurative des textes sacrés. On ne saurait en tout cas être surpris, dans le milieu de Port-Royal, par la référence à un autre traité augustinien – le De Correptione et gratia – auquel est consacrée ici une étude spécifique : « Pascal et la “clef” d’Augustin. La Réprimande et la grâce » (p. 109-121). L’analyse méticuleuse des emprunts et des traductions prouve un rapport direct de Pascal avec le texte même du traité augustinien, dans la langue originale. Si évidemment les Écrits sur la Grâce y recourent largement, il est plus inattendu en revanche de trouver sa marque dans les Pensées. La notion, centrale, de nature corrompue (le leitmotiv lancinant du « ne… plus » – p. 119) est, pour Philippe Sellier, la transcription et l’orchestration des solutions théologiques du traité anti-pélagien. Mais, par cette référence augustinienne, c’est le projet même de Pascal qui se trouve éclairé – « ce grand ouvrage qu’il avait entrepris pour la religion », selon les mots de Gilberte, et que, depuis V. Cousin, la critique se plaît à intituler apologie, avec tous les malentendus que le terme alimente. Quel sens y a-t-il à adresser un discours aux incroyants, quand on est convaincu que la seule efficacité est celle de la grâce ? Cette question essentielle sur laquelle bute la critique pascalienne est exactement le sujet du De Correptione – réponse d’Augustin aux moines d’Adrumète, qui formulaient une objection similaire sur l’opportunité des réprimandes et des corrections quand on donne tout à la grâce. Si par apologie on entend une sorte de dispositif de conversion, le mot ne saurait aucunement convenir au projet de Pascal. Si l’on tient cependant à conserver ce terme anachronique, on échappe à l’ambiguïté en préférant, avec Philippe Sellier, parler d’une « apologie de la vision catholique du monde » (« Pascal prophète existentialiste », p. 172).
Signalons encore un trait caractéristique des travaux de Philippe Sellier, et qui s’exprime abondamment dans le présent volume : l’importance accordée à la liturgie, dans la ligne de la précieuse étude de 1966 (heureusement rééditée en 1998) sur Pascal et la liturgie. Dans les travaux nombreux sur la Bible des écrivains, Philippe Sellier fait remarquer qu’un jalon est assez généralement omis : « Comment certains textes bibliques, certains versets en viennent-ils à hanter la conscience créatrice d’un Fénelon ou d’un Racine ? » (p. 269) Pour bien des chrétiens du Grand Siècle, la liturgie constitue la modalité concrète du rapport à l’Écriture. Repérer ces jalons ne relève pas d’un pur travail d’érudition, mais ouvre des horizons pleinement littéraires. Le critique décèle chez Racine une véritable imprégnation liturgique. Ainsi à l’arrière-plan de Phèdre, la présence du 975Dies Irae (dans la traduction en vers de Sacy) permet de lire l’œuvre comme une « tragédie des comparutions » (p. 89). Ce sont les prières de l’Office, les hymnes maintes fois entendues, qui donnent à la dernière pièce profane de Racine « cette exceptionnelle poésie du péché et du remords ». On comprend que la tragédie de Phèdre ait pu sceller la réconciliation de Racine et de Port-Royal.
La conclusion du volume se fait sur le mode de la confidence, dans une méditation aussi précieuse qu’inhabituelle, variation sur un titre de Mauriac : « Ma dette envers Pascal ». Philippe Sellier repère, dans sa propre expérience, les sept empreintes pascaliennes qui peuvent transformer une vie. Il faut avoir passé bien des années dans une intimité savante avec l’œuvre de Pascal, pour parvenir à une synthèse d’une telle justesse, et d’une telle force. Mais ce compagnonnage, on le comprend aisément, excède toute justification intellectuelle. Philippe Sellier en témoigne magnifiquement (p. 295) : « Pascal a été pour moi infiniment plus qu’un objet d’étude. Lui qui insiste si justement sur l’inconstance et l’inconsistance humaines, il m’a en quelque sorte armé, au sens où l’on parle de béton armé. »
Laurent Thirouin
Ronald W. Tobin,L’Aventure racinienne. Un parcours franco-américain. Paris, L’Harmattan, « Approches littéraires », 2020. Un vol. de 243 p.
Professeur émérite de littérature française du xviie siècle à l’Université de Californie à Santa Barbara, Ronald W. Tobin a rassemblé dans cet ouvrage une sélection de quatorze articles et chapitres sur Racine, parus entre 1976 et 2016. Une aventure de quarante années, à la recherche des « secrets » de l’art racinien.
Le volume s’ouvre par une préface qui reprend le titre de l’avant-propos du colloque Racine et/ou le classicisme (Santa Barbara, 14-16 octobre 1999), organisé à l’occasion du tricentenaire de la mort du dramaturge, en 1999 : « Doit-on encore aimer Racine ? » R. W. Tobin y retrace le parcours de ses recherches sur Racine en les réinscrivant dans l’histoire de la critique racinienne, avant d’esquisser une réponse à la question posée par le titre : les crises d’identité et le sentiment d’incomplétude, la fragmentation des rapports, des énoncés et des corps, le conflit entre diverses cultures, la violence des relations humaines sont autant de thèmes qui rendent les alexandrins familiers aux spectateurs et lecteurs du xxie siècle.
Les textes réunis dessinent les sujets de prédilection de l’auteur : Racine et l’Antiquité, l’approche psychologique des personnages dans la lignée des travaux de Charles Mauron, la mythologie, la gastronomie et l’espace racinien. Dans le premier texte, intitulé « Racine, Sénèque et l’Académie de Lamoignon », R. W. Tobin cherche à comprendre le silence de Racine sur sa dette envers Sénèque. Il souligne le décalage, dans la seconde moitié du xviie siècle, entre les commentateurs, critiques dans leur ensemble à l’égard du dramaturge romain, et les praticiens du théâtre comme Pradon qui n’hésitaient pas à revendiquer ce dernier comme source de leurs pièces. Selon lui, la sensibilité de Racine à la critique et les liens qu’il entretenait avec les membres du cercle Lamoignon – Boileau, au premier chef –, qui dédaignaient Sénèque, l’auraient empêché de s’avouer redevable à ce dernier. Cette attitude est emblématique du décrochage entre le discours critique et les réalisations dramatiques, caractéristique de la critique littéraire au xviie siècle. Les deux textes suivants proposent une lecture psychocritique. Le premier montre, 976en s’appuyant sur La Thébaïde, Andromaque et Britannicus, que le sentiment d’incomplétude théorisé par le médecin autrichien Alfred Adler en 1920, constitue une clé de la psychologie des héros. Ainsi les personnages raciniens éprouvent-ils, à des degrés divers, un manque fondamental qui les pousse à « compenser », autrement dit à chercher ce qui pourrait réparer cette « tare morale ». Dans « Néron et Junie : fantasme et tragédie », l’auteur explique pourquoi Racine ne pouvait s’inspirer d’une figure historique pour construire le personnage de Junie. Elle devait en effet incarner un idéal : l’idéal de pureté et de retenue auquel Néron aspire pour se libérer de l’héritage maternel, avant de s’en détourner. Dans l’article suivant, R. W. Tobin met au jour la continuité entre Les Trachiniennes et Phèdre. De Sophocle à Racine, la métaphore du poison donne à voir la contagion venimeuse de la passion. « Le plaisir chez Racine » montre le plaisir qu’éprouve l’auteur à surprendre le lecteur, en abordant les œuvres sous des angles inattendus. À partir du constat de la fréquence des termes « plaisir » et « plaire » dans les pièces de Racine, en particulier dans Britannicus – le lexique constitue à plusieurs reprises le point de départ de la réflexion de l’auteur –, R. W. Tobin met au jour la potentialité comique de cette tragédie, où chaque personnage s’imagine le héros d’une pièce de théâtre à fin heureuse et où perce l’ironie de Néron lorsqu’il observe, dissimulé, ces comédies. Le sixième article est consacré aux usages que la poésie et le théâtre des xvie et xviie siècles font de la figure d’Héraclès. R. W. Tobin observe « une réduction de la stature » du héros dans les pièces raciniennes où il est convoqué, en particulier dans Phèdre, à travers Hippolyte. Aspirant à devenir un « Thésée-Hercule », Hippolyte échoue en effet à la fois dans sa quête amoureuse et dans sa quête héroïque. Cette dégradation du mythe herculéen, que favorise la mode de l’opéra et du ballet, prélude à la démythification au héros au xviiie siècle. Dans la continuité de ses recherches gastrocritiques sur Molière (Tarte à la crème : Comedy and Gastronomy in the Theater of Molière, 1990), l’auteur s’intéresse à la tragédie biblique Esther, pièce où les références à la bouche, à la voix et à la langue sont nombreuses, alors même que le chant est un élément essentiel du spectacle. R. W. Tobin montre que ces références ont à voir avec la question de la nature et de l’expression de la vérité au cœur de la pièce. La réflexion sur l’espace est au centre de l’article qui suit, consacré à Phèdre. Rattachée à l’hérédité et aux sentiments, la géographie contribue au tragique. « Le choix d’Andromaque » cherche à remettre en cause ce que l’auteur présente comme un consensus de la critique : la perfection morale de l’héroïne. Il dresse le portrait d’une reine « stratège » qui recourt à la ruse et met en danger la vie de son fils par fidélité pour la mémoire d’Hector. C’est le thème du secret dans la dramaturgie racinienne qui est exploré dans l’article qui suit. Et de retrouver la question de l’espace. « Toutes les tragédies de Racine ont l’air de se passer dans un labyrinthe, un véritable réseau d’espaces » (p. 176). Analysant les entrées et les sorties dans « La scène et le hors-scène : les univers parallèles de l’Andromaque de Racine », R. W. Tobin montre d’abord comment le corps, faisant irruption par l’entrée d’un personnage, constitue un principe de réalité qui empêche le déploiement de l’imaginaire chez l’autre. Le paradoxe d’une héroïne qui se caractérise davantage par son absence que par sa présence – mis en évidence par Robert McBride (Aspects of Seventeenth-Century French Drama and Thought, 1979) – l’amène à la conclusion selon laquelle Andromaque joue dans deux pièces à la fois : une tragi-comédie, qui se déroule en coulisses avec son lot de péripéties et de violences, et une tragédie qui offre, sur scène, le spectacle de l’immobilité et de l’impuissance. Le hors-scène est également essentiel dans 977Britannicus : « s’y joue une véritable “politique des coulisses” ». Dans Bérénice, c’est la seconde intrigue, celle qui implique Antiochus qui se déroule en coulisses. Ainsi l’unité d’action est-elle remise en cause par cette intrigue invisible. Ajoutant que le grand nombre d’entrées et de sorties dans la pièce compromet l’unité de lieu, l’auteur fait de Bérénice la pierre de touche de la volonté chez Racine de prendre des libertés avec les règles. Le dernier texte, intitulé « “Triste objet” : le sparagmos d’Hippolyte et la fin de la tragédie profane de Racine », montre que le dramaturge, à travers le déchirement du corps d’Hippolyte, écho lointain de la mutilation d’Œdipe, met au cœur de sa pièce le thème de la fragmentation, clé de l’anthropologie racinienne, selon l’auteur.
Ce volume représente le parcours du chercheur non comme un trajet linéaire, mais comme une aventure qui s’accomplit au gré des circonstances, des intuitions, des désirs, et qui donne à voir le plaisir sans cesse renouvelé de la lecture et de l’herméneutique.
Élodie Bénard
Josefa Terribilini,À chœur perdu. Les traces du chœur antique dans la tragédie française du xviie siècle. Lausanne, Archipel Essais, 2020. Un vol. de 147 p.
La maison d’édition « Archipel Essais » publie des études des chercheurs en littérature française de l’Université de Lausanne, mais aussi les meilleurs mémoires des étudiants de cette université. C’est de cette seconde catégorie que relève ce mémoire de master 2 de Josefa Terribilini dirigé par Lise Michel, qui honore son étudiante d’une belle et synthétique postface (p. 143-147).
Le sujet est aussi intéressant que difficile, dans la mesure où il s’intéresse à une absence jugée éloquente, une absence qui n’en serait pas vraiment une puisqu’il s’agit d’observer les « traces » profondes qu’elle a laissée. L’objet de la démonstration est en fait double : il consiste à prouver que les chœurs ne disparaissent pas vraiment au xviie siècle, d’une part parce que le chœur continue d’être présent sous d’autres formes, d’autre part parce que les chœurs avaient commencé à se simplifier dans leurs fonctions au temps de Sénèque déjà, si bien que la disparition visible sur scène n’est que la dernière étape d’un long processus.
C’est la première raison surtout qui se voit développée et qui dicte son plan à l’étude : Josefa Terribilini identifie sept fonctions du chœur antique (fonction d’écoute, fonction herméneutique, fonction contextuelle, fonction émotionnelle, fonction didascalique, fonction délibérative et fonction politique) et étudie comment ces sept fonctions sont prises en charge au xviie siècle dans des tragédies françaises désormais sans chœur. Pour ce faire, elle se fonde sur un corpus comprenant, pour le xviie siècle, Antigone et Iphigénie de Rotrou, La Thébaïde et Iphigénie de Racine et, pour l’Antiquité, Iphigénie à Aulis d’Euripide, source grecque des Iphigénie sacrifiées françaises, ainsi que l’Antigone de Sophocle et les Phéniciennes d’Euripide, sources des deux histoires françaises d’Antigone rendant les derniers hommages à Polynice.
La première partie, avant de se pencher sur la reconfiguration des cinq premières fonctions du chœur, cherche à expliquer les raisons de sa disparition au début du xviie siècle. La principale raison retenue est l’exigence de vraisemblance (comment 978un groupe de personnes pourrait-il rester au même endroit, généralement dans un palais, une journée entière de manière vraisemblable ?) qui se fait impérieuse dans les années 1630, mais d’autres pistes sont envisagées, complémentaires : raison économique (monter des chœurs dans des théâtres professionnels coûte trop cher à la troupe), esthétique (le discours sentencieux et le lyrisme séduisent de moins en moins), dramaturgique (le chœur doit agir, conformément à la poétique aristotélicienne redécouverte).
La deuxième partie étudie comment « le chœur grec, par sa fonction intermédiaire (dans l’espace théâtral et dans l’économie de la fable), s’érigeait en arbitre du conflit tragique » (p. 57), et montre comment la structure des pièces de théâtre et, dans une moindre mesure, la construction des personnages, dans les tragédies de Rotrou et de Racine, « prennent en charge la fonction délibérative » (p. 95). Cette deuxième partie conduit donc à nuancer l’idée généralement répandue selon laquelle le confident a remplacé, dans la tragédie française, le chœur antique : « plusieurs des fonctions du chœur sont prises en charge par divers dispositifs. Les confidents en constituent assurément un, mais il en existe d’autres » (p. 11), et parmi les autres figure l’économie de l’action elle-même.
La troisième partie se penche sur la fonction politique du chœur antique et sur les conséquences de la disparition du chœur comme personnage collectif. La disparition du chœur représentant une « communauté unanime et soudée » (p. 99) contribue encore au recentrement de l’action sur des personnages strictement individuels montrés dans des lieux privés. Certes le passage à l’intimité des lieux scéniques va s’accentuant au fil du xviie siècle et « la dramaturgie de Rotrou n’est pas encore une dramaturgie de l’intimité » (p. 102), mais la disparition du chœur constitue une première étape importante. Sans le soutien du chœur tragique, les personnages mythologiques de Rotrou comme de Racine « affrontent seuls leur déchirement » (p. 109), tandis que le public est lui aussi coupé de la fiction. Le spectateur, « encouragé à ne se concentrer que sur l’illusion qui se joue devant lui » (p. 119), n’est plus inclus dans un rituel commun interrogeant la responsabilité politique : parce que l’Iphigénie racinienne veut mourir pour assurer la gloire de son père tout autant que de ne pas pouvoir épouser l’homme qu’elle aime, la dimension patriotique du mythe a disparu et le spectateur, en pleurant sur les malheurs de la fille d’Agamemnon, n’a cure de réfléchir à la question du bien commun. « La suppression de l’élément choral dans les tragédies françaises contribuerait donc à entraver l’examen critique du public » (p. 128).
En définitive, il apparaît que, des sept fonctions assumées par le chœur grec, deux (la fonction émotionnelle et la fonction politique) ne sont pas reprises par les dramaturges du xviie siècle. Sans les chœurs qui étaient touchés par l’action, la médiation critique introduite entre le public et les personnages disparaît, et avec elle l’atténuation des émotions des spectateurs. La tristesse des personnages heurte de plein fouet les spectateurs du xviie siècle qui, en proie à leurs passions, n’ont plus la disponibilité d’esprit nécessaire pour conduire une réflexion politique à partir de l’histoire qui se joue devant eux. Sans les chœurs, l’émotion des personnages et des spectateurs culmine et l’instruction politique du public décroît. Le chœur, restauré dans la deuxième moitié du xvie siècle au moment où sont redécouvertes et imitées les tragédies antiques, le chœur qui figurait encore dans l’Antigone de Garnier, disparaît donc sacrifié sur l’autel de la nouvelle dramaturgie des années 1630 fondée sur le primat de l’action et de la vraisemblance. Mais sa transformation, qui devait conduire à cette disparition, était amorcée depuis longtemps. 979À la Renaissance, lorsque le théâtre grec ancien est joué, il l’est souvent sans les chœurs et les chœurs ressuscités dans les tragédies françaises le sont sur le modèle des tragédies sénéquiennes : comme chez Sénèque, ils « n’incitent pas au débat et à la réflexion mais servent avant tout d’intermèdes, chantés et dansés, durant les spectacles » (p. 17), les paroles des chants roulant sur des thèmes communs comme l’inconstance de la fortune. Le xvie siècle, en prenant pour modèle la tragédie latine de Sénèque plutôt que le théâtre grec ancien, avait donc déjà scellé le sort du chœur au sein de la tragédie française : sa disparition pure et simple dans la tragédie déclamée unie n’était plus qu’une question de temps.
