Comptes rendus
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’Histoire littéraire de la France
4 – 2018, 118e année - n° 4. varia - Pages: 937 to 1018
- Journal: Journal of French Literary History
COMPTES RENDUS
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
La Tragédie et ses marges. Penser le théâtre sérieux en Europe (xvie-xviie siècles). Sous la direction de Florence d’Artois et Anne Teulade. Genève, Droz, « Travaux du Grand Siècle », 2017. Un vol. de 462 p. (Emmanuelle Hénin)
Shakespeare et quelques autres. Sous la direction d’Yves Bonnefoy et Odile Bombarde. Paris, Hermann, 2017. Un vol. de 266 p. (Hélène Beauchamp)
Flaubert. Genèse et poétique du mythe. Sous la direction de Pierre-Marc de Biasi, Anne Herschberg Pierrot et Barbara Vinken. Paris, Éditions des archives contemporaines, « Références », Tome 2, 2017. Un vol de 185 p. (Anne Orset)
Barbey d’Aurevilly et l’âge classique. Sous la direction de Mathilde Bertrand, Pierre Glaudes et Élise Sorel. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2018. Un vol. de 351 p. (Anne Orset)
Paul Lacroix, « L’homme-livre » du xixe siècle. Dossier dirigé par Marine Le Bail et Magali Charreire. Littératures, no 75, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2016. Un vol. de 254 p. (Marie-Clémence Régnier)
Naturalisme. – Vous avez dit naturalismeS ? Sous la direction de Céline Grenaud-Tostain et Olivier Lumbroso. Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2016. Un vol. de 220 p. (Noëlle Benhamou)
Du Rhin à l’Oronte : Maurice Barrès écrivain. Études réunies par Olivier Wicky et Alain Corbellari. Études de lettres, no 2, 2017. Un vol. de 208 p. (Jessica Desclaux)
Aventures radiophoniques du Nouveau Roman. Sous la direction de Pierre-Marie Héron, Françoise Joly et Annie Pibarot. Presses Universitaires de Rennes, 2017. Un vol. de 276 p. (Francine Dugast-Portes)
Association internationale de littérature comparée, Le Comparatisme comme approche critique / Comparative Literature as a Critical Approach. Sous 938la direction de / edited by Anne Tomiche. Paris, Classiques Garnier, 2017, « Rencontres. Série Littérature générale et comparée ». 6 volumes de 584, 534, 453, 625, 561 et 621 p. (Yves Chevrel)
Antonio Iurilli, Quinto Orazio Flacco Annali delle edizioni a stampa (secoli XV-XVIII). Genève, Droz, 2017, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », no 574. Deux vol. de 1538 p.
Plus de dix ans après sa première enquête bibliographique sur la réception d’Horace en Italie du xve au xviiie siècle, Antonio Iurilli nous offre ici un travail beaucoup plus exhaustif consacré à l’ensemble des éditions d’Horace publiées dans le monde entre 1465 et 1800, mais aussi une étude complète sur le sujet qui en restitue les conditions matérielles mais aussi intellectuelles et sociologiques. C’est dire le caractère tout à fait exceptionnel de ce travail qui est bien plus qu’un simple répertoire bibliographique. Ce monument comprend deux volumes. Le premier est composé d’une forte introduction de 282 pages qui restitue et narre en quatre moments, du xve au xviiie siècle, le contexte et les étapes de cette histoire éditoriale (plus une coda consacrée à la réception d’Horace dans les recueils d’emblèmes et de lieux communs) et de 674 p. d’annales à proprement parler, le cœur du propos et du projet ici, qui répertorient année par année, de 1465 à 1800 un ensemble remarquablement complet de plus de 2372 références (2392 en comptant les textes d’identification ou datation incertaine) témoignant de cette réception sous toutes ses formes. Sont en effet ici signalés non seulement les éditions et les traductions, mais aussi les florilèges ainsi que les éditions musicales et illustrées et les parodies, paraphrases et imitations (du moins les textes intitulés comme tels) ce qui permet de se faire une idée précise des modes de lecture et de diffusion mais aussi de l’inflation remarquable de cette diffusion au xviiie siècle (1148 références au xviiie siècle contre plus de 600 au xvie et de 500 au xviie siècle).
Les notices sont précises et complètes, avec, en plus de la description codicologique et des références bibliographiques et de localisation des exemplaires attendues, des explications complémentaires précises et précieuses, ainsi par exemple de la description de la démarche et du contenu des Parodiae morales d’Henri Estienne (notice 577), ou des précisions concernant les mécènes de l’entreprise autant que les choix typographiques ou orthographiques de l’édition des épitres commentées par Cl. Mignault (no 627), ou encore des notices successives consacrées du début du xvie s. à la fin du xviiie s. aux diverses rééditions, sous différentes formes, avec différents choix linguistiques, des Emblemata horatiana d’Otto Van Veen. L’auteur n’a pu évidemment consulter toutes les éditions et encore moins bien sûr tous les exemplaires ici mentionnés, étant donné l’ampleur considérable de l’enquête, les notices ne sont donc pas toutes également détaillées, mais l’ensemble constitue un trésor d’une richesse extraordinaire, véritable mine pour les recherches futures.
Le volume deux est en effet entièrement constitué de répertoires et d’indices complétant et offrant autant de points d’entrée dans le volume précédent : au répertoire des sources bibliographiques et biographiques citées dans les Annales sous forme abrégée succède un double répertoire des bibliothèques mentionnées, par noms et par pays, et neuf indices : un index biographique des auteurs secondaires (commentateurs, traducteurs, imitateurs, graveurs et musiciens) extrêmement utile 939et complet ; un second index biographique des éditeurs, libraires et typographes ; puis un troisième index des lieux d’édition. Suivent trois indices des imitations, paraphrases, parodies et traductions, l’un par auteur, l’autre chronologique, le dernier par langue nationale et deux indices, l’un par auteur et l’autre chronologique, des éditions musicales. Enfin un index général des noms de personnes et de lieux clôt cette série remarquable qui à elle seule donne une idée de l’étendue et de la richesse de ces annales de la réception d’Horace. Ne sont pas seulement ici en effet répertoriés et situés les éditeurs scientifiques et traducteurs en italien, français, anglais, espagnols, polonais, etc. de l’œuvre d’Horace, mais aussi ses parodistes, paraphrastes, aussi bien que les musiciens qui ont mis en musique les odes ou certaines odes, les graveurs qui l’ont illustrée, donnant ainsi une représentation et une cartographie en même temps qu’une histoire de la variété de la réception du poète de Venouse à l’âge moderne et du rôle que joue cette réception dans les ateliers d’imprimeurs, autant que dans les cercles de sociabilité lettrées, qu’ils soient scolaires, académiques ou mondains. L’ampleur même de l’entreprise, dans sa triple dimension spatiale, temporelle et prosopographique, fait en effet sa valeur et construit, de manière exemplaire en même temps qu’elle en témoigne, Horace en objet de recherche essentiel pour comprendre le contexte, les enjeux et le rôle de la poésie à l’âge moderne en Europe.
L’introduction avec ses près de 300 p. constitue non seulement une entrée en matière mais une étude à part entière de bibliographie matérielle en même temps que d’histoire et de sociologie des réseaux lettrés. Elle relie de manière exemplaire, complète et nuancée, histoire du livre, histoire des idées et histoire des formes, comme l’annonce d’emblée la note d’intention. Les premières pages commencent par retracer l’histoire même de la bibliographie horatienne, florissante au xviiie s. et en profitent pour rectifier la date de l’édition princeps qui avait été attribuée par les premiers bibliographes d’Horace (suivis depuis lors) à l’atelier milanais d’Antonio Zarotto (1474), alors que la première édition du corpus horatien est vénitienne et date de 1471-1472, tandis que l’édition milanaise est la première édition datée d’Horace (1474) à être accompagnée du commentaire du pseudo-Acron, et que la première édition romaine de la même année est la première à donner les deux commentaires antiques d’Horace. Cette introduction très riche décrit précisément les conditions d’apparition de ces différentes éditions, cercle après cercle, pays après pays, période après période, en renvoyant à la bibliographie ancienne et récente sur le sujet et précise en un riche appareil de notes (qui tire notamment profit de la récente Enciclopedia Oraziana qu’elle complète ici sur nombre de points). On passe ainsi des cercles lettrés et des ateliers d’imprimerie italiens (du studio de Florence à l’atelier aldin), à Strasbourg (autour de Jacob Locher, élève de Celtis et de Brant) puis à Paris, Lyon et Genève (de Bade à Lambin puis Estienne), mais aussi à Cracovie, Louvain, Londres, etc. dans une étude très complète de réception véritablement européenne. Cela nous vaut par exemple des passages passionnants sur la place de la réception et de l’interprétation de l’épître aux Pisons dans les grandes étapes et évolutions de la théorie littéraire de la Renaissance, des premières lectures de l’ars comme traité autonome à Cracovie ou à Naples, avec le commentaire décisif de Parrasio, jusqu’au tournant aristotélicien autour de Pedemonte, puis Maggi, Robortello, et Grifoli, Denores et Luigini, jusqu’aux interprétations du portugais Achille Stazio ou de l’espagnol Francesco Sanchez de las Brocas, ou au commentaire de Sturm… Suit une étude de la réception en chaque langue nationale, une analyse des transpositions musicales et deux autres 940chapitres consacrés au xviie et au xviiie siècle avec la même précision et la même richesse d’angles de vue.
Il faut aussi saluer ici la présentation typographique distincte et aérée (en 2 colonnes), les titres courants rappelant la date dans les annales, les noms dans les index biographiques, qui en rendent la lecture et la consultation ponctuelle extrêmement aisée. Chaque section séculaire de ces annales se referme de plus sur une série de reproductions de quelques pages d’éditions remarquables par leurs annotations manuscrites, leur mise en page ou leur illustration qui là encore offrent autant d’entrées directes dans ce monde de l’édition d’Horace dans sa diversité et ses évolutions.
L’immensité de la tâche, les principes même d’économie sur la page impliquent certes ici et là quelques raccourcis dans la description, par exemple dans la notice 445 concernant la grande édition dirigée par Georges Fabricius en 1555 qui réunit un ensemble très complet de commentaires humanistes, on aurait aimé, même si le titre ici retranscrit en rend compte, que l’explication en fût plus exhaustive et plus précise. De même, les différentes notices consacrées aux éditions successives de Pierre Gaultier Chabot (no 617 et al.) auraient gagné à préciser qu’il s’agit d’un commentaire développé selon la méthode ramiste, même si la transcription complète des titres des différents volumes de l’édition augmentée de 1615 (no 816) en donne une idée. Quelques références bibliographiques concernant les mises en musique de Tritonius et surtout d’Hofhaimer seraient à compléter par la référence par exemple à l’édition des Harmoniæ Poeticæ de Grantley McDonald (2014) ; concernant Josse Bade, dans sa notice biographique comme dans la première note de l’introduction (p. 58), aurait pu de même être cité l’ouvrage de Paul White (2013).
Mais ce ne sont que des broutilles au regard de la richesse exceptionnelle de cet ensemble qui ne témoigne pas seulement de l’importance de la réception des poèmes d’Horace à l’âge moderne, mais aussi de la diversité de cette réception, par les traducteurs, les graveurs, les musiciens, en toutes langues et dans le monde entier. Loin d’être un simple catalogue de description bibliographique, ce qu’il est aussi et d’abord pleinement, cet ouvrage constitue une étude à part entière aussi substantielle que stimulante, tout en ouvrant au chercheur des pistes de recherche aussi nombreuses que passionnantes en même temps que les moyens de cette recherche.
Nathalie Dauvois
Patrick Morantin, Lire Homère à la Renaissance. Philologie humaniste et tradition grecque. Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », no DLXXV, 2017. Un vol. de 408 p.
Au début du xvie siècle, trois conditions sont réunies pour faire de Venise un remarquable centre de l’hellénisme : la présence d’Alde Manuce (imprimerie et académie), une importante colonie grecque dont font partie les érudits Janus Lascaris et Marc Mousouros, et la très riche bibliothèque du cardinal Bessarion, qu’il légua à sa mort à la République de Venise. C’est dans cette bibliothèque que l’humaniste Vettor Fausto, titulaire de la chaire de grec de l’École Saint-Marc après Marc Mousouros, consulta le manuscrit d’Homère connu sous le nom de Venetus A – redécouvert à la fin du xviiie siècle par Jean Gaspard Ansse 941de Villoison – comme le prouvent les annotations qu’il reporta soigneusement sur quelques chants de l’Iliade de son exemplaire personnel de l’editio princeps d’Homère (1488), exemplaire conservé aujourd’hui à la Bibliothèque de Saint-Marc de Venise sous la cote Marcianus gr. IX 35. C’est aussi dans la bibliothèque de Bessarion que Janus Lascaris copia plusieurs manuscrits grecs qu’il laissa à la disposition de Guillaume Budé entre 1503 et 1509, parmi lesquels a pu se trouver la source inconnue que l’humaniste français utilisa pour les nombreuses et diverses annotations (à l’Iliade comme à l’Odyssée) de son propre exemplaire de l’editio princeps d’Homère, désormais conservé à la bibliothèque Firestone de l’Université de Princeton sous la cote ExI 2681.1488Q.
Le bel ouvrage de Patrick Morantin s’attache à restituer, à analyser, à interpréter avec soin les deux sources manuscrites de la réception d’Homère que constituent ces exemplaires annotés, prouvant par ce geste même que la publication d’une édition princeps n’a pas figé le texte d’Homère. Construit en deux parties, il consacre d’abord deux chapitres au travail de Vettor Fausto puis trois chapitres à celui de Guillaume Budé dont les notes sont plus diverses et entrent en résonance avec les autres ouvrages de l’humaniste. Dans chaque cas, la démarche est analogue : retracer le contexte d’apprentissage et de maîtrise de la langue grecque, repérer les sources des annotations, les classer et, autant que possible, les dater. Avec une attention scrupuleuse et en s’abstenant de tout jugement de valeur, P. Morantin met ses pas dans les traces manuscrites des deux illustres lecteurs d’Homère pour saisir au plus près leur intention philologique. Pour Vettor Fausto, qui se décrit comme un grammaticus, de même que pour Budé, davantage philologos, amoureux des mots et de leurs sens, cette intention emprunte au programme de la « grammaire » antique que Varron divisait en quatre parties : lectio (la lecture correcte et expressive), enarratio (l’interprétation qui convoque divers savoirs), emendatio (la correction, éventuellement par collation de manuscrits), judicium (le jugement critique qui concerne aussi bien la critique d’attribution des œuvres que la critique d’authenticité des vers). Cette classification, rappelée par Fausto, ne doit cependant pas faire oublier que la grammaire, selon Denys de Thrace, est une connaissance empirique et que c’est cette même empeiria qui sous-tend la tradition philologique alexandrine, et tout particulièrement homérique. Fausto comme Budé sont en effet très sensibles non seulement au travail d’Aristarque et des grammairiens d’Alexandrie mais à son importance pour le texte d’Homère, marqué par l’histoire de sa transmission. Patrick Morantin met aussi en évidence le rôle de la tradition érudite byzantine dans les annotations manuscrites : l’Etymologicum magnum, les commentaires d’Eustathe, la Souda, les lexiques de Pollux et d’Hésychius sont largement utilisés, nouvelle preuve de la maîtrise parfaite de la langue grecque chez les deux humanistes.
Si l’on ne trouve ni chez Fausto ni chez Budé d’approche critique de nature historique sur les poèmes homériques ou sur leur auteur, l’ampleur des annotations de Budé, tout particulièrement soulignée dans les chapitres iv et v de l’ouvrage, révèle à quel point la tradition homérique est pour l’humaniste français une tradition vivante, ancrée dans un dialogue constant avec les émigrés grecs comme Lascaris, et vouée à être réinvestie dans d’autres œuvres. Chez Homère, en effet, tout intéresse Budé, comme le montrent les recueils de citations et index qui remplissent les folios vierges de son exemplaire d’Homère. De même, la grande attention portée par l’humaniste aux interprétations allégoriques (allégories physique et morale, exégèse chrétienne), qu’il réutilisera à l’occasion dans d’autres de 942ses œuvres (la chaîne d’or de Zeus se fait ainsi métaphore de l’enseignement divin dans le De transitu hellenismi ad Christianismum), souligne le caractère fondateur de la lecture d’Homère non seulement pour la philologie humaniste mais aussi pour l’accès « encyclopédique » à toute la tradition grecque. Or, pour Budé, on le sait, la philologie est inséparable d’une herméneutique qui, si elle part toujours des mots, se fonde sur l’idée que la langue comme la pensée ont une dimension essentiellement métaphorique. La philologie, démarche empirique faite de tours et de détours, s’apparente alors à l’art de la chasse. Les annotations à Homère sont les témoins de cette philologie pratique (et non méthodique et systématique comme elle le sera au xixe siècle) qui fait de Budé un vestigator et invite le lecteur d’Homère à s’inscrire dans une tradition que sa lecture actualise sans cesse.
Après les ouvrages de Jean-Christophe Saladin (La Bataille du grec à la Renaissance) et du regretté Philip Ford (De Troie à Ithaque. Réception des épopées homériques à la Renaissance), le livre de P. Morantin apporte un éclairage indispensable sur le rôle qu’a joué la lecture d’Homère dans la transmission de la philologie antique ainsi que sur les réseaux grecs, italiens et français qui l’ont permise. On ne regrettera qu’une chose : l’absence des annexes maintes fois mentionnées dans l’ouvrage… pourtant cherchées en vain. Peut-être un autre volume en préparation ?
Christiane Deloince-Louette
Pierre de L’Estoile, Les Belles figures et drolleries de la Ligue. Édition critique avec introduction et notes préparée par Gilbert Schrenck. Genève, Droz, 2016.
Même si le contexte est plutôt morose dans le domaine des sciences humaines, il existe encore aujourd’hui des entreprises éditoriales qui forcent l’admiration. Il en est ainsi de cette édition critique des Belles figures et drolleries de la Ligue de Pierre de L’Estoile, publiée par la librairie Droz avec le soutien du Centre National du Livre. Elle a été entièrement conçue par Gilbert Schrenck, qui est l’un des meilleurs spécialistes du mémorialiste parisien. Si une telle curiosité bibliophilique, conservée à la Bibliothèque Nationale de France, n’avait pas échappé à l’attention des savants et autres amateurs d’estampes, l’absence d’une édition intégrale (longtemps considérée comme inutile, trop difficile à réaliser, voire inconcevable) l’avait jusque-là laissée dans l’ombre des Mémoires-journaux. La découverte de cet in-folio de 400 pages, dont les trésors illustrés nécessitent parfois le dépliage minutieux de planches au format improbable, est un plaisir pour l’esprit, ainsi que pour les yeux et les mains (le format et l’usage d’un papier glacé de plus 100 grammes n’y sont pas étrangers). Sept ans après avoir publié l’extraordinaire Mappe-monde nouvelle papistique (1566) attribuée à J.-B. Trento et P. Eskrich, qui mettait en lumière les richesses d’invention de l’estampe pamphlétaire dans le monde réformé au début des guerres de religion, la librairie Droz s’attaque maintenant à ce recueil composé au fil des années par P. de L’Estoile, en marge de son activité de diariste. Ce dernier y a réuni cent cinquante pièces d’actualité, conçues et publiées par les activistes de la Ligue et qui documentent la période qui va de l’assassinat d’Henri III (1589) jusqu’à la victoire définitive d’Henri IV (1594). Avec le soin d’un collectionneur averti, L’Estoile rassemble là un échantillon exceptionnel de cette production pamphlétaire, dont la vitalité a 943été très rarement égalée sous l’Ancien régime, sinon peut-être pendant la Fronde. La période mise en exergue par le titre même du recueil dissimule en réalité un travail de collecte développé sur la très longue durée, entre 1569 et 1606 environ, si l’on suit les analyses développées par G. Schrenck. Et il n’est pas indifférent de noter à cet égard que celui qui a longtemps été Grand audiencier à la Chancellerie de Paris, et par la même en contact direct avec ceux qui produisent, diffusent, voire collectionnent eux-mêmes cette « littérature » pamphlétaire dont il est féru, n’est plus après 1601 qu’un collectionneur d’écrits diffamatoires, dont la seule possession tombe alors sous le coup de la loi. Tout cela est révélateur de la place déterminante occupée par cette entreprise dans la vie intellectuelle de L’Estoile, qui place certaines ses activités de mémorialiste et de collectionneur sous le signe de la dissimulation, voire du secret. Ce « grand folio plain de figures et placcards diffamatoires », comme le désigne son auteur, réunit donc toutes sortes de documents, susceptibles d’être rangés dans les catégories, en partie redondantes, de placards, affiches, pasquils, éphémères, occasionnels et autres feuilles volantes, mais aussi de libelles, pamphlets et autres écrits et gravures satiriques, dont le dénominateur commun est l’usage (la propagande) et les moyens mobilisés (la violence). Ici, ce ne sont pas seulement le texte ou l’image qui sont mis au service de cette propagande politique et religieuse en période de crise institutionnelle, mais bien le texte et/ou l’image, ressaisis dans des marqueteries typographiques à chaque fois renouvelées avec inventivité par les imprimeurs. Mais si les deux tiers environ du recueil sont bien composés de textes imprimés – vers ou prose – avec ou sans illustration(s), le troisième réunit pour sa part toutes sortes de textes manuscrits autographes, dans lesquels l’Estoile ajoute ses propres annotations et commentaires. Comme le montre bien G. Schrenck dans son introduction, il ne s’agit donc pas seulement pour lui de recueillir et d’additionner ses trouvailles, mais aussi de les ordonner et même de les commenter au sein d’un recueil dont le statut échappe lui aussi aux grandes catégories en vigueur. Doit-on alors parler de ramas, de miscellanées, d’analectes, ou bien de bigarrures afin de caractériser cet unicum, qu’on peut aussi désigner comme un « non livre », pour reprendre une formule plusieurs fois reprises dans l’introduction ? Ce qui est sûr, c’est que l’intérêt d’un tel recueil est double, car il donne aussi bien un accès direct à cette production, restituée à l’état brut sans être corrompue ou modifiée, qu’au travail d’un acteur historique doublé d’un « historien » qui en réécrit (et donc réinterprète) le sens a posteriori. Ce double regard est en effet nécessaire pour donner toute leur portée aux Belles figures. Chaque document est rendu à sa propre origine et il offre en cela le fragment autonome d’une fiction ligueuse susceptible d’être contextualisée. Mais le travail de mise en recueil fait de P. de l’Estoile le concepteur d’une méta-fiction de ces années ligueuses, un « non auteur » qui reprend pourtant à son compte certains codes de l’auctorialité, ne serait-ce que de façon ironique, comme en témoigne un titre à rallonge offrant une lecture programmée à un « non lecteur » dont le statut reste lui aussi entièrement à définir. On a là en réalité deux régimes d’historicité, pour reprendre la catégorie de F. Herzog, qu’il ne faut surtout pas confondre et qui font toute la richesse et la complexité de ce livre qui intéresse(ra) autant les historiens de l’art amateurs d’estampes, que les historiens et les littéraires travaillant sur les instruments et les supports de la propagande politique et religieuse dans le contexte des guerres de religion. On ne sera pas complet sans ajouter que la réussite de cette édition tient beaucoup au travail de Gilbert Schrenck, qui restitue avec 944une minutie scrupuleuse ces cent cinquante pièces dans leur intégrité matérielle (reproduction systématique des imprimés et des pages manuscrites) tout en offrant une saisie de tous les textes, qu’il dote d’annotations en bas de page éclairantes sans être envahissantes. Il y a aussi un glossaire, un index et une bibliographie, le tout surmonté d’une introduction, qui parvient à ressaisir cet objet insaisissable avec sûreté et élégance. Même si les étagères d’aujourd’hui ne sont plus conçues pour accueillir de tels in-folio, on aura tout à gagner à essayer de trouver une place dans nos bibliothèques à ces Belles figures.