Carine Barbafieri
Anne-Marie Louise d ’ Orléans, duchesse de Montpensier, Œuvres complètes I et II. Mémoires . Édition critique de Jean Garapon. Paris, Honoré Champion, « Sources classiques », 2020. Deux vol. de 1462 p.
Depuis plus de trois décennies qu’il a lié sa destinée à celle de la célèbre cousine de Louis XIV, Jean Garapon n’a cessé de lui rendre hommage : deux études majeures – La Grande Mademoiselle mémorialiste (Droz, 1989), La Culture d’une princesse (Champion, 2003) –, une gerbe d’articles et une brassée de colloques sur les Mémoires où elle tint son rang. Il lui offre aujourd’hui, à défaut du couronnement dont elle rêva longtemps, le seul auquel elle eût sans doute consenti sans craindre de déchoir : l’édition de ses irremplaçables Mémoires, renouvelés aux principes les plus rigoureux de l’édition de texte et présentés dans une ample préface (70 pages). Les lecteurs se fondaient jusqu’à présent sur l’édition de l’historien Adolphe Chéruel (4 vol., 1854-1855), d’après le manuscrit autographe conservé à la Bibliothèque nationale de France, dont Bernard Quilliet donna naguère une version abrégée dans la collection « Le Temps retrouvé » au Mercure de France (2005). Or, Chéruel fit subir au texte de multiples altérations et ne tint aucun compte de deux importantes copies, un manuscrit du fonds Egerton conservé à la British Library et, à la Bibliothèque nationale, le manuscrit Harlay, remis par la princesse elle-même au premier président du parlement de Paris. Grâce à ces deux inédits, dont la comparaison l’a convaincu de privilégier le manuscrit de la British Library, Jean Garapon restitue aux Mémoires leur important début, dont le manuscrit original s’est trouvé amputé et qui n’avait jamais été édité de façon satisfaisante jusqu’alors. La lecture minutieuse de l’autographe, même s’il demeure des incertitudes imputables à l’état du manuscrit – mots pris dans la reliure, difficultés de déchiffrement de l’écriture de la grande Mademoiselle, que son propre père avait priée d’utiliser un secrétaire même pour sa correspondance privée –, délivre un texte au plus près de l’authenticité, rafraîchi par une orthographe et une ponctuation modernisées, des paragraphes, absents de l’original, harmonieusement distribués. Ces choix participent beaucoup à la lisibilité et à l’agrément du texte. L’accompagnement des notes, à la fois précis et discret, apporte tous les éclaircissements souhaités par le lecteur du xxie siècle. L’« aisance d’un usage mondain de la parole » (p. 9) se trouve restitué dans sa fraîcheur : les phrases courtes, la présence constante du « je », les multiples insertions dialoguées – il n’est presque pas de page qui n’en comporte –, la variété des tons, la palette des genres mondains convoqués avec aisance, rendent une impression de théâtre intérieur extrêmement vivant, 980sincère et même naïf, là où la ponctuation de Chéruel avait quelque peu guindé l’impression de naturel d’une conversation menée « avec l’autorité brusque d’une parole princière de sorte que le lecteur a souvent le sentiment […] d’écouter la parole vivante de Mademoiselle » (p. 68).
Il s’en faut de beaucoup en effet que ces Mémoires aient partie liée avec une légèreté que l’on aurait tort d’accoler à la culture mondaine. Il ne sera plus possible non plus de suivre absolument Sainte-Beuve selon qui « En un mot, elle fit de la littérature comme elle avait fait de la guerre civile et tranché de l’amazone, à l’aventure, à l’étourdie, haut la main » : Mlle de Montpensier, comme tant de figures féminines des lettres au Grand Siècle, Mme de Sévigné, Mme de Lafayette ou Mme de Motteville, est une mondaine éprise d’essentiel. La préface de Jean Garapon étudie dans les strates d’une écriture plusieurs fois interrompue depuis les lendemains de la Fronde, dans l’exil, jusqu’aux années 1689-1690, la constance d’un projet qui aura consisté à approfondir le regard sur soi, « la lente transformation d’une conscience selon les âges de la vie, avec la même voix toujours reconnaissable en dépit des altérations de l’existence » (p. 21). La chronique historique – les Mémoires recouvrent les années 1627-1690 –, comme dans les pages si célèbres sur la participation de la cousine de Louis XIV à la Fronde, le cède à l’expression d’une liberté politique personnelle, tandis que, plus tard, les désillusions se résorbent dans l’autoportrait d’une princesse indépendante. Ni la chronique de cour, ni les nombreux récits de voyages, qu’elle prend un grand plaisir à narrer, ne prennent le pas sur l’expression personnelle, qui attire tout à soi, dans la rêverie romanesque, la figuration de soi en héroïne et l’élaboration littéraire d’une mythologie personnelle. Mais c’est dans une ouverture à l’intime audacieuse, à laquelle le sentiment d’une exceptionnalité aristocratique n’est pas étranger, que se manifeste surtout l’originalité de l’auteur. Les déceptions de l’existence, en particulier le roman d’amour malheureux avec Lauzun, achevé en tragédie, ont été un agent majeur de conversion de la rétrospection, plutôt représentée dans ses débuts en remémoration heureuse éloignée d’un geste d’introspection, en quête d’« une cohérence d’ordre affectif, liée à une interrogation sur soi à la fois exaltée et malheureuse » (p. 65), où se reconnaît l’ébauche de l’autobiographie moderne.
Cette édition frappe donc de caducité celle de Chéruel, produit de l’état de l’historiographie du xixe siècle, et sa version abrégée du Mercure de France, pour le plus grand bénéfice des études littéraires et historiques à venir. Il faudra bientôt compter sur la poursuite de l’édition des œuvres complètes pour prendre toute la mesure, dans une période remarquablement riche en plumes féminines, notamment précieuses, de « la richesse et la fécondité de l’amateurisme littéraire » (p. 9) représenté par la constance de Mlle de Montpensier dans l’écriture, depuis les variations romanesques et mondaines – un divertissement littéraire collectif, L’histoire de Jeanne de Lambert d’Herbigny, marquise de Fouquerolles (1653), que Mlle de Montpensier fit imprimer à Saint-Fargeau, Divers portraits, imprimés grâce à Segrais (1658), et deux petits romans, La Relation de l’île imaginaire et L’Histoire de la princesse de Paphlagonie (1659), auxquels s’ajoute la correspondance échangée avec Mme de Motteville sur le rêve utopique d’une solitude lettrée –, jusqu’à la méditation chrétienne dans la mouvance de Port-Royal, les Réflexions sur les huit béatitudes (1685) et la publication posthume des Réflexions morales et chrétiennes sur le premier livre de l’Imitation de Jésus-Christ (1694).
Pascale Thouvenin
981Yohann Deguin, L’écriture familiale des Mémoires de la noblesse 1570-1750. Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2020. Un vol. de 376 p.
Les Mémoires aristocratiques de l’Ancien Régime forment un ensemble apparemment aisé à circonscrire de l’extérieur, et en réalité bien plus complexe à l’épreuve de la lecture. Ils sont certes des miroitements de pratiques sociales bien oubliées par nous, mais des miroitements défectueux, puisque sans appareil de notes sérieux et érudits il serait bien impossible à un lecteur moderne de s’y retrouver dans tous les enjeux des questions de rang, de succession, d’aventures matrimoniales, d’héritages, de procès, et le cas échéant de tactiques militaires, de querelles théologiques, ou même de questions médicales (les fièvres tierces ou quintes par exemple), la liste n’étant nullement exhaustive. C’est là tout un implicite des récits qui appartient pour nous au domaine des lisibilités perdues, pour parler comme Pierre Barbéris. Or toutes ces logiques sociales constituent le corps et la substance même des Mémoires, ce que masquent bien souvent les morceaux choisis ou les anthologies. Tel est donc le défi que relève Yohann Deguin dans cet ouvrage, en nous invitant à (re)parcourir ce vaste champ, sur une période conséquente (près de deux siècles), dans une optique fermement maintenue, celle d’une écriture familiale, d’une instance narrative à l’œuvre plus collective qu’on ne l’a souvent affirmée, et ce dans une perspective encore plus globale : « Les Mémoires constituent un observatoire privilégié, qui nous permettra de poser les fondements d’une anthropologie littéraire des familles » (p. 13). Cette perspective nous invite à re-considérer le je mémorialiste come un je collectif, un je pluriel, un je-nous selon une formule fréquemment employée. C’est ce à quoi s’attache plus particulièrement la première partie, consacrée à cette question de la famille (chapitre i). des réseaux de solidarité que sont les parents, les amis, les alliances matrimoniales (chapitre ii), les lecteurs (chapitre iii, fort bien venu), et la typologie des parentés imposées, choisies, niées, rêvées (chapitre iv).
Même si le résumé de l’ouvrage fait ici, par la force des choses, fi des nuances dans les analyses et fige en une opposition binaire ce qui est plutôt composé comme une circulation, la seconde partie va plus s’attacher aux reconfigurations de cette opération réticulaire, aussi mentale qu’existentielle, en s’intitulant : « D’encre, de terre et de sang, fabriquer la légende familiale ». Le mémorialiste est en même temps héritier (ou légataire) et donateur, et testateur (ou donataire), et comme tel les degrés de fidélité ou d’infidélité aux familles imposées ou choisies, reconnues ou rejetées, seront variables. Il se fait alors psychopompe (chapitre v, « le mémorialiste en Charon »), arpenteur de légendes (chapitre vii, consacré aux réactualisations des formes du merveilleux – catégorie essentielle à toute étude consacrée à la première modernité), ludion des récits généalogiques (chapitre vii), et obsessionnel patenté (voire visionnaire au sens qu’a le mot dans la langue classique) du lieu à s’approprier ou à se réapproprier (chapitre viii). Sur ce dernier point nous serions d’ailleurs, à titre tout personnel, presque tenté de voir effectivement le moment biographique de l’écriture des Mémoires comme une entreprise de conversion des mots – plus ou moins heureuse ou malheureuse, comme tout acte performatif – en vrai lieu à faire advenir.
La bibliographie à la fin de l’ouvrage ne peut qu’être conséquente (p. 325-352). Un index nominum permet une vue plus synthétique des plus de trente mémorialistes dont il est fait mention. Pour clore le volume, cinq tableaux généalogiques 982permettent de mieux suivre les fils tressés (ou pas) par certains Mémoires. L’ouvrage de Yohann Deguin est donc une belle entreprise pour rendre justice à la nature même des Mémoires, à leur matière, parfois oubliée en cours de route par la critique. Pour la critique qui souhaitait mener une lecture historique des Mémoires, les détails domestiques, apparaissaient comme des digressions regrettables, que l’on n’allait pas hésiter parfois à retrancher brutalement, selon une pratique qui a encore cours aujourd’hui. Pour celle qui voulait voir dans les Mémoires un style briller, voire étinceler, les parfois bien longues considérations généalogiques et les diverses affaires familiales traitées ne nourrissaient guère cet appétit esthétique. Enfin pour celle qui a cherché à combler le fossé bien arbitrairement établi dans les années 1970 entre la dignité autobiographique (et littéraire) de certains ouvrages d’un côté, la défectuosité de récits comme les Mémoires de l’autre, la tentation a pu être forte d’accentuer sa lecture sur un je plus singulier, traçant comme il le pouvait son chemin à travers obstacles et encombres, la famille n’étant pas le moindre de ces encombres. Les analyses de Yohann Deguin viennent donc donner aux Mémoires un cadre plus satisfaisant de ce point de vue, et permettent d’étoffer un dossier déjà bien épineux, celui de la question du but, de la destination de cette pratique mémorialiste. Pour qui, et pour quoi écrit-on des Mémoires sous l’Ancien Régime ? On se gardera bien de trancher, on notera que, comme tout bon ouvrage, celui-ci ouvre des espaces de discussion. En effet, on remarque que tous les textes abordés sont loin d’être égaux dans leur insertion à une geste familiale, et dans leur entreprise de réinventer le cas échéant d’autres solidarités. Des très grandes fidélités à l’héritage reçu aux ruptures de ban manifestes, l’éventail est très large, et ne rend donc pas tous les textes équivalents. De la même façon les reconfigurations opérées peuvent être douces ou faire violence, et les imaginaires qu’elles mobilisent apparaissent souvent comme un lieu unique, bien unique. La perspective anthropologique adoptée est indubitablement fructueuse, pour analyser ce qui est sans doute moins un genre littéraire qu’une pratique liée aux conditions mêmes de l’existence, qui simultanément s’y insère et les réaménage.
On peut alors se prendre à rêver, à l’issue de la lecture de l’ouvrage, à autant de monographies que de je-nous singuliers, selon l’équation « autant de mémorialistes autant de coordonnées différentes dans l’espace social, et de remodelages de celles-ci », monographies qui sauraient en dégager à chaque fois la fantasmatique singularité, la forme d’exception. Et, en attendant, plus modestement, de relire les Mémoires d’un œil bien plus averti.
Frédéric Briot
Florence Magnot-Ogilvy, Le Roman et les Échanges au xviiie siècle. Pertes et profits dans la fiction des Lumières. Paris, Classiques Garnier, « L’Europe des Lumières », 2020. Un vol. de 306 p.
Dans la ligne de ses travaux précédents, Florence Magnot applique à la fiction de la première moitié du xviiie siècle les principes de l’économie politique, en particulier le fonctionnement des échanges de biens, pour montrer comment le libéralisme, qui émerge alors avec l’utilitarisme, semble contesté dans des œuvres souvent ambiguës. Le projet est étayé par des références françaises et anglo-saxonnes solides et diversifiées, tout en prolongeant les voies ouvertes 983notamment par R. Démoris et par Y. Citton. Cette « critique oblique » n’implique pas la présence déclarée des doctrines économiques dans les textes choisis. Deux points sont à noter : l’insertion assumée d’analyses qui ne portent pas sur le roman ou sur la période des Lumières, et le rapprochement, sans contraintes chronologiques, d’œuvres de fiction appartenant à des sous-genres différents. La première partie s’intéresse aux voix qui disent le déséquilibre des échanges, celle du Factum critique de Boisguilbert comparée à la « voix blanche » du narrateur des Mémoires de M. le marquis de Monbrun de Courtilz de Sandras, un roman-mémoires souvent – mais pas toujours – pessimiste quant aux valeurs du monde dans lequel ce bâtard joueur évolue et où l’intrigue exige des personnages interchangeables. La forme épistolaire des Lettres persanes fait entendre des voix qui dialoguent, que ce soit à propos des Troglodytes, du fils d’Éole qui incarne Law ou de l’économie du sérail. Dans un deuxième temps l’accent est mis sur la compensation des inégalités de naissance ou de fortune. Le Financier de Mouhy laisse des doutes quant à l’efficacité des dons ; Mme de Gomez et surtout Challe mettent en scène ce que Florence Magnot analyse comme une « casuistique des échanges compensatoires » : Contamine a épousé Angélique, mais en écartant Mlle de Vougy, quant à l’amour de Des Frans et Silvie il est voué à l’échec dans un monde où le mercantilisme s’impose. Avec les personnages de Marianne et de Tervire, Marivaux présente deux aspects du rééquilibrage des fortunes, mais l’inachèvement de son roman pourrait bien souligner ses doutes quant aux effets de la compensation. La dernière partie pose la question de la récupération et de la perte en général. D’abord dans les contes, « L’île de la magnificence » de Mme de Murat et le magasin des naufrages des Quatre Facardins d’Hamilton, qui présentent une vision ironique de la splendeur royale et des échanges commerciaux, ou l’épisode lunaire des Aventures de Pomponius de Prévost, clairement dystopique. Le héros de Cleveland suit un parcours qui interroge l’harmonisation des intérêts (de Rouen à l’Amérique des Abaquis, jusqu’à la mort de Cécile, elle-même objet de transaction), la réparation n’étant pas possible pour tous les personnages à la fin du roman. Enfin le développement sur La Nouvelle Héloïse souligne la hantise de la perte : la gestion de Clarens ne corrige pas les effets de la dépendance des serviteurs, et l’amour, qui impose plusieurs sacrifices à Saint-Preux, donne lieu à un bilan négatif. Il y a nécessairement une part d’arbitraire dans un choix qui ne tient pas toujours compte des déterminismes poétiques, mais il permet de confronter des œuvres très connues à d’autres qui le sont moins. Cette étude fondée sur le dialogisme romanesque révèle de manière originale, jusque dans les métaphores, l’importance croissante du calcul et, au-delà du commerce, le dysfonctionnement des échanges sociaux tandis que les valeurs de la charité ou du sacrifice s’érodent.
Françoise Gevrey
Voltaire, Siècle de Louis XIV. Œuvres complètes , 11A-13D. Sous la direction de Diego Venturino. Oxford, Voltaire Foundation, 2015-2019. Sept vol., 2762 p.