Julien Goeury
Pierre Corneille, Théâtre, tome II. Édition de Jean de Guardia, Liliane Picciola, Florence Dobby-Poirson et Laura Rescia. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du Théâtre Français », no 48, 2017. Un vol. de 1125 p.
Cette édition du théâtre de Pierre Corneille regroupe cinq pièces dans leur version originale, présentées selon l’ordre de leur première représentation et non selon celui de leur publication. Liliane Picciola dirige à nouveau ce deuxième tome et explique ce parti-pris d’ensemble, selon l’idée que les lecteurs des pièces rassemblées pourront ainsi mieux concevoir l’hétérogénéité des créations de Corneille, et découvrir l’originalité de « la palette la plus variée de notre poète dramatique », celle de la période qui couvre les « années-clés » de 1634 à 1640 (p. 7). En effet, le tome II réunit La Place Royale, ou l’Amoureux extravagant (jouée en 1634, publiée en 1637), une des deux comédies du volume, l’autre étant L’Illusion comique (jouée en 1635, publiée en 1639). Entre les deux, dans l’ordre de représentation, nous trouvons la tragédie mythologique, Médée (jouée en 1635, publiée en 1639), première tentative du dramaturge dans ce genre qui prend de l’envergure dans les années 1630 – la tragédie d’inspiration antique ; puis, après l’Illusion, retour au genre le plus en vogue – la tragicomédie – pour le chef-d’œuvre de Corneille – Le Cid (joué et publié en 1637) ; enfin le volume se clôt avec la tragédie historique et romaine, Horace (jouée en 1640, publiée en 1641), la plus « régulière » des œuvres regroupées dans ce tome du grand dramaturge de l’Age Classique. Cette présentation chronologique basée sur la première édition du texte permet de suivre la progression du Corneille-homme de théâtre alors qu’il passe d’un jeune auteur prometteur mais inégal à un dramaturge célèbre, à la gloire établie. Nous voyons, non seulement l’éclat de son succès dans cette période, ce que Liliane Picciola nomme la « montée en puissance » de Corneille (p. 8), mais aussi les troubles dans sa carrière, liés à la réception mouvementée du Cid.
Dans l’introduction générale et dans les présentations qui accompagnent chaque pièce, l’accent est mis sur l’œuvre vécue, sur l’évolution et le renouvellement du dramaturge, plutôt que sur l’entreprise d’un Corneille-éditeur/auteur. Certes, chaque pièce est accompagnée d’une liste de variantes répertoriées à la suite du texte afin que le lecteur puisse apprécier le travail effectué par Corneille sur ses textes, d’édition en édition, mais les éditeurs ne consacrent pas tous la même attention à ces variantes et dans le cas de La Place Royale, par exemple, l’éditeur avoue n’offrir qu’une version synthétique de ces changements et renvoie les lecteurs à l’édition de Georges Couton en Pléiade, pour tout approfondissement. Cette approche éditoriale a l’avantage de souligner l’éclectisme des sujets et des 945genres choisis par Corneille. Vue dans cette optique, il est difficile de prétendre à une stabilité de l’éthique du « héros cornélien » née d’une philosophie déterminée et cohérente de l’auteur, même si chaque éditeur évoque l’importance de la volonté individuelle et du « moi » hors du commun chez les héros du dramaturge. La thèse de Corneille comme écrivain de la « gageure » soutenue par plusieurs critiques modernes se voit ici renforcée : Corneille passe de genre en genre et de sujet en sujet, ne se satisfaisant jamais de l’exercice d’une vision tragique uniforme. La téléologie du héros cornélien se complique aussi car cette juxtaposition des personnages fait plutôt ressortir l’éthique des « étranges héros » de Corneille, finalement plus dissemblables que semblables en partant du jeune aristocrate Alidor, et en allant vers la sorcière Médée, au bourgeois Clindor, au touchant Rodrigue et en finissant par le sévère Horace.
En revanche, cette sélection de cinq pièces proposée par le Tome II est aléatoire. Pourquoi ne pas avoir présenté La Place Royale dans le volume précédent pour regrouper les comédies aristocratiques et urbaines de l’auteur ? Inclure ainsi La Place Royale aurait plus facilement permis au lecteur de tisser des liens entre les travaux de Corneille dans le genre comique, notamment entre Mélite et cette pièce dont les échos se font si bien entendre. L’éditeur de La Place Royale, Jean de la Guardia, note que celle-ci « clôt un premier cycle de création consacré à la comédie » (p. 69) mais, justement, les pièces de ce cycle ne sont guère regroupées. Un étudiant voulant se consacrer au genre comique chez Corneille se verrait ainsi dans l’obligation de se procurer deux volumes (dont celui-ci à 97 euros) plutôt qu’un seul. Le même reproche pourrait être fait pour le genre tragique car la tétralogie cornélienne est bel et bien ensevelie par cette approche – geste fructueux à maints égards – mais encore une fois, discutable puisque regrouper les pièces romaines ou au moins les tragédies d’une première période permettrait plus facilement de faire des rapprochements et parallèles. Séparer Cinna de Horace mérite justification, notamment parce que la décision semble davantage reposer sur la nécessité de diviser les volumes de cinq pièces en cinq pièces pour ne pas produire des livres trop épais.
Malgré ces démarches contestables, l’édition des textes est habile et chacune des cinq pièces se trouve encadrée par une excellente introduction proposée par l’un des quatre collaborateurs au volume ; L. Picciola propose celle de l’Illusion et du Cid, ce qui lui permet de faire ressortir les proximités entre les deux. Les introductions diffèrent par leur longueur et précision, allant de seulement 13 pages pour La Place Royale jusqu’à 80 pages pour Le Cid. Les trois autres comprennent entre 25 et 40 pages. Cet écart surprenant était déjà présent dans le Tome I et semble provenir soit de l’importance attribuée à la pièce ou bien au gré de l’éditeur. L’introduction générale de L. Picciola et celle du Cid se distinguent par leur méticulosité. La tragicomédie la plus célèbre de l’histoire littéraire française est lue à travers ses influences espagnoles, sujet d’expertise de L. Picciola avéré par ses travaux précédents. Un tableau d’une grande précision offre une comparaison, acte par acte, entre le déroulement du Cid et celui de Las mocedades del Cid de Guillén de Castro dont Corneille s’est librement inspiré. Autre considérable utilité pédagogique : à la suite de chaque présentation de la pièce l’on trouve une courte description des mises en scènes récentes et d’autrefois. Enfin, une bibliographie détaillée et internationale (on y recense un bon nombre d’études anglo-saxonnes) accompagne chacune des pièces ; en annexe les lecteurs se réjouiront du glossaire 946des termes dont l’emploi diffère du français de notre époque et des renvois aux pièces où ces mots se trouvent. Les indexes des noms de personnes, des termes géographiques, des lieux, dieux et personnages mythologiques et bibliques, et des œuvres littéraires mentionnées à travers les textes présentés dans le volume sont des outils de recherche indispensables offrant aussi bien au chercheur qu’au lecteur le loisir de saisir ces pièces dans toute leur complexité et beauté. Ce tome II est réussi et aiguise l’intérêt du lecteur pour la parution du volume suivant.
Hélène Bilis
Pascal Duris, Quelle Révolution scientifique ? Les Sciences de la vie dans la querelle des Anciens et des Modernes (xvie-xviiie siècles). Paris, Hermann, 2016. Un vol. de 401 p.
Largement étudiée pour ses versants littéraire et artistique, la querelle des Anciens et des Modernes coïncide avec la période de la « Révolution scientifique », moment où émergerait une science moderne : c’est ce paradigme épistémologique qu’interroge Pascal Duris en se demandant quelle place les sciences de la vie occupent dans l’argumentation des protagonistes de cette querelle. Remettant en question la pertinence du concept de « Révolution scientifique », il considère que les savants de la période moderne voyaient leurs découvertes dans le prolongement de celles des Anciens. Son analyse des représentations de la querelle confronte à l’idée reçue d’une rupture les positionnements et discours effectivement tenus par les savants des xvie et xviie siècles. En deux parties, « La mélancolie » et « Le mépris », déclinées en six chapitres, renvoyant aux sentiments qui animèrent successivement les deux camps, il procède à une déconstruction historiographique du concept de révolution en tant que rupture par une lecture de textes d’époque traitant de la nouveauté des découvertes scientifiques : dans les discours des savants considérés comme représentatifs de cette modernité, il trouve plutôt le désir de s’inscrire dans une continuité ; il met aussi à l’épreuve de la réalité les discours de ceux qui revendiquent des innovations.
Alors que la Renaissance voit publier et traduire les œuvres d’Hippocrate, Aristote, Pline et Galien, deux textes, parus en 1543, sont généralement considérés comme des marqueurs de la modernité : en astronomie, le De revolutionibus orbium caelestium de Copernic et en anatomie, les De humani corporis fabrica libri septem de Vésale. Or, les travaux de Copernic, qu’il inscrit dans la continuité de ses prédécesseurs, ne rencontrent d’abord pas d’opposition de l’Église ; quant à Vésale, son objectif est de redonner à la médecine la perfection atteinte dans l’Antiquité en la mettant simplement à jour. En beaucoup de points, il rejoint Galien. Les observations de Copernic émergent en fait dans un contexte de scepticisme où se déploie le discours augustinien de l’inutilité des sciences.
Caractéristiques de ce climat, le De incertitudine & vanitate scientiarum & artium… (c. 1530) d’Agrippa von Nettesheim ou la défiance d’un Montaigne face à la « confusion infinie d’avis et de sentences » ainsi que ses silences sur les avancées en astronomie ou en médecine. Même la découverte de l’Amérique engendre moins une totale adhésion aux propositions des savants modernes qu’elle ne nourrit l’anti-intellectualisme. Pris dans un cadre scolastique, naturalistes et médecins soulignent « la cohérence de la pensée des Anciens » : même à propos de la circulation 947du sang, les médecins tentent de concilier leurs observations avec Galien. Regius (Louis Le Roy) cependant invite à se libérer des Anciens : dans De la vicissitude ou variété de choses en l’univers (1575), il constate un renouveau des sciences grâce à l’imprimerie, la boussole et le canon. Ce « tableau du progrès de l’esprit humain » doit toutefois être nuancé par des ombres, la « grosse vérole », les troubles religieux, aussi parce que la vision cyclique de Le Roy ne préserve pas d’un retour du déclin.
Elle prend toutefois ses distances avec la représentation récurrente d’une humanité se dégradant. Au début du xviie siècle, la vision de Francis Bacon est nettement dynamique et cumulative. Appelant à une véritable réforme dans les sciences encouragée par l’État, il identifie des facteurs de discrédit pesant sur la connaissance provenant de l’Église, de la politique et des savants eux-mêmes et recommande un état des lieux des savoirs bien établis ainsi que de ceux à défricher. Il déplore le manque d’inventivité, réfléchit aux méthodes de transmission des connaissances, non sans réserve devant les excès de confiance envers certains auteurs antiques. Bacon ne défend pas sans discernement toute nouveauté : il distingue les domaines où elle peut voisiner l’erreur – la politique, la religion –, des domaines des arts et des sciences où elle devrait être valorisée. L’époque veut certes du nouveau, comme le manifestent nombre de titres, mais pas systématiquement : Harvey mettant à jour en 1628 la circulation sanguine ne provoque pas de rupture immédiate. Présentant ses recherches comme une confirmation des Anciens et en dialogue avec Galien, il cherche au départ à éviter la polémique : les Modernes ont ainsi tardé à se constituer en clan.
Ultérieurement brandie comme un symbole de modernité, cette figure de Harvey n’a pas originellement cet aspect : ce sont les modernes qui tentent de disputer aux Anciens leur Antiquité. Parallèlement, « une nouveauté de façade » n’empêche pas un attachement à Aristote, comme pour Cureau de La Chambre. Les réserves envers les modernes sont d’ailleurs visibles chez un Mersenne qui parle de « remuants » peu organisés. Quant à lui, il prône une meilleure organisation du travail scientifique et créz en 1635 une Academia parisiensis. Comme le montre l’Anatomy of Melancholy (1621) de Robert Burton, la première moitié du xviie siècle pratique régulièrement l’emprunt et considère qu’elle doit ses avancées aux « lumières de ces grands prédécesseurs » : la dépendance à l’égard des Anciens, tout en étant source d’un sentiment de mélancolie, demeure dominante dans les affirmations.
Croissante, la contestation de leur autorité mue la mélancolie en mépris : dès 1575, A. Paré formulait la possibilité de « polir » l’œuvre des Anciens, simples « magasins d’accessoires ». Au milieu du xviie siècle, Gassendi attaque plus vivement d’après ses échanges avec Mersenne. Mais lui-même émet des doutes sur Harvey et son désir de restaurer l’épicurisme montre que ce n’est pas avec tous les Anciens qu’il entend rompre. L’exigence d’une tabula rasa est plus explicite chez Descartes, mais on peine à la trouver dans son œuvre médicale et physiologique : peu innovant, il vérifie plus qu’il n’expérimente dans une visée heuristique et n’a pas encore le réflexe d’approches collectives efficientes. D’autres cependant, comme Nicolas de Rampalle (1641), refusent l’idée de déclin ; le mouvement académique s’institutionnalise en Angleterre et en France dans les années 1660 en empruntant à Bacon le modèle de la division du travail scientifique et expérimental. En 1671 deux écrits burlesques de Bernier et de Boileau à l’encontre de l’Université de Paris montrent qu’un pas est franchi et que les Modernes se soudent désormais.
Le mépris réciproque s’accroît : en avocat des Anciens, Riolan explique leurs erreurs par les transformations morphologiques liées à l’influence de l’environnement 948et souhaite que soient censurées les attaques trop vives des « remuants ». Hippocrate et Galien, édités par René Chartier et Dacier, résistent bien, notamment dans le lexique. Dacier déplore que le discours de rupture de certains modernes constitue un obstacle à penser l’histoire des sciences en termes de progrès ; à la faculté galénique de Paris, le courant hippocratique prône en fait l’observation clinique sans carcan doctrinaire. Les Anciens accusent les Modernes de n’avoir pour résultats que de simples clarifications des découvertes de leurs devanciers : l’utilisation du microscope est dénoncée comme une tricherie. En faveur du camp moderne, Malebranche oppose la mémoire à la raison et attaque l’érudition ; en dénonçant la confusion entre des vérités d’ordres différents, la foi et la science, il pousse à distinguer vérité et antiquité. Les attaques se font plus vives chez un Fontenelle ou un Perrault (Parallèle…, Ve Dialogue). Pour l’abbé Du Bos, arts et sciences ne relèvent pas d’un même fonctionnement : les premiers tiennent d’une expérience intérieure, les secondes peuvent être invalidées : inférieurs aux Modernes dans les sciences, les Anciens restent admirables dans les arts et les lettres. Ainsi P. Duris préfère-t-il récuser l’expression de « révolution scientifique » : l’émancipation de la science moderne ne lui paraît pas acquise.
Son statut relève donc d’une vérité provisoire dans le fil d’une histoire remontant à l’Antiquité. Ayant privilégié une enquête dans les sources primaires, ce n’est que dans son ultime chapitre que P. Duris récapitule la façon dont, depuis environ 1940 et A. Koyré, s’est forgée en histoire des sciences la représentation d’une Révolution scientifique sans prendre en compte la réflexion menée dans les sciences de la vie : il aurait sans doute été plus logique de développer ce point dès l’introduction et c’est là aussi qu’aurait probablement mieux trouvé sa place le développement lexical sur le mot révolution pour lequel la riche enquête d’Alain Rey aurait pu être convoquée. D’où une certaine ambiguïté sur la portée à donner à la remise en question d’une rupture : au-delà du domaine spécifique des sciences du vivant, de nombreuses formulations tendent à déconstruire cette idée de rupture à l’échelle bien plus globale de l’ensemble des sciences. Revenant sur des questions abordées dans son Histoire des sciences de la vie (1997, 2011) ou ses travaux sur F. Redi et la génération spontanée (2010), P. Duris entend montrer que la dimension expérimentale, volontiers pistée aujourd’hui dans les écrits des savants de la première modernité, n’était pas si prégnante chez des savants éloignés d’une pensée de la rupture et soucieux d’accorder science et foi.
Au-delà de son objet, l’ouvrage de P. Duris interroge ainsi sur les figements qui interviennent à différents niveaux : dans le processus historiographique d’une part autour du concept de « révolution scientifique », sur un plan rhétorique d’autre part quand il relativise les revendications de nouveauté ; on pourrait aussi se demander si cette dimension rhétorique n’est pas tout autant à l’œuvre quand les savants inscrivent leurs découvertes dans la continuité des travaux des Anciens. Quelle révolution scientifique ? nous guide ainsi dans une lecture précise des textes des savants qui intègre leur contexte d’énonciation en nous interrogeant sur la part qu’argumentation et grand récit occupent, à différents stades, dans la transmission des sciences.
Isabelle Trivisani-Moreau
949Christian Reidenbach, Die Lücke in der Welt. Eine Ideengeschichte der Leere im frühenzeitlichen Frankreich. Würzburg, Königshausen & Neumann, 2018. Un vol. de 683 p.
L’histoire des idées conserve son pouvoir heuristique. Jean Starobinski l’a magnifiquement illustrée avec Action et réaction. Vie et aventures d’un couple (Seuil, 1999). J’ai eu le plaisir de voir mon enquête d’il y a trente ans, complétée pour le domaine germanique par Bénédicte Abraham (Au commencement était l’action. Les idées de force et d’énergie en Allemagne autour de 1800, Presses Universitaires du Septentrion, 2016). D’Allemagne arrive un travail monumental et original sur l’idée de vide. Christian Reidenbach parvient à concilier l’histoire des sciences et celle des formes, l’histoire des mentalités et celle de l’imaginaire, au xviie et au xviiie siècle, au moment où se cherche et se fonde notre modernité. L’idée de vide engage la question de la discontinuité et de la négativité. Elle se déploie, des expériences concrètes à l’invention littéraire, des conjectures scientifiques aux emplois métaphoriques. Elle est liée avec le hasard, la finitude humaine, l’hétérogénéité de la matière et les incertitudes de la vie sociale. Elle appelle des images douloureuses (la plaie, la lacune, le gouffre, le vertige) ou bien éventuellement positives (le jeu et la marge). L’épistémologue suit la formation du concept de vide, le littéraire s’intéresse au fragment et à la discontinuité, l’historien des idées travaille sur les passages de l’un à l’autre, il suit les échanges et les décalages, les faux sens fructueux et parfois même les contre-sens productifs. Une introduction (p. 13-31) rappelle les principes de l’histoire des idées, fait le point sur la bibliographie critique concernant le vide et présente le triptyque d’auteurs qui ont su marier le travail scientifique à une expérience d’écriture : Blaise Pascal, Fontenelle et Denis Diderot. Le premier chapitre (p. 32-61) reprend utilement les antécédents de la question dans l’Antiquité : chaos et non-être chez les présocratiques, vide et clinamen chez Épicure, horreur du vide chez Aristote, suivi par la pensée médiévale.
Une première partie substantielle s’attache à Pascal (p. 63-256). De façon inattendue et suggestive, elle commence par mettre en relation le goût de Pascal pour les pseudonymes (Louis de Montalte, Amios Dettonville et Salomon de Tultie) avec l’arbitraire du signe et des combinatoires, puis souligne les ressources rhétoriques d’un savant qui multiplie les réserves et les prudences pour dire l’expérience et l’évidence. L’esprit de finesse doit relayer l’esprit de géométrie. Dans les expériences sur le vide, Pascal donne à voir et rend l’évidence spectaculaire. Il ouvre la voie à une acceptation de l’espace gassendiste, renouvelant l’atomisme antique. Il provoque les réactions du père Noël, sensible aux risques métaphysiques d’une telle reconnaissance du vide. Il récuse pourtant le systématisme de Gassendi aussi bien que celui des cartésiens, mais accepte un espace qui ne soit ni substance ni accident. Pascal cherche à articuler cet espace dépourvu de Dieu des atomistes et la leçon du christianisme. Le vide devient privation de Dieu, délaissement par le Créateur. Un paradoxe, nourri de la mystique de Pierre de Bérulle et de l’Oratoire, fait de ce vide, de cette absence de signe, le signe même d’une présence divine : le vide intérieur de l’homme devient attente d’une plénitude divine. La mélancolie peut se changer en moteur d’une dynamique spirituelle. L’homme qui prend conscience de son abandon, qui accepte son néant s’ouvre à la visitation divine. 950Il est, selon les termes de Pierre de Bérulle « un vide qui a besoin d’être rempli » (cité p. 172). Les contradictions du monde et de l’homme appellent une explication figurée qui serait apportée par le Christ et par les apôtres. Les ressources infinies de l’âme humaine ne seraient susceptibles d’être comblées que par la divinité : « Il [le cœur de l’homme] est toujours vide jusqu’à ce qu’il possède celui qui l’a formé, tous les autres biens l’affament, et ne le peuvent rassasier ; ils irritent ses désirs, et ne les apaisent pas » (Pierre Sénault, De l’usage des passions, cité p. 202). La première partie, consacrée à Pascal, s’achève par une analyse du pari. La question du vide permet d’associer le travail scientifique de Pascal à sa réflexion théologique, de mettre en relation le vide matériel et le vide moral. On apprécie que Christian Reidenbach parvienne, en moins de deux cents pages, à une traversée claire d’une œuvre complexe, replacée dans son contexte. Au lieu de faire appel à des philosophes actuels ou à des catégories anachroniques, il explique Pascal dans la science, la philosophie et la théologie de son temps. De nombreux auteurs contemporains de l’auteur des Pensées sont cités de façon éclairante. Ils aident à le situer dans une vie intellectuelle qui lui donne sens.
La seconde partie consacre trois chapitres à Fontenelle, à sa défense de l’ornement, à l’évolution de ses positions scientifiques et à l’exorcisme de l’angoisse par la fiction (p. 257-377). De Pascal à Fontenelle, on passe en effet de l’horreur d’un désert aux agréments d’un opéra, selon l’image célèbre des Entretiens sur la pluralité des mondes. L’esthétique rend le vide agréable et vivable, sans empêcher de comprendre le fonctionnement de la nature. En fait, elle restitue une plénitude au monde changé en spectacle. L’ornement est divertissement, il est justifié par le plaisir et par l’instruction. À l’époque où la peinture et l’architecture déploient toutes les séductions de la rocaille ou, selon le vocabulaire qu’on adopte, du rococo, Fontenelle théorise la nécessité de l’ornementation et reconnaît la relativité historique des vérités provisoires. À la fable qui impose l’illusion, le philosophe oppose la séduction d’une théorie consciente de sa mise en scène. La force convaincante de l’analyse est d’associer chez Fontenelle comme chez Pascal l’étude littéraire et l’analyse philosophique, la poétique et la science ou encore l’éventail et le compas, pour reprendre le titre d’Arnaldo Pizzorusso en 1964 (Il ventaglio e il compasso, Fontenelle e le sue teorie letterarie). Le septième chapitre suit les controverses entre Paris et Londres, puis entre cartésiens et newtoniens à l’intérieur de l’Académie des sciences, dont Fontenelle devient secrétaire, et les stratégies d’évitement du vide chez Fontenelle, de la lecture malebranchiste de Newton à la défense anachronique de Descartes dans le tardif Traité des tourbillons en 1752, qui provoque l’ironie de Voltaire dans Micromégas. De même que l’étude des positions religieuses de Pascal convoquait nombre de théologiens et mystiques contemporains, celle des positions scientifiques de Fontenelle sollicite toute une littérature de voyages imaginaires qui diffuse les enjeux scientifiques du temps, familiarise le public avec les grandes questions cosmologiques et exorcise les angoisses suscitées par le décentrement de la nature, le passage du monde clos à l’univers infini et la douloureuse blessure narcissique de la relativité humaine. Tel traité de Kepler, les voyages dans la lune et dans le soleil, de Frances Godwin à Cyrano de Bergerac, suggèrent une autre façon de remplir un univers prétendument vide.
La troisième partie s’attache à Diderot (p. 379-595). Elle étudie successivement sa philosophie comme interprétation d’une nature discontinue (chap. 9), les images et les concepts qui permettent de passer du contigu au continu et du 951particulier à l’individuel (chap. 10), les expériences de totalisation à travers le rêve et le sublime qui restituent une unité à travers la fragmentation (chap. 11) pour poser finalement la question du supplément comme catégorie commerciale, anthropologique et existentielle (chap. 12). Cette troisième partie donne elle aussi le sentiment d’une maîtrise rare d’un corpus aussi complexe et hétérogène que peut l’être l’œuvre de Diderot. Christian Reidenbach illustre bien les échanges entre la Lettre sur les aveugles et les Pensées sur l’interprétation de la nature, Le Rêve de d’Alembert et le Supplément au Voyage du Bougainville, dans un effet de miroir métaphorique où les enjeux abstraits sont sans cesse illustrés par des formes d’écriture. Le rapprochement de textes différents comme les Pensées sur l’interprétation de la nature où l’enceinte des sciences est comparée à « un grand terrain parsemé de places obscures et de places éclairées » et des Essais sur la peinture qui analysent la distribution des corps éclairés et des corps obscurs (p. 397-398) me paraît particulièrement original et suggestif. Des articles techniques de l’Encyclopédie prennent soudain une profondeur nouvelle, d’être lus du point de vue de l’intervalle, du blanc et du vide (p. 544-546). La lisibilité du monde exige pour Diderot l’acceptation de sa discontinuité et la complémentarité du tâtonnement et de la conjecture, du labyrinthe et du surplomb. L’individu ne se définit plus comme indivisible, mais au contraire comme agrégat, essaim d’abeilles, polype, système d’organes. La vie matérielle, intellectuelle, économique aussi bien qu’esthétique suppose une circulation, c’est-à-dire un déplacement dans un espace vide, qui permet des rencontres inattendues et des regroupements fondateurs. Le supplément n’est plus ce qui viendrait compléter, achever, clore, mais ce qui marque au contraire l’inachèvement radical et la relance permanente. Cette analyse rejoint la perspective de la toute récente livraison des Diderot Studies, consacrée à la logique du supplément chez Diderot et ouverte par le bel article de Thierry Belleguic (« D’un grain l’autre. Sur Diderot et le supplément »). Christian Reidenbach n’a pu prendre connaissance de ce numéro trop récent (tome XXXIV, daté de 2014, mais imprimé seulement en 2016). Il rejoint les avancées actuelles les plus prometteuses de la recherche diderotienne. Le lecteur non germanophone peut découvrir un aspect de cette troisième partie du livre dans « Galathée pulvérisée. Expérience de l’altérité et sensibilité chez Diderot », Studi francesi, 183, 2017).
Après la traversée de cent vingt-cinq ans d’histoire des idées, une perspective finale est accordée à la notion de nihilisme, introduite par Jacobi en 1799 en référence à Pascal et en réponse à Fichte (p. 596-618). Louis-Sébastien Mercier illustre cette catégorie dans ses songes et visions et la Néologie de 1801 comporte un article « Nihiliste ou rienniste » : « Qui ne croit à rien, qui ne s’intéresse à rien. » Mercier y voit le triste résultat de la philosophie encyclopédiste. Jean-Paul compose le Discours du Christ mort, traduit par Germaine de Staël dans De l’Allemagne en 1810 (cité p. 610). La littérature moderne se déploie entre l’expérience du vide et l’exigence du sens. Quelques pages suggèrent la fécondité des motifs du gouffre et du vide dans la poésie de Baudelaire (p. 614-617). Le vide a sans doute contraint le sujet moderne à son autonomie. Un riche cahier d’illustrations (p. 621-639) n’a pas une fonction décorative, il sert de support aux analyses et aide à suivre certains développements, des expériences de Galilée aux planches de l’Encyclopédie, du frontispice des Entretiens de Fontenelle à la gravure de Bouchardon pour Buffon. La bibliographie (p. 641-670) est exacte, dense et bien présentée sans subdivision. C’est l’ensemble du livre qui est mis en forme avec 952un souci de la minutie et de l’élégance, avec une vignette en tête de chaque partie. On peut discuter telle analyse, mais on doit reconnaître à Christian Reidenbach le courage et l’ambition de ses idées.
Michel Delon
Marie-Hélène Cotoni, Les dégoûts de Voltaire, exploration d’une sensibilité complexe. Oxford, Voltaire Foundation, « Studies on Enlightenment », 2017. Un vol. de 311 p.
Dans le livre magistral dont elle enrichit les études sur Voltaire et son œuvre, Marie-Hélène Cotoni adopte un point de vue neuf et fécond. La plupart des travaux fondateurs dans ce domaine se sont attachés à analyser dans la création de son œuvre le rôle des réflexions, de la culture et des convictions de l’écrivain. En découvrant le titre du livre, on peut penser à celui de la thèse désormais classique de Raymond Naves consacrée au Goût de Voltaire (1937). Malgré la symétrie des titres, la grande synthèse que propose Marie-Hélène Cotoni a une orientation toute différente. Naves analysait les principes esthétiques de Voltaire. Marie-Hélène Cotoni ne se limite pas à l’étude de la sensibilité de l’écrivain, à la mise en évidence de ce qui lui déplaît profondément dans les êtres, dans la vie et dans les spectacles auxquels elle l’expose. Précisant le sens du terme dans la langue classique, le critique souligne que « le dégoût était non seulement l’opposé du goût, mais aussi du plaisir » (p. 12). Elle montre qu’il y a chez lui un dégoût moral, et même un dégoût intellectuel, qui nourrissent des textes de réaction, de défense, de condamnation. Elle a bien conscience que les frontières de la notion sont difficiles à fixer. « Tout ce qui contrarie Voltaire, tout ce à quoi il est hostile ne suscite pas nécessairement l’expression d’un sentiment de dégoût » (p. 13). L’idée qui court tout au long des pages de Marie-Hélène Cotoni, c’est que l’œuvre de Voltaire est écrite contre au moins autant qu’elle est écrite pour, et que ses réactions de rejet ont des racines personnelles profondes, tout autant qu’elles sont alimentées par la passion de la polémique, par la passion de la littérature et par un projet philosophique. Cette perspective explique que ce beau livre adopte une démarche chronologique et envisage l’ensemble de l’œuvre de Voltaire, parfaitement maîtrisée par l’une des meilleures spécialistes de l’écrivain et de son temps. Cette science, et une grande expérience de la recherche, la prémunissent contre les certitudes, concernant un auteur prolixe, mais finalement avare de confidences, toujours en campagne, habile à manier toutes les ressources de la rhétorique, dont fait partie l’expression du dégoût. Il qualifie volontiers ses adversaires de « puants », mais veut-il exprimer son propre dégoût ou plutôt susciter celui de son lecteur (p. 31) ? Marie-Hélène Cotoni relève les nombreux cas de dégoûts feints, par exemple quand l’écrivain s’indigne qu’on lui attribue des œuvres dont il est réellement l’auteur (p. 57, 62, 65). Il use par ailleurs du terme de dégoût dans des sens bien divers, du haut-le cœur physique devant les cadavres et l’ordure jusqu’à l’indignation morale et rationnelle ; l’idée est souvent plutôt suggérée qu’exprimée, quelle que soit la fréquence du mot dans le vocabulaire voltairien. C’est donc avec précaution que, par exemple, sont rapprochées du dégoût les réactions de Voltaire devant le sort judiciaire réservé au chevalier de 953La Barre ou à Lally Tollendal ou en général devant la barbarie des procédures et des supplices (p. 43).
Les premiers chapitres le montrent plongé très tôt et pour longtemps dans une vie sociale brillante et complexe et dans la vie littéraire. Ils analysent, en s’arrêtant sur des épisodes significatifs, « les dégoûts suscités par l’oppression politique et religieuse », puis les « dégoûts, dépits, défis d’un homme de lettres ». On suit Voltaire dans les multiples incidents de sa carrière à la cour de France et à celle de Berlin, ses déceptions dans ses relations avec les Grands, son découragement quand ses livres sont saisis ou interdits, l’amertume que suscite chez lui son long exil loin de Paris jusqu’à ses derniers jours. Ses combats en faveur des Calas, des Sirven, de La Barre naissent du dégoût devant l’injustice et entraînent des dégoûts dans les difficultés de la lutte. Dégoût, indignation, réprobation ? Marie-Hélène Cotoni montre bien que ces sentiments se mêlent dans de tels moments. On sait que les dégoûts de la vie littéraire constituent un thème récurrent dans les écrits du temps, de Jean-Baptiste Rousseau à Rivarol. Rarement, mais parfois, dégoûté par sa propre production, Voltaire l’est fréquemment par l’attitude de ses innombrables adversaires, comme Fréron ou Jean-Jacques Rousseau (p. 95), et même de ses alliés, comme Diderot (p. 30, 43). Mais c’est surtout dans la vie théâtrale que cet auteur passionné de la scène rencontre et exprime des dégoûts : il est dégoûté par l’altération de ses pièces (p. 67), par les mises en scène « réalistes » (p. 70), par les réactions du public (p. 74), par l’évolution des genres à la mode (p. 79), par le « bourbier » que constitue le milieu théâtral et par l’attitude de ses rivaux (p. 81).
Les dégoûts que réservent à Voltaire les aléas de sa vie privée fournissent à l’épistolier un thème inépuisable. Sa vie familiale est décevante. L’amitié est une consolation, mais même l’amitié la plus patiente, celle qui le lie à Thiriot, ne l’empêche pas de découvrir en lui « une âme de boue » (p. 105). Il éprouve à l’égard de Frédéric II, à l’issue d’un progressif désenchantement, un dégoût qui ressemble à de l’indignation (p. 143, 156). Les relations avec Mme du Châtelet, d’abord idylliques, deviennent étouffantes. Cet éternel malade est atteint dans sa vie amoureuse par les défaillances du corps. Les conflits avec sa nièce le dégoûtent de Ferney, son refuge (p. 120). Par moments, il se dégoûte de lui-même (p. 121), surtout quand la vieillesse le transforme physiquement, redouble ses infirmités et lui fait envisager les réalités du corps mort. Cet effet de l’âge change le regard sur le monde. Il écrit à Mme Du Deffand : « Le grand malheur de notre âge, c’est qu’on se dégoûte de tout ». Mais Marie-Héléne Cotoni fait remarquer à cette occasion que la vivacité des lettres qu’il adresse à sa vieille correspondante dément le dégoût généralisé qu’il y exprime (p. 151). Il faut souvent chez Voltaire faire la part de la coquetterie littéraire. Sa vérité est plutôt dans une lettre à son fidèle ami d’Argental : « Il faut combattre jusqu’au dernier moment la nature et la fortune » (p. 158). Mais dans ses dernières années le dégoût pour les réalités physiques de l’humanité devient envahissant, et inspire une imagerie dégoûtante (p. 171-175), qui tend à saper l’idée chrétienne de l’homme image de Dieu : « Les Hottentots mangent à pleine main la vermine dont ils sont mangés » (p. 170, article « Homme » des Questions sur l’Encyclopédie). Des réactions de la sensibilité personnelle et sociale viennent nourrir un projet polémique au long cours : l’ignominie de la croix, la pauvreté culturelle et matérielle de Jésus et de ses disciples parlent contre la vérité du christianisme, en suscitant le dégoût du public distingué.
954Marie-Hélène Cotoni montre sur des cas précis le rôle du dégoût dans les jugements littéraires de Voltaire : il est suscité par les mauvaises pratiques des historiens (p. 195), mais aussi par les positions philosophiques des athées, des disciples de Spinoza (p. 215), positions inconséquentes à ses yeux dont il redoute les conséquences morales. Il développe les idées du Temple du goût en s’attaquant au « mauvais goût » ou au « faux goût » (p. 221) qui règne dans tout l’univers ou presque, livré à la barbarie, et auquel n’échappent ni Shakespeare, ni Rabelais (p. 239). Le dernier chapitre, intitulé « Les dégoûts d’un polémiste vindicatif » analyse la manière dont l’aptitude de Voltaire au dégoût alimente et sert son talent de polémiste. Y sont notamment exploitées les notes marginales (désormais publiées) dont Voltaire avait enrichi les volumes de sa bibliothèque de Ferney, conservée à Saint-Pétersbourg.
Ce livre dense, admirablement documenté et écrit avec vivacité, se présente modestement comme l’étude d’un aspect de la psychologie de Voltaire. Et il montre en effet qu’au « siècle du dégoût » (p. 79, l’expression est de l’écrivain lui-même, D15416), le dégoût, sous ses formes très variées, a été l’une des réactions favorites de Voltaire, sans qu’il en soit paralysé dans son écriture et son action ; qu’il a été aussi une de ses ressources littéraires dans son œuvre comme dans sa correspondance. Dans sa conclusion, Marie-Hélène Cotoni insiste sur la sincérité de bien des cris de dégoût, même si l’écrivain sait aussi en jouer dans une vie littéraire souvent tendue. Pour exprimer ses dégoûts, il a bravé le bon goût dont il était pourtant le défenseur. Elle souligne la fascination pour la vérité, même détestable, que révèlent les dégoûts de Voltaire, en même temps qu’un tempérament de polémiste. Mais sa démonstration est conduite avec la plus grande prudence. Elle ne repose pas sur une reconstruction de la mentalité de l’écrivain, telle que d’autres l’ont tentée, ni sur des hypothèses sur l’influence des milieux qu’il a fréquentés. Elle n’aboutit pas à un diagnostic psychologique. On vit, on réagit, on souffre pourtant avec Voltaire vivant au fil d’une enquête qui le suit souvent jour après jour. Mais parti d’une constatation frappante sur le vocabulaire de l’écrivain, ce travail destiné à devenir classique comme L’Éxégèse du Nouveau Testament dans la philosophie française du dix-huitième siècle du même auteur (Oxford, 1984) est avant tout une savante exploration du vaste ensemble des écrits de Voltaire. Marie-Hélène Cotoni tient à justifier une méthode délibérément choisie : citer beaucoup, rester près des textes, les replacer dans leur projet et leur contexte (p. 54). Se dégage ainsi de son livre une vision renouvelée de la dynamique et des ressources de l’écriture voltairienne, qui savent tirer un brillant parti d’une passion responsable, chez tant d’autres, de l’abandon et du silence.
Sylvain Menant
Alexeï Evstratov, Les Spectacles francophones à la cour de Russie (1743-1796) : l’invention d’une société. Oxford University Studies in the Enlightenment, 2016. Un vol. de xx + 396 p.
Issu d’une thèse de doctorat soutenue en Sorbonne, cet ouvrage s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche sur la création des élites européanisées en Russie qui a abouti notamment à la publication d’un volume (The Europeanized Elite in Russia. 1762-1825. Public Role and Subjective Self, Northern Illinois 955University Press, 2016) par Andreas Schönle, Andrei Zorin et Alexeï Evstratov. Si la présente étude de ce dernier a pour point de départ chronologique le règne de l’impératrice Elisabeth, son attention se porte principalement sur l’époque de Catherine II, et son regard embrasse tous les aspects du théâtre francophone à la cour de Russie : les spectacles professionnels et amateurs, les représentations pour un cercle choisi et celles destinées à un public relativement large, les différentes scènes de la capitale et de ses environs, les conditions matérielles des représentations, les acteurs, le répertoire, la gestion administrative et le calendrier des spectacles, et enfin le public.
Dès le début de son règne, Catherine II œuvre pour la formation d’une société nouvelle, acquise aux codes culturels européens. Elle veut privilégier les méthodes douces parmi lesquelles le théâtre, « divertissement civilisant », occupe une place de choix. Le théâtre francophone qui jouit d’un prestige associé au modèle culturel français est jugé comme le plus propre à éveiller le public russe, à former son goût et à l’accoutumer à cette forme de sociabilité. L’importance accordée par l’impératrice au théâtre explique sa participation active dans la gestion des troupes attachées à la cour russe et l’attention soutenue qu’elle porte au moindre détail de leur fonctionnement. Ses relations avec les comédiens et les directeurs successifs des théâtres impériaux dont fait partie la troupe française forment un écheveau complexe qu’A. Evstratov s’efforce de démêler en proposant un nouvel éclairage sur l’histoire administrative des théâtres de la cour.
L’analyse de la structure du répertoire francophone et de son évolution constitue l’un des points centraux de l’ouvrage. Des graphiques aident à en saisir les tendances générales quant aux genres, pièces et auteurs représentés. L’étude trouve nécessairement ses limites du fait de l’état lacunaire des sources concernant les quelque 850 représentations en français (qui correspondent à 250 pièces) entre 1763 et 1797. L’auteur concentre son attention sur les deux périodes les plus documentées qui se situent aux limites chronologiques du règne, 1764-1765 et 1792-1793, ce qui permet d’appréhender l’évolution du répertoire. La forte prédominance des genres comiques, au début comme à la fin du règne, rejoint la tendance générale constatée par d’autres chercheurs pour les théâtres français des cours européennes. Les œuvres de Molière (l’un des auteurs dramatiques préférés de Catherine II), de Boissy, de Destouches, de Marivaux et de Regnard, constituent la base du répertoire francophone pendant le règne de Catherine II. Mais l’ambition de celle-ci va au-delà de la représentation des pièces françaises existantes. Elle voudrait faire de sa cour un lieu de création dramatique francophone. Une quarantaine d’œuvres (dont une de Sedaine) seront écrites spécialement pour la cour par des auteurs professionnels ou amateurs. Parmi ces derniers figurant l’impératrice en personne et ses proches collaborateurs, de ce curieux répertoire sont bien soulignés les visées ouvertement politiques, l’ancrage dans l’actualité internationale et la tendance à l’auto-représentation.
A. Evstratov propose une analyse pertinente d’un autre aspect intéressant des spectacles à la cour. En tant que dispositif matériel permettant d’exercer ce qu’il appelle la « discipline sociale », la salle de spectacle se révèle un lieu idéal pour la mise en scène du pouvoir, car elle représente, en quelque sorte, la société en miniature (limitée à ses couches les plus aisées) où chaque individu occupe une place qui correspond à son rang social. Les apparitions de l’impératrice ou des membres de sa famille dans la salle ont une forte visée politique. La présence au théâtre de sa descendance, notamment du grand-duc Alexandre, dès l’âge d’un 956an et demi, répond à la volonté d’afficher la stabilité politique et la pérennité de la dynastie, ainsi que la solidité des liens entre les membres de la famille impériale. Le florilège d’anecdotes et de témoignages choisis par l’auteur permet de percevoir la réalité quotidienne complexe de cette cour où histoires d’amour, rivalités diplomatiques, conflits d’intérêt et luttes d’influence se mettent en place dans l’ambiance luxueuse des salles de spectacle.
La présence du théâtre francophone vise également d’autres objectifs politiques que l’étude met en évidence, en rappelant que, dès le début du xviiie siècle, « les autorités russes ont pris conscience des enjeux liés à la construction d’une image positive du pays dans la guerre d’information ». Catherine II fait preuve d’une habileté exceptionnelle dans cette promotion d’une Russie nouvelle, policée et civilisée. Sa correspondance avec les célébrités européennes y participe, tout comme l’instauration des spectacles francophones à travers laquelle la cour de Russie cherche à affirmer son appartenance à l’aire culturelle européenne. L’ambition suprême serait même d’y affirmer sa position dominante. D’où le désir, continuellement déçu, d’attirer les meilleurs acteurs français dans la capitale russe et de faire créer, par des dramaturges français reconnus, un répertoire spécialement destiné à la cour russe. En outre, les étrangers étant régulièrement conviés aux spectacles francophones, conçus comme une vitrine de la Russie européanisée, sont analysés avec finesse les nombreux témoignages des ministres, envoyés et voyageurs étrangers qui fréquentèrent la cour de Catherine II ; l’auteur met en évidence leurs visées et enjeux spécifiques, politiques et diplomatiques.