L’édition des Œuvres de Voltaire dirigée par la Voltaire Foundation à Oxford a beau être pratiquement complète, elle nous offre encore quelques pièces incontournables de l’historiographie voltairienne. C’est le cas avec cette monumentale 984édition du Siècle de Louis XIV et des sept volumes qui la composent – et il n’en fallait pas moins pour collationner les variantes, annoter, et présenter les enjeux d’une œuvre qui a accompagné Voltaire tout au long de sa vie. Résultat d’un travail éditorial mené en collaboration avec le Centre de recherche du château de Versailles et dirigé par l’historien Diego Venturino, l’édition offre au public une version exhaustive et critique du texte et de ses variantes, ainsi qu’un appareil critique nourri, qui permet de bien comprendre les enjeux d’une œuvre qui a, entre autres, révolutionné le rapport à l’écriture de l’histoire.
Les deux premiers volumes (11A et 11B) sont consacrés à l’introduction. Dans le premier (11A), Diego Venturino présente, sur près de 300 pages, la genèse et le parcours de l’œuvre dans la réflexion historiographique menée par Voltaire tout au long de sa carrière. De manière surprenante, le propos débute en 1703, alors que Voltaire n’a que neuf ans. Il s’agit en fait d’indiquer d’emblée deux éléments fondamentaux : l’approche historique de Voltaire est imprégnée par son séjour à Louis-le-Grand ; l’exigence de rationalité, grâce notamment aux apports de Descartes, Locke ou Bayle, a déjà imprégné l’écriture de l’histoire d’un nouveau paradigme. « En ce sens, Arouet arriv[e] après la bataille » (p. 17) ; charge à lui cependant de faire de l’histoire une discipline critique, orientée d’abord vers la recherche de la vérité. Ce premier volume est complété par une « Présentation du “Catalogue des écrivains” ». Rédigée par Nicholas Cronk et Jean-Alexandre Perras, elle fait sans doute office de complément éditorial au tome 12, et rappelle que le Siècle de Louis XIV contribue aussi à ancrer une histoire littéraire qui se pense désormais à partir des classiques du « Grand Siècle », auxquels Voltaire feint de ne pas appartenir.
Le second tome de cette introduction (11B) fait quant à lui office de véritable édition critique, et présente les sources qui nourrissent la version oxonienne du Siècle. Y sont d’abord présentés les manuscrits, les éditions et les traductions du Siècle de Louis XIV. De la première publication, en 1739, aux volumes posthumes de Kehl, ce sont plus de 80 éditions qui sont minutieusement décrites. Quant aux manuscrits, ils sont accompagnés de reproductions iconographiques qui nous plongent au cœur de l’atelier d’écriture de Voltaire. Ensuite, dans un geste que ne renieraient pas certains éditeurs antérieurs – Beuchot en tête – sont rassemblées les variantes et les paratextes (lettres, avertissements, préface, avis ou note) qui accompagnent les différentes éditions du Siècle, jusqu’aux « notes de Condorcet » parues dans l’édition de Kehl. Enfin, parmi les annexes qui complètent ces volumes introductifs, signalons la « Liste des livres empruntés par Voltaire à la Bibliothèque royale (1736-1750) » (p. 325-351), dont l’intérêt dépasse largement le cadre de la présente édition !
Le troisième tome (12), intitulé « Listes et Catalogues des écrivains », voit la responsabilité éditoriale étendue à Nicholas Cronk, Jean-Alexandre Perras et François Moureau. Ce volume à valeur quasi encyclopédique – un terme qu’il s’agit de replacer dans le contexte du xviiie siècle, et plus particulièrement dans la carrière de Voltaire – présente douze listes et catalogues de personnalités qui ont, d’après leur auteur, marqué l’histoire du Siècle de Louis XIV. Outre le catalogue des écrivains – sur lequel nous aurons l’occasion de revenir – les listes sont de trois ordres : dynastiques (la liste des enfants de Louis XIV, des princes de la maison de France, des souverains contemporains, des gouverneurs de Flandres) ; politique et militaire (liste des maréchaux de France, des grands amiraux et des généraux des galères de France, des ministres d’État, des chanceliers, des 985surintendants des finances et autres personnages importants du gouvernement) ; artistique (catalogue des écrivains et liste des artistes célèbres). Ce volume s’attache à redonner à ces listes la valeur et la place (en tête du texte !) qu’elles ont perdues au cours du xixe siècle. Outre la question polémique – c’est celui qui dresse les listes qui choisit ceux qu’il mentionne et comment il en parle – qui a sans doute contribué à faire de ces pages de véritables chapitres attendus, lus et commentés au xviiie siècle, relevons la double nouveauté du geste voltairien : non seulement l’histoire de Louis XIV ne se résume pas à la seule vie du Roi, mais surtout les arts y ont autant, si ce n’est davantage, d’importance que les questions dynastiques et militaires. Témoin de la nécessaire contextualisation de documents peu étudiés, l’annotation remplit plus de la moitié du volume. Celui-ci ne saurait cependant être complet sans l’introduction de Nicholas Cronk et Jean-Alexandre Perras consacrée au Catalogue des écrivains, laquelle clôt, on l’a dit, le volume 11A.
Toutefois, après avoir relevé l’importance des catalogues aux yeux de Voltaire (11A, p. 307) et le dialogue que ces listes instaurent avec le reste du texte, après avoir également déploré le peu d’attention apporté à ces pages par la critique voltairiste, pourquoi avoir donné à ce volume une numérotation différente ? D’autant plus que l’équipe éditoriale a fait le choix, conforme à celui opéré par Voltaire à partir de 1768, de placer les listes et catalogues « raisonnés » avant le texte. Davantage qu’une simple annexe au Siècle – ne serait-ce que par son ampleur, sa qualité littéraire et sa dimension philosophique –, le « Catalogue » prend toujours plus d’importance et voit certes son statut réévalué au fil du temps, mais Voltaire va-t-il jusqu’à lui donner un statut de texte indépendant ? Il se lit, ainsi édité, en miroir d’un texte dont il souligne les aspects novateurs (propos centré sur la période et non sur le monarque, importance des arts au détriment des conquêtes militaires, …) davantage que comme une introduction.
Le tome 12 répond donc aux mêmes procédés éditoriaux que ceux utilisés pour les différents volumes qui constituent la trame du Siècle de Louis XIV, pourtant publiés au tome 13 et répartis sur quatre volumes : 13A (Ch. 1-12), 13B (ch. 13-24), 13C (Ch. 25-30) et 13D (31-39). Les critères choisis pour l’apparat critique sont rappelés dans une courte introduction liminaire, commune aux cinq volumes. C’est la version de l’édition encadrée, corrigée par Voltaire, achetée par Catherine II et conservée actuellement à la Bibliothèque nationale de Russie à Saint-Pétersbourg, qui a été choisie comme texte de base pour l’édition. Autrement dit, la dernière version revue par Voltaire. Ce choix apparaît comme une évidence. L’œuvre a évolué depuis les premières éditions de 1739 et il s’agit bien, pour Diego Venturino, de rendre compte de son trajet tout au long du xviiie siècle. À ce titre, l’apparat critique donne à voir les différentes variantes ou leçons du texte. Il est à la fois cohérent, clair et le plus exhaustif possible. Plusieurs outils intéressants viennent compléter cette volonté de replacer l’œuvre, son cheminement sous la plume de Voltaire et sa trajectoire éditoriale tout au long du xviiie siècle, comme la « Chronologie des chapitres » (ou « Chronologie des sous-Titres » pour le t. 12), synthétisée ensuite sous forme de tableau, et qui permet de retracer l’évolution du texte du vivant de Voltaire. La liste des ouvrages cités rappelle également la dimension historiographique de l’ouvrage et l’importante documentation consultée par l’auteur. En définitive, ce qu’offrent ces cinq volumes (12 et 13A-13D) au lecteur de la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, c’est une reconstitution de Voltaire plume à la main, entouré d’ouvrages : une histoire de l’historien au travail.
986L’annotation, explicitée dans une introduction commune aux tomes 13A à 13D, est placée après le texte et prolonge explicitement ce geste. Diego Venturino affirme en effet avoir cherché à « suivre au plus près le labeur d’un historien du dix-huitième siècle construisant son édifice, page après page, ligne après ligne » (13A, xvii). Pour ce faire, il distingue trois types de notes : une note liminaire qui sert à présenter l’argumentation, la datation et la bibliographie utile de chacun des chapitres ; celles, ensuite, qui servent à identifier, présenter et éventuellement transcrire les sources utilisées par Voltaire ; celles enfin où l’éditeur se permet de corriger certaines erreurs factuelles, tout en essayant de comprendre si elles sont le fait de Voltaire ou de l’historiographie qu’il avait à sa disposition. L’annotation se montre – on le devine d’après le but qu’elle poursuit – plutôt généreuse puisqu’elle occupe la seconde moitié de chacun des volumes. On ne peut que saluer le travail impressionnant et parfaitement cohérent réalisé par l’éditeur pour tenter d’emmener son lecteur au plus près de la plume de Voltaire.
Une riche iconographie, fruit de la collaboration avec le château de Versailles, vient donner une touche de faste à cette édition. Le premier tome s’ouvre en effet sur une magnifique reproduction en couleur d’une toile d’Henri Testelin, Louis XIV protecteur de l’Académie. Puis, ce sont chacun des chapitres qui se voient ornés d’une estampe choisie parmi les 25000 pièces que conservent les collections versaillaises. Ces reproductions iconographiques viennent rappeler, malgré un propos philosophique – souligné dès les premiers mots de l’avant-propos par la citation « j’écris pour agir » (D14117 ; 11A, p. 3) – et un regard neuf sur l’histoire qu’elle présente, que l’œuvre de Voltaire s’inscrit aussi dans une dynamique patrimoniale ambivalente. Si Voltaire affirme présenter l’histoire d’un siècle plutôt que celle de son Roi, « Louis XIV y est omniprésent » (11A, p. 281) alors même que la figure du monarque « embarrasse » (11A, p. 299) déjà les contemporains. Non seulement l’éloge de la France de Louis XIV a pu faire de l’ombre à celle de Louis XV et nuire dans le même temps à la réputation de Voltaire auprès de la cour, mais surtout elle a pu le rendre suspect jusqu’aux yeux des philosophes, lesquels « détestent un roi devenu le symbole du despotisme et du fanatisme » (idem). L’équation est délicate : comment minimiser le rôle de Louis XIV en faisant l’éloge des arts qu’il a contribué à soutenir ?
Et puis, comme le rappellent Nicholas Cronk et Jean-Alexandre Perras, Voltaire lui-même « entretient un rapport complexe avec la littérature du dix-septième siècle [et] se voit non seulement comme l’héritier mais aussi comme le gardien du Grand Siècle et de sa grandeur littéraire » (11A, p. 344). Pourtant, le « Patriarche » ne s’inscrit pas nommément dans son « Catalogue » et va même, dès les années 1760, jusqu’à donner une préférence à sa propre époque (« Le siècle de Louis XIV était beaucoup plus éloquent que le nôtre, mais bien moins éclairé ». D14363, 11A, p. 298). Il prend ainsi, en matière de littérature, une posture surplombante, et n’hésite pas à outrepasser son « devoir de mémoire » (11A p. 336) pour se laisser aller aux « règlements de compte personnels » (11A, p. 334). Flagrante dans le « Catalogue », ne serait-ce que du point de vue stylistique avec ses notices « concises et ciselées », quasi « épigrammatique » (11A, p. 332), l’irruption du contemporain n’épargne pas non plus le récit du Siècle de Louis XIV : « ne s’agit-il pas de prendre, à rebours de la façon dont était conçue l’histoire », le siècle précédent comme point de départ d’une « histoire laïque et naturaliste », pour « incarner la charge symbolique d’historiographe des Lumières » (11A, p. 7) ? Diego Venturino nous 987montre ainsi le cheminement de Voltaire qui, sous couvert d’une historiographie du Grand Siècle, dessine en réalité aussi les contours de son siècle.
Cette édition, exceptionnelle par son ampleur, par le soin accordé à l’établissement du texte, par la richesse des documents qu’elle présente, brille également grâce à un paratexte critique qui s’attache à présenter le Siècle de Louis XIV dans son contexte. Œuvre centrale dans la réflexion historiographique et philosophique de Voltaire, le Siècle de Louis XIV est une œuvre novatrice et ambitieuse – à tel point que le décalage entre l’attente suscitée et le résultat imprimé lui a valu de nombreuses critiques. C’est un des grands mérites de Diego Venturino et de celles et ceux qui ont contribué à réaliser cette édition que de nous en faire comprendre les enjeux, les ambivalences et les difficultés. Entre renouvellement de l’écriture historique, affirmation d’une histoire littéraire, dépendance aux sources, engagement idéologique et souci de plaire « aux honnêtes hommes qui détestent s’ennuyer » (t. 11A, p. 11), l’édition dévoile les différents écueils qui guettent Voltaire, historien-philosophe au travail.
Nicolas Morel
Charles de Villers, Correspondance 1797-1815. La médiation faite œuvre. Édition établie, annotée et commentée par Monique Bernard et Nicolas Brucker. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances », 2020. Un vol. de 533 p.
Cette édition de la correspondance de (plutôt à) Villers peut decevoir certaines attentes au premier regard : elle ne reproduit pas les lettres échangées avec les grands de l’époque (Goethe, Klopstock, Mme de Stael, Constant et bien d’autres), et elle publie le plus souvent les lettres adressées à Villers et non pas celles de sa plume. Mais cette première impression est trompeuse.
La publication ne se propose pas de fournir une version améliorée des éditions précédentes présentant la correspondance avec les célébrités. Monique Bernard et Nicolas Brucker renvoient eux-mêmes à l’édition d’Isler (1879/1883, uniquement des lettres adressés à Villers) et à celle de Kloocke et ses étudiants (1993, échange épistolaire entre Mme de Staël, Villers et Constant). Les éditeurs ont délibérément décidé de ne pas publier les lettres aux amis ou aux parents, mais de privilégier la publication de lettres inédites et de focaliser sur Villers comme intermédiaire culturel (p. 30). Néanmoins, quelques lettres déjà publiées – comme celle de Cramer bien connue décrivant Villers comme « Zwiemensch » – sont reproduites. Les éditeurs déplorent eux-mêmes le poids de la correspondance passive, ceci est tout simplement dû à l’état de conservation.
Dans la présente édition, il s’agit de mettre la lumière sur les médiateurs certes parfois de second plan et moins apparents que Mme de Staël et Benjamin Constant mais pourtant d’une grande importance. Ces rédacteurs, journalistes, éditeurs, publicistes, forment un vrai réseau franco-allemand. Ainsi, la publication des lettres contribue-t-elle à réhabiliter la « secondarité » (Rémi Brague), à écrire l’histoire des transferts culturels – comme le souligne le sous-titre « la médiation faite œuvre ».
La publication est le fruit d’un travail immense : recherche de lettres dans les archives, transcriptions (Kurrentschrift de Smidt !), traductions, annotations, commentaire, recherche bibliographique. Les éditeurs font précéder les lettres 988d’une partie introductive qui présente l’itinéraire intellectuel de Villers puis donne des répères biographiques, bibliographiques (les éditions de la correspondance de Villers publiées antérieurement, les publications de Villers et les principales études sur Villers) ainsi que les principes d’édition (modernisation modérée de l’orthographe, traduction en français des lettres en allemande).
Les lettres à Villers viennent souvent de la Staatsbibliothek Hamburg, celles de Villers par contre sont extrêmement dispersées (Metz, Paris, Brême, Göttingen, Wolfenbüttel, Hambourg). Dans l’échange épistolaire transperce son talent pour l’amitié et le « code switching » bi-culturel, ce dernier étant en même temps freiné par son dédain généralisé pour la culture française de son temps. Ses lettres témoignent de la maîtrise presque parfaite de l’allemand. Heureusement, les éditeurs ont laissé les quelques rares fautes subsistantes (« meine warme (sic) Wünsche », p. 389, ou « zu mein (sic, T. K.) Opusculum », p. 345).
L’ouvrage réalise une composition homogène du texte en rassemblant les lettres autour d’un correspondant. Les lettres de Baudus et de Collignan occupent la plus grande partie. C’est ici que l’absence de lettres de Villers est flagrante. Le volume est divisé en trois parties : correspondance avec les journalistes ; avec les libraries ; action publique. Chaque partie est précédée d’une introduction instructive.
Dans la première partie, le lecteur trouve la correspondance avec Baudus, rédacteur en chef du Spectateur du Nord, avec Millin, éditeur du Magasin encyclopédique, avec Cramer, publiciste vivant à Paris, et avec les éditeurs de l‘Allgemeine Literaturzeitung. L’échange ouvert avec Baudus, ondoyant diplomate ménageant les royalistes et républicains, et l’« intransigeant » Villers (p. 38) révèle des différends sérieux quant à l’orientation politique et l’appréciation de Kant. La seule lettre de Villers (p. 119 sq.) mentionne « les beaux esprits parisiens » qui le traitent avec « tant de hauteur et de mépris » (p. 120). En revanche, Millin (« mon cher frère d’armes », p. 137) est, avec Mercier, un vrai allié en France. L’échange avec Cramer se distingue surtout par la verve joyeuse de l’Allemand (« Le Germano-Gaulois au Gallo-Germain », p. 155). Cramer semble jouer à Paris le rôle que Villers joue en Allemagne. Mais le ton enthousiaste de Cramer cache aussi des divergences profondes quant au jugement sur la Révolution et sur Napoléon. La correspondance avec les éditeurs de l’Allgemeine Literaturzeitung (Bertuch, Schütz, Wieland, Ersch) reflète le sentiment de gratitude envers une revue qui recense ses œuvres et lui donne l’occasion de mener son combat contre « la funeste culture de la France » (p. 160). Parfois l’intercesseur de la culture allemande en fait trop, il est lui-même conscient du « dualisme de sa vie » (p. 161). Il écrit en français à Schütz, en allemand à Esch.
L’échange avec les libraires permet de reconstruire les projets de publications aboutis et avortés de Villers. Il entretient une relation amicale avec l’éditeur messin Collignon. Collignon édite les œuvres de Villers sur Kant et Luther, Villers l’informe de l’actualité du livre en Allemagne. Collignon accepte le désir de germanisation de Villers (« mon cher Weiler », p. 223). Le jeune Brockhaus publie des suppléments de L’Érotique comparée, puis les œuvres anti-napoléoniennes. En coopérant avec Perthes et son Vaterländisches Museum (treize lettres de Villers), Villers rejoint le combat allemand contre l’occupation française – notamment des villes hanséatiques – à partir de 1810. Il écrit à Perthes en allemand. Portalis qui entretient une relation ambiguë envers Napoléon, sollicite l’expertise de Villers pour des questions de taxation de livres.
989La dernière partie sur l’action publique montre le rôle de Villers dans la défense des villes hanséatiques et des universités allemandes. La relation avec Brême s’avère plus heureuse que celle avec Lübeck, la ville qu’il a défendue avec tant d’audace. Brême se sert des services de Villers et lui décerne la citoyenneté d’honneur. La correspondance avec Smidt, maire de Brême, (à une exception près toutes les lettres sont de Villers) révèle le lien cordial avec cette ville. Villers sollicite le soutien de Smidt quand il est démis de ses fonctions de professeur en 1814 par le nouveau gouvernement hanovrien. L’échange avec Tydeman, un allié néerlandais dans le combat pour les universités menacées de suppression, permet de reconstruire une action transfrontalière pour une certaine idée de la liberté.
La correspondance montre très concrètement la personnalité et les nombreux efforts de Villers en faveur de la médiation de la culture allemande. Son immersion dans le monde germanique est certainement plus profonde que celle de Mme de Staël et même de Constant. Le ton des lettres varie fortement selon le correspondant. L’écriture de Villers fait preuve de courtoisie, d’élégance et de flexibilité qui lui font parfois défaut dans ses essais théoriques. Sa personnalité aussi aimable et chevaleresque qu’intransigeante ne peut pas empêcher le désastre qui le frappe à la fin de sa vie.
Le commentaire de Monique Bernard et Nicolas Brucker est excellent. Il permet aux lecteurs de comprendre le contexte souvent compliqué. Il intègre les résultats de recherche, comme par exemple l’étude de Geneviève Espagne sur Millin. Les annotations en bas de pages montrent la connaissance immense des éditeurs et du contexte français et du contexte allemand. Ils ont ajouté en fin de volume un répertoire biographique donnant des informations plus amples sur les personnes mentionnées dans les lettres. Les trois index – des personnes, des lieux et des ouvrages (mentionnés dans la correspondance) – permettent au lecteur de se retrouver dans les lettres. Mentionnons également l’excellente traduction de lettres écrites en allemand. Parfois les lettres sont plus lisibles dans leur traduction, notamment celles de Cramer.
On ne peut dire que du bien de cette publication, qui fait entrevoir au lecteur les efforts soutenus et souvent vains de Villers et de ses alliés. L’ouvrage porte à la connaissance du public un réseau jusqu’alors inconnu. Il complète l’étude (1976, parue depuis en ligne) et la biographie (2016) de Villers par Monique Bernard, et les actes du colloque sur Villers, édités par Monique Bernard et Nicolas Brucker (2019). Il témoigne de l’engagement infatigable et toujours à reprendre en faveur des médiations et compétences transculturelles, celles de Villers et celles des éditeurs.
Thomas Keller
Cécile Guinand,Roman et caricature au xixe siècle. Poétiques réalistes entre Illusions perdues et Éducation sentimentale. Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 2020. Un vol. de 455 p.
Cet ouvrage issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’université de Neuchâtel en 2018 étudie ce que le roman réaliste, ici considéré à partir des œuvres majeures Illusions perdues et L’Éducation sentimentale, doit à la caricature du xixe siècle, abordée à la fois comme procédé et comme médium, et de quelles manières il se l’approprie dans son économie narrative et son système de représentation. Ce 990rapprochement intermédial et intersémiotique est motivé par une convergence de moyens formels, mais aussi parce que les écrivains eux-mêmes ont pensé leur rapport à la caricature, qui a participé à leur formation, façonné leur vision du monde et nourri tout un imaginaire socioculturel. En s’appliquant à « définir une rhétorique visuelle et textuelle de la caricature en rapport étroit avec ses supports médiatiques » (p. 383), Cécile Guinand réinscrit avec justesse la caricature au cœur des projets poétiques des deux romanciers et montre comment « la caricature, chez Balzac, a pour fonction de lever le voile sur la vérité d’un personnage ou d’une situation, sans toutefois en épuiser la complexité, alors qu’elle se montre chez Flaubert plus ambiguë, se rapportant à des points de vue subjectifs qui tendent à s’annuler mutuellement. » (p. 19) Cela fait apparaître une réappropriation sur le mode de la complication chez Balzac et sur celui de la neutralisation chez Flaubert (p. 388).
L’étude procède en deux parties solidement articulées. La première, centrée sur les rapports entre le texte et l’image, explore les codes rhétoriques de la caricature qui permettent d’envisager sa transposition textuelle, rappelle la pensée de ses premiers théoriciens modernes (Baudelaire, Champfleury, les Goncourt) et retrace ses principales influences (origines du portrait-charge, héritage anglais via Hogarth, importance littéraire de Callot, substrat physiognomonique via Töpffer prolongeant Lavater). Elle explore surtout le dialogue avec les caricaturistes sur lesquels se centre l’analyse et que met en valeur un feuillet central de reproductions en couleur : Daumier, Gavarni, Grandville, dans une moindre mesure Monnier et Traviès, c’est-à-dire les grands noms de la presse satirique illustrée de la monarchie de Juillet, contemporains de l’entrée en littérature de Balzac et à l’origine du répertoire de scènes et de types que convoquera Flaubert rétrospectivement.
La seconde partie de l’ouvrage situe les appropriations textuelles de la caricature dans le laboratoire des formes et des genres de l’époque, où sont décisives la presse, la littérature panoramique, la scène théâtrale et les déclinaisons du dispositif de l’album. L’ensemble forme une constellation extensive et multifactorielle dans laquelle cette étude s’emploie à faire apparaître des correspondances signifiantes. En allant de l’œuvre à son support puis à son contexte de production, elle associe la finesse du décodage historique et idéologique requis par le sujet à une attention portée aux microformes et à leur circulation, souvent dense et complexe, comme le rappellent notamment les types célèbres de la lorette ou de Robert Macaire, figures hautement sérialisées et multimédiales.
Si les travaux ne manquent pas sur la caricature française du xixe siècle et ses influences en littérature (voir encore la thèse d’Amélie de Chaisemartin sur la création des types), le présent ouvrage offre un prolongement avisé des études existantes en croisant judicieusement une sémiotique visuelle et une poétique historique des textes. L’étude s’appuie sur les spécialistes des formes du rire (M. Melot, N. Preiss, D. Sangsue, B. Tillier, A. Vaillant), convoque les théoriciens et historiens de l’image (Ph. Hamon, Ph. Kaenel, S. Le Men, E. Stead, B. Vouilloux), s’inscrit dans l’histoire des rapports entre presse et littérature (R. Chollet, M.-E. Thérenty) et prend en compte des corpus moins considérés et pourtant cruciaux, tel le massif de la littérature panoramique et des Physiologies, auquel sont consacrés des développements détaillés. Depuis un positionnement assuré dans ces différents champs de recherche qu’elle fait dialoguer de manière fructueuse, l’étude veille à établir des critères opérants pour repérer, situer et interpréter la caricature textuelle, 991dans une démarche progressive allant tantôt de la théorie aux exemples, tantôt du contexte aux effets de texte.
On comprend que les deux romans placés au centre de ce parcours sont nécessairement à réinscrire dans le substrat d’autres œuvres et qu’ils fonctionnent par ensembles. La tâche est d’autant plus considérable qu’elle implique un examen des archives, des correspondances, des avant-textes, des prospectus, auxquels s’ajoute le métadiscours des écrivains, chroniqueurs, journalistes et dessinateurs du siècle. Il s’agissait surtout de faire des romans de Balzac et Flaubert des œuvres témoins tout en étant capable de passer du dictionnaire de Pierre Larousse, au périodique La Caricature et au journal des Goncourt, en déployant une compétence d’interprétation à la hauteur des complexités des projets auctoriaux des écrivains et des spécificités des postures des caricaturistes.
Une telle approche interactionnelle a le mérite de penser non pas tant l’homologie que l’hybridation, à plusieurs niveaux. Celui, d’abord, de l’articulation des modes d’expression, depuis la nature icono-verbale de la caricature, qui associe une image à sa légende de manière consonante ou dissonante, jusqu’aux discontinuités de l’album, qui renoue avec le sketch et la galerie de types. Celui, ensuite, des transferts des formes et des genres, qui composent une intergénéricité permanente rappelant combien le réalisme est loin de pouvoir se penser uniquement sur le plan binaire de la représentation mimétique du réel, étant avant tout le résultat d’un laboratoire citationnel et intermédial régi par des dispositifs énonciatifs et éditoriaux. Celui, enfin, de la coexistence des registres, qu’il s’agisse des procédés narratifs ou des formes du rire, ici réunis dans une définition de la caricature textuelle à « intention comique, satirique ou ludique » (p. 42). Ces divers paramètres n’étaient pas de trop pour réussir à considérer ensemble les trois critères définitoires de la caricature repérés par Champfleury et Baudelaire : « sa valeur contextuelle, sa valeur analytique et sa valeur artistique » (p. 77).
Par la nature de son sujet, l’angle d’approche choisi et le parcours maîtrisé qu’elle développe, cette étude présente un double mérite épistémologique et disciplinaire. D’une part, elle contribue à penser plus directement les rapports entre la grande œuvre canonique et la multitude discursive et textuelle qui l’entoure. Dans le sillage des recherches sur les productions populaires, sur les discours sociaux et sur les objets transmédiatiques, elle décloisonne les corpus et remédie aux effets d’invisibilisation induits par une certaine historiographie. D’autre part, elle s’emploie à relier les formes d’expression verbale et visuelle pour les envisager de manière dynamique et évolutive : lithographie, gravure sur bois, imprimé périodique, description littéraire, représentation scénique, illustration d’album. En cela, elle contribue à étendre le champ des études visuelles au périmètre de la littérature en tant qu’élément sémiotique inscrit dans les imaginaires collectifs. Conjointement, elle enrichit la poétique littéraire d’une économie romanesque ressaisie dans la variété de ses contextes médiatiques, iconiques et cognitifs.
Renouvelant et précisant le regard sur deux grandes œuvres littéraires, Cécile Guinand donne à voir une textualité profondément travaillée par les langages de l’image. Elle ouvre aussi la voie à l’étude des rapports entre littérature et caricature dans d’autres genres que le roman réaliste.
Valérie Stiénon
992Gertrude Tennant, Mes souvenirs sur Hugo et Flaubert. Édition d’Yvan Leclerc et Florence Naugrette. Traduction de Florence Naugrette et Danielle Wargny. Postface de Jean-Marc Hovasse. Paris, De Fallois, 2020. Un vol. de 388 p.
Gertrude Collier, épouse Tennant (1819-1918), était déjà connue des spécialistes de Flaubert ; on savait qu’elle avait entretenu des rapports amicaux – vraisemblablement mêlés de sentiments amoureux – avec l’auteur de Madame Bovary. Cette bourgeoise victorienne, salonnière courue, amie et correspondante des plus grands artistes et écrivains de son temps, intéressera désormais aussi les hugoliens – certaines des remarques qui suivent ont d’ailleurs été nourries par une récente discussion du « Groupe Hugo » consacrée à cet ouvrage. En effet deux manuscrits récemment découverts dans une vieille malle de famille, Souvenirs du temps jadis pour mes petits-enfants comprenant des anecdotes sur Victor Hugo et Souvenirs sur Gustave Flaubert (auxquels est jointe une correspondance entre Gertrude, ou sa sœur Henriette, et Gustave, ou sa sœur Caroline, « et autres lettres les concernant »), sont ici édités ensemble, traduits, soigneusement annotés et commentés, accompagnés de nombreuses illustrations, d’une chronologie, d’une bibliographie et d’une belle postface pleine d’esprit.
C’est donc un livre aussi intéressant qu’hétéroclite que nous procurent, aux éditions De Fallois, Yvan Leclerc et Florence Naugrette. Enrichis d’un paratexte critique toujours utile et éclairant (qui, à l’occasion, précise ou rectifie des remarques lacunaires ou contestables), les textes de Gertrude Tennant sont des objets étonnants, hybrides, qui empruntent à plusieurs genres : Florence Naugrette note que les Souvenirs sur Victor Hugo hésitent entre l’autobiographie, les mémoires personnels, les souvenirs littéraires, et empruntent à ce quasi-genre qu’est le récit de visite à l’écrivain (p. 41). Sans nous prononcer sur la question de savoir si cette hybridation générique, en l’occurrence, sert l’œuvre ou la dessert, sans exclure qu’elle puisse parfois déconcerter sans séduire, on appréciera en revanche l’incontestable talent de Gertrude Tennant pour peindre une scène, croquer un portrait, saisir une ambiance. Les aperçus qu’elle nous donne sur les membres du clan Hugo à Guernesey (où elle a séjourné en 1862), sur le caractère et le tempérament d’Adèle mère (épouse du poète) ou d’Adèle fille (fille du poète), sont aussi saisissants que précieux. La figure haute en couleurs de Hennet de Kesler, proscrit républicain, intime de Hugo, qui n’avait guère attiré l’attention des biographes jusqu’alors, domine en plusieurs endroits cette séquence guernesiaise. La description de Hauteville House, la demeure d’exil de la famille Hugo, emprunte efficacement aux codes du roman gothique. On plonge aussi dans l’intimité d’un Flaubert jeune, séduisant, spirituel, anti-conformiste, à deux doigts de l’héroïsme : un incendie, qui lui donne l’occasion de sauver la jeune Henriette, ajoute en passant une touche de roman d’aventure à l’ensemble.
Il est bien sûr question, dans ces pages, de littérature – mais moins, peut-être, que l’on aurait pu s’y attendre. La principale qualité de Flaubert, aux yeux de Gertrude Tennant, est « son inconditionnelle admiration pour Victor Hugo » (p. 248). De fait, les séances de lecture d’Hernani et surtout des Burgraves (pièce que Gustave admire mais que Gertrude trouve ennuyeuse) constituent un morceau de bravoure du mémoire sur Flaubert. Sur Hugo, Gertrude Tennant balance en fait entre sympathie et admiration d’une part, agacement d’autre part ; son jugement, 993qui emprunte souvent sans grande précaution à la critique « hugophobe », n’est pas sans point commun avec celui des aristocrates réactionnaires d’À la recherche du temps perdu – comme Jean-Marc Hovasse le souligne dans sa postface, où Proust lui sert de guide. Le conservatisme moral et esthétique de Gertrude Tennant s’expose surtout dans cette lettre bilingue si singulière où elle affirme à Gustave Flaubert, qui vient de lui envoyer Madame Bovary, qu’elle a trouvé le livre « hideux » et « détestable », incapable d’« élever la masse des esprits » (p. 306-307). C’est assurément une des pages les plus étonnantes, les plus intéressantes, peut-être les plus drôles, de l’ouvrage.
Moins que la longue traversée d’un siècle littéraire, les textes de Gertrude Tennant nous proposent quelques anecdotes, quelques aperçus, et nous invitent à quelques plongées dans la vie publique et privée de deux géants de la littérature que l’on connaîtra désormais un peu mieux ; le tout est émaillé de réflexions, de considérations, qui dessinent l’intéressant autoportrait d’une femme à la vie « extraordinaire », selon le titre français de sa biographie (David Waller, La Vie extraordinaire de Mrs Tennant, grande figure de l’ère victorienne [2009], trad. Françoise Jaouën, Paris, Buchet-Chastel, 2011).
Jordi Brahamcha-Marin
Elsa Courant, Poésie et cosmologie dans la seconde moitié du xixe siècle : Nouvelle mythologie de la nuit à l’ère du positivisme. Genève, Droz, « Histoire des Idées et Critique Littéraire », 2020. Un vol. de 808 p.
Dans son Histoire de la nuit (1977),Jorge Luis Borges décrit ainsi son sujet : « C’est précisément une histoire de la nuit, de la nuit que nous avons amplifiée à force de mythes, à force de craintes et d’espérances, à force de théologie. » Toute étude de la nuit est une rencontre avec une histoire culturelle et littéraire. C’est l’objet de ce volume, dense et illustré, qui se présente comme la version remaniée d’une thèse de doctorat en littérature française. Le propos d’Elsa Courant s’intéresse plus particulièrement au dialogue entre poésie et cosmologie, dressant le panorama de leurs échanges dans la seconde moitié du xixe siècle, après l’invasion de l’imaginaire romantique par la nuit. L’autrice rappelle que cette période de recomposition du champ littéraire est aussi marquée par des découvertes et progrès scientifiques qui bouleversent nos représentations du ciel. L’hypothèse structurante de ce travail est que poésie et cosmologie, en crise de légitimité, assument leur validité dans une complémentarité esthétique et philosophique.