A. Evstratov examine par ailleurs la place du théâtre francophone dans l’instruction publique, domaine particulièrement important aux yeux de la souveraine : les spectacles en français sont présents dans tous les établissements d’enseignement créés sous Catherine II, et les étrangers y sont souvent invités, car le succès du projet de l’éducation de Catherine II y trouve une expression éloquente. Sont évoqués aussi les débats esthétiques menés par les intellectuels russes ou européens, débats qui n’étaient pas indifférents à l’impératrice, surtout quand ils touchaient au rôle du théâtre dans la société.
L’ouvrage s’enrichit de deux bases de données présentées sous formes de tableaux alphabétiques. La première est consacrée au répertoire francophone à la cour entre 1762 et 1796, la deuxième, à quelque quatre-vingts comédiens français ayant exercé dans la troupe impériale à la même période. En établissant le répertoire francophone, A. Evstratov met à jour, complète et corrige les sources existantes (le répertoire publié par la Direction des théâtres impériaux en 1892, les recherches de Vsevolod Vsevolodskij-Gerngross, de Robert-Aloys Mooser et, plus récemment, d’Irina Etoeva) à la lumière des données nouvellement trouvées grâce à sa fréquentation assidue des archives en France et en Russie, mais aussi en Allemagne et en Autriche. L’établissement de ce répertoire se heurte encore à de nombreux cas épineux, et l’auteur souligne qu’il ne s’agit pas d’un aboutissement, mais d’un outil de travail qu’il a voulu le plus clair et le plus fonctionnel possible. La liste alphabétique des comédiens français s’inscrit dans le regain d’intérêt pour la présence française en Russie dont témoigne la publication en 2011 du dictionnaire Les Français en Russie au siècle des Lumières (sous la direction d’Anne Mézin et de Vladislav Rjéoutski). Grâce à ses recherches dans les archives théâtrales à Moscou et à Saint-Pétersbourg, A. Evstratov inclut dans sa liste des noms ne figurant pas dans les travaux antérieurs, et apporte 957de nombreuses précisions inédites concernant les biographies et les carrières de ces comédiens.
Une bibliographie et un index complètent l’appareil scientifique de cet ouvrage dense dont le mérite consiste non seulement à étoffer nos connaissances sur l’histoire théâtrale de la période abordée mais aussi à proposer des angles d’approche nouveaux qui permettent de saisir, à travers l’histoire des spectacles, les vastes enjeux politiques, sociétaux et culturels de cette époque fondatrice pour la société russe.
Anastasia Sakhnovskaia-Pankeeva
Philippe Sarrasin Robichaud, L’Homme-clavecin, une analogie diderotienne. Paris, Classiques Garnier, « L’Europe des Lumières », no 55, 2017. Un vol. de 192 p.
Ce brillant essai d’un jeune doctorant de l’université de Paris-Sorbonne passionné de musique et des Lumières frappe par son érudition, sa maîtrise, son inventivité. Sous prétexte d’élucider une métaphore (qu’il préfère d’ailleurs appeler « analogie ») étrange et récurrente chez Diderot, celle de « l’homme-clavecin », c’est toute l’œuvre du philosophe consacrée à la musique qu’il passe en revue, mais c’est aussi une bonne partie du rapport que le philosophe entretient avec le langage scientifique ainsi qu’avec la science, qu’il examine. L’ampleur du défi est notable : le fait qu’il le relève magnifiquement, aussi.
Tout commence par une note relevée dans la traduction de l’ouvrage de Shaftesbury, An Enquiry concerning Virtue and Merit (1745), par laquelle Diderot prolonge son admiration pour une belle analogie formulée par le philosophe anglais : « Enfin on peut dire que les affections sont dans la constitution animale, ce que sont les cordes sur un instrument de musique », observation que Diderot commente ainsi : « Nous ressemblons à de vrais instruments dont les passions sont des cordes… ». Cette traduction, adressée et quasi dédiée à son frère Didier-Pierre Diderot, futur chanoine de Langres, vise en cet endroit à tenter de faire vibrer une corde, à susciter une sympathie qui ne se déclarera pas, malgré cette engageante formule : « Point de vertu sans religion ; point de bonheur sans vertu : ce sont deux vérités que vous trouverez approfondies dans ces réflexions que notre utilité commune m’a fait écrire. » Comme il a tenté, en vain, de séduire le père, puis de le convaincre de l’utilité de la voie choisie, celle de la philosophie, il tente ici, en vain également, de procéder par une analogie dont il peut croire qu’elle suscitera l’émotion, l’intérêt, sinon la curiosité ; Didier-Pierre était peut-être musicien.
Cette analogie revient tout au long de l’œuvre de manière sporadique mais lancinante et de plus en plus construite, parfois volontairement « confuse », au fur à mesure qu’elle permet à Diderot de développer d’audacieuses hypothèses sur la nature du vivant, n’hésitant pas à associer le corps humain dans ce qu’il a de plus « naturel », avec la redoutable complexité technologique de l’instrument de musique qu’est le violon ou le clavecin. Il y a là une énigme que l’auteur, visiblement grand mélomane et musicologue, a tenté de résoudre. On savait que l’un des grands paradigmes de la pensée de Diderot est le théâtre, qui nous permet de mieux saisir sa façon d’appréhender les autres arts de la représentation que sont notamment la peinture, ou le roman. On découvre que la musique est un paradigme 958non moins important qu’il traite, comme le théâtre, non seulement en spécialiste et en théoricien, mais aussi en stratège, l’intégrant dans son discours à différents niveaux métaphoriques, à la manière d’une catachrèse, pour nous faire saisir l’insaisissable ou l’impensé.
Après Shaftesbury, l’auteur nous conduit donc à étudier la Lettre sur les Sourds et Muets, Les Bijoux indiscrets, Le Rêve de d’Alembert, jusqu’aux Leçons de clavecin, cela en fonction d’un plan de travail relativement ingénieux emprunté à l’un des plus vieux amis de Diderot, Sénèque, lorsqu’il décrit le travail des abeilles dans sa 84e lettre à Lucilius : le « butinage des années de jeunesse » (description du trope et de ses usages, rencontre avec des figures de la musique et de la science comme le père Castel et son clavecin oculaire ; Rameau, l’oncle, ou encore le « neveu de Boerhaave ») ; puis la « disposition avec ordre, dans les rayons de L’Encyclopédie » ; enfin la « mellification à laquelle parviennent ses œuvres tardives ». Les Leçons de clavecin et principes d’harmonie, œuvre tardive en effet (1771) et encore méconnue fait, elle, l’objet d’un chapitre à part (« Au clavecin d’Angélique »), non parce qu’elle contiendrait ce trope analogique de l’homme-clavecin, mais parce qu’au sens propre, elle met en œuvre tout ce que la musique peut apporter à la connaissance humaine en termes de réflexion épistémologique, sur ce que doit être l’enseignement d’une science appliquée à de l’humain, dialogue participant à l’élaboration même de ce que l’homme possède de plus ineffable, la sensibilité, le goût, la créativité.
L’un des passages les plus féconds du livre concerne « L’Organisation du clavecin-Encyclopédie », où l’auteur montre comment, sur la base de cette analogie homme/instrument de musique, c’est toute la conception du dictionnaire encyclopédique qui s’éclaire et réchappe d’une vision surannée. Renonçant à un projet cartésien, hégémonique et parfait, du savoir – projet nécessairement toujours obsolète –, son directeur favorise une approche symphonique, butinante et créative qui maintient la science au niveau d’une œuvre humaine à la fois collective et digeste, grâce à une architecture organique ainsi qu’un style conscient de ses faiblesses harmoniques mais aussi de ses grâces mélodiques. On le voit, la métaphore musicale chez Diderot peut être filée à l’infini, elle demeure d’une prodigieuse efficacité. Un seul minuscule reproche à ce jeune diderotiste méritant de figurer parmi les grands : n’avoir pas cité, au milieu d’une impressionnante bibliographie, le toujours efficace ouvrage de Jean-Pierre Seguin, Diderot, le Discours et les Choses, essai de description du style d’un philosophe en 1750 (Paris, Klincksieck, 1978), et l’incontournable étude de Marie Leca-Tsiomis, Écrire l’Encyclopédie. Diderot : de l’usage des dictionnaires à la grammaire philosophique (Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 375, 1999).
Odile Richard-Pauchet
Jürgen Siess, Vers un nouveau mode de relation entre les sexes. Six correspondances de femmes des Lumières. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 176 p.
L’ouvrage que publie Jürgen Siess s’inscrit dans le mouvement des gender studies et trouve donc place très logiquement dans la collection « Masculin/Féminin dans l’Europe moderne » des éditions Classiques Garnier. La ligne de 959l’auteur est claire : son projet vise à prouver que les correspondances des femmes des Lumières – entendons : les femmes de l’élite sociale – adressées à des hommes, constituent un instrument au service de l’utopie suivante : l’instauration d’une égalité hommes/femmes.
Les outils théoriques servant à la démonstration sont aussi clairement posés. D’une part sont redéfinies les spécificités du discours épistolaire avec les notions d’image, d’interrelation et de but ; d’autre part sont appliqués aux corpus épistolaires les concepts de place et d’éthos empruntés particulièrement aux travaux de Ruth Amossy, de Catherine Kerbrat-Orecchioni et de François Flahaut. Sur le plan méthodologique, l’ouvrage est construit sur les correspondances de six épistolières du xviiie siècle écrivant à des hommes : Émilie du Châtelet à Maupertuis et à Saint-Lambert ; Julie de Lespinasse à Guibert et à Condorcet ; Marie-Jeanne Riccoboni à Garrick et à Liston ; Marianne de La Tour à Rousseau ; Isabelle de Zuylen-Charrière à Constant d’Hermenches et à Benjamin Constant ; Éléonore Sabran à Boufflers. Une introduction pose l’hypothèse de départ et le protocole d’étude, une conclusion tire le bilan et liste les résultats obtenus. Au-delà des différences de chacune des correspondances et de chacune des situations dont elles relèvent, pari est fait de repérer leurs points communs.
L’intérêt de l’ouvrage porte donc en premier lieu sur le plan méthodologique. L’entrée par les théories de l’énonciation et de la pragmatique convient en effet particulièrement bien à ces textes. La question identitaire, le jeu des positionnements, sont une réalité épistolaire, sociohistorique – la place des femmes dans la société du xviiie siècle est en mutation –, et genrée – la lettre est sans doute l’un des rares espaces semi-privés où la femme peut s’exprimer de manière un peu personnelle, même si cette pratique obéit aussi à un certain nombre de stéréotypes. Par ailleurs, l’auteur prend soin de varier les paramètres et, dans quatre des six cas étudiés, de comparer les correspondances étudiées avec celles adressées à d’autres destinataires : Émilie du Châtelet avec Maupertuis puis d’Alembert, Julie de Lespinasse avec Guibert et Condorcet, pour ne citer qu’elles. D’autres références ponctuelles servent également à mieux saisir la spécificité de tel ou tel échange.
Les résultats de cette démarche se mesurent donc en termes de (re)découverte. L’analyse permet ainsi de réhabiliter la figure de certaines des épistolières étudiées. Ainsi de Julie de Lespinasse dont l’importance de l’ascendant intellectuel est de nouveau soulignée. Au-delà de ce cas individuel, et plus largement, ce travail permet aussi de prendre le contrepied de toute une tradition envisageant la correspondance comme une écriture pour soi, solipsiste, soit que cette conception se rattache à une veine disons romantique et sainte-beuvienne, soit qu’elle renvoie à l’idée d’une écriture métaréflexive et autocentrée que la récente modernité a mise en avant dans le genre épistolaire. Or ces études remettent bien en lumière les spécificités d’un genre qui, au xviiie siècle tout particulièrement, est avant tout tourné vers l’échange et le dialogue de la pensée.
En outre, si ces correspondances sont, bien sûr, connues, leur réunion les constitue en corpus qui leur confère une unité et un sens qui dépasse leur seul contexte singulier. Des points communs jusqu’alors invisibles émergent, par lesquels elles acquièrent une signification historique et sociologique. L’ouvrage met de la sorte en lumière des figures de femmes fortes, intelligentes et sensibles, mais surtout audacieuses, ne redoutant pas de penser autrement, offrant à leurs 960partenaires masculins des projets non d’affrontement mais de dialogue généreux et d’égalité digne. Un bel exemple pour notre xxie siècle.
Bénédicte Obitz-Lumbroso
Laurence L. Bongie, Sade. Un essai biographique. Préface de Benoît Mélançon. Les Presses de l’Université de Montréal, « Espace littéraire », 2017. Un vol. de 413 p.
Parue en 1998 dans sa version anglaise, cette biographie de Sade est l’œuvre de Laurence Bongie, professeur émérite de l’Université de Colombie britannique. Elle apporte des éléments nouveaux et propose une vision originale de la vie du marquis. L’auteure s’attache à mieux préciser la personnalité des deux parents. Le père, Jean-Baptiste de Sade, d’une noblesse méridionale, vint à Paris où il fréquenta les Condé, et c’est à cette occasion qu’il épousa Marie-Éléonore de Maillé de Carman qui leur était apparentée. Jean-Baptiste, diplomate peu doué, malhonnête et joueur, eut une carrière médiocre. Sociable, mondain, il mena une existence libertine. Caroline-Charlotte de Hesse-Rheinfeld, épouse du prince Louis-Henri de Condé, premier ministre épisodique à la mort du cardinal Dubois, fut l’une de ses maîtresses, mais il fréquentait également le monde de la prostitution, bisexuel, habitué du jardin des Tuileries. Marie-Éléonore, mère de Donatien-Alphonse-François de Sade, est habituellement décrite comme prude, rigide, autoritaire. L. Bongie atténue ce portrait. Plus sensuelle et avertie que l’on dit, elle aurait connu de près le prince de Condé et s’entendait à repérer les aventures de son époux. Elle usa de son influence pour défendre le père et le fils, tous les deux scandaleux.
Sur la jeunesse de Donatien, nous retrouvons sa fameuse agitation, qui l’aurait fait expédier à Saumane et à Avignon auprès de sa grand-mère et de son oncle, l’abbé Jacques. Quand il revint, il fut élève à Louis-le-Grand, externe ou interne, en tous cas confié à l’abbé Amblet, précepteur. Dès treize ans, il eut la permission d’utiliser une petite maison près du collège où il recevait des prostituées. Il aurait été initié par Madame Julie de Vernouillet, ancienne maîtresse du duc de Richelieu. En parallèle, il appréciait également Jeanne-Marie de Raimond, châtelaine de Longeville, qui recevait la famille dans sa campagne, ainsi que Laure de Saint-Germain, ces dames lui témoignant une affection maternelle. Mais à Louis-le-Grand, Donatien connut sans doute d’autres initiations. Dans ses relations avec la noblesse et les autorités d’une part, avec les personnes modestes d’autre part, cette famille se comportait de façon aristocratique, se prétendant l’égale des uns, supérieure et méprisante avec les autres. L. Bongie considère les protestations démocratiques affichées par Donatien à l’époque de la Terreur comme opportunistes et artificielles.
Cependant, vers 1752, ses parents se séparèrent, Marie-Éléonore se réfugia au couvent des Carmélites de la rue d’Enfer, puis Donatien partit pour l’armée où il fut bon cavalier dans un régiment de Carabiniers. Peu après la fin de la guerre de sept ans, il épousa contre son gré Renée-Pélagie de Montreuil en mai 1763. Ce fut alors l’explosion de sa vie libertine, avec plusieurs maîtresses, la fréquentation de prostituées et les fameuses affaires : l’affaire Jeanne Testard, en octobre 1763, l’affaire Rose Keller, en avril 1768. On en remarquera l’outrance et l’effroyable 961maladresse. La plupart des libertins, tels le philosophe Helvétius, le savant Buffon, fréquentaient des professionnelles et des lieux adéquats. Sade agit de façon impulsive, solitaire, abordant dans la rue une personne inconnue. Dans les deux cas, il stimula son érotisme en martyrisant sa partenaire, puis se livra à des actes sacrilèges, conchiant crucifix et ciboires. Plus tard, la famille installée à La Coste, ce fut en 1772 l’affaire de Marseille où, cette fois-ci, accompagné du valet Latour, Sade commit de nouvelles orgies avec quatre prostituées auxquelles il fit absorber de la cantharide. Il fut accusé d’empoisonnement. Il dut fuir en Italie, accompagné d’Anne-Prospère de Launay, sa jeune belle-sœur. Revenu à La Coste en 1774, il y organisa de nouvelles fêtes érotiques. En février 1778, se rendant à Paris pour voir sa mère à l’agonie, il fut incarcéré, d’abord à Vincennes, puis à la Bastille, jusqu’en 1790. Il traversa la Révolution en adoptant des idées révolutionnaires, pour survivre. En 1790, il connut Rose Quesnet, actrice de trente-trois ans qui fut sa compagne jusqu’à la fin de ses jours. Il échappa à la guillotine, put publier ses œuvres qui eurent du succès. En 1803, il fut interné à Charenton, qui lui fut une maison de retraite, où il put recevoir ses proches, écrire, publier La Marquise de Gange, rencontrer le directeur de l’établissement.
La psychopathologie proposée par L. Bongie s’articule autour de la carence maternelle. Sa mère s’éloigna, pensionnaire d’un couvent. Sans doute rigide et dure, d’un caractère fort, consciente de sa prestigieuse parenté, elle l’aida comme elle put. Ses relations avec elle furent plus affectives qu’on ne le dit habituellement. Sade trouva des mères substitutives qu’il sut séduire, en particulier sa belle-mère, Marie-Madeleine de Montreuil. Mais celle-ci, malgré sa tolérance et ses efforts indiscutables, ne put guère l’aider quand, en 1778, il fut emprisonné à Vincennes. Le dossier était devenu trop lourd, les politiques devaient tenir compte de l’opinion. N’obtenant rien, la revendication affective de Donatien à son égard se transforma en rage vengeresse, ce qu’il exprima dans les nombreuses lettres adressées à Renée-Pélagie. L. Bongie ne croit pas un instant aux protestations d’innocence répandues dans la correspondance avec son épouse. Il n’y aurait là que poses et duperies. Si l’on peut volontiers supposer que les idées révolutionnaires furent une mascarade, Sade se déclarant à son ami Gaufridy en faveur d’une monarchie constitutionnelle à l’anglaise, il faudrait être plus nuancé quand il invoque une morale. L’érotisme de Sade usa de la douleur et de la terreur, de la sodomie et de la pluralité des partenaires – ces deux dernières transgressions étant à l’origine du succès de ses livres les plus connus, La Philosophie dans le boudoir et Justine – mais il ne fut ni incestueux ni pédophile. L. Bongie souligne qu’il était peu sociable. Il fit pourtant du théâtre et eut des amis, aima beaucoup certaines femmes et sut s’en faire aimer. Il cultivait l’idée ou l’image d’une femme idéale et parfaite. L. Bongie rappelle un rêve lui faisant apparaître Laure, l’amante de Pétrarque, et note sa dévotion envers Sophie-Charlotte von Erbach, princesse de Nassau-Saarbrück, décrite par Diderot comme une femme éclairée et une mère aimante.
Sade détesta le monde religieux, son hypocrisie, ses trahisons, son système, et dénonça tout au long de ses romans les ecclésiastiques pervers. D’où un athéisme fanatique. La carence maternelle n’explique pas cette obsession. Il y faut une autre explication, et aller interroger ses relations avec les prêtres, c’est-à-dire les Jésuites de Louis-le-Grand. Nous savons aujourd’hui, depuis les travaux de Robert Stoller, qu’une agression sexuelle infantile, avant la puberté, peut être responsable d’une évolution psychopathique antisociale. Plus précisément, selon 962les recherches récentes, cette empreinte pourrait entraîner une puberté précoce, d’intenses masturbations, l’usage de la pornographie, des relations sexuelles prématurées. En cas d’agressions répétées envers ce jeune, c’est tout un processus de vengeance contre la société qui en résulte. Un tel conditionnement expliquerait alors la tonalité antireligieuse de l’œuvre de Sade. Mais il faut aussi tenir compte de son talent littéraire et des modes de l’époque. L’œuvre érotique du marquis fut publiée à l’époque où, avec Le Château d’Otrante d’Horace Walpole, en 1765, le romantisme noir commençait à se déployer. Après le succès de Justine ou les Malheurs de la vertu, Sade, toujours à court d’argent, outra son propos, mettant en scène les martyres les plus horribles des êtres qu’il respectait, les mères et les enfants. Il avait eu le temps de faire fonctionner son imagination et l’actualité récente lui avait fourni les plus effroyables preuves de déchaînement du mal.
Après une revue sévère des lectures récentes de Sade, publiée en annexe, l’auteure conclut : « Nous ignorons toujours trop de faits biographiques de base de Sade, et surtout ceux qui se rattachent à ses années formatives, pour espérer commencer à l’“expliquer”. »
Quentin Debray
Stéphanie Fournier, Rire au théâtre à Paris à la fin du xviiie siècle. Paris, Classiques Garnier, « L’Europe des Lumières », 2016. Un vol. de 779 p.
Le livre de Stéphanie Fournier, issu d’une thèse sous la direction de Pierre Frantz soutenue en 2013, porte sur les théâtres de boulevards parisiens qui se développent dans les années 1760, en concurrence avec les trois théâtres officiels : l’Opéra, la Comédie-Française et la Comédie-Italienne. Dans cet ouvrage de plus de 700 pages, S. Fournier a choisi de réfléchir à la spécificité éventuelle du rire au théâtre dans la deuxième moitié du xviiie siècle et sous l’Empire. Le cadre chronologique est plus ample que ce que le titre du livre laisse attendre : le point de départ retenu est l’année 1759, avec l’apparition du premier théâtre de boulevard (le Théâtre des Grands Danseurs du Roi, créé par Nicolet, et qui devient le Théâtre de la Gaîté en 1792) ; l’étude conduite s’arrête en 1807 (Napoléon réduit à huit le nombre de théâtres). Le livre contribue à mieux faire connaître des scènes souvent écartées à tort de l’histoire du théâtre (les Variétés-Amusantes, l’Ambigu-Comique, le Théâtre du Vaudeville, etc.) et défend à juste titre la nécessité d’une prise en compte de la dimension spectaculaire des formes théâtrales qui y ont été données. À cet égard, on apprécie l’utilisation de comptes rendus, de correspondances, de textes de censure, etc.