Une question essentielle est posée dans l’Avant-propos : « D’où provient un tel sentiment d’évidence, quant au lien entre la poésie et le sujet cosmologique, et quel sens spécifique peut avoir ce sentiment dans la deuxième moitié du xixe siècle ? » (p. 12). Ce lien est justifié par les différentes définitions du terme « cosmologie », qui favorisent toutes sa rencontre avec la poésie. Le mot désigne depuis son entrée dans le Dictionnaire de l’Académie française en 1762 « une science des lois générales qui gouvernent le monde physique » (p. 13), mais aussi de manière diachronique « toute forme d’explication du système du monde en adéquation avec une culture donnée » (ibid.). Ces acceptions délimitent les quatre étapes structurant l’ouvrage.
La première, présentée comme une « introduction contextuelle et méthodologique à la poésie du ciel 1840-1900 », s’intéresse d’abord à la cosmologie comme science 994englobante, incluant des discours relevant de la métaphysique, de la mythologie et de l’esthétique, à un moment où émerge la notion de science moderne, distincte des Lettres. La contextualisation rigoureuse, qui est l’un des points forts de cette enquête, insiste ici sur la conquête de l’astronomie par le positivisme, dans les années 1830, qui exclut a priori la poésie du cosmos du champ des savoirs. Or, Elsa Courant prouve qu’un certain discours résiste à cette division, celui de la vulgarisation astronomique d’un Humbolt ou d’un Flammarion. En parallèle, la poésie confirme sa prédilection pour les thèmes et formes liés au cosmos (chapitre ii), d’abord portée par la valorisation romantique de la nuit, le sentiment de la nature et le sublime. Elle est aussi liée à une nouvelle qualité heuristique associée à la poésie moderne : en prose ou en vers libres, le poète cherche d’abord à dire le monde. Chez les 251 auteurs de poésie cosmologique recensés par Elsa Courant, le ciel a donc une présence thématique et épistémologique, philosophique ou religieuse, ce qui les éloigne de poèmes où la nuit, métaphorique, soutient le lyrisme personnel.
La deuxième partie porte sur les enjeux théologiques et métaphysiques de cette poésie du ciel, reflétant les questions qui agitent le siècle, entre matérialisme et foi, science et religion, tout comme les débats sur la mission sacrée de la langue des dieux et le nouvel orphisme. Cette partie passionnante, de loin la plus longue de l’ouvrage, illustrée de développements monographiques sur Mallarmé, Lamartine et Hugo, dresse également la généalogie indispensable de cette poésie spirituelle (chapitre iii).
Elsa Courant poursuit son observation de modèles cosmologiques concurrents dans sa troisième partie, qui prend pour point de départ une autre évolution du contexte scientifique : l’ouverture contemporaine du corpus mythologique aux œuvres traduites du sanscrit, aux découvertes et aux réécritures de corpus orientaux, puis l’invention de la mythologie comparée. Après avoir analysé les liens entre la poésie cosmologique, la mythologie et son langage, puis la contestation des mythes antiques ainsi que les voies de renouvellement possibles, la démonstration révèle que la confrontation avec de nouvelles conceptions de l’univers permet de revaloriser le pouvoir cosmologique de la poésie, héritage de l’Antiquité, sans entrer en rivalité directe avec le discours scientifique positiviste.
Enfin, la quatrième partie est perçue comme la plus « littéraire » du volume. Elle redécouvre de nombreux poètes méconnus, comme Valéry Vernier, replacés dans une généalogie historique. C’est aussi la première à se pencher uniquement sur la fabrique du texte. En effet, l’objectif est de montrer comment la cosmologie influence la composition de nouvelles formes poétiques, par la libération des modèles et la redéfinition du langage avec Henri Cazalis, René Ghil, Franck Vincent ou Stéphane Mallarmé (chapitre x), par l’utilisation de la poésie narrative avec les « poèmes-récits astronomiques » (chapitre xi) et enfin par « une anti-poésie du ciel » (chapitre xii) satirique. Léger et distrayant, ce dernier chapitre propose toutefois une clôture sérieuse. Ces pages confirment que le prisme de la parodie permet de prendre toute la mesure d’un fait littéraire, révélant son succès et insistant par contraste sur ses caractéristiques formelles et ses lieux communs : envol, découverte de mondes, philosophie orientale, métempsychose… La démonstration s’achève ainsi de manière très convaincante en entérinant l’existence du corpus bibliographique de la poésie cosmologique au xixe siècle.
La place nous manque pour un compte rendu plus précis des riches développements de cet ouvrage et pour développer toutes les pistes de réflexion qu’il soulève. Il faut préciser que quelque 800 pages du livre ont conservé les mises au point 995méthodologiques et théoriques de la thèse d’origine (ce qui pourra décourager le plus grand nombre, nous le regrettons…). Les rapports entre le ciel nocturne, le cosmos et la poésie sont un objet scientifique dont les chercheurs en littérature française du xvie siècle se sont saisi de longue date, tout comme les spécialistes du romantisme allemand. Après l’ouvrage de Hugues Laroche, Le Crépuscule des lieux : aubes et couchants dans la poésie française du xixe siècle (2005) et le volume collectif dirigé par Christian Chelebourg, Le Ciel du romantisme : Cosmographies, rêveries (2008), nous ne pouvons que nous réjouir de l’existence de cette synthèse informée et stimulante sur la poésie du cosmos, dans la littérature française de la deuxième moitié du siècle. Le xixe siècle est un jalon, à bien des égards, dans l’imaginaire culturel et littéraire de la nuit qui appelle une recherche plus conséquente, magistralement illustrée ici par Elsa Courant.
Bérengère Chaumont
Jean-Luc Steinmetz, Ces poètes qu’on appelle maudits. Genève, La Baconnière, « Langages », 2020. Un vol. de 228 p.
L’affinité de Jean-Luc Steinmetz pour les « poètes maudits » est l’un des fils directeurs de sa magistrale œuvre critique. Depuis sa thèse sur Pétrus Borel en 1984, il n’a cessé de questionner, à travers des essais, des biographies ou des éditions de textes, les œuvres de Rimbaud, Mallarmé, Lautréamont, Baudelaire, Nerval et Corbière. Son dernier volume en date rassemble onze études sur les « poètes maudits ». Des six auteurs que Verlaine a qualifiés comme tels, Jean-Luc Steinmetz en retient deux : Verlaine, qui ouvre la série, et Rimbaud, qui la referme. Il leur adjoint Laforgue, Aloysius Bertrand, les « petits romantiques », Nerval, Baudelaire et Lautréamont. Dans son « Avant-dire » (p. 7-11), qui présente la structuration de son livre, il définit les « poètes maudits » comme des « êtres de la marge dont l’œuvre ne fut pas reconnue sans peine et dont la personne physique eut à participer aux souffrances qu’encourut leur esprit » (p. 8). Avec un art judicieux de la formule, il ajoute que ces poètes, « jamais captifs des aires d’ici-bas (et, pour cela, en défaut constant de “contrat social”), ont eu souci d’offrir […] la souveraine preuve de ce qui fait que nous sommes êtres d’âme et de langage » (p. 11).
La première partie, « La vie dans le livre », montre, à partir des exemples de Verlaine et de Laforgue, « comment, dans leurs livres mêmes, [les poètes maudits] ont tenté de réfléchir leur vie, de la doter d’un sens (d’un destin) et de forger […] un mythe à leur dimension » (p. 8). Les poèmes de Verlaine et ses autoportraits littéraires révèlent les moyens par lesquels « Pauvre Lelian » a cherché à « unifier son être en déroute » (p. 23). La poésie de Laforgue expose « une mise au monde » (p. 31). Jean-Luc Steinmetz décrit son évolution et voit dans le choix de la complainte une écriture du ressassement qui permet au poète d’exprimer son propre « registre vocal » (p. 31) : dans ces « ritournelles rémoulées » que sont Les Complaintes, « les idées […] importent moins que la manière de réapparition, de hantise, afin de produire un chant […] simplement purgatif : vider, vidanger, “vidasser” ce qu’on a sur le cœur » (p. 31-32).
La deuxième partie, « Lisières du romantisme », aborde la marginalité des « poètes maudits » dans l’histoire littéraire à travers les exemples de Bertrand et des « petits romantiques ». Tenu pour le créateur du poème en prose, l’auteur de 996Gaspard de la Nuit n’a pourtant jamais utilisé cette dénomination pour désigner le « nouveau genre de prose » auquel il aspirait. Jean-Luc Steinmetz examine ce que l’œuvre de Bertrand doit à certains genres mineurs préexistants : la brève chronique historique, la bambochade, la ballade germanique ou anglo-saxonne, la fantaisie. L’hybridité constitutive de Gaspard de la Nuit explique sa singularité dans l’histoire de la poésie : « Unique, Bertrand l’est, au point de ne faire plus qu’un avec son livre et avec une forme sans réelle postérité » (p. 57). L’appellation de « petits romantiques », qui vient d’un livre d’Eugène Asse publié en 1896, dissimule mal la grande diversité des auteurs qu’elle prétend rassembler. Avec une érudition remarquable, Jean-Luc Steinmetz retrace l’évolution historiographique de cette catégorie des « petits romantiques ». Il précise les différentes conceptions qu’Alphonse Rabbe, Aloysius Bertrand, Jules Lefèvre-Deumier et Arsène Houssaye ont eues du poème en prose, et il présente les différents groupes qui ont existé au sein des « petits romantiques » (Jeunes-France, Petit Cénacle, Camaraderie du Bousingo, bohème du Doyenné). L’œuvre de Baudelaire a été redevable à tous ces romantiques de l’ombre : « Conscient héritier d’inquiétants solitaires dont il n’ignore ni les insuffisances ni le guignon, Baudelaire leur doit une attitude de vie (le clair affrontement au malheur) autant qu’une mutation des formes qu’il croit leur emprunter » (p. 81).
À la différence des romantiques allemands, les romantiques français n’ont guère prêté attention à l’activité onirique. Deux « poètes maudits », Nerval et Baudelaire, font toutefois exception : c’est à ces « Deux rêveurs » que Jean-Luc Steinmetz consacre la troisième partie de son livre. Les rêves relatés par Nerval dans Aurélia obéissent à deux fonctions antithétiques : initialement, ils devaient aider le docteur Blanche à diagnostiquer la maladie mentale de Nerval ; mais aux yeux de l’écrivain, ils se sont vite dotés d’un sens initiatique. « Nerval conçoit la maladie comme épreuve nécessaire et sa guérison comme pardon », souligne Jean-Luc Steinmetz (p. 94), qui distingue chez l’auteur d’Aurélia trois types d’activité onirique : les rêves, les visions et les Mémorables. Quant à Baudelaire, la présence du rêve dans son œuvre est plus forte dans Le Spleen de Paris et Les Paradis artificiels que dans Les Fleurs du Mal, où elle s’exprime principalement à travers le poème « Rêve parisien ». Après avoir souligné l’influence de Thomas De Quincey sur la conception baudelairienne du rêve, Jean-Luc Steinmetz commente le projet inabouti de la section « Onéirocritie » dans Le Spleen de Paris : à partir des treize titres de poèmes que Baudelaire prévoyait d’insérer dans cette section, il suppute leur contenu, afin de mieux appréhender le rapport du poète à l’onirisme. Ajoutons que cette analyse féconde pourrait être corroborée par l’esquisse de l’un de ces poèmes, « Symptômes de ruine », que Nadar a révélée dans son Charles Baudelaire intime en 1911 (rééd. Paris, Obsidiane, 1990, p. 94).
La quatrième partie, « En écoutant Les Chants de Maldoror », s’intéresse aux relations que l’œuvre de Lautréamont entretient avec le langage des sciences et avec la notion de sublime. Jean-Luc Steinmetz recense les nombreux emprunts que le poète fait aux sciences naturelles, aux sciences physiques, aux sciences médicales et aux mathématiques, afin de montrer que « cette hybridité fondamentale qui combine les sciences et les lettres » (p. 145) atteint un triple but : faire l’éloge de la pensée scientifique ; « apporter une vraisemblance d’illusionniste au texte » (p. 150), notamment en renouvelant le bestiaire fabuleux du genre épique ; et créer un nouveau type d’images, dans lequel le lien entre comparé et comparant est « moins une homologie évidente entre les deux termes que la mise en valeur de 997l’expression exacte du comparant » (p. 152). Si la dimension épique des Chants implique le recours au sublime, il s’agit chez Lautréamont d’un sublime inversé : « la tyrannie supérieure est méprisable vue d’en bas par le regard rebelle de Maldoror » (p. 159), si bien que cette vision dégradée de Dieu produit un « sacré négatif » (p. 163). Mais une telle « inversion carnavalesque » (p. 170) présuppose une hiérarchie ; et Jean-Luc Steinmetz de conclure : « L’exhaussement irrité d’une entité inférieure n’a lieu d’être […] que si les régions sublimes sont attestées. […] Le sublime se relève donc de son terrassement provisoire » (p. 165).
L’ouvrage se clôt par une « Suite rimbaldienne » comprenant trois mouvements. Le premier part d’une analyse de la composition des « Phares » de Baudelaire pour effectuer un parallèle avec le sonnet des « Voyelles » de Rimbaud : non seulement les deux poèmes suivent une même « logique du climax » (p. 186), mais en outre ils adoptent une même construction appositive favorisant la pensée analogique. Le deuxième mouvement de la « Suite » est consacré à la genèse d’Une saison en enfer, datée sur le manuscrit « avril-août, 1873 » : l’absence du mythe satanique dans les œuvres antérieures de Rimbaud et la lettre à Ernest Delahaye de mai 1873, dans laquelle Rimbaud explique qu’il travaille à « de petites histoires en prose » intitulées « Livre païen ou Livre nègre », conduisent Jean-Luc Steinmetz à penser qu’en avril 1873 « la fiction de la Saison n’est pas encore trouvée et que [Rimbaud] se situe alors en dehors de la topologie chrétienne de l’au-delà » (p. 194). L’expérience de « l’Enfer, autrement dit l’existence à Londres et la navrante issue de cette période à Bruxelles » (p. 196), a lieu en juin et en juillet 1873. Jean-Luc Steinmetz suppose donc une naissance de la Saison en deux temps : en avril, puis en août 1873. Cette « Suite rimbaldienne » se termine par une minutieuse étude de « L’Impossible », sixième section de la Saison.
En étendant l’appellation de « poètes maudits » à d’autres auteurs que ceux qui avaient été désignés comme tels par Verlaine, les onze études réunies par Jean-Luc Steinmetz invitent de façon particulièrement stimulante à réinterroger ce mythe apparu à la fin du xixe siècle.
Yann Mortelette
Aude Jeannerod, La Critique d’art de Joris-Karl Huysmans. Esthétique, poétique, idéologie. Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2020. Un vol. de 676 p.
La publication de la thèse d’Aude Jeannerod fait accomplir un pas décisif à la connaissance de la critique d’art de Huysmans, terrain qui n’a pas été visité méthodiquement depuis les ouvrages d’Helen Trudgian (1934) et de Charles Maingon (1977), et les études rassemblées, en 1987, par André Guyaux, Christian Heck et Robert Kopp, dans Huysmans. Une esthétique de la décadence.
L’ouvrage a pour premier mérite d’embrasser non seulement les trois recueils publiés par Huysmans (L’Art moderne, Certains et Trois primitifs), auxquels la critique s’est souvent limitée, mais la totalité des textes de critique d’art qu’il a dispersés dans diverses revues, sans juger bon de les reprendre en volume. En témoignent la liste chronologique ouvrant la bibliographie aux p. 611 à 617, le précieux index des titres des œuvres d’art citées, aux p. 661 à 672, et le travail d’identification effectué sur les tableaux commentés par l’écrivain. Maîtrise du 998sujet illustrée par l’attention portée aux modifications introduites par l’écrivain dans ses articles de presse lors de leur parution en volume, par l’exploitation intelligente du fonds Lambert de la Bibliothèque de l’Arsenal et par la familiarité que l’auteur entretient avec l’œuvre littéraire de Huysmans.
La connaissance de l’œuvre critique de Huysmans s’étend ainsi à certains sous-genres picturaux jugés mineurs (la nature morte, la peinture militaire, la peinture d’actualité) et aux textes rarement étudiés qui ont paru dans les entre-deux des recueils publiés. C’est le cas des Salons des années 1884 à 1887, dans lesquels s’opère un glissement qui prépare de loin les articles sur « Le Monstre » et sur « Félicien Rops », écrits et publiés dans Certains en 1889, qui ont eux-mêmes frayé la voie au « naturalisme spiritualiste ». Ce souci d’exhaustivité provoque d’utiles reclassements entre les peintres et les œuvres : en choisissant de réserver ses commentaires sur Redon et Moreau à des fictions romanesques plutôt que de les livrer à la presse, Huysmans a dirigé sur leurs œuvres le projecteur et le regard de ses lecteurs, mais a laissé dans l’ombre d’autres versants de son œuvre critique, qui retrouvent ici leur place légitime.
Un second mérite de l’ouvrage tient à l’abandon de l’approche chronologique fondée sur l’habituelle tripartition naturaliste/décadente/catholique. La première partie – dont l’intérêt dépasse souvent l’œuvre du seul Huysmans – s’applique à différencier les divers modes d’accès aux œuvres d’art que l’époque offre à la critique. Salon officiel annuel de peinture, salons des Indépendants, expositions universelles, expositions de groupes ou individuelles, rétrospectives posthumes, monographies d’artistes, visites de musées : autant de formules qui imposent au critique des contraintes d’écriture spécifiques et lui permettent d’adopter des postures et des tonalités distinctes. À quoi s’ajoutent les différents supports de publication aux contraintes desquels celui-ci se plie avec une docilité variable. Publication quotidienne dans un journal, petite revue, revue d’avant-garde, recueil prétendant à la durabilité du livre, Huysmans les a tous pratiqués, en y ajoutant même, très tôt, l’insertion de la critique d’art au sein de recueils de poèmes en prose, de croquis de voyages et de fictions romanesques. Face au caractère protéiforme de ce corpus, le lecteur est enfin à même de comprendre les variations, les contradictions, voire les revirements des jugements formulés par Huysmans sur certains artistes et, plus généralement, ses rapports complexes avec la modernité.
Dans la seconde partie, Aude Jeannerod visite les soubassements idéologiques du critique d’art. Elle montre que Huysmans n’est pas seulement l’esthète et le styliste en qui on le résume souvent, mais qu’il a une perception idéologique du monde de l’art, des artistes et des œuvres. Il est animé par une tentation libertaire qui le rend rebelle aux pouvoirs institutionnalisés, dispensateurs de normes esthétiques et de règles morales importunes. Mais s’il appelle les artistes à culbuter les hiérarchies qui gouvernent leur carrière et inhibent leur originalité, il oppose aussi aux goûts du grand public, qu’il tient en piètre estime et juge manipulé par la presse, une exigence d’originalité et de perfection allant jusqu’à un élitisme intolérant. Fidèle à lui-même, il mène le combat contre les conventions académiques et le poursuit, une fois converti, dans ses diatribes virulentes contre l’art sulpicien. Le respect qu’il éprouve pour les artistes impécunieux et méconnus se retrouve dans celui qu’il voue aux peintres primitifs, qui créaient dans le dénuement et l’anonymat consentis. Car Huysmans n’a cessé de dénoncer la soumission croissante des artistes aux lois du marché, avec ces trouvailles de polémiste qui ont fait de lui 999l’inventeur de la critique d’art burlesque et qui assurent, pour partie, la survie de sa critique d’art.
Intitulée Esthétique et poétique, la troisième partie étudie la reconfiguration que Huysmans fait subir à l’Ut pictura poésis d’Horace. Écrivain et critique d’art, il n’a cessé d’analyser les rapports unissant les arts du langage et ceux de la couleur, mais donne la primauté à la littérature sur la peinture, ce qui lui sera reproché par certains peintres. Aude Jeannerod propose alors une solide étude de ses rapports avec la mimèsis naturaliste, dont il se fait le promoteur. Héritier de Zola en ce domaine, il refuse la nature choisie et idéalisée, au bénéfice de l’observation, ce qui explique ses réticences initiales face à l’impressionnisme, qu’il tarde à distinguer d’un réalisme générateur d’un effet de reconnaissance. De même, elle montre comment se forme ce qu’il nomme le « réalisme avec dessous » et analyse le défi que constitue la représentation du sacré à l’époque où, de son propre aveu, la croyance religieuse déclasse, sans le faire disparaître, le culte de l’art.
Au total, un maître livre qui convaincra les lecteurs que l’œuvre littéraire de Huysmans demeure en partie inaccessible si on la disjoint de sa critique d’art.
Jean-Marie Seillan.
Dictionnaire des naturalismes . Sous la direction de Colette Becker et Pierre-Jean Dufief. Paris, Honoré Champion, « Dictionnaires et références », 2017. Deux vol. de 1016 p.
Indispensables pour tout chercheur dans le domaine de la littérature naturaliste, ces deux tomes offrent en à peu près mille pages une vision panoramique de cette littérature à ambitions panoramiques de la fin du xixe siècle. Le projet a été dirigé par deux spécialistes éminents, Colette Becker et Pierre-Jean Dufief, qui ont coordonné de façon remarquablement cohérente les contributions de 67 chercheurs, dont 23 étrangers, de tous âges, jeunes chercheurs comme spécialistes confirmés. En ce sens, ainsi que dans la gamme internationale de ses sujets (du naturalisme en Finlande au naturalisme au Brésil), cette « étude des grandes questions posées par le naturalisme » (p. 14), qui n’est pas donc un simple dictionnaire biographique des écrivains dits naturalistes, s’impose comme dictionnaire des naturalismes au pluriel. Cette vision large du mouvement convient donc à l’esprit du recueil d’essais, Naturalisme. – Vous avez dit naturalismeS ?, sous la direction de Céline Grenaud-Tostain et Olivier Lumbroso (Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2016).
Cette ampleur s’inscrit non simplement dans la synchronie transnationale de Zola, Ibsen, Strindberg etc., inspirée surtout par les recherches d’un des contributeurs, Yves Chevrel, mais aussi dans une diachronie qui permet droit de cité dans la république naturaliste à Denis Diderot (un bel article de 5 pages d’Anne-Simone Dufief sur la « convergence entre le philosophe et le théoricien du naturalisme ») et à Michel Houellebecq. Dans un article sur la postérité du naturalisme en France, Sandrine Rabosseau identifie chez le maître de Médan et l’auteur de Plateforme un constat « identique : le libéralisme sauvage entraîne violence et frustration » (p. 771).
Pour gérer cette pluralité, ce projet reflète de diverses manières les nouvelles formes de coopération numérique entre chercheurs dans le domaine naturaliste. Jean-Sébastien Macke a assuré non seulement la mise en forme de l’ouvrage mais 1000aussi la coordination sur la plate-forme AGORA, qui a permis aux chercheurs de travailler en constant dialogue. Cet usage intelligent de plate-formes numériques caractérise le récent renouveau de recherches autour du séminaire Zola, dirigé par Olivier Lumbroso et Alain Pagès avec le concours de Macke. En tant qu’ingénieur d’études à l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM/CNRS-ENS), celui-ci joue un rôle indispensable dans les actuels projets numériques de l’Équipe Zola, y compris CORREZ, l’édition électronique des lettres internationales adressées à Zola (sur la plate-forme EMAN, Édition de Manuscrits et d’Archives Numériques) et, sur la plate-forme TACT, la transcription et l’annotation collaborative de ses ébauches (le projet ScéNa, ou Scénarios naturalistes).
La question de l’ébauche zolienne exemplifie le désir de démystifier de la part des auteurs de ce dictionnaire. Dans son article sur le « Dossier préparatoire », Colette Becker offre aux chercheurs futurs un avertissement sain : « la genèse des différents romans n’a jamais été aussi logique, aussi rigoureuse, que ses différentes étapes se superposent : la recherche de la documentation, par exemple, débute après les premières réflexions de l’Ébauche, ce que Zola appelle “la carcasse en grand”, qui est bâtie avant toute enquête précise sur le sujet – ce qui contredit totalement les affirmations faites par l’écrivain » (p. 329-330).
C’est avec un sourire nostalgique et admiratif que l’on trouve le même esprit subversif chez mon compatriote, David Baguley. Son article sur le sujet épineux du naturalisme en Grande-Bretagne commence ainsi : « Il n’est guère difficile d’expliquer le contraste frappant entre la situation du naturalisme en France au cours du dernier tiers du dix-neuvième siècle, avec ses manifestes, ses polémiques, ses groupes, ses écrits théoriques, et celle de la Grande-Bretagne, caractérisée par une pénurie de textes naturalistes, par une méfiance envers les audaces de la littérature naturaliste française » (p. 461-462).
Dans ce dédain envers une homogénéisation critique simpliste, ces tomes démontrent la mesure dans laquelle le naturalisme – mouvement international, mais ancré dans ses origines françaises – a refusé les règles établies, les codes traditionnels, les sujets à la mode, la morale bourgeoise pour se tourner vers le réel contemporain dans sa totalité, la modernité, l’innovation à la fois dans les sujets traités (alors qu’« on a l’habitude, à tort, de le réduire à quelques lieux et thèmes misérabilistes voire sordides, liés à une prédilection pour le bas, le laid, les personnages dépravés », p. 13) et dans les méthodes d’écriture (en estompant frontières entre genres et savoirs).
Nicholas White
Bertrand Bourgeois, Petits poèmes à voir. De la bambochade textuelle aux pochades en prose (1842-1948). Paris, Hermann, « Savoir lettres », 2020. Un vol. de 318 p.
Se déprendre du recours systématique à l’Ut pictura poesis dès lors que, dans un texte, quelle que soit sa nature, il est question ici d’image, là de peinture ou encore de mise en scène (d’où un effet tableau), relève d’exigences méthodologiques compte tenu de l’historicité de la notion, compte tenu aussi des traits propres à la peinture et à la poésie. En revanche, quand s’expriment de manière moins ponctuelle 1001mais plus continue ou plus complexe des relations entre les deux arts, le modèle de l’Ut pictura poesis reste un cadre de réflexion utile si ce n’est incontournable.
Le grand intérêt de l’ouvrage de Bertrand Bourgeois est de prouver que le domaine de l’étude des relations entre le texte et l’image contient des ressources inexplorées qui ravivent les points de repère historiques et théoriques que constituent les modèles traditionnels de l’Ut pictura poesis et de l’ekphrasis. L’auteur le démontre de manière très convaincante à partir du genre du poème en prose dont il renouvelle sans conteste l’approche, le champ de recherche étant délaissé depuis bientôt une trentaine d’années (le milieu des années 1990 a vu la parution de plusieurs études majeures sur le sujet). Ut pictura poema proseis ? est-on ainsi, avec lui, invité à se demander. Et pour cause : cherchant à se démarquer de la musicalité propre à la poésie, le « genre paradoxal du poème en prose » (p. 14) va dès ses commencements sous la plume d’Aloysius Bertrand puiser son originalité du côté du visuel, un aspect bien décelé par Renée Riese Hubert puis approfondi par David Scott. Dans le sillage des travaux décisifs d’Anne-Marie Christin et de Bernard Vouilloux sur les rapports texte-image, la thèse de Bernard Bourgeois met au jour non pas la présence d’un tableau dans la prose (par le biais de la description) mais la capacité de la poésie à faire tableau en empruntant, de manière textuelle, aux formes visuelles et plastiques dites « mineures » : croquis, gravure, pochade, bambochade ou encore enluminure. Le modèle de l’Ut pictura poesis considéré sous l’angle de la poésie cherchant à imiter la peinture s’en trouve alors concurrencé. À ce propos, une brève mise au point dès l’introduction sur la fortune des vers d’Horace, c’est-à-dire sur l’historicité de la notion d’Ut pictura poesis, qui s’inscrit dans la tradition de la comparaison des arts, aurait été utile pour mieux apprécier encore la spécificité du moment cerné par l’auteur. Du reste, le corpus à l’étude rend explicite l’originalité de cette nouvelle approche du visuel en poésie qui entend délaisser imitation ou transposition et ainsi démontrer le caractère irréductible du genre du poème en prose.
De Gaspard de la nuit (1842) aux Proêmes (1948), le corpus s’ancre dans la modernité esthétique du xixe siècle et court jusqu’au mitan du xxe siècle, Bernard Bourgeois cherchant à affranchir le genre du poème en prose des bornes traditionnelles du long xixe siècle en l’inscrivant dans un cadre historique et socio-politique plus en accord avec des questionnements sur le langage. Pour « établir les fondements […] [d’une] histoire culturelle de la visualité verbale du poème en prose » (p. 20), que l’auteur appelle de ses vœux, l’étude va d’un moment où se conjuguent romantisme, essor de la presse, épisodes révolutionnaires de 1830 et 1848, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et ses lendemains, dont l’horreur rend instable, incertaine, pour les poètes (et pas seulement), l’expression du visuel et du verbal. Aux côtés des œuvres d’Aloysius Bertrand et de Francis Ponge, celles de Charles Baudelaire, Joris-Karl Huysmans, Arthur Rimbaud, Pierre Reverdy et Guillaume Apollinaire s’en trouvent éclairées sous un nouvel angle dans les chapitres de chaque partie (la première porte sur le renversement de l’Ut pictura poesis ainsi opéré, la seconde s’intitule « Lumière et couleurs de la prose du poème » et la troisième « Donner à voir : les configurations du regard dans la prose du poème »), à la manière de médaillons qui s’entrecroiseraient. Le clair-obscur et les synesthésies, le motif (en)cadrant de la fenêtre ou celui du miroir, mais aussi la figure de l’œil font bien apparaître l’originalité des poèmes en prose conçus par chaque écrivain pour susciter le visuel. Que l’on se reporte par exemple aux lignes centrées sur « Les trois boutiques » et « Les olives » de Ponge : le « spectre 1002coloré plus sombre » (brun, vert, noir) que celui présent dans les « Fenêtres » d’Apollinaire (fondé sur les contrastes qui vont du rouge au vert) révèle une « textualisation poétique complète de la couleur », la « réalité verbale et matérielle » des mots (l’encre noire) venant se substituer à la « substance plastique et matérielle » (p. 155) de la couleur (les pigments). Cette façon de procéder en tournant autour de chaque objet poétique, en le révélant à la faveur de subtiles microlectures, tout en l’inscrivant dans une approche diachronique, fait naître la curiosité. Aussi pour chaque chapitre est-on en attente de la manière dont va être abordée l’œuvre de tel poète suivant l’angle choisi. En résulte un effet kaléidoscopique de bon aloi, auquel on rattachera néanmoins un léger regret : à côté des images issues des arts visuels (tableaux ou enluminures reproduits dans l’ouvrage), plusieurs poèmes (et pas seulement un, comme c’est le cas ici) auraient peut-être pu trouver leur place, pourquoi pas selon la mise en page, la mise « en espace », des éditions originales. Mais cela n’amoindrit nullement l’ensemble, qui est servi par une conclusion générale remarquable.
Cette approche renouvelée du genre du poème en prose, considéré comme un « objet visuel » (p. 21), affirme la spécificité de la littérature, loin des propos relativistes qui aiment à brouiller les frontières pourtant bien réelles – mais non moins poreuses, comme pour toute démarcation – entre la littérature et d’autres formes verbales ou écrites. La finesse des analyses, la proximité de l’auteur avec les objets travaillés, sa maîtrise de la poétique, en tant que méthode et regard personnel sur les œuvres littéraires, engagent un vrai plaisir de lecture. Nul doute que Petits poèmes à voir. De la bambochade textuelle aux pochades en prose (1842-1948) marque un jalon dans les études littéraires et dans le domaine des relations entre texte et image.
Nadia Fartas
Mariel Oberthür, Ombre et Lumière au théâtre. De Séraphin au Chat Noir. Genève, Éditions Slatkine, 2020. Un vol. de 118 p.
Spécialiste du cabaret du Chat Noir, auquel elle avait dédié une monographie en 2007, Le Cabaret du Chat Noir à Montmartre (1891-1897), également publié aux éditions Slatkine, Mariel Oberthür consacre ce nouvel ouvrage à l’une des attractions qui a valu au cabaret montmartrois sa célébrité : le théâtre d’ombres. Néanmoins, comme le titre du volume l’indique, l’autrice n’évoque pas seulement les pièces d’ombres du Chat Noir, qui constituent le terme d’un parcours chronologique remontant aux origines du spectacle d’ombres en Occident.
Après un court chapitre introductif, qui présente le concept philosophique d’Ombre-Image, Mariel Oberthür évoque dans un second temps « l’art de la découpure », né au xviiie siècle sous l’influence d’Étienne de Silhouette, qui donne son nom à un type de portrait réalisé à l’aide d’un dispositif de projection lumineuse. Avant de connaître un devenir théâtral, cette pratique de société, dont les variantes européennes sont envisagées (Jean Huber, Johann Gaspard Lavater), fut donc associée aux arts plastiques, et connut une première diffusion médiatique, sous la forme de dessins de presse.
Le troisième chapitre amorce la réflexion théâtrale en donnant des précisions techniques sur le type et le positionnement de l’éclairage utilisé au théâtre dans 1003le cadre de projections d’ombres, ainsi que sur son évolution dans le temps, de la bougie à la lumière oxhydrique.
Commence alors, avec le quatrième chapitre, le passage en revue de différents théâtres d’ombres ayant existé en Europe depuis le théâtre de la Foire à Paris, qui utilise le spectacle d’ombres pour faire concurrence aux scènes officielles et s’en moquer, constituant un répertoire bien souvent parodique. Sont également envisagés le répertoire du célèbre théâtre de Séraphin, né à la veille de la Révolution Française, mais aussi d’autres institutions moins connues, comme le théâtre d’ombres de l’École Polytechnique, qui traverse le xixe siècle, et celui de Paul Eudel, au Crotoy, fondé en 1832.
Après un court cinquième chapitre consacré aux théâtres d’ombres en papier, conçus comme des divertissements de société à vocation éducative, plus particulièrement destinés à la jeunesse, le sixième chapitre célèbre la figure d’Henri Rivière, « spécialiste de la lumière » (p. 74), qui révolutionne le genre du théâtre d’ombres en présentant des ombres colorées sur la scène du cabaret du Chat Noir à partir de 1885. Il ne cesse alors de perfectionner son art jusqu’à la fermeture de l’établissement, en 1897. Tout en énumérant les pièces d’ombres jouées au cabaret, qu’elle a par ailleurs reconstituées, pour une partie d’entre elles, Mariel Oberthür montre comment les tâtonnements techniques d’Henri Rivière ont été mis au service de la constitution d’un répertoire inédit, caractérisé par une grande diversité de registres et la collaboration d’artistes divers, plasticiens (Caran d’Ache), écrivains (Edmond Haraucourt), musiciens (Charles de Sivry, Georges Fragerolle). Enfin, l’autrice envisage les émules du Chat Noir, à Paris (Théâtre d’application, Auberge du Clou, Cabaret des Quat’z’arts), comme en province, et à l’étranger (théâtre d’ombres du Sapajou à Genève, café-cabaret des Quatre Gats à Barcelone…), avant d’envisager la manière dont l’art contemporain, des découpages cubistes à la photographie, s’empare des techniques exploitées par le théâtre d’ombres, ce qui est une manière de rendre hommage aux origines plastiques d’une telle pratique.