L’ouvrage est divisé en quatre grandes parties. Dans la première partie (« Transformation du paysage théâtral parisien dans la deuxième moitié du xviiie siècle »), S. Fournier retrace l’histoire des principaux théâtres de boulevard et rappelle le cadre législatif dans lequel ils s’inscrivent. Dans ce panorama dramatique, l’auteur prend bien en compte les formes théâtrales antérieures que l’on trouve aux Foires Saint-Germain et Saint-Laurent. Une importance particulière est prêtée au public, avec un appui privilégié sur La Vie théâtrale en France au xviiie siècle de Martine de Rougemont : celle-ci insistait déjà, lors de la parution de son ouvrage en 1988, sur le fait que les spectateurs participent à la réalisation de la pièce au même titre que les acteurs, et que les études théâtrales ne peuvent faire l’impasse 963sur cette dimension incarnée de l’art dramatique. S. Fournier s’attaque de manière légitime et convaincante au préjugé selon lequel les théâtres qui se destinent au divertissement attireraient un public strictement « populaire », mais l’étude de la composition du public, qui aurait pu prolonger les travaux d’Henri Lagrave (Le Théâtre et le public à Paris de 1715 à 1750) et de Jeffrey Ravel (The Contested Parterre, Public Theater and French Political Culture, 1680-1791), n’est sans doute pas suffisamment poussée et le chapitre « La Naissance du public de théâtre » reste assez court sur ce point. La contextualisation théorique des succès remportés par certains acteurs comiques qui se produisent dans les théâtres de boulevard donne au lecteur les principaux éléments du débat sur le rire au xviiie siècle et ses effets, en s’appuyant sur des auteurs incontournables (notamment François Riccoboni et Pierre Rémond de Sainte-Albine). Le livre gagne en originalité lorsqu’il aborde les grandes « vedettes » comiques des théâtres de boulevard, avec l’étude de ce que S. Fournier appelle les « phénomènes » (en l’occurrence, Janot, Brunet et Corsse).
La deuxième partie (« Les grands succès comiques des théâtres parisiens ») consiste d’abord en une mise au point terminologique et générique sur les genres comiques que l’on peut trouver dans les théâtres de boulevard. S. Fournier passe ainsi en revue la comédie à ariettes, l’opéra-comique, le vaudeville et le mélodrame comique avec un souci de clarté et de pédagogie. On regrettera le caractère parfois trop général de cet effort définitoire, qui aurait gagné à s’appuyer par exemple sur les travaux récents de Bertrand Porot, Judith Le Blanc ou Pauline Beaucé. En revanche, l’étude de cas dans le chapitre « De Janot à Madame Angot » est très informée et S. Fournier met en avant quelques personnages particulièrement appréciés des spectateurs qui se rendent aux théâtres de boulevard (Jérôme Pointu, le Père Duchesne, Cadet Roussel, etc.). On pourrait signaler en outre un des rares ouvrages récents sur les théâtres de boulevard : Michel Faul, Les Tribulations de Nicolas-Médard Audinot, fondateur du théâtre de l’Ambigu-Comique (Lyon, Symétrie, 2013).
Dans la troisième partie intitulée « Le rire au théâtre en question », S. Fournier aborde les aspects esthétiques posés par son corpus, et que l’on s’attendait à voir traiter en raison de l’orientation défendue dans le titre même de l’ouvrage : Rire au théâtre à Paris à la fin du xviiie siècle est un « pari risqué », ainsi que le concède S. Fournier en conclusion du livre, « tant cette notion recouvre de facettes et risque de nous conduire à chercher à tout prix une unicité dans le foisonnement des spectacles de cette période ». Outre cet écueil de nivellement, le risque de s’attarder sur les éléments d’un débat sur le comique dans la Première Modernité (faut-il divertir ou se justifier de divertir par la vertu corrective du rire ?) est réel car ce débat est bien connu des spécialistes et a déjà fait l’objet de nombreux travaux. On sait ainsi que la devise castigat ridendo mores est un argument privilégié pour défendre l’intérêt moral de la comédie face à ses détracteurs, qui voient dans le rire un signe de relâchement, voire une manifestation grossière du corps. Molière a dû se défendre de n’être qu’un « farceur » ou d’avoir introduit dans certaines de ses pièces des plaisanteries obscènes. L’étude des discours sur le rire du spectateur de théâtre est au cœur de nombreux travaux sur le théâtre du xviie siècle, et l’objet en particulier de la thèse de Coline Piot sous la direction de Lise Michel et Danielle Chaperon. La suspicion attachée au rire traverse le xviiie siècle, et a suscité des polémiques que S. Fournier retient dans la troisième partie pour donner un arrière-plan à son étude des théâtres de boulevard au lieu de la limiter à une 964investigation purement formelle. La réflexion porte sur l’évaluation du discrédit associé au divertissement et sur l’évolution du genre comique vers une moralisation du rire. L’apport du livre tient ici tout particulièrement à l’étude de la pression croissante exercée par les autorités sur des salles de spectacle qui proposent une forme de rire potentiellement licencieuse et suspecte. Rire n’est pas qu’une affaire de délassement personnel mais engage la société tout entière, en raison des transformations politiques profondes à la fin du xviiie siècle et sous la Révolution.
C’est cette « alliance impossible » entre « rire et politique » qui est au cœur de la quatrième partie du livre. Abordant la période révolutionnaire, S. Fournier est confrontée à une série d’interrogations spécifiques à son corpus et qui diffèrent des travaux conduits par des historiens ou des littéraires sur cette même période (par exemple, Philippe Bourdin et Gérard Loubinoux, Révolution française et arts de la scène, actes du colloque de Vizille juin 2002, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2004, ou Thibaut Julian, L’Histoire de France en jeu dans le théâtre des Lumières et de la Révolution, 1765-1806, thèse sous la direction de Pierre Frantz soutenue en 2016). Dans cette dernière partie du livre, d’environ deux cents pages, S. Fournier plonge le lecteur au cœur des soubresauts historiques et politiques de la France au tournant des xviiie et xixe siècles afin de voir comment il est encore possible de rire et d’attirer le public dans les théâtres de boulevard. Elle parvient à éviter d’opposer de manière manichéenne les pièces de circonstances, avec un engagement politique avéré, et les pièces écrites pour divertir le spectateur. À travers des situations historiques variées, allant de la Révolution au Consulat et à l’Empire, elle met en avant la pugnacité des auteurs comiques, mais aussi des entrepreneurs de spectacle, et leur adaptation constante aux pressions du moment. Comme dans la première partie, l’ouvrage aurait, certes, mérité de mieux prendre en compte l’hétérogénéité des spectateurs et de ne pas donner l’impression de faire du parterre frondeur une entité monolithique, à destination de laquelle les auteurs accordent une attention parfois fiévreuse.
S. Fournier parvient à tenir le « pari risqué » d’un livre sur Rire au théâtre à Paris à la fin du xviiie siècle en menant une véritable enquête littéraire et historique sur la programmation des théâtres de boulevard qui peut s’apparenter à une forme de résistance par le rire aux aléas politiques. Il ne s’agit pas bien sûr de surinvestir la portée des pièces mises à l’affiche de ces théâtres et de faire du comique une posture idéologique en soi, mais on soulignera combien la survie économique des théâtres de boulevard, qui s’efforcent de continuer à exister malgré les transformations sociétales et l’encadrement de leur activité par les autorités successives, participe d’une forme de liberté des spectacles inestimable, et qui disparaît en 1807. À partir de cette date, chaque théâtre a désormais une spécialité et les pièces à forte charge comique sont jouées sur la scène des Variétés. La portée de l’ouvrage ne se réduit donc pas à étudier de « petits théâtres », mais participe d’un mouvement pluridisciplinaire d’octroi d’une pleine considération scientifique à des salles de spectacle, en l’occurrence sur les boulevards parisiens, qui se sont, elles aussi, et au même titre que les scènes officielles, inscrites dans une évolution esthétique et politique du public au tournant des xviiie et xixe siècles.
Isabelle Ligier-Degauque
965Alexandre Duval, Shakespeare in love. Présentation et traduction de Barbara Innocenti. Florence, Edizioni Clichy, « Père Lachaise », 2016. Un vol. de 221 p.
Le titre de ce volume qui, à première vue, pourrait tromper le lecteur sur son contenu, est en fait un petit clin d’œil que l’auteur lui adresse et dont il s’explique plus avant, car il s’agit en vérité de la première traduction moderne italienne de la pièce d’Alexandre Duval, Shakespeare amoureux ou la pièce à l’étude (publiée chez Les Libraires du Théâtre Français en 1804), après celles effectuées au xixe siècle par Giacomo Bonfio et Carlo Bridi ; pièce dont le succès européen est attesté par les nombreuses versions et adaptations en diverses langues. La traduction de Barbara Innocenti est ponctuelle et précise et son but essentiel est de respecter, tant faire se peut, comme elle le dit elle-même, le rythme des répliques, déclamées par le grand François-Joseph Talma, et dont Duval voulait qu’il soit celui de la passion, la ponctuation originale et les structures phrastiques du texte français. L’auteur offre en outre au lecteur, en appendice, le texte de la pièce qui a appartenu au souffleur, précieux témoignage de la première représentation qui documente l’état de la pièce dans sa version intégrale et qu’elle a déniché dans la Bibliothèque Archive de la Comédie Française. Ce manuscrit est particulièrement important car il rend compte des coupures que l’auteur effectue avec l’aide de Talma, dans la nuit même qui suit la première représentation du 2 janvier 1804 sur la scène du Théâtre Français et qui fut un véritable fiasco. La pièce grâce aux remaniements opérés, obtient alors la faveur du public et un succès durable. Elle fut même représentée à diverses reprises en la présence de Napoléon qui l’appréciait particulièrement.
La pièce de Duval met en scène les amours (vraies ou fausses) du Barde, reprenant ainsi une tradition critique, interprétative et créative qui précède le Romantisme, à travers laquelle le Génie littéraire devient tel seulement s’il s’inspire à une passion vécue en première personne. La pièce est un compromis entre la tradition classique – la comédie respecte les trois unités – et les canons shakespeariens.
Barbara Innocenti montre bien en outre dans la notice qui précède sa traduction (Da Shakespeare amoureux a Shakespeare in love), que dans Shakespeare amoureux Duval exprime en fait sa conception de l’art théâtral et de l’œuvre d’art en général qui, pour lui, devait être le miroir de l’âme. Il y met en évidence les mécanismes créatifs de l’art théâtral et démontre aussi le rapport qui doit s’instaurer entre l’œuvre d’art et la vie réelle. C’est donc et surtout, tout l’art théâtral dans sa complexité qui est le vrai protagoniste de la pièce.
Enfin, et c’est là que le titre du volume prend tout son sens, Barbara Innocenti montre les évidents rapports de filiation existant entre le film Shakespeare in love, sorti en 1998, réalisé par John Madden (scénario de Tom Stoppard et Marc Norman) et la pièce de Duval. Elle nous fait voir que malgré les dénégations du réalisateur qui affirme ne pas s’être inspiré à aucun texte pour la réalisation de son film, l’œuvre cinématographique apparaît clairement comme une ré-écriture de la comédie de Duval.
Barbara Innocenti ajoute encore à ce riche parcours sur la comédie de Duval une lettre inédite de l’auteur lui-même à un destinataire jusqu’à ce jour encore non identifié, et qui montre sa participation au débat, à l’époque fort animé, entre 966tradition classique et envie de rénovation dramaturgique. Le volume contient aussi une bibliographie de Duval, une sitographie et un appendice iconographique.
L’on ne saurait enfin terminer l’éloge de ce petit volume si dense et si minutieux sans mentionner l’intéressante introduction rédigée par Marco Lombardi qui fait une brève mais brillante synthèse de la fortune de Shakespeare en France du xviie au xixe siècle.
Annie Brudo
Albert Jean Michel Rocca, Œuvres. Mémoires sur la guerre des Français en Espagne (1814), La Campagne de Walcheren (1817), Le Mal du pays (1817-1818, inédit). Textes présentés et établis par Stéphanie Genand, avec la collaboration d’Aline Hodroge. Paris, Honoré Champion, « Tournant des Lumières », 2017. Un vol. de 294 p.
Voué à l’obscurité du fait de la renommée de sa célèbre épouse, Germaine de Staël, puis de sa propre mort précoce, Albert Jean Michel Rocca, dit « John Rocca » (1788-1818) constitue l’une des figures les plus mystérieuses de l’entourage de l’écrivaine. Du fait de l’officialisation tardive de leur union, il est considéré avec une certaine circonspection par des contemporains, puis une postérité déconcertés par l’obscurité d’un homme dont on pense qu’il peine à rivaliser avec son épouse, et ce non par son rang – il est issu, comme le rappellent Olivier Fatio et Anselm Zurfluh, d’une ancienne famille de la bourgeoisie genevoise –, mais sur le plan intellectuel. Si la confusion qui entoure le rôle de Rocca agit comme le révélateur de la « problématique de la place » (p. 11) à l’œuvre dans la famille Necker, puis chez les Staël (en référence à cette quête d’intégration et ces clivages identitaires qui opèrent, entre autres, chez Suzanne Necker et Rocca), les zones d’ombre touchant à son itinéraire donnent également à voir ce que les figures masculines ont d’éminemment problématique à Coppet, où elles tendent à être éclipsées par Necker, figure paternelle incomparable et irremplaçable (p. 16).
Le présent volume se propose donc de parachever, deux cents ans après sa disparition, la réhabilitation de la figure de Rocca, investie d’un rôle déterminant dans les dernières années de la vie de Germaine de Staël, en faisant redécouvrir ses écrits, soit les Mémoires sur la guerre des Français en Espagne (1814), La Campagne de Walcheren (1817), tous deux établis à partir de l’édition des Mémoires publiée chez Nicolle en 1817, et enfin Le Mal du pays, texte inachevé édité pour la première fois dans son intégralité à partir du dernier manuscrit, rédigé entre 1817 et 1818. Partant, il s’agit pour Stéphanie Genand, responsable de l’établissement du texte, de restituer la vivacité d’une voix jusqu’alors oubliée, adjonction majeure dans le panorama, décidément dynamique, des études littéraires portant sur les années 1780 à 1820, le tout à travers un travail éditorial minutieux qui fait ressortir toute l’originalité et l’intérêt des écrits de Rocca.
Poussé à la rédaction des Mémoires par Germaine de Staël, qui l’aide à les rédiger – mue par la volonté de célébrer l’Espagne, terre de résistance à la tyrannie dont elle a tant souffert, mais s’aventurant aussi par ce biais, comme le pointe S. Genand, dans la chronique militaire et la théorie politique, « territoires alors interdits aux femmes » (p. 25) –, Rocca livre un témoignage saisissant, en ce qu’il 967constitue l’une des seules chroniques négatives sur cet épisode qui devait marquer un moment décisif dans le processus qui mène à l’effondrement de l’Empire. Pour la première fois, en effet, l’armée française prend toute la mesure de son impuissance face à des combattants qui, par leurs méthodes (la guérilla, notamment), mettent en relief l’anachronisme de la vision napoléonienne de la guerre – inaugurant, par là, un nouvel âge militaire (p. 33). « Hussard mélancolique » (p. 27), témoin critique et sans complaisance des dernières heures d’une idéalisation de la figure napoléonienne qui n’aura pas survécu à l’épreuve du réel (p. 32), Rocca ne souscrit à aucun des topoï du genre : ni le plaisir et l’appétit des combats, ni l’héroïsation de soi, ni la veine patriotique, qui irriguent les récits de guerre d’Ancien Régime, ne se retrouvent sous sa plume. Incarnation d’une « tribune neutre, à la fois subjective et impersonnelle » (p. 35), ses Mémoires renouvellent l’écriture de l’histoire et jettent à ce titre, aux côtés des quelques (rares) ouvrages écrits dans la même perspective, les jalons d’une historiographie qui, dès 1814, s’emploiera à pointer les failles d’un édifice impérial qui ne devait pas survivre, lui non plus, à l’épreuve du réel.
Si La Campagne de Walcheren, récit à la première personne de la campagne de Walcheren et d’Anvers menée par l’Empereur en 1809, s’apparente par ses modalités au texte des Mémoires – une écriture de l’histoire à la fois neutre et subjective, puisque Rocca parle au nom des troupes françaises –, Le Mal du pays. Histoire d’un jeune officier suisse, laissé inachevé, mérite qu’on s’y arrête plus longtemps. Articulé autour de la question de la douleur, ce récit fortement autobiographique retrace le parcours d’Arnold, jeune officier suisse gagné par le « mal du pays » qui désigne, au xviiie siècle la souffrance des soldats suisses éloignés de leurs contrées. Peu à peu gagné par une mélancolie irrépressible, il s’éteint progressivement au fil de l’odyssée qui le ramène, après un long périple entrecoupé de campagnes militaires, à la maison paternelle. Par ce récit en forme de « confession-tombeau » (p. 45) de la vie d’un officier emporté par la nostalgie, le narrateur cherche à mettre en garde ses compatriotes quant aux ravages de ce sentiment sur l’homme, lesquels sont relatés de façon clinique. Le tout sans nul cynisme : s’il s’éteint, victime du mal du pays, Arnold n’en défend pas moins jusqu’au bout l’esprit de chevalerie selon lequel « Tout homme doté d’une âme libre, noble et juste, doit accourir sous tous les climats à la défense des nations envahies ou opprimées » (p. 287).
Lieu d’une réflexion politique qui n’a rien perdu de son acuité, ni de son actualité, les Œuvres complètes de Rocca, incarnation d’un moment-pivot dans l’écriture de l’histoire, justifient amplement, deux cents ans après sa mort, le travail mené par S. Genand et ses collaborateurs pour donner à entendre, avec succès, toute la richesse d’une voix jusque-là muette.
Laetitia Saintes
Jean-Jacques Hamm, Approches de Stendhal. Paris, Classiques Garnier, 2018. Un vol. de 361 p.
Ce recueil rassemble vingt-cinq études dont la majeure partie a déjà été publiée. Elles ont été revues, voire réécrites. Son titre pourrait paraître bien neutre, ou élastique, et sans perspective directrice. Il répond en fait à une pratique critique 968relevant clairement de la poétique des textes, mais qui se refuse à tout dogmatisme, et a fortiori à toute arrogance. Jean-Jacques Hamm s’« approche » en effet de son écrivain de prédilection, auquel il a consacré plusieurs essais et dont il a édité Lamiel, avec autant de délicatesse que de fermeté. On dirait qu’il a peur de lui faire mal en l’écrasant sous le rouleau compresseur de lourds présupposés méthodologiques et de développements touffus. Il est sensible, mais surtout précis, et n’appuie jamais. Économie, mais aussi politesse, qualités bien stendhaliennes : on fait confiance au lecteur (intelligenti pauca). Et cette démarche convient particulièrement à l’appréhension d’un monde qui est essentiellement « de contiguïtés, de contacts et de fuites ».
Le parcours s’organise en trois étapes : Œuvres, Thèmes, Écriture, en quête d’invariants, à travers un cadastre très complexe, apparemment polygraphique, en fait très fortement charpenté, sous le bariolage générique, par « l’actualisation répétée de structures personnelles, dans un travail de dé-création de formes données ». Impossible ici d’égrener en détail le chapelet de toutes les contributions. Marquons-en simplement quelques points forts : le plagiat (chez Stendhal si idiosyncrasique qu’il déplace la notion même de plagiat) ; la naissance et la mort comme pulsation de De l’amour, livre à la recherche d’une forme « qui dirait la diffraction de l’amour, ses multiples couleurs derrière une unité fondamentale, mais invisible ou innommable », texte qui détruit son objet (rendre public un discours intime, c’est le tuer) ; Brulard comme voyage dantesque : Grenoble-Enfer, Paris-Purgatoire, Milan-Paradis ; la mort de Sandrino, en vue de laquelle, selon l’aveu explicite de Stendhal, il avait écrit la Chartreuse (« Un père tue son fils. Pourquoi ? Un auteur tue un enfant. Pourquoi ? ») ; la question épineuse de l’inachèvement, dont s’est déjà préoccupé Jean-Jacques Hamm dans un ouvrage précédent (inachever, c’est être ailleurs, « refuser la loi des genres, les règles du jeu, c’est entrer en littérature avec la certitude que l’invention libère ») ; l’athéisme d’une écriture imperméable aux forces idéologiques obscurantistes qui accroissent le malheur, mais susceptible d’être « tempéré par une péripétie momentanée dont l’intensité défait les rigueurs du moi » – ces instants miraculeux d’« apnée », comme le ravissement de Rolle, pour lesquels il vaut la peine d’avoir vécu, et qui, sans être religieux, re-lient l’existence à une dimension supérieure ; la place mystérieuse de l’autre HB, né et mort avant lui, ce frère évanescent et encombrant dont peut-être on peut retrouver la présence dans l’inachèvement, la pseudonymie, le double ; la dénégation (« je ne suis pas un auteur ») et la réticence, les jeux et enjeux des épigraphes.
Le volume se clôt sur une réflexion inédite à propos des Concordances des Romans et Nouvelles de Stendhal que Jean-Jacques Hamm et Gregory Lessard ont établies en quinze tomes (1991-2005). Nullement Diafoirus de l’ordinateur, Jean-Jacques Hamm connaît mieux que quiconque les limites et les ressources de l’informatique. Il rappelle une notation surprenante de 1804 : « Calculer le style des auteurs. Prendre par exemple une page de La Bruyère, compter combien il y a de substantifs, d’adjectifs, de verbes, de pronoms, combien de fois la particule que est répétée. En prendre ainsi plusieurs et en tirer une moyenne proportionnelle. Faire le même calcul sur Montaigne, Rousseau, Montesquieu, Buffon (…) et en voir le résultat. » Stendhal invente la stylométrie. Deux ans plus tôt (il en avait dix-neuf !), il s’était enjoint de « toujours travailler pour le xxe siècle ». C.Q.F.D.
Philippe Berthier
969Ulric Guttinguer et Charles-Augustin Sainte-Beuve, Arthur. Édition de Bernard Gendrel, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », no 45, 2017. Un vol. de 364 p.
À l’origine, le roman Arthur devait être le produit du travail commun de Sainte-Beuve et d’Ulric Guttinguer. C’est au cénacle hugolien de la rue Notre-Dame-des-Champs, en 1829, que se sont rencontrés Guttinguer et Sainte-Beuve, et que leur amitié est née. Divers travaux littéraires justifiaient la présence dans le cénacle du premier cité, notamment plusieurs recueils de vers (Le Bal, poème moderne, suivi de poésies, 1824 ; Dithyrambe sur la mort de lord Byron, 1824 ; Mélanges poétiques, 1824 [2e éd., 1825] ; Charles VII à Jumièges, 1827) ainsi qu’un roman (Amour et opinion. Histoire contemporaine, 1827). Guttinguer était sensiblement plus âgé que Sainte-Beuve : né en 1787 à Rouen, il était, en outre, déjà veuf d’une épouse morte prématurément en 1819 et qui l’avait rendu père de deux filles. À la suite de ce deuil, Guttinguer avait mené, au cours des années 1820, une vie sentimentale dissipée, qui connut comme point d’orgue, en 1828, une rupture avec une maîtresse nommée Rosalie, – laquelle rupture plongea, semble-t-il, le poète normand dans une profonde amertume. Ainsi Musset, autre habitué du cénacle hugolien, écrit dans le poème qu’il consacre à l’époque à son inconsolable ami « Ulric G. », au « front pâli sous des baisers de femme » : « […], nul œil, Ulric, n’a pénétré les ondes / De tes douleurs sans borne, ange du ciel tombé. / Tu portes dans ta tête et dans ton cœur deux mondes, / Quand le soir, près de moi, tu vas triste et courbé. »
Des conversations qu’eurent Sainte-Beuve et Guttinguer sur les femmes et l’amour – conversations qui eurent également pour cadre la résidence du poète normand, à Saint-Gatien, près de Honfleur – naquit l’idée d’un roman écrit à quatre mains, intitulé Arthur et destiné dans un premier temps à stigmatiser le comportement de Rosalie. Le rôle de Sainte-Beuve aurait été de composer un grand récit de passion amoureuse, à partir des notes et des souvenirs de son aîné, qui s’avouait incapable, pour sa part, de donner lui-même une forme littéraire à sa douloureuse expérience. Comme l’indiquent les lettres échangées par les deux écrivains, le projet commença à se concrétiser au printemps de 1830, lors d’un séjour de Sainte-Beuve à Saint-Gatien. Le critique se mit au travail mais – à une date non précisée – renonça à conduire l’entreprise jusqu’à son terme. Il a confié plus tard que la révolution de juillet 1830, déjà, avait à ses yeux mis un point final à la rédaction d’un tel roman, qui ne pouvait selon lui se concevoir que pendant la Restauration. En fait, la correspondance suggère qu’en 1831, le projet n’était pas encore abandonné, mais il est clair toutefois que Sainte-Beuve laissa définitivement de côté les notes de Guttinguer en 1832, pour travailler à la composition de Volupté.
Au début des années 1830, est intervenu un autre événement déterminant dans la genèse d’Arthur : la conversion de Guttinguer, sous l’influence de Sainte-Beuve, notamment, qui fit partager à son ami normand les lectures religieuses qui l’occupaient lui-même. Cette conversion entraîna notamment la publication par Guttinguer, en 1834 (sous l’anonymat, à Rouen), d’un volume intitulé Arthur, ou Religion et solitude. Troisième partie, qui traite des méditations d’un narrateur revenu à la religion après des années de libertinage. Le titre choisi pour l’ouvrage de 1834 atteste bien qu’à pareille date, l’auteur n’a pas tout à fait perdu l’espoir de voir Sainte-Beuve se remettre au récit des événements liés auxdites 970années libertines (ce récit devait occuper les deux premières parties de l’ouvrage). Cependant, le critique des Portraits littéraires ne reprendra jamais ses notes et ébauches, et c’est donc seul que Guttinguer rédigera et publiera (à la fin de 1836) le roman complet (où le récit de la vie amoureuse n’occupe qu’une seule partie et où la « Troisième partie » de 1834 – dans laquelle l’auteur a introduit des coupes – devient en conséquence la deuxième). Le roman, sous cette forme, n’eut guère de succès, bien qu’il fût publié à Paris chez Renduel et malgré l’article que lui consacra Sainte-Beuve dans la Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1836 (article repris dans l’édition définitive des Portraits contemporains).
Bernard Gendrel nous donne à lire, dans le présent volume, l’édition conjointe de l’Arthur de 1836 (avec en annexe les passages supprimés de 1834) et du récit manuscrit inachevé laissé par Sainte-Beuve (qui figure dans le fonds Lovenjoul de l’Institut). Ce dernier récit est intéressant à plus d’un titre. On voit par exemple le futur critique des Lundis tirer à lui les données fournies par Guttinguer, en substituant au cadre normand des notes originales un cadre picard (la région de Boulogne-sur-Mer et d’Amiens) correspondant à ses propres origines. Autre « beuvisation » de l’intrigue : l’auteur invente au héros un correspondant nommé… Joseph Delorme ! Enfin, Sainte-Beuve a introduit dans ses ébauches quelques pièces en vers, qu’il a reprises ensuite dans l’édition de ses Poésies complètes. L’Arthur de 1836 n’est pas non plus sans mérite, tant s’en faut : il constitue un bel exemple de roman personnel et exploite avec un certain bonheur divers registres formels (narration à la première ou à la troisième personne, lettres, citations, etc.).
Un regret, peut-être, devant le travail qui nous est ici présenté et qui a été réalisé avec un grand soin : le caractère « maigrichon » de l’introduction, où l’éditeur se contente de survoler rapidement le sujet et laisse le lecteur sur sa faim.
Michel Brix
Gens de couleur dans trois vaudevilles du xixe siècle. Joseph Aude et J. H. d’Egville, Les Deux colons ; Clairville et Paul Siraudin, Malheureux comme un nègre ; Duvert et Lauzanne, La Fin d’une République, ou Haïti en 1849. Présentation de Lise Schreier. Paris, Éditions L’Harmattan, 2017. Un vol. de 302 p.
Contribution récente à la collection « Autrement Mêmes », ce volume richement illustré et savamment présenté par Lise Schreier, recueille trois textes dramatiques qui permettent de mieux cerner l’idée que les spectateurs parisiens pouvaient se faire des gens d’ascendance noire dans la France de la première moitié du xixe siècle.
Genre populaire toujours à l’affût de l’actualité et de nouveautés, le vaudeville de cette époque touche un vaste public engagé autant par la musique et le spectacle que par la trame de l’œuvre créée par des auteurs bien connus de ceux qui fréquentent les théâtres du Boulevard. Dans son introduction aux trois pièces rééditées dans ce volume, L. Schreier expose avec clarté et précision les enjeux esthétiques de ce genre sur lequel la censure dramatique veille sans toujours pouvoir en contrôler le sens et la réception (voir, par exemple, Olivier Bara, « La folie du vaudeville face à la raison de la censure sous la Monarchie de Juillet », Teatro do Mundo : Teatro e censura, Porto, Universidade do Porto, 9712012, p. 139-162 ; en ligne, http://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/11598.pdf). Marqué par le réemploi de timbres musicaux et par des intrigues peu soucieuses d’originalité et de littérarité, le vaudeville révèle la présence des Noirs dans l’espace culturel de la métropole et des colonies françaises – présence que le nombre de Noirs vivant en France ne justifierait pas mais que les débats sur le colonialisme et le statut des gens de couleur (libres ou esclaves) expliquent sans difficulté. Leur nombre n’est pourtant pas nul : voir Eugénie Foa, « Coza », Journal des femmes, t. 8 (15 mars 1834), p. 118-119 où l’autrice sollicite l’aide des lectrices pour subvenir aux besoins d’une vieille Négresse abandonnée par son ancienne maîtresse après une vie de services et de fidélité tant à Saint-Domingue qu’en France et « Revue des tribunaux. Bobino », Le Compilateur, 3e ann., no 20 (10 oct. 1844), p. 322, où Bobino réclame des gages d’un maître qui l’a amené en France et refuse de reconnaître son statut d’homme libre. L’examen de la presse et des pamphlets publiés sur ces questions tout au long de la première moitié du siècle témoigne par ailleurs de ce phénomène dans l’arène politique (voir J. B. Duvergier, Collection complète des lois, décrets […], Paris, 1845, t. 45, p. 455-462 et notes, daté du 18 juil. 1845).
L. Schreier commence l’introduction aux trois vaudevilles qu’elle publie ici en citant un article au titre insolite paru dans le journal L’Avant-Scène le 5 juillet 1847 : « Émeute de nègres au Théâtre des Variétés » et en signalant la présence d’acteurs noirs dans la distribution de la pièce qui s’y jouait ce soir-là. Voilà de quoi piquer l’intérêt de celui ou celle qui ignorerait la présence de Noirs sur la scène des théâtres parisiens avant l’ère du clown Chocolat dont la vie a été étudiée par Gérard Noirel en 2016. D’habitude, comme l’indique L. Schreier, les personnages noirs sont joués par des comédiens blancs grimés de noir ou par des comédiennes dont le teint mat et brun laisserait penser qu’elles sont métisses. C’est le cas de Louise Pierson qui joue Cora, jeune Brésilienne esclave dans Jocko, ou le Singe du Brésil, de Gabriel et Rochefort (Théâtre de la Porte-Saint-Martin, 16 mars 1825) et de Mlle Émilie qui interprète la petite Cora, jeune mulâtresse esclave dans L’Ogresse, ou un mois au Pérou, de Paul Vermond (Théâtre du Palais-Royal, 12 août 1843), entre autres – nous signalons ces exemples qui s’ajoutent à ceux relevés par L. Schreier. Il est intéressant de noter que, dans une sorte de mise en abyme de la pratique du blackface, Maria, une femme blanche vivant à l’île de la Tortue (Haïti) après l’indépendance, se voit obligée de se faire teindre la peau en noir afin d’échapper à la haine des Haïtiens. Or, la bouteille renfermant la teinture dont on se sert pour la déguiser en Négresse se casse avant son entrée en scène, juste après que, souhaitant voir son vrai visage, elle s’est lavé la figure dans une fontaine située dans les coulisses (la Fin d’une république, sc. ii, p. 2) : « [J]e me suis débarrassée de cette couleur noire sous laquelle tu me déguises depuis longtemps… et te le dirai-je ? je me suis trouvée jolie… ». En tête de la pièce, un mot des auteurs de La Fin d’une république précise par ailleurs que les acteurs doivent avoir une teinte uniforme et peu foncée « autrement la physionomie des acteurs disparaîtrait complètement ». Certes, le but de la pièce est de se moquer des Haïtiens de l’époque (et de Louis-Napoléon Bonaparte) et non pas de parler de l’emploi du blackface, mais il n’en est pas moins possible de lire cette péripétie ainsi. L. Schreier, pour sa part, commente la complexité de l’emploi du blackface dans Malheureux comme un Nègre aux pages xxv-xxix de son Introduction et ailleurs.
972Plus loin, L. Schreier s’attache à faire découvrir la vie de l’Africain Saïd Abdallah, acteur dans Malheureux comme un nègre, mais aussi modèle d’artiste et objet d’analyses de sociétés savantes. Objet d’incompréhension, de réification et de spectacularisation, voilà le lot de cet homme au destin remarquablement varié et difficile qu’on refuse de reconnaître pour comédien. Les recherches de L. Schreier lui ont également permis de retrouver, sur les réductions d’orchestre conservées à la Bibliothèque nationale, des dessins inédits tracés par des musiciens et représentant Saïd Abdallah ainsi que le jeune Amaat, autre acteur noir qui joue dans Malheureux comme un nègre.
La musique, justement, est un élément clé de tout vaudeville et L. Schreier en souligne l’intérêt tant dans son introduction que dans la première des trois annexes qu’elle ajoute à la suite des pièces. Dans cette annexe elle trace les liens entre les airs chantés dans Les Deux Colons et les autres œuvres où ces timbres a déjà servi. Comme Schreier le rappelle fort à propos, « […] le public de la première moitié du dix-neuvième siècle, détenteur d’un immense savoir musical, les reconnaît immédiatement [les airs] et savoure le comique né de l’association entre la pièce qu’il voit représentée et celles auxquelles il est ainsi fait référence. S’il vise à faire rire, ce vaste système intermusical permet aussi de proposer un commentaire non-verbal de l’action et de préciser les motivations des personnages » (p. 173). Cette étude des liens musicaux entre plusieurs vaudevilles permet de mieux comprendre la complexité d’un genre apparemment « simple ». C’est aussi rappeler la participation active des spectateurs entre 1800 et 1850 dans la création du sens de ces pièces.
Une deuxième annexe illustre le rôle de la censure théâtrale préalable – étape par laquelle, sur une grande partie du dix-neuvième siècle, toute pièce doit passer avant d’être jouée sur une scène parisienne. Dans cette annexe L. Schreier s’appuie sur les documents conservés aux Archives Nationales sur Malheureux comme un Nègre (intitulé sur le manuscrit Heureux comme un Nègre) et montre que les censeurs s’attachent à éviter la représentation de tout acte ou parole qui pourrait compromettre ou nuire à la moralité comme la politique du pays. La troisième et dernière annexe reproduit les comptes-rendus publiés sur cette même pièce lors de sa création. On ferme donc le volume avec une idée très précise et très bien illustrée de l’intérêt des vaudevilles dans le paysage culturel de la France du dix-neuvième siècle et du rôle que ces pièces ont joué dans la représentation des personnes d’ascendance noire. Le texte de L. Schreier est agréable à lire et sans jargon et les explications appuyées sur une documentation solide et parfaitement maîtrisée. Ce volume mérite une place de choix dans la bibliothèque de toute personne s’intéressant au théâtre du dix-neuvième siècle et de la représentation sur scène des gens de d’ascendance noire avant l’abolition définitive de l’esclavage en France.
Barbara T. Cooper
Jean Canavaggio, Les Espagnes de Mérimée. Madrid, Centro de Estudios Europa Hispánica, 2016. Un vol. de 391 p. et de 212 illustrations.
Plusieurs écrivains de renom tels que Théophile Gautier, Victor Hugo, Alexandre Dumas ou George Sand se sont rendus en Espagne dans la lignée exotique et romantique du voyage dans la Péninsule ibérique. L’Espagne représentait pour 973eux l’évasion, le péril, l’altérité et la nouveauté d’un monde rêvé. Il s’agit donc d’une vision qui est longtemps restée dans l’imaginaire littéraire français. Tout au long du siècle, on trouve un rejet de la part des écrivains espagnols concernant ces écrits romantiques. La susceptibilité ibérique, à cet égard, est bien connue, à tel point que ce sujet a été largement étudié, notamment lorsqu’on fait allusion à la courte nouvelle de Prosper Mérimée écrite en 1845, Carmen. Cependant, Mérimée est bien plus que le créateur du mythe de Bizet, il était avant tout un passionné de l’Espagne et de sa littérature.
Dans cet ouvrage, composé de belles gravures dans une excellente édition, l’auteur, Jean Canavaggio, hispaniste réputé, nous emmène dans un voyage à travers les Espagnes de Mérimée, au pluriel, pour démontrer ainsi son propos. Le choix de ce titre s’oppose à la célèbre expression « l’Espagne de Mérimée », qui fait allusion à une image faussée du pays. Canavaggio questionne cette vision en tant que littéraire, historien et critique d’art car l’œuvre est à la fois un travail académique et un livre d’art, à l’instar d’un catalogue d’exposition. En somme, son point de vue est celui d’un spécialiste privilégié du Siècle d’or, mais aussi des relations littéraires et culturelles entre les deux pays voisins. Son but, avec un texte adressé au grand public, en dehors du cadre universitaire, est de mettre un terme à une légende qui a servi à rassembler toute sorte d’espagnolades. L’Espagne a eu une place importante dans la vie de Prosper Mérimée et cela est démontré dans cet ouvrage.
L’œuvre, divisée en deux parties, présente d’abord « L’éventail des Espagnes » et ensuite une « Galerie espagnole » de vingt-neuf entrées classées par ordre alphabétique. Cet éventail, composé de cinq Espagnes et d’un épilogue, parcourt la relation de Mérimée avec ce pays d’un point de vue essentiellement chronologique. Dans « L’Espagne inventée », dans un premier temps, J. Canavaggio met en valeur l’héritage du Siècle d’or espagnol qui sert de source d’inspiration à Mérimée et qui est à l’origine de la supercherie créée dans le Théâtre de Clara Gazul. Cette curiosité littéraire le conduit à entreprendre son premier voyage en Espagne, qui ne sera pas d’ailleurs le seul, pendant lequel il écrit ses Lettres d’Espagne, une série d’impressions bien documentées. Ce périple au-delà des Pyrénées, étudié dans « Une Espagne à découvrir », éveille chez lui non seulement une passion pour l’Espagne mais aussi une connaissance approfondie de sa géographie, de ses mœurs et de ses habitants. Bien que Mérimée dépeigne dans ses Lettres des figures emblématiques telles que les bandits, les gitanes, les cigarières, etc., il y trouve aussi de nouvelles ressources pour ses écrits grâce à ses amitiés et en particulier, la comtesse de Teba, mère d’Eugenia de Montijo, future impératrice des Français. Toutes les expériences vécues lors de son séjour représentent un passage entre l’Espagne imaginée et « L’Espagne recréée » de Les Âmes du purgatoire (1834) et de Carmen (1845). Le premier titre fusionne deux traditions différentes : le Don Juan Tenorio de Tirso de Molina et Miguel de Mañara, personnage historique du xviie siècle. L’Espagne de Clara Gazul se transforme, et passe d’un décor exotique à un cadre historique qui connaîtra son apogée avec la parution de Carmen. Cependant, Canavaggio fait le point sur la méconnaissance de la nouvelle qui ne se fait connaître que lors de la création de l’opéra de Bizet et dont sa protagoniste deviendra ce que l’on connaît de nos jours comme la España de pandereta ou la España de Mérimée. Malheureusement, ces appellations injustement désignées font allusion à l’opéra et à la zarzuela et non pas à la création littéraire. Nonobstant 974le décor des amours entre la gitane et le basque, l’Espagne n’est ici que la toile de fond d’une relation transgressive concernant les valeurs morales de l’époque. Les connaissances de Mérimée à propos de l’Espagne se manifestent par une facette moins connue du romancier dans le chapitre « L’Espagne reconstituée : Mérimée historien ». Histoire de Don Pèdre Ier roi de Castille fait partie de l’histoire médiévale espagnole et il s’agit, sans doute, d’un souverain qui a marqué l’imaginaire collectif. D’ailleurs, sa maîtresse María de Padilla est, selon la légende, une sorcière gitane subtilement évoquée dans Carmen. Cette chronique sera rapidement traduite en Europe et vaudra à son auteur le titre de membre correspondant de la Real Academia de la Historia. Mais le goût de Mérimée pour l’Espagne ne s’arrête pas là, et il y retournera cinq fois entre 1840 et 1864. Dans « une Espagne réinterprétée », Canavaggio se penche sur le Mérimée recenseur des ouvrages à propos de l’Espagne, non seulement le Quichotte, mais aussi des textes anglais et nord-américains concernant l’histoire espagnole. Il s’agit des œuvres de William Stirling, George Ticknor et William H. Prescott.
J. Canavaggio établit toujours des liens entre la trajectoire littéraire de Mérimée et sa vie personnelle et professionnelle pour saisir ainsi les sources de son constant intérêt pour l’Espagne. Le critique prend aussi en considération les résultats provenant de son activité littéraire, historique, politique et critique. Tout cela se voit dans « une Espagne observée : Mérimée épistolier » qui montre l’ample spectre de la connaissance de Mérimée, qui ne peut pas être réduite aux clichés qui lui ont été attribués. Le sous-chapitre intitulé « Se faire du pays ? » est fortement intéressant dans la mesure où Canavaggio essaie de retracer l’image que Mérimée s’est faite du peuple espagnol.
Dans le dernier chapitre ou « Épilogue : l’adieu à l’Espagne », titre assez évocateur, Mérimée suit avec attention les événements politiques et la Révolution de 1868, et il voit comment on lui gâte son pays de prédilection (p. 195). À la fin de sa vie, il revient à ses amours de jeunesse, c’est-à-dire à Cervantès, sur lequel il écrira une notice pour la traduction de Lucien Biart. Évidemment, il la réalise en qualité d’hispaniste érudite. Cet hommage rendu à la littérature espagnole est entrepris dans des conditions d’isolement et de la maladie à Cannes, où il fait un grand effort pour dire adieu à son cher pays.
La « Galerie espagnole » est sans doute la perle de cet ouvrage et un clin d’œil à la Galerie espagnole de Louis-Philippe, une sorte de dictionnaire qui complète les aspects traités dans l’ouvrage depuis l’Andalousie (p. 219) jusqu’aux Voyages (p. 377).
Toutes les Espagnes ici décrites par Jean Canavaggio à travers les yeux et la plume de Mérimée ont leur propre couleur, dont la palette est superbement déclinée dans les tableaux et illustrations offerts dans cette œuvre. Avec cette étude rédigée en français pour une maison d’édition espagnole, auteur et éditeur veulent continuer le legs de l’un des premiers hispanistes français dans un dialogue entre les deux cultures pour garder ainsi intacte la magnifique prose de Prosper Mérimée.
Irene Atalaya
975Romain Jalabert, La Poésie et le latin en France au xixe siècle. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 765 p.
Cularo, 1794-1795. Le jeune Henri Beyle a douze ans ; pour son précepteur, le moment est venu d’« essayer s’il a le génie poétique ». Le professeur ménage une première rencontre avec la Muse latine, laquelle revêt, pour l’occasion, la forme peu sexy d’un vieux manuel décati – la couverture grasse et sale du livre annonce, hélas, son contenu.
Ce volume contenait le poème d’un jésuite sur une mouche qui se noie dans une jatte de lait. Tout l’esprit était fondé sur l’antithèse produite par la blancheur du lait et la noirceur de la mouche, la douceur qu’elle cherchait dans le lait et l’amertume de la mort.
On me dictait ces vers en supprimant les épithètes, par exemple :
Musca (épit.) duxerit annos (ép.) multos (synonyme).
J’ouvrais le Gradus ad Parnassum, je lisais toutes les épithètes de la mouche : volucris, acris, nigra, et je choisissais pour faire la mesure de mes hexamètres et de mes pentamètres, nigra, par exemple, pour musca, felices pour annos.