Cet ouvrage resserré, dont l’intérêt majeur réside dans le parcours chronologique et géographique diversifié qu’il offre au lecteur, même si on peut parfois regretter qu’il passe en revue trop rapidement certaines notions, est agrémenté de très nombreuses illustrations, qui servent efficacement le propos. Il possède en outre le mérite d’articuler un phénomène artistique à son appréciation matérielle, offrant un propos à la croisée des histoires du spectacle et des techniques.
Marine Wisniewski
Alain Quella-Villéger, Pierre Loti, une vie de roman. Paris, Calmann-Lévy, 2019. Un vol. de 437 p.
« Mon mal j’enchante » : la devise de Pierre Loti (1850-1923) résume son parcours de vie, tel du moins que le retrace cette biographie, que l’on doit à l’un des meilleurs spécialistes de l’écrivain. Mais Loti l’enchanteur, inlassable voyageur et prolifique auteur de récits exotiques, n’est pas un doux rêveur. Alain Quella-Villéger montre parfaitement que le désir d’être un autre ou d’être ailleurs naît d’une attention inquiète au réel, à l’histoire et à soi-même. Les extraits donnés du journal intime, tenu pendant quarante-cinq ans, de la correspondance, ou de certains reportages écrits par Loti dans différents journaux – articles que le biographe tire 1004très heureusement de l’oubli –, révèlent une conscience aiguë du siècle et de ses crises : l’Affaire Dreyfus, les conflits coloniaux, les guerres balkaniques, la première guerre mondiale, la guerre d’indépendance turque, la révolution kémaliste, etc. Loti ne s’est pas contenté d’être un témoin avisé des tourments de son temps. Il a voulu s’y attaquer moins par les armes que par la plume ou par des actions diplomatiques que sa notoriété internationale, tôt acquise, et son épais carnet d’adresses ont pu faciliter. Le livre refermé, c’est ce portrait que l’on retient d’un homme de combats, mu, certes, par un imaginaire romanesque, mais porté aussi par des engagements sincères et passionnés, soucieux de paix et d’humanisme. Il vient contrebalancer l’image convenue de l’esthète frivole, mondain et fantasque, ou de l’académicien conservateur, au style raffiné, mais insipide et fané.
Le « mal », Alain Quella-Villéger rappelle que Julien Viaud en avait déjà conscience dès les années de collège, synonyme pour lui d’« étouffement glacé ». Il se manifeste aussi dans la déchéance du père accusé de malversation, la ruine de la famille et le décès, en 1865, de Gustave, le frère aîné idolâtré, médecin de marine. Fuir ! là-bas, fuir !… Julien, attiré par le grand large, fait l’École navale à Brest, intègre la Marine et découvre le monde au gré de ses missions et de ses pérégrinations. Mais l’ailleurs répond inégalement à son envie de bonheur. Les chapitres du livre s’ordonnent en fonction des rivages où le marin a posé le pied : le Sénégal et la brûlante Afrique qui lui inspirent ses premiers textes publiés et de nombreux dessins ; Tahiti, où Viaud reçoit son surnom de Loti (laurier-rose ou rose, en tahitien) ; la Turquie, qu’il admire et défend ardemment, et qui l’accueille en héros ; le Tonkin, ensanglanté par l’expédition de 1883 ; la Chine, ravagée par les guerres ; le Japon de l’ère Meiji, en voie de modernisation ; l’Inde, qui ne vaut, à ses yeux, que « sans les Anglais » ; le Maghreb et le Maroc, où il se découvre « l’âme à moitié arabe » ; le pays basque où il finit par élire domicile ; d’autres régions encore. Si le livre est globalement chronologique (néanmoins, il ne s’ouvre pas sur la naissance de Loti mais sur son séjour tahitien), l’auteur ne s’interdit pas les paragraphes thématiques et les réflexions synthétiques, ce qui évite les répétitions et renforce l’impression de surplomb.
Loti, vrillé par « la douleur de la foi impossible », hanté par la brièveté de l’existence et la fin des civilisations, exprime son urgence de vivre en arpentant le globe, en multipliant les aventures, notamment amoureuses, et en aspirant à jouir – désir paradoxal pour un militaire – d’une absolue liberté, y compris sexuelle. Au même titre que sa polygamie, la bisexualité assumée de Loti aurait d’ailleurs mérité quelques éléments d’analyse. L’inconnu l’attire au point de vouloir s’y confondre : en adoptant les us, les coutumes et, parfois, la langue des contrées traversées, il veut saisir la spécificité de chaque peuple, supposant même chez certains d’entre eux une forme de pureté originelle. Le métissage n’est pas son idéal.
Selon son biographe, nul esprit de conquête ne l’anime, mais une curiosité d’ethnologue, une volonté, non de s’imposer, mais de vivre d’autres vies que la sienne dans l’expérience renouvelée du dépaysement. Il abomine l’uniformisation culturelle, effet de l’expansion coloniale et du tourisme mondialisé. Sa satire acerbe contre les « dames Cook », clientes du célèbre tour operator britannique, ou ses pages véhémentes contre les appétits marchands des Occidentaux et les exactions commises par les forces coloniales, notamment en Extrême-Orient, sont sans appel : « c’est toujours nous les plus tueurs » ; « Sus aux guerres de conquête » ! Ses prises de position lui attirent la suspicion de sa hiérarchie et la sympathie de Jaurès qui lui ouvre les colonnes de L’Humanité. Cependant, sa fervente défense 1005de la Turquie, portée par le souvenir ému d’Hatidjè, une habitante de Salonique qui prête ses traits à l’Aziyadé du célèbre roman, l’empêche d’être pleinement lucide sur le génocide arménien : s’il ne nie pas les crimes, il exonère la Turquie de ses responsabilités. Le biographe ne fait pas non plus mystère des pages antisémites de l’écrivain. Mais il révèle que Loti, ébranlé par les arguments de Zola, a fini par rejoindre le clan des dreyfusards. Il évoque également son courage, quand, en 1914, capitaine de vaisseau honoraire, membre éminent de l’Académie française, il se porte volontaire pour être agent de liaison et circuler au plus près du front.
À côté de l’homme d’action, Alain Quella-Villéger décrit le voyageur immobile qui, dans le retrait de sa maison familiale rochefortaise ou de sa villa d’Hendaye, au milieu d’un amoncellement organisé de bibelots, fruit de nombreux pillages, tente de donner souffle à sa rêverie et ses sensations anciennes en se théâtralisant lui-même : fardé et déguisé, il s’exhibe, sous l’œil d’un objectif photographique ou lors de fêtes costumées, dans des mises en scène qui lui permettent de démultiplier les identités. Alain Quella-Villéger raconte ainsi un extravagant « dîner sous Louis XI » que Loti, grimé en seigneur médiéval, organise à Rochefort, en 1888, avec force publicité. Il nous guide aussi dans le mausolée de la demeure charentaise : de la salle gothique à la mosquée en simili, de la pagode chinoise à la salle des momies, les lieux et les époques, le proche et le lointain, le passé et le présent semblent se conjoindre dans les décors et l’architecture entièrement pensés par le maître du logis. « Faire de sa vie une œuvre – comme faire de son lieu de vie une œuvre, d’ailleurs –, la théâtraliser au point d’en donner un spectacle au nom d’une certaine idée de la beauté », est bien, selon l’auteur, un des buts existentiels poursuivi par l’écrivain.
Mais c’est au sein de l’œuvre romanesque que le réel parachève sa transfiguration, que le « mal » trouve son enchantement et que Viaud devient Loti (avant d’être le pseudonyme de l’écrivain, Loti était le personnage d’Aziyadé et du Mariage de Loti). Alain Quella-Villéger évoque la façon dont le geste littéraire remodèle le matériau autobiographique et dessine une mythologie personnelle. Les pages consacrées à Aziyadé et, surtout, à Ramuntcho sont, de ce point de vue, très suggestives. Cependant, on aurait souhaité voir, plus précisément encore, l’écrivain au travail et l’alchimie de son verbe. Sans doute, aurait-il été utile aussi de le situer dans le paysage littéraire de son époque pour mieux faire ressortir son originalité. Il n’aurait pas non plus paru inutile que soit systématiquement précisée l’origine des citations, nombreuses et toujours intéressantes, qu’un volet consacré aux critiques et aux témoignages soit présent dans la bibliographie, et qu’un index des œuvres et des noms vienne compléter l’étude. L’auteur invite néanmoins le lecteur à rechercher sur son blog personnel toutes ces références. Ces quelques critiques n’entament pas le plaisir ressenti : toujours claire, d’une écriture élégante et dynamique, cette biographie donne envie d’embarquer avec le marin et, surtout, de lire l’écrivain.
Stéphane Gougelmann
Pierre Masson, André Gide et Marcel Proust. À la recherche de l’amitié. Lyon,Presses Universitaires de Lyon, 2020. Un vol. de 142 p.
Quelques mois après la mort de Proust, Gide consigne dans son Journal des Faux-Monnayeurs un rêve étrange. Il converse avec une personne dont le visage, 1006à demi caché par les oreilles d’un fauteuil, est celui de Marcel Proust. Tirant une ficelle, il fait tomber d’un rayon de bibliothèque et endommage deux volumes d’une édition de Saint-Simon à laquelle Proust tenait beaucoup. Celui-ci ayant disparu de la pièce, Gide confesse en sanglotant à son majordome qu’il a menti en feignant d’avoir fait tomber les livres par mégarde. « Je m’étais relevé et le majordome, me soutenant dans ses bras, me donnait de petites tapes sur l’épaule, à la russe. » « À la russe ». Un an auparavant, dans une conférence donnée au Vieux-Colombier, Gide a raconté que Dostoïevski, ayant eu besoin pour une raison obscure de se confesser à Tourgueniev, avait attendu en vain que celui-ci l’embrasse en pleurant (scène transposée dans la confession de Stavroguine des Possédés). Aux yeux de Pierre Masson, Gide, qui avait déclaré en 1897 dans Les Nourritures terrestres qu’il ne croyait plus au péché, était peu porté à la contrition. Le refus opposé par la NRF en 1912 à Du côté de chez Swann n’en restera pas moins « l’un des regrets, des remords les plus cuisants de [s]a vie ». « Si le remords est un sentiment absent de l’œuvre de Proust […] », écrit ailleurs Pierre Masson, ajoutant prudemment : « ce qui resterait à discuter ». On avancera plutôt l’hypothèse que Proust a éludé dans la Recherche « ce qui mériterait un chapitre à part : les mères profanées » (Sodome et Gomorrhe) parce que ce chapitre s’était diffusé dans l’ensemble du roman.
Les responsabilités des lecteurs de la NRF dans le rejet de Swann ont toujours semblé partagées. Gidien intègre, Pierre Masson n’exonère pas celle de Gide, moins hostile à l’œuvre, distraitement parcourue, qu’au mondain impénitent et « homosexuel peut-être un peu trop voyant ». N’en voulait-il pas plutôt à Proust de masquer, par des dénégations allant jusqu’à de trompeuses annonces de mariage, cette homosexualité que lui-même brûlait de rendre publique ? Si Gide avait écrit la Recherche, son héros n’aurait pas été l’un des rares personnages principaux à être à ce point étranger aux univers de Sodome et de Gomorrhe. Chacun sait comment il répara son injustice en faisant de Proust un des écrivains majeurs de la maison Gallimard. On sait moins à quel point leurs relations furent productives et souvent chaleureuses. Le livre de Pierre Masson est, à cet égard, riche d’informations et de réflexions décisives.
Rive droite pour Proust, rive gauche pour Gide, ils ont vécu des enfances parallèles : un milieu bourgeois aisé, des mères tendres et cultivées, une scolarité perturbée par la maladie, des troubles nerveux aiguisant le sentiment de leur différence… « Mondain malheureux » en raison de son exigence et de sa timidité, Gide eut ensuite du mal à comprendre Proust, « mondain lucide » qui, non sans vanité il est vrai, explorait avec distance et curiosité la haute société qu’il fréquentait. Si la réalité était pour tous deux d’abord subjective, le travail de Gide sera « un acte de résistance », celui de Proust « un travail de transformation, voire de transmutation ». S’opposant au monde, le premier vise une œuvre idéale ; le second « profite à plein du monde qui l’entoure ». Et tandis que Les Faux-Monnayeurs sont l’histoire d’un échec, À la recherche du temps perdu donne le sentiment que nous venons de lire le chef-d’œuvre que le narrateur s’apprête enfin à écrire.
Après la publication dans LaNRF de juin 1914d’un extrait du Côté de Guermantes, Gide appelle pour la première fois Proust « mon cher ami » et se dit émerveillé par son portrait de Charlus. Proust lui fournit alors, en prévision des volumes qui suivront, des précisions sur l’homosexualité du baron qui mettent au jour un malentendu. « Proust aborde en clinicien une question que Gide ne peut envisager qu’en moraliste ». Leur divergence n’empêche pas une admiration réciproque. Tandis que Gide fait sien l’apeurement du héros de la Recherche pénétrant 1007dans le Grand-Hôtel de Balbec, Proust est rendu « malade » par le Lafcadio des Caves du Vatican. Quand, enfin, Les Nourritures terrestres sont rééditées en 1917, les compliments de Proust sur l’« accent » qui fait « la secrète beauté » du livre préludent à une déclaration d’amitié qui va au-delà de la formule épistolaire. Quelques lettres ont été perdues de cette période où Gide nage dans le bonheur en compagnie de Marc Allégret tandis que Proust vit avec son secrétaire Henri Rochat une nouvelle passion malheureuse. En 1921-1922, tandis que l’un prépare la diffusion de Corydon, l’autre publie Sodome et Gomorrhe I et II. Ils ont eu, un soir de mai 1921, l’occasion de s’expliquer sur leurs différences. Pour Proust, qui a transposé « à l’ombre des jeunes filles » ses souvenirs homosexuels, « la vie n’est qu’un matériau au service de l’œuvre d’art », alors que Gide « cherche à tracer une image cohérente de lui-même, dans laquelle la composante homosexuelle puisse s’inscrire comme une valeur en soi ». Près de trente ans plus tard, Gide, qui avouait se satisfaire du « plus furtif contact », se souviendra au micro de Jean Amrouche de cette soirée où Proust lui avait expliqué combien d’adjuvants il lui fallait pour « parvenir au paroxysme ». Mais ces adjuvants, concluait Gide, avaient servi au « prodigieux foisonnement » de son œuvre.
Dans l’Hommage à Marcel Proust publié par La NRF en janvier 1923, Gide célèbre, non le roman qui lui a causé un si vif remords, mais le tout premier livre de Proust, Les Plaisirs et les jours. Pierre Masson y voit deux raisons. Souhaitant marquer les limites de Proust et exprimer en même temps son admiration, Gide a choisi ce détour pour s’éviter un exercice d’équilibriste. Surtout, il a trouvé dans une pièce du recueil, Confession d’une jeune fille, « un ordre de préoccupations que Proust, hélas, abandonnera complètement par la suite ». L’héroïne de la nouvelle dévoile sur son lit de mort, après s’être tiré une balle dans la tête, la raison de son suicide : sa mère a succombé à une attaque d’apoplexie quand elle a découvert, par une fenêtre, les égarements sensuels de la jeune fille. Sauf à décider avec un haussement d’épaules que cette nouvelle « n’est qu’une imitation slave typique des années 1893 où la névrose se porte bien » (Anne Henry, citée en note), on soupçonne qu’elle se prolonge au contraire souterrainement dans la Recherche. De même le jeune Boris des Faux-Monnayeurs, coupable de « pratiques secrètes », se tient-il pour « responsable de la mort de son père ; il s’est cru criminel, damné ». Ce rapprochement proposé par Pierre Masson est frappant. Gide regrette, en somme, que Proust n’ait pas davantage – ou plus explicitement – développé dans son roman le thème du remords.
Pierre-Louis Rey
Jean Genet, Romans et poèmes. Édition établie par Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe, avec Albert Dichy. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2021. Un vol. de 1590 p.