(Stendhal, Vie de Henry Brulard [1835], Paris, Gallimard, « Folio », 1973, p. 140-141)
Précis, incisif, l’épisode est révélateur. Nous voici dans l’atelier pédagogique du professeur d’humanités : la composition des vers latins a pour objectif de développer la conscience stylistique et métrique des élèves, afin de leur faciliter la compréhension des chefs-d’œuvre de la littérature latine ; elle véhicule aussi une certaine conception de la poésie, fondée sur un patient artisanat de marqueterie privilégiant le pastiche, l’épithète de nature, le lieu commun ; enfin, elle associe le développement du « génie » personnel à un long parcours d’imitation et d’émulation intertextuelles, l’auteur du manuel, puis les grands poètes latins servant de modèles et de guides.
Chez le jeune Chateaubriand, cet ensemble de pratiques détermine une vocation : « Ma phrase latine se transformait si naturellement en pentamètre que l’abbé Egault m’appelait l’Élégiaque, nom qui pensa me rester parmi mes camarades » (Mémoires d’outre-tombe, livre 2, Paris, Le Livre de poche, 1989, tome 1, p. 226). Tu Marcellus eris… Pour l’adolescent grenoblois, le résultat est exactement inverse. Stendhal associe à cette première expérience d’écriture anti-créative son aversion durable pour la poésie : « De cette époque date mon horreur pour les vers. Même dans Racine, qui me semble fort éloquent, je trouve force chevilles » (Ibid.)
Par leur date, ces deux scènes semblent emblématiques d’une définition « Ancien régime » de la poésie : une démonstration de virtuosité à partir de topoi éculés et de modèles prestigieux, non sans résonances ludiques voire proto-oulipiennes. Or, la pratique des vers latins se poursuivit dans les classes d’humanités durant tout le xixe siècle, l’exercice ayant un statut particulièrement prestigieux en classe de rhétorique comme dans les programmes de licence – dans la hiérarchie des genres universitaires, la poésie latine trône presque au même rang que le discours latin, et passe pour le criterium décisif permettant de détecter un futur talent littéraire. Il n’est quasiment pas d’écrivain du dix-neuvième siècle qui n’ait composé un plus ou moins grand nombre de vers latins pendant ses années de formation ; certains poètes d’avant-garde y firent leurs premières armes – Rimbaud est le plus illustre d’entre eux.
976Romain Jalabert consacre son livre à cette présente insistante, quoique subliminale et occultée, de la muse latine dans le champ littéraire et culturel du xixe siècle. Malgré son importance dans la préhistoire de la vie littéraire des futurs écrivains, le sujet n’avait pas fait jusque-là l’objet d’une étude de synthèse. À cela, plusieurs raisons. La première est liée, sans doute, à un effet (un défaut) de perspective quasiment inévitable dans la construction de l’histoire littéraire de la période : l’attention prioritaire portée aux avant-gardes, porteuses d’une dynamique autoproclamée servie par un discours manifestaire efficace, occulte les pratiques académiques, considérées comme des anachronismes insignifiants. En explorant les territoires engloutis de la poésie latine au siècle de Hugo, de Baudelaire, de Mallarmé et de Rimbaud (tous quatre en furent très influencés), Romain Jalabert rappelle l’essentielle asynchronie de l’histoire littéraire, et les effets obliques induits par des pratiques d’écriture dont nous ne saisissons plus l’importance et les enjeux.
Plus radicalement, les vers latins, exercice essentiellement scolaire, ont été la cible d’attaques croisées qui, de la moquerie condescendante à l’assassinat en règle, en ont fait le symbole et l’emblème d’une poétique sclérosée, aliénante, fondée sur la répétition, la négation de toute originalité, l’asservissement à une rhétorique momifiée et à un classicisme vampirique. Jules Vallès, qui (comme son père) fut dans sa jeunesse champion en vers latins, en a laissé des récits désopilants autant que révélateurs, dans L’Enfant notamment.
L’ouvrage de Romain Jalabert repose sur une documentation importante, variée et jusque-là peu exploitée par les chercheurs : archives des grands collèges parisiens mais aussi d’établissements de province, anthologies de travaux d’élèves, courriers liés à l’envoi de poèmes de circonstance… À quoi s’ajoute une production éditoriale importante : revues néolatines, périodiques de toutes sortes et ouvrages divers attestent de la vitalité de la création poétique latine, certes en déclin après l’époque faste de la Restauration, mais présente, fût-ce en pointillé, jusqu’à la fin du siècle. Les abondantes annexes figurant en fin d’ouvrage recensent un corpus considérable de poèmes latins, et rappellent les palmarès de l’épreuve de vers latins au Grand concours à partir de 1805.
La bibliographie figurant à la fin du livre aurait gagné à être soigneusement classée. On regrette de voir les sources littéraires datant du xixe siècle (mémoires et fictions) mêlées aux controverses que soulève périodiquement, tout au long de la période, la « question du latin », l’ensemble n’étant pas distingué des textes administratifs ou critiques relatifs au sujet. La bibliographie secondaire (historiographie, histoire littéraire, poétique des formes, sociologie de la culture…) ne fait pas l’objet de sections spécifiques, ce qui rend les repérages malaisés. Enfin, un souci d’investigation plus systématique aurait permis de compéter utilement ces pages.
Cette ample enquête bibliographique a permis à Romain Jalabert de réunir une documentation riche, et d’offrir à son lecteur de larges extraits d’ouvrages peu accessibles, mal connus voire jusque-là complètement négligés. L’auteur revient d’abord sur la pratique des vers latins dans le cursus des humanités, ainsi que sur les vertus pédagogiques, esthétiques et morales associées à cet exercice prestigieux autant qu’exigeant. La maîtrise de la poésie latine, au xixe siècle, fait partie de ces compétences assurant un passage harmonieux des études classiques à la création littéraire proprement dite ; celle-ci, sous sa forme la plus académique, recourt volontiers à l’écriture néolatine, que ce soit dans une perspective de réécriture ludique ou pour développer un discours politique (odes de circonstance), voire s’essayer à 977certaines formes de lyrisme intime. Plus largement, « les vers latins pouvaient être au service d’un usage social […] de la poésie, identifiable à un échange de dons et de contre-dons » (p. 344) – d’où sa marginalisation dans le champ littéraire.
La démarche de Romain Jalabert a le grand mérite de s’attacher avant tout aux pratiques, en les confrontant aux discours d’escorte qui les justifient et les inscrivent dans un dispositif communicationnel spécifique. À cet égard, son livre donne à penser : quelques aperçus, donc, qui feront peut-être l’objet des travaux futurs de l’auteur !
La pratique des vers latins a sans doute eu, au xixe siècle, une influence considérable sur la conscience métrique et le travail du vers caractéristique de la modernité poétique (laquelle, rappelons-le, ne se confond nullement avec une quelconque « marche vers la prose » à laquelle on l’assimile trop souvent, bien à tort). Romain Jalabert explique très précisément comment les élèves composaient leurs hexamètres, en séparant leur feuille de brouillon en six colonnes correspondant aux six dactyles ou spondées à agencer. Après quoi, chaque vers était composé à partir de la fin, par un patient travail sur les synonymes, les lieux communs, les emprunts aux œuvres célèbres (pastiches et parodies), les effets d’intertextualité expressifs et/ou ludiques. Cet artisanat esthétique et stylistique se trouve récupéré et reconfiguré dans l’atelier du poète tel que le conçoivent Hugo, Baudelaire, Mallarmé ou les Parnassiens ; nul doute que le Petit traité de poésie française de Théodore de Banville [1870-1871] doive beaucoup à une expérience précoce et prolongée de la poésie latine. Plus largement, la poétique de Hugo, de Baudelaire ou de Rimbaud témoigne par ailleurs d’une latinité diffuse, renvoyant sans équivoque possible à la formation en vers latins reçue tout au long de leurs classes d’humanités : là encore, le corpus étudié par Romain Jalabert suggèrerait des rapprochements éclairants.
Enfin, la familiarité avec la poésie latine, en tant qu’apprenti-écrivain, a des conséquences non négligeables sur l’élaboration rhétorique du vers : le latin favorise la concentration et l’ellipse, et entraîne un rapport différent aux ressources lexicales de la langue (assonances, allitérations, calembours, ambiguïtés, sauts de registre). Là encore, le détour par le latin renouvelle la conception de la parole poétique, en ouvrant un répertoire de possibilités inédites. L’appréhension esthétique de la langue en elle-même s’en trouve révolutionnée, cependant que se déploie un imaginaire très spécifique du discours littéraire : « Le latin introduit au sein de l’univers de la communication, du fait même qu’il porte une parole exhumée d’outre-tombe, l’idée chimérique d’une langue-matière, à mi-chemin entre les signes conventionnels du discours et le réel opaque. Derrière les mots de la langue matricielle, il semble qu’il y a quelque chose d’obscur qui fait masse, lestant les paroles volantes d’une présence presque tangible grâce à laquelle le poète peut faire son travail d’artiste » (A. Vaillant, Baudelaire poète comique, Presses universitaires de Rennes, collection « Interférences », 2007, p. 220-221).
Pour reprendre la suggestive formule de Mallarmé, la langue de la poésie latine laisse deviner sur un « miroitement en dessous », promesse d’une forme immanente de transfiguration esthétique.
Ces possibles prolongements constituent autant d’hommages à la pertinence de l’entreprise entamée par Romain Jalabert, et à l’importance des questions soulevées par son livre – lequel, espérons-le, inaugure toute une lignée de travaux consacrés à cette problématique essentielle.
Corinne Saminadayar-Perrin
978Réalisme (1856-1857). Journal dirigé par Edmond Duranty. Édition de Gilles Castagnarès. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 478 p.
Le journal Réalisme, fondé par Edmond Duranty avec la collaboration de Jules Assézat et d’Henri Thulié, occupa une place digne d’attention dans l’histoire de la mouvance homonyme en France, au xixe siècle. Pourtant sa présence dans la presse parisienne fut éphémère (six numéros mensuels publiés entre novembre 1856 et mai 1857) : en fait foi la récente édition critique établie et présentée par Gilles Castagnarès – la première de ce type – qui reproduit la collection complète du périodique et trois appendices contenant des inédits.
La préface de Gilles Castagnarès éclaire la genèse du projet, ses objectifs et surtout ses spécificités tout en fournissant au lecteur des éléments qui permettent de mieux comprendre la place occupée par une telle publication dans le débat culturel de l’époque. Au moment où la notion de réalisme est associée, en peinture, à la production de Courbet et, en littérature, à Champfleury dont les réflexions sont loin d’être systématiques (son recueil intitulé Le Réalisme ne parut d’ailleurs qu’en 1857), la publication qui bénéficia de rares collaborations externes se donnait pour fin de « définir de façon cohérente et exhaustive [une telle] doctrine artistique et littéraire » (p. 18). De ce point de vue, le numéro zéro, non commercialisé et reproduit en annexe, est un document précieux : depuis ses origines, le journal déclara la guerre à toute forme d’idéalisation en art, même si une telle prise de position fut quelque peu nuancée dans les livraisons suivantes, pourvues dans cette édition nouvelle d’un appareil de notes susceptibles d’éclairer allusions, citations et registres adoptés par les auteurs à des fins argumentatives.
Au fil des numéros se donne à lire un effort constant de théorisation dans des textes programmatiques et des études critiques portant surtout sur l’écriture mais aussi sur les arts visuels et du spectacle. L’ambition des jeunes auteurs est, d’un côté, de réagir aux grandes écoles artistiques précédentes, notamment classique et romantique dont la dernière est la véritable tête de turc des rédacteurs. Particulièrement déprécié pour son penchant fantaisiste et éclectique, le romantisme est pour eux synonyme d’exagération et de mystification (H. Thulié, « Les Écoles et les Idées », n. 1 ; E. Duranty, « Les Contemplations de Victor Hugo ou le gouffre géant des sombres abîmes romantiques », n. 3) ; de l’autre, l’enjeu de la publication est de proposer une idée du réalisme convaincante, capable de mettre en cause le modèle de Balzac, « plutôt […] personnage historique qu’écrivain » (E. Duranty, « Le remarquable article de M. de Pontmartin sur Balzac », n. 2, 15 décembre 1856, p. 145, l’italique est de l’auteur) : les jeunes auteurs blâment son style compliqué et instable ainsi que l’imagination excessive. Ennemis de l’idéalisme mais idéalistes à leur manière, ces partisans de la liberté intellectuelle s’engagent alors à établir les bases idéologiques et poétiques d’une nouvelle génération poursuivant le vrai en art. Conscients du fait que l’objectivité est impossible, ils prônent une notion de mimésis fondée sur l’observation et sur l’analyse sincères du monde contemporain (E. Duranty, « Confessions d’un peintre de quarante-cinq ans », n. 1 ; H. Thulié, « Relation des arts », n. 2). L’art, selon eux, doit avoir des visées morales plutôt qu’esthétiques, atteindre un large public grâce à l’utilisation d’une langue compréhensible à tous et éduquer les masses (E. Duranty, « Contre un certain mauvais vouloir qu’il y a contre les romanciers », n. 1 ; H. Thulié, « Du roman », Ibidem).
979La complexité de cette défense et illustration du réalisme des années 1850, moins évidente lorsqu’on feuillette la collection du périodique est cependant mise en valeur dans les annexes. En effet, le numéro zéro (appendice I) côtoie une lettre adressée à Duranty par un certain Thulié chargé de rédiger une série d’articles théoriques sur le roman, lettre qui montre bien les difficultés de concilier liberté de pensée et nécessité de « faire école » (appendice III). Suivent les articles « Du Roman », « Du caractère », n. 2, 15 décembre 1856 ; « Description », n. 3, 15 janvier 1857 ; « L’Action », n. 5, 15 mars 1857 ; « Le Style », n. 6, avril-mai 1857. Le troisième corpus est sous cet angle le plus intéressant : y figure une sélection de notes manuscrites et de coupures de presse relatives au journal Réalisme et à ses collaborateurs permettant de suivre sa genèse et surtout sa réception (appendice II). Dans un tel contexte, le rôle joué par Champfleury fait réfléchir : une lettre de Duranty témoigne du fait que l’auteur des Bourgeois de Molinchart aurait contribué à réorienter le projet éditorial de manière significative et mis en relation son collègue et Jules Assézat avec Henri Thulié. En outre, si Duranty n’hésite pas à faire des réserves sur la production de Champfleury (n. 4) les références à sa sincérité en art et au refus de toute recherche stylistique y sont fréquentes, surtout en matière de description. Sur l’autre versant les articles de presse recueillis par Assézat et contenus dans le même dossier montrent la tendance à relativiser l’originalité du mensuel dans la presse contemporaine : les principes énoncés par Duranty et ses camarades se situeraient dans le sillage d’un réalisme superficiel et grossier – du « champfleurisme », plutôt que du réalisme, pour reprendre une expression de Francisque Sarcey intitulant ainsi un de ses longs articles du Figaro (recueilli dans cette édition).
En réalité, les relations idéologiques entre les rédacteurs de Réalisme et leur pseudo-maître sont moins claires qu’elles ne semblent au premier abord. Et ce volume ouvre à ce sujet un certain nombre de pistes de réflexion : le rejet de la fantaisie prôné par les collaborateurs du journal se heurte, par exemple, à la poétique d’un Champfleury qui a fait ses armes en plein âge postromantique et dont l’écriture reste, malgré ses efforts de systématisation, tributaire d’une esthétique de l’hétéroclite et de l’hybride. C’est également dans une telle perspective qu’il faut replacer aussi le projet de Duranty de concevoir un réalisme visant à comprendre les règles « générales » de fonctionnement de la société, un réalisme qui, par conséquent, exclut la représentation des marginalités (Duranty, « De l’excentricité (à propos de roman et de théâtre) », n. 1). En effet, un tel dessein contraste avec l’intérêt de Champfleury pour les sujets bizarres, situés aux marges de la société pour leurs comportements ou pour leurs idées atypiques en matière d’art, de science ou de politique.
Située entre celle d’une génération artistique à dépasser et une autre qui ne s’est pas encore engagée dans l’enquête naturaliste et ne le fera que dix ans plus tard, la production de ces « petits réalistes » fait ainsi fonction de réflexion-charnière entre deux époques cruciales de l’histoire du réalisme au xixe siècle. Si, comme le souligne Gilles Castagnarès, les noms de Duranty, de Thulié et d’Assézat restèrent méconnus de leurs contemporains – ils ne réapparurent que sous la plume de Maupassant, d’Alexis et de Zola –, le mérite de son édition est non seulement de fournir des éléments qui éclairent les origines du naturalisme, mais de contribuer à repenser la diversité des « réalismes » des années 1850 ainsi que le débat visant à renouveler l’approche de la mimésis littéraire qui se prolongea jusqu’au début de la Troisième république.
Michela Lo Feudo
980Dictionnaire Gustave Flaubert. Sous la direction d’Éric Le Calvez. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 1258 p.
Flaubert, selon son expression, couchait avec les dictionnaires, rappelle Éric Le Calvez dans sa Présentation. Il a, pour finir, laissé à la postérité le très mince manuscrit d’un Dictionnaire des idées reçues. De ce projet, qui remontait selon Maxime Du Camp à sa vingtième année, son œuvre romanesque avait entre-temps siphonné la substance. Sa vie durant, il a compilé en se moquant des compilateurs. Composant Bouvard et Pécuchet, il s’alarme de ressembler à ses deux copistes : « Leur bêtise est mienne et j’en crève » (15 avril 1875). Rien de plus flaubertien qu’un « Dictionnaire Flaubert ». On l’abordera avec le respect qu’il témoigna toujours à l’égard de la science et le soupçon d’ironie que lui inspirait son accumulation.
Une équipe de dix-sept contributeurs a collaboré à cet ouvrage d’environ 1300 notices. Il était légitime que le domaine médical y fût abondamment représenté. Même si l’on a scrupule à ressortir un nom d’un ouvrage collectif, on félicitera Florence Vatan de l’avoir aussi bien servi. « Pied bot », « hystérie », « épilepsie », « empoisonnement », « hypocondrie » étaient attendus ; « séton » beaucoup moins, de même que « péroné » : Flaubert s’en est fracturé un (lequel ?) dix-huit mois avant de mourir – malédiction pour un homme obsédé par la jambe ou par le pied et qui, dans son œuvre et sa correspondance, « fait une fixation sur les bottes ». Le « pignouf », la « pipe », l’« huître », le ton « gorge-de-pigeon » méritaient leur place, de même que les « cloportes », qui lui ont servi à imager la couleur de Madame Bovary avant de désigner le couple formé par Bouvard et Pécuchet, ou encore le « perroquet », fantasme de l’ailleurs pour l’enfant et figure fondatrice du psittacisme pour l’écrivain. Mais qui se souvenait de son intérêt pour le « pou » ou pour le « colibri » ? Rend-il hommage au journal rouennais Le Colibri, qui avait publié son premier texte, quand il imagine des colibris éparpillant leurs plumes dans la forêt où Emma et Rodolphe font l’amour ? « Il n’y a pas de colibris en Europe », fait observer Nabokov dans son étude de la scène. Oui, mais Flaubert a écrit : « Comme si des colibris, en volant […] ». Un romancier, fût-il « réaliste », imagine ce qu’il veut.
Les rubriques consacrées aux œuvres et aux écrivains qui ont fréquenté ou inspiré Flaubert sont traitées avec une impeccable précision. S’agissant de ses contemporains, il était peut-être superflu d’esquisser des monographies traditionnelles avant d’en arriver à ce qui les lie à Flaubert. Quelques présentations de personnages secondaires égrènent leurs apparitions dans les romans plus qu’elles n’y analysent leur rôle. Mais le lecteur est utilement informé sur des ouvrages de jeunesse (Bibliomanie, Passion et vertu, Rêve d’enfer, Loys XI, La Queue de la poire de la boule de Monseigneur…) qu’il n’avait pas forcément gardés en mémoire. Évaluer la taille des articles relève des intérêts et des préférences de chacun. Il nous paraît justifié qu’à chacune des trois versions de La Tentation de saint Antoine soit consacrée une longue analyse ; moins que l’article « Trois contes » (les trois confondus) soit plus court que « Novembre », « Mémoires d’un fou », « L’Éducation sentimentale de 1845 » ou la « féerie » du « Château des cœurs ».
Diriger un dictionnaire d’écrivain conduit à un arbitrage difficile entre les auteurs qui ont écrit sur lui. Éliminer les critiques vivants évite aux contributeurs le risque d’une autocélébration. Sont largement retenus ici des auteurs qui n’ont pas dû leur célébrité en priorité à leur intérêt pour Flaubert : Henry James, Proust, 981Thibaudet, Nabokov, Queneau, Sarraute, Sartre, Julien Gracq, Barthes, Bourdieu, Vargas Llosa… Jean Rousset, Marthe Robert ou Jean-Pierre Richard auraient pu allonger la liste. Si l’entrée « Jean Bruneau » renvoie à « Correspondance », sont absents les pionniers de la critique flaubertienne comme René Descharmes, René Dumesnil ou, plus près de nous, Claudine Gothot-Mersch. L’article consacré à Sartre, autant dire à L’Idiot de la famille, analyse avec nuances les intuitions fulgurantes de l’ouvrage et les raisons qu’il avait de susciter des réticences chez les spécialistes de Flaubert.
L’éloge d’Emma Bovary s’inscrit dans le droit fil des opinions de Baudelaire et de Julien Gracq. « Double de Don Juan », cette femme qui, dans sa vie d’ennui, n’aura connu que deux amants ? Plus encore que son tempérament, sa condition de provinciale tempère le rapprochement. Face au faible Léon, elle joue le rôle ordinairement dévolu au mâle ; mais elle se donne à Rodolphe, comme elle a rêvé de se donner au vicomte ou à n’importe quel grand homme, même à Charles pour peu qu’il se fût montré à la hauteur, afin de mener dans leur ombre une existence amoureuse conforme aux stéréotypes des livres romantiques. Il est singulier que Julien Gracq (En lisant en écrivant) voie en elle une héroïne avant la lettre du M.L.F. Marie Arnoux, elle, ne s’intéresserait à Frédéric « qu’à partir du moment où elle apprend qu’il vient d’hériter de son oncle et qu’il connaît le banquier Dambreuse ». On l’imagine plutôt rêvant niaisement de lui dès leur première rencontre. Un ouvrage (Ève Gonin, Le Point de vue d’Ellénore, 1981), a jadis subtilement reconstitué l’histoire d’Adolphe à partir de l’expérience vécue (et subie) par la maîtresse du héros de Benjamin Constant. La voie est libre pour composer une « Éducation sentimentale » de Marie Arnoux, symétrique de celle de Frédéric, encore plus fatalement vouée à l’échec.