Précédée d’une brillante introduction qui retrace le parcours de l’écrivain par Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe et d’une chronologie par Albert Dichy, assortie d’une bibliographie solide, cette édition des romans et des poèmes de Genet est une somme remarquable. Ce volume contient les cinq romans de Genet – « si on peut les appeler ainsi », pour reprendre les termes de l’écrivain –, Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la Rose, Pompesfunèbres, Querelle de Brest, Journal du 1008Voleur, écrits de 1942 à 1948, ainsi que les poèmes composés entre 1942 et 1945. Présentés dans l’ordre chronologique de leur première parution, contrairement à celui adopté dans l’édition des Œuvres complètes, ce sont les textes originaux qui sont proposés ici, tels que de rares lecteurs, Cocteau ou Sartre notamment, ont pu les découvrir sous forme de manuscrits ou de dactylogrammes ou dans des éditions clandestines, avant qu’ils ne soient révisés, expurgés d’éléments sexuels et/ou politiques susceptibles de choquer le lectorat de l’époque, en vue de la publication des Œuvrescomplètes. Si jusqu’à présent on ne pouvait lire que les éditions révisées dans les Œuvrescomplètes ou dans la collection « Folio », seul le texte original était disponible pour Pompes funèbres et pour Querelle de Brest dans la collection « L’Imaginaire » des Éditions Gallimard ; quant à l’édition originale clandestine de Journal du Voleur qui figure ici, elle était inaccessible. C’est dire l’importance de cette publication. Figurent en « Appendices » L’Enfant criminel (1949) et Fragments (1954) qui entretiennent des rapports, le premier, car il y est question de la colonie pénitentiaire de Mettray où fut détenu l’écrivain, avec Miracle de la rose et Journal du Voleur, le second qui éclaire ses premières productions littéraires, notamment sur sa conception de l’homosexualité qui, loin de résulter d’un choix, fixe, selon lui, un destin, signe une malédiction.
Constitué d’une Notice, d’un choix de variantes et de notes, l’apparat critique est précieux. La genèse de chaque œuvre est éclairée par l’explicitation des sources, si diverses soient-elles, biographiques, littéraires, artistiques, philosophiques, historiques, bibliques ; l’historique de ses divers dactylogrammes et manuscrits – particulièrement complexe en ce qui concerne Journal du Voleur et le recueil de poèmes –, l’examen des corrections d’une version à une autre, ainsi que les étapes de sa réception sont minutieusement retracés. Ce travail d’édition permet de connaître l’œuvre telle qu’elle a jailli de l’imaginaire de Genet avant qu’il ne se soit lui-même censuré, ainsi que les méandres de ses remaniements successifs.
Dans son travail de révision pour les Œuvres complètes, Genet procède à de nombreuses coupes, parfois minimes, réduites à quelques mots ou à une phrase, souvent afin d’atténuer la crudité de scènes sexuelles, parfois importantes lorsqu’il s’agit d’un ou plusieurs paragraphes. Outre le fait qu’il est fort intéressant de prendre connaissance des passages supprimés, leur restitution peut dans certains cas rendre plus cohérent le récit, comme par exemple dans Notre-Dame-des-Fleurs, celui où il est question du lien de paternité qui unit Mignon à Notre-Dame, passage qui suggère la nature incestueuse de leur relation, quasiment passée sous silence dans le texte révisé.
Dans Miracle de la Rose, les modifications sont rares, les ajouts quasi inexistants. Si les coupes sont nombreuses mais beaucoup plus brèves que dans les deux romans suivants, c’est qu’elles ont surtout pour but de rendre le style moins recherché, notamment par la réduction du nombre des hyperboles. Importantes toutefois, deux coupes y montrent que l’auteur est préoccupé par l’architecture d’ensemble de ses romans, puisqu’il supprime deux épisodes concernant Michaëlis Andritch, ceci afin d’éviter une redondance avec Journal du Voleur dans lequel apparaît le personnage, et qu’il désire également ne pas multiplier le nombre de personnages secondaires afin de recentrer le récit et de lui conférer plus d’unité.
Essentiellement politiques, les coupes, très nombreuses dans Pompesfunèbres, représentent environ vingt pour cent du texte. Ellesconcernent de nombreux passages qui ont trait à Érik, l’amant du bourreau de Berlin, elles atténuent, sans 1009pour autant la supprimer, l’implication nazie ou collaborationniste de certains personnages, elles abrègent la scène sexuelle entre Hitler et Paulo.
En ce qui concerne Querelle de Brest, la différence majeure entre le premier état du roman et le récit publié dans les Œuvres complètes, provient de ce que Gilles Philippe appelle « l’abandon d’une poétique de la marqueterie au profit d’une esthétique du flux » (p. 1476). Alors que Genet avait d’abord divisé le récit en chapitres, il y renonce, supprimant sauts de ligne, lignes de pointillés ou sauts de page, faisant souvent disparaître les sous-titres qui signalaient à l’origine les extraits du carnet intime du lieutenant Seblon. Il supprime douze pour cent du texte d’origine, coupant le plus souvent des passages concernant des personnages secondaires comme Madame Lysiane, Norbert, Robert, et tout particulièrement le lieutenant Seblon, ceci afin de recentrer l’action autour de Georges Querelle. Mais, désireux de laisser dans l’ombre bien des aspects de Querelle, dans ce roman marqué par l’existentialisme où il pose en permanence, à travers la gémellité, le problème de l’identité, il supprime aussi des passages qui ont trait au héros. « Querelle de Brest est une sorte de roman à thèse, dont la thèse est une question plutôt qu’une réponse, c’est-à-dire, dans une perspective existentielle, voire existentialiste, un problème auquel chacun doit inventer sa propre solution : suis-je vraiment moi-même si un autre est comme moi ? », écrit Gilles Philippe (p. 1485).
Si dans Pompes funèbres et Querelle de Brest, les coupes sont nombreuses, l’édition clandestine parue chez Skira (fin 1948) et l’édition officielle pour Gallimard (juillet 1949) de Journal du Voleur, publiées à quelques mois d’intervalle à peine, diffèrent peu. Par contre les différences sont notables entre ces deux versions et les extraits publiés dans Les Temps modernes en juillet 1946. Les termes qui évoquaient de façon grossière le sexe masculin ont disparu, deux passages érotiques concernant Java et Lucien ont été supprimés. Pendant les trois années de composition de Journal, débuté en décembre 1945, terminé en 1948, le statut social de Genet a changé, comme le rappellent les maîtres d’œuvre de l’ouvrage. En peu de temps, le marginal clandestin, menacé par la déportation, est devenu un écrivain reconnu, parrainé par Cocteau et par Sartre, ce qui explique que son œuvre prenne un tour nouveau. Si ce texte constitue le troisième volet d’une sorte de trilogie autobiographique, « ce livre est le dernier », comme le clame Genet lui-même. Il se penche sur la vie d’errance qu’il a menée entre 1932 et 1940 comme dans Notre-Dame-des-Fleurs et Miracle de la Rose, mais ici l’auteur Genet porte un regard distancié sur le narrateur et le personnage Genet avec lesquels il se confondait dans les deux romans précédents. « Car autant qu’un acte d’éclat revendiquant sa singularité sociale, sexuelle et poétique, le livre est un adieu de Genet à lui-même », écrit Emmanuelle Lambert (p. 1540). Le livre ne figure d’ailleurs pas dans les Œuvres complètes comme il était prévu initialement. Il est donc logique qu’il soit placé ici en cinquième position puisqu’il clôt un cycle.
Le même traitement est à noter, à la même époque et pour les mêmes raisons, dans les corrections qu’effectue Genet pour l’édition de 1948 à L’Arbalète dans les extraits de « La Galère » publiés dans la revue La Table ronde en juillet 1945 où il opère cinq coupes de trente et un vers qui contiennent des termes obscènes.
Suite à chacune des œuvres, sous le titre « En marge de… », sont consignés des documents inédits appartenant à l’époque d’écriture, carnet de notes, lettres, passages supprimés, etc., qui en éclairent la genèse, comme par exemple dans « En marge de ‘Notre-Dame-des-Fleurs », ce beau texte intitulé « Le prestige de la prison », feuillet volant manuscrit du dactylogramme conservé à Austin, qui n’a 1010pas été intégré dans le roman, ou bien dans Miracle de la rose, quatre fragments abandonnés, dont l’un, particulièrement émouvant, rend compte du fait que la littérature a représenté pour l’écrivain un moyen de « se sauver ». En marge de Pompes funèbres, ce sont les extraits du plus ancien dactylogramme, notamment le passage qui précise la nature de la relation de Jean Decarnin avec son père, ou bien le portrait de Gérard, personnage épisodique avec qui Hitler s’adonne à des rituels sexuels, et la biographie d’Érik qui sont présentés aux lecteurs pour la première fois. En marge de Querelle de Brest, sont rapportés quatre passages écartés du manuscrit ou du dactylogramme : « Querelle et les femmes, » « Deux anecdotes à propos du Lieutenant Seblon », « Nono et les frères Querelle », « Autour de Mme Lysiane ». Trois de ces passages montrent combien sont tortueux les liens tissés entre Madame Lysiane, son mari et les frères Querelle. En marge du recueil Poèmes, figurent notamment un quatrain abandonné daté sans doute de 1943 dont la copie d’un feuillet manuscrit est conservée à l’IMEC, la première version de La Galère, celle de l’ouverture de La Parade, et des poèmes non repris dans La Parade. Le lecteur découvre ainsi les tout débuts de l’écrivain en littérature. En marge de Journal duVoleur, sont publiés des extraits de la prépublication dans Les Temps modernes de juillet 1946, non repris dans l’édition originale, dans lesquels apparaît une acception quelque peu différente des trois « vertus théologales » de l’écrivain, le vol, la trahison et l’homosexualité. Signalons enfin, en marge de Fragments, le brouillon d’une lettre inédite à Sartre, conservée à la Bibliothèque de Yale University, dans laquelle Genet revient sur sa vision de l’homosexualité.
On ne saurait que saluer la parution de ce volume qui restitue les versions originales de chacun des cinq romans et des poèmes, met à la disposition du lecteur un grand nombre d’inédits, l’introduisant au cœur même de la création genetienne dont il éclaire ainsi de larges pans.
Marie-Claude Hubert
Jacques Poirier, Les Lettres françaises et la psychanalyse (1900-1945). Dijon, Éditions universitaires de Dijon, « Écritures », 2020. Un vol. de 238 p.
Il y a plus de vingt ans, Jacques Poirier avait consacré un premier ouvrage à cet immense sujet. Le premier chapitre relève de l’histoire des idées. Il donne un état de la première réception de la psychanalyse. Avant 1914, ce sont surtout les médecins qui se sont le plus intéressés à la pratique et aux écrits de Freud. Bergson, dès 1896 dans Matière et mémoire, Jean Paulhan, Romain Rolland citent ceux-ci à l’occasion. L’esprit cartésien et la germanophobie font barrage. Après 1918, les critiques de la Nouvelle Revue française, notamment Jacques Rivière, Jules Romains et Albert Thibaudet se font les passeurs du corpus analytique. Des écrivains se mettent à le lire quand il devient accessible. Ils partagent de Freud le souci, l’obsession des mots. Mais Proust, « l’écrivain le plus freudien », n’a pas lu une ligne de Freud. Certains acquièrent une culture analytique. D’autres psychanalystes ont compté à leurs yeux comme thérapeutes ou comme auteurs, notamment René Allendy, Adrien Borel, figure moins connue aujourd’hui, Marie Bonaparte et surtout Jung vers lequel se sont tournés Malraux, Marguerite Yourcenar et Roger Gilbert-Lecomte. Sauf de la part de Julien Green, de Raymond Queneau et de Jean-Paul Sartre, on note peu d’intérêt pour Wilhelm Stekel. Otto Rank, Sandor Ferenczi, 1011Ernest Jones, quant à eux, sont lus par des happy few. Mieux vaut s’adresser au bon Dieu qu’à ses saints. Pour quelques-uns, Blaise Cendrars et Paulhan, par exemple, ce fut une brève rencontre sans lendemain, pour d’autres un compagnonnage au long cours. Des auteurs comme Valéry et Giraudoux résistent. L’intelligence doit primer sur l’imagination et les rêves. Tantôt c’est l’idée d’inconscient tantôt c’est le complexe d’Œdipe ou encore le pansexualisme qu’ils rejettent comme réducteurs. Le mot ambivalence(s) revient significativement à propos de François Mauriac, Green, Malraux, Queneau et Sartre. Un premier moment freudien culmine dans les années 1930. L’entreprise du médecin viennois est alors en phase avec l’esprit du temps. L’enquête de Jacques Poirier s’arrête en 1945. D’où les absences de Montherlant, Ionesco, Robbe-Grillet, Perec, Henry Bauchau, Marie Cardinal, François Weyergans, Éric-Emmanuel Schmitt. Il y a là matière à un autre livre.
Le psychiatre fou figurait dans le répertoire du Grand-Guignol. Le thérapeute freudien entre dans le personnel des fictions narratives et plus rarement théâtrales. Pour François Mauriac, c’est un praticien obtus. Henri-René Lenormand, André Gide, Paul Morand, Julien Green, Irène Némirovsky tendent à faire de lui, qu’il soit un médecin ou un amateur, un apprenti sorcier voire un escroc. Les cures se terminent par un fiasco. Les choses sont différentes quand elles sont relatées depuis le divan par Pierre-Jean Jouve, Raymond Queneau ou Michel Leiris. Ce deuxième chapitre donne lieu à des analyses d’œuvres fermes et nuancées. Ainsi, d’Adrienne Mesurat de Green, de Chêne et chien de Queneau et des romans analytiques de Jouve.
Le troisième chapitre, attendu, aborde l’accueil réservé à la psychanalyse par les surréalistes. Breton et Aragon ont un savoir médical. On connaît leurs lectures sur le sujet. Pour le premier, qui adopte une posture d’autorité lors des controverses, elle est d’abord un ferment révolutionnaire et « un horizon de pensée indépassable ». La folie, l’hystérie et la paranoïa sont des actes poétiques. Son « admiration enthousiaste » pour Freud relève, constate Poirier, d’un malentendu. Sa fidélité sans cesse alléguée masque des désaccords importants. Entre eux, écrit encore Poirier, « l’équivoque ne sera jamais dissipée ». Breton a été un « prosélyte hétérodoxe », un « hérésiarque ». Patient éphémère d’Allendy, Artaud, lui, reste à distance et, comme René Crevel, préfère l’auto-analyse. Plusieurs lustres après sa mort, il est récupéré par Deleuze et Guattari. « Artaud le Mômo devient Artaud le Schizo ». Ces écrits des années 1970 ont mal vieilli. Le chapitre se poursuit par l’étude des relations de Salvador Dali et de Georges Bataille avec Jacques Lacan, sujet moins étudié. Par un tournant anthropologique, on a glissé progressivement de la clinique vers une théorie totalisante de la culture.
D’où le chapitre suivant intitulé « la cité, les dieux et l’inconscient », où il est question de politique. Romain Rolland et Benjamin Fondane critiquent vivement le tournant opéré par Freud lui-même dans L’Avenir d’une illusion et son démontage du sentiment religieux. René Crevel, de même, attaque violemment Totem et Tabou d’un point de vue marxiste. Cela amène Jacques Poirier à revenir sur le freudo-marxisme des années 1930. La conciliation de Marx et de Freud, ou du marxisme et de la psychanalyse, était un défi épistémologique que divers penseurs ont tenté de relever. Leur double fidélité a placé les surréalistes dans une position intenable. « S’il est séduisant de recourir à la psychanalyse contre la famille et la religion, comment en suspendre l’application à l’endroit des doctrines amies ». Le freudo-marxisme, constate Poirier, ne pouvait plus être qu’une « chimère ». Cela n’empêchera pas que l’entreprise soit relancée dans les années 1960. Il est question 1012ensuite, toujours textes à l’appui, du rendez-vous manqué entre Céline et Freud, du dialogue entre Romain Rolland, esprit religieux, et le rationaliste viennois, et enfin des échanges de celui-ci avec Bergson. « Partis de positions assez proches, les deux hommes aboutissent à des conclusions opposées ».
Le dernier chapitre étudie ce que Jacques Poirier appelle les « psychanalyses parallèles ». Roger Caillois, auteur à redécouvrir, Bachelard et Sartre connaissent bien les œuvres de Freud et de ses grands épigones. Ils font peu de cas de la cure. Le premier accepte les prémices de la psychanalyse mais en rejette les conséquences quand il s’attaque aux mythes. Il se réclame significativement du psychopathologue Pierre Janet, le grand vaincu des débats de l’entre deux guerres. La réflexion du second, philosophe rationaliste, passe de l’épistémologie à la poétique. Sa reconfiguration théorique de l’inconscient, du complexe et de la sublimation est en nette rupture avec la doxa. Le troisième se situe, écrit Jacques Poirier, « contre Freud », « tout contre », quand, après avoir écrit une « fiction freudienne », L’Enfance d’un chef, il repense, pour la dépasser, la psychanalyse à partir de la phénoménologie dans L’Imaginaire puis L’Être et le néant. La psychanalyse existentielle dont il pose les fondements théoriques et épistémologiques fait l’économie de l’inconscient. C’est après 1945 qu’il passera aux applications sur Baudelaire, Genet et Flaubert.
En conclusion de cet ouvrage remarquablement pensé et documenté, Jacques Poirier propose un vaste panorama de l’après Freud. La seconde guerre mondiale n’a pas cassé la dynamique de la peste, comme il l’avait plaisamment appelée. Elle est devenue un horizon de pensée et ses idées forces entrées dans le domaine commun ont nourri toute une production littéraire et artistique. La psychocritique, la psychobiographie, la textanalyse ont longtemps prospéré à l’Université. Un certain discours d’autorité freudien passablement terroriste, pour qui toute réserve ou critique est interprétée comme un symptôme, comme le discours d’autorité marxiste, aujourd’hui passe mal. C’est que les neurosciences et les thérapies comportementales ont causé plus de dommage à la doxa que les critiques de ses adversaires et la sape de ses déconstructeurs.
Jeanyves Guérin
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-12340-8
- EAN: 9782406123408
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12340-8.p.0199
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-10-2021
- Periodicity: Quarterly
- Language: French