Du moment qu’il ne se réduit pas à une somme d’informations, un dictionnaire qui respecte la sensibilité de ses contributeurs ouvre à la discussion. Est-il puéril de se demander qui sont vraiment des personnages inventés ? Flaubert a avoué, lors d’un dîner Magny, que « toutes les femmes qu’il a eues, il en a fait le matelas d’une autre femme rêvée » (Ed. et J. Goncourt, Journal, à la date du 18 janvier 1864). Les dictionnaires et plus généralement les livres avec lesquels il a couché ont été les matelas d’une autre œuvre rêvée, idéalement d’un « livre sur rien », « qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style ». Mais, à défaut de le réussir, il a, à l’exemple de Cervantès, créé des personnages victimes d’illusions, qui donnent à leur tour au lecteur l’illusion qu’ils existent. « Comme on se le figure sur son âne, mangeant des oignons crus et talonnant le roussin, tout en causant avec son maître », écrit-il à propos de Sancho Pança (à Louise Colet, 26 août 1853). Romancier moderne (article « Narratologie »), jusqu’à être abusivement considéré comme un précurseur du « nouveau roman », il a utilisé savamment les techniques du genre, leur donnant parfois une extension nouvelle (article « style indirect libre »), afin de faire vivre des personnages. Ainsi avoue-t-il sa « sympathie littéraire » à une correspondante qui trouve que Madame Bovary est « un chef-d’œuvre de naturel et de vérité », « car ce sont bien là les mœurs de cette province où je suis née, où j’ai passé ma vie » (article « Leroyer de Chantepie »).
Aurait-il apprécié que le cinéma augmente encore le pouvoir d’illusion de ses héros ? Éric Le Calvez appelle « poétique du vague » le principe au nom duquel il « détestait les illustrations ». Mais, puisqu’il fallait faire leur part aux adaptations cinématographiques, il nous semble peu équitable que Claude Chabrol ait 982droit à un article, Jean Renoir à un simple renvoi à « adaptation » et que soit omis Vincente Minnelli, dont l’interprétation très libre de Madame Bovary est sans doute la plus réussie.
« DICTIONNAIRE : En rire – n’est fait que pour les ignorants » (Dictionnaire des idées reçues). A-t-on pris la définition de Flaubert au sérieux ? Il n’y a pas, dans ce Dictionnaire Flaubert, d’entrée « Dictionnaire ». Point aveugle, dirait-on, de ce bel ouvrage qui offrira une indispensable référence aux spécialistes, instruira les ignorants et fera rire au fil de rubriques qui ont su retenir le meilleur de la fantaisie de Flaubert.
Pierre-Louis Rey
Sophie Guermès, La Fable documentaire. Zola historien. Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2017. Un vol. de 524 p.
Après son important ouvrage sur La Religion de Zola (Champion, 2003, 595 p.), Sophie Guermès s’est attaquée à une autre question ardue mais fondamentale que pose, comme toute entreprise réaliste, l’œuvre de Zola : celle des rapports de l’Histoire et de la fiction.
L’étude se développe en trois parties. Dans la première, « L’Histoire à l’horizon de l’œuvre », l’auteur prend les choses de loin et commence par examiner, à travers l’histoire littéraire, la naissance du roman historique, puis les événements contemporains de l’écrivain qui apparaissent dans son œuvre, puis les ouvrages historiques que Zola lit et critique parallèlement à l’élaboration de ses romans. L’accent est mis sur la lecture de Taine et l’importance de son influence sur la conception zolienne de l’Histoire comme système de causalités, même si Sophie Guermès doute que le romancier ait eu « une pensée globale de l’Histoire » (p. 68). Les faits historiques dont Zola a été le témoin et dont il a pu rendre compte sont ensuite évoqués en détail, ce qui donne sur la fin de l’Empire, sur la Commune, sur la personne de Thiers, sur celle de Gambetta, sur les crises de la fin du siècle et la tourmente de l’affaire Dreyfus, des aperçus intéressants et précis.
Avec la deuxième partie, « L’articulation de l’histoire et de la fiction », on entre dans le vif du sujet. Sophie Guermès étudie d’abord le traitement romanesque de deux personnages historiques, l’empereur Napoléon III et le pape Léon XIII. Elle montre de façon intéressante et nouvelle comment s’infléchit progressivement dans un sens positif l’image que Zola donne de l’empereur. Quant à Léon XIII, abondamment représenté dans Rome, il apparaît sous de multiples aspects fragmentaires, à la fois comme pape officiel, comme personne privée, et comme figure rêvée, en même temps idole et momie. On en arrive ainsi au problème fondamental de la mise en rapport du donné historique et de l’invention romanesque. Si le désir de « tuer l’imagination » est à la base de l’intention naturaliste, force est de constater que c’est un idéal impossible. L’imagination, répudiée dans les textes théoriques naturalistes, revient en force dans les dossiers préparatoires. Zola travaille en historien, mais reste romancier (p. 227). Cherchant le vrai, il ne peut construire que du vraisemblable.
L’analyse se déplace ensuite, par le biais de l’histoire des mœurs, de l’historique pur à l’ethnographique. L’inventaire du quotidien, fondement de l’entreprise réaliste, aboutit à une anthropologie de type balzacien qui fournit une somme 983de documents précieux sur la société de l’époque : si l’on s’écarte de la lecture romanesque traditionnelle, on s’aperçoit que « le roman expérimental est aussi celui où la fiction n’est plus qu’un prétexte à l’information » (p. 293). À propos des Quatre Évangiles (p. 303-321). Sophie Guermès trouve de justes formules pour souligner la spécificité de la dernière série romanesque de Zola, qu’elle définit comme la « période organique, ou synthétique » de l’œuvre (p. 308), conçue par son auteur comme « l’épopée du progrès humain » (p. 311). Zola se veut « l’architecte d’un monde en ordre, un monde dont il décide et crée le sens » (p. 315), et qu’il considère comme définitif. Le cycle terminal apparaît alors comme « un équivalent romanesque de la fin de l’Histoire » (p. 318).
La troisième partie de l’étude, « Zola historiographe », nous ramène à des questions plus techniques, qui tiennent à l’écriture de l’Histoire en régime naturaliste. L’auteur en revient à la méthode employée par l’écrivain, qui s’apparente à celle des historiens. Pour Zola, l’enquête sur le terrain est une étape essentielle de la documentation. L’expérience vécue passe « très exactement » (p. 346) dans le personnage, et la consultation des dossiers préparatoires permet de reconstituer la transition de l’une à l’autre : « à l’origine de toutes ces pages de fiction se trouve le champ d’expérience de l’auteur, c’est-à-dire une réalité authentique » (p. 348). Il existe donc dans les romans de Zola, dissimulée derrière l’objectivité apparente et l’illusion réaliste, ce que l’auteur appelle « une relation sujet-objet secrète » (p. 348) dans laquelle la personne du romancier se confond avec le personnage : suggestion intéressante qu’il faudrait développer.
Étudiant ensuite le traitement des sources documentaires, Sophie Guermès distingue plusieurs étapes : le choix, la découpe, le montage, l’intégration à l’œuvre finie. Elle examine avec précision le processus de redistribution des savoirs dans le texte romanesque, concluant (p. 461) que le travail de l’imagination, antérieur à toute documentation, « est au principe même de la création romanesque » : conclusion attendue, que la lecture des ébauches confirme abondamment. L’habileté de Zola a été de savoir intégrer à son récit cette masse documentaire, sans nuire à la dynamique de l’ensemble. L’étude de La Faute de l’abbé Mouret fournit l’occasion de pages excellentes sur le « processus de déformation de la nature » (p. 484) à l’œuvre dans ce roman. Zola, écrit l’auteur, s’emploie à « transgresser inconsciemment ses propres principes ». Inconsciemment ? Le romancier savait trop bien qu’il avait « l’hypertrophie du détail vrai », et qu’il n’était pas question pour lui (heureusement !) de combattre complètement son propre tempérament.
L’étude de Sophie Guermès se recommande par de grandes qualités. D’abord une connaissance globale excellente de l’œuvre de Zola, des romans comme des textes critiques, des œuvres finies comme des avant-textes. La démonstration s’appuie sur des bases certaines. Ensuite, une lucidité critique qui permet de poser de bonnes questions : sur la présence du moi originel de l’écrivain dans le récit à la troisième personne, sur les traces de l’expérience primitive de l’écrivain cachées dans l’objectivité apparente du roman naturaliste et que l’étude des dossiers préparatoires permet de mettre au jour (p. 347) ; sur les trois degrés de l’adaptation de l’Histoire dans le texte romanesque : découpe, assemblage et insertion des documents, déploiement de l’imagination, mise en œuvre d’une poétique (p. 401). Il est dommage que ces intuitions ne soient pas assez exploitées. Il est dommage aussi que, faute d’une assez ferme définition des termes employés, la démonstration reste parfois floue. La confusion n’est pas levée entre l’Histoire, immense 984mosaïque de faits et d’événements, l’histoire, récit destiné à rendre l’Histoire intelligible (l’histoire des historiens), et l’histoire encore, au sens romanesque du terme, conçue comme le traitement imaginaire et la mise en œuvre narrative d’un ensemble de faits historiques et sociologiques. De là un glissement fréquent de l’histoire à l’ethno-sociologie, amorcé dès la p. 27, qui tend à confondre le détail ethnographique avec le fait historique proprement dit, et le romancier historien avec le peintre des mœurs : les pages 284 à 301 sont à cet égard particulièrement représentatives.
Il a manqué aussi à cet ouvrage une analyse de ce que Sophie Guermès appelle quelquefois et à juste titre une « poétique de l’Histoire » (p. 93, p. 401), mais qu’elle évoque sans l’étudier vraiment. Car s’il est un lieu où pourrait se reconnaître et se définir l’articulation de l’Histoire et de la fiction, c’est bien le texte lui-même. C’est dans les images, le lexique, les rythmes, les figures propres à Zola qu’elle pourrait apparaître spécifiquement. Quelques allusions dispersées, une étude rapide de la métaphore de la corruption, sans mise en rapport avec le sujet (p. 267-284), ne suffisent pas.
Il faudrait enfin soulager cette étude parfois touffue d’un certain nombre d’appendices superflus : allusions et notes inutiles, citations variées, digressions qui n’apportent rien. Signalons aussi quelque erreurs : le livre de Charles-Ernest Beulé dont Zola rendit compte dans Le Gaulois du 9 juin 1869 ne s’intitule pas Le Sang d’Auguste, mais Le Sang de Germanicus (Œuvres complètes, Cercle du Livre précieux, t. 10, p. 861), ce qui invalide le rapprochement suggéré avec Rome (p. 78) ; la collaboration de Zola au Messager de l’Europe ne se termina pas en décembre 1878, mais en décembre 1880 (p. 84) ; Zola n’abandonna pas l’idée d’attribuer à Pierre des documents sur Bernadette laissés par son père (p. 151), cette notation se retrouve bien dans Lourdes (Œuvres complètes, t. 7, p. 43) ; dans Le Ventre de Paris, Florent n’a pas été libéré du bagne de Cayenne (p. 161), il s’est évadé ; Vincent Auriol n’est pas « l’avant-dernier président de la Troisième République », mais de la Quatrième (p. 304) ; dans La Curée Renée n’est pas « violée par un ami de son père » (p. 373), mais par un homme de la campagne (Pléiade, t. I, p. 375), etc. Ces vétilles assez nombreuses pourront être facilement corrigées. Elles n’enlèvent rien aux qualités de ce travail ambitieux, substantiel, toujours intéressant et vivant, utile dans l’ensemble, et dont on doit attendre, de la part de l’auteur, de nouveaux prolongements.
Jacques Noiray
Fleur Bastin-Hélary, Zola et le roman viril. Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2017. Un vol. de 454 p.
Après les diverses études publiées depuis les années 1970 jusqu’aux trois décennies suivantes ayant pour objet le féminin dans l’œuvre zolienne, on aurait pu croire le sujet épuisé. Pourtant il n’en est rien, comme le prouve abondamment la présente monographie qui fut d’abord une thèse de doctorat soutenue en 2014 et ayant obtenu le Prix des thèses de l’Université de Strasbourg ainsi que le Prix Mérimée.
D’emblée Fleur Bastin-Hélary annonce son point de vue qu’elle dit « féministe » et son propos : décrypter « le roman viril » dissimulé dans la fiction zolienne, l’adjectif viril étant ici pris au sens propre. Aussi, l’ouvrage a pour objet, d’une 985part de saturer la totalité de la production romanesque zolienne depuis les premiers Contes et nouvelles jusqu’aux Villes et aux Évangiles en passant par Les Rougon-Macquart. De l’autre, il confronte ce vaste corpus aux écrits théoriques et intimes de Zola, tout en s’employant systématiquement à effectuer des rapprochements avec les œuvres des autres romanciers naturalistes. Cette triple entreprise conduit l’auteure à déceler et définir la spécificité zolienne dans sa représentation fictionnelle du féminin. En contrepoint du texte zolien Bastin-Hélary présente également un bref tableau historique qui souligne l’existence, à l’époque de Zola et même le précédant, d’une pensée réformatrice, voire féministe, « variée » et « bouillonnante », ce qui autorise l’auteure à exposer le « retrait » de Zola par rapport à cette pensée.
En quoi consiste donc ce « roman viril » et comment le cerner ? Il ne s’agit pas de faire le procès « d’un homme du xixe siècle que [Zola] ne parvient pas à ne pas être », déclare l’auteure, mais de découvrir la manière dont ce discours se met en place, la parole étant un instrument de pouvoir et de domination. Il faut donc fouiller systématiquement le corpus zolien qui, tout en se déclarant progressiste et démocratique, en se réclamant de la théorie naturaliste de la transparence, de la rationalité, et de l’impartialité, laisse néanmoins filtrer une voix qui, elle, proclame de tout autres valeurs et laisse entrevoir d’autres visées. C’est donc une « lecture méfiante » qui est proposée ici, un véritable « manuel de vigilance »,
Quelle méthode convoquer pour mener à bien ce repérage du discours ? Sous les auspices de la sociocritique, mais en se focalisant sur le « dire » et non le « dit » c’est à la grammaire du récit et à l’analyse du discours que l’auteure emprunte la panoplie de leurs outils. Elle dissèque l’esthétique romanesque zolienne dans la chair même de sa langue, obsédée qu’est cette dernière par le féminin. Se trouve ainsi systématiquement passé au peigne fin d’analyses lexicales, syntaxiques, stylistiques, rhétoriques, et narratologiques, la fiction romanesque zolienne que l’auteure interroge à partir de questions telles : « Qui de la femme ou de l’homme est objet du discours des autres. Et pourquoi ? » « Qui parle ? Et pourquoi ? » « Qui détient l’autorité de la parole ? » « À qui s’adresse le discours ? Et dans quel but ? ».
Ainsi, pour Bastin-Hélary le « roman viril » de Zola s’origine d’un côté dans la fonction du narrateur omniscient qui se révèle détenteur du savoir. De l’autre, ce discours est souvent généré par la parole de personnages masculins délégués à l’autorité, ces médecins, hommes de science, industriels, instituteurs et autres « sages », tous « experts en femmes » qu’ils ont pour mission de sauver, ou dont ils sont voués à neutraliser la malfaisance. Enfin, la littérature romanesque étant traditionnellement considérée comme le domaine des femmes, c’est à elles que s’adresse le romancier. Bastin-Hélary débusque ainsi dans d’innombrables exemples les diverses mises en abyme de la destinataire, figure protéiforme de la lectrice, elle-même représentante de la gent féminine tout entière qu’il s’agit de séduire dans le but de l’éduquer dans la différence de son sexe, de la former et la convaincre pour mieux la soumettre. Pour la lectrice, le « roman viril » devient ainsi un « appât », un « piège », le discours se faisant injonctif, prescriptif et restrictif afin de lui imposer un « destin ».
Parallèlement à ces analyses, Bastin-Hélary suit l’évolution diachronique du texte zolien pour en souligner le durcissement vers le roman à thèse. Car le narrateur omniscient se muant peu à peu en narrateur-auteur, il tend au fil des romans à envahir tout l’espace du texte, en particulier dans les six derniers volumes parus. Si bien que le « roman viril » se voit finalement gratifié des qualificatifs de 986« paternaliste », « misogyne », voire « réactionnaire ». En effet, au terme de cette déconstruction critique, la conclusion est sans appel : « Textes théoriques et de fiction demeurent inconciliables » « voire irréconciliables » d’où le constat de « grand écart » idéologique discerné entre le mode d’expression théorique de l’écrivain, et son œuvre romanesque. Le discours profond du roman zolien rejoint donc la doxa traditionnelle sur LA femme universelle tout en effectuant l’« éviction de l’altérité » réduite au silence. Mais c’est alors qu’apparaît l’astucieuse visée didactique de l’auteure : mettre à profit ce corpus, si riche en contradictions, pour en faire un nouveau terrain d’investigation.
En l’occurrence, dans sa conclusion Bastin-Hélary observe l’actualité du discours zolien, tant notre époque est encore redevable des mêmes stéréotypes et idées préconçues sur la « nature » et les rôles spécifiques de chaque sexe. Pour autant, alors que l’ouvrage s’ouvrait sur le « désespoir » causé par la constatation d’une stagnation des mentalités, il se clôt sur un dessein enthousiaste. En tant qu’enseignante, Bastin-Hélary, propose une réflexion et affirme donc un projet pédagogique politiquement et socialement engagé, suggérant d’entraîner ses élèves, par le truchement de la déconstruction critique des textes littéraires, à développer leur « sens critique », leur « sens du refus », voire « de la révolte », dernier mot de l’ouvrage.
Dans un dépistage savant, et enthousiaste – que l’auteure qualifie même de « jubilatoire » –, grâce à une familiarité exemplaire tant avec le texte zolien qu’avec celui du siècle, et une aisance remarquable à manier un corpus colossal, en serrant de près les textes, à partir d’innombrables analyses concourant à opérer une synthèse puissante et maîtrisée, l’auteure dévoile inlassablement la teneur du « roman viril » de Zola. Truffée de notes et de citations, dotée d’un appareil critique très complet, cette monographie s’avèrera fort utile. L’opportunité de la démarche alliant en une approche neuve un faisceau de méthodologies existantes, l’exhaustivité de la recherche, ainsi que le caractère quasi scientifique de la démonstration en font un modèle du genre. Aussi l’ouvrage s’adresse-t-il non seulement aux spécialistes, mais encore à tous ceux et celles qu’intéresse la parole sur le féminin véhiculée par les textes littéraires.
Chantal Bertrand-Jennings
Joris-Karl Huysmans, Œuvres complètes. Sous la direction de Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan, tome I – 1867-1879. Édition critique par Jean-Marie Seillan, avec la collaboration d’Aude Jeannerod, Mireille Dottin-Orsini et Éléonore Reverzy. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 1381 p.
« Le voici, ce livre unique, qui devrait être fait – l’est-il bien, par vous ! – cela à nul autre moment littéraire que maintenant ! » L’on reconnaît sans doute le fameux extrait de la lettre de remerciement du 18 mai 1884 que Stéphane Mallarmé envoie à l’auteur d’À rebours. On aurait envie d’utiliser les mêmes propos, reformulés, pour saluer l’initiative de Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan. Car il a fallu attendre plus de quatre-vingts ans pour qu’apparaisse une nouvelle édition des Œuvres complètes dont le premier tome – il y en aura dix au total, nous promet-on – vient 987d’être publié aux éditions Classiques Garnier. Pourquoi une réédition ? L’édition Crès et Cie (1928-1934), force est de le constater, a fait son temps : textes qui manquent, appareil critique restreint, présentation unilatérale de la part de Lucien Descaves (l’exécuteur testamentaire de J.-K. Huysmans), faible tirage et j’en passe. La publication des Romans I, en 2005, chez Robert Laffont, fut certes un projet prometteur mais n’a pas connu de suite, laissant en outre de côté, comme l’indique bien le titre, les articles publiés dans la petite presse littéraire de l’époque, les poèmes en prose, les croquis, les critiques d’art, etc. Le voici donc enfin, ce livre unique, comportant tous les ouvrages, articles et autres pièces dispersées dans la presse entre 1867, date où Huysmans fait son entrée sur la scène institutionnelle avec deux articles publiés dans La Revue Mensuelle, et 1879, année de la publication des Sœurs Vatard chez Georges Charpentier. Un volume robuste et lourd aussi, comportant presque 1400 pages. Mais d’une richesse et d’une érudition dont les recherches huysmansiennes profiteront dans les décennies voire les siècles à venir.
Après une introduction générale et une chronologie qui présente l’ensemble de la période couverte par le volume, chaque œuvre – roman, poème, critique artistique ou texte journalistique – est présentée à sa place (chronologique), généreusement introduite et dûment annotée, avec les variantes significatives en bas de page et pourvue d’une notice importante en fin de volume (genèse, publication, réception et bibliographie). L’introduction du tome I, assurée par Jean-Marie Seillan, est d’une grande érudition. L’on voit, l’on sent que le critique maîtrise à merveille son objet, dosant à perfection données biographiques, faits historiques ainsi que lectures et interprétations personnelles. Le fait que dans la chronologie le nom du père de Huysmans, Victor-Godfried Huijsmans, soit écrit ici en allemand (Gottfried, p. 59) – cela fait penser d’ailleurs à une observation du même genre que l’oncle néerlandais Constant fera en 1874 au jeune parisien Georges quand il choisira comme nom de plume Joris-Karl au lieu de Joris-Karel – n’enlève rien aux mérites de la présentation que Seillan offre au lecteur. Suivent les textes : les deux premiers articles mentionnés, établis et annotés par Aude Jeannerod ; Le Drageoir aux épices par J.-M. Seillan ; les chroniques, croquis, critiques d’art, eaux-fortes et flâneries (dont aussi le bref récit de guerre Sac au dos) publiés dans différentes revues entre 1875 et 1879 (Jeannerod et Seillan) ; Marthe, histoire d’une fille (Mireille Dottin-Orsini) ; Les Sœurs Vatard (Seillan) et finalement La Faim, projet de roman resté à l’état d’ébauche (Éléonore Reverzy). Un aperçu complet donc, permettant au lecteur de suivre pas à pas un jeune écrivain cherchant « une voix et une identité littéraire » (p. 23), un écrivain que l’on croyait connaître mais que l’on redécouvre, grâce aussi à quatre-vingts autres textes inédits, nous montrant le talent, les « débats d’âme » et les visages multiples (déjà crispés et sardoniques certes) du futur écrivain, critique littéraire et critique d’art.
Bref, pour tout amateur de la littérature française fin-de-siècle, qu’on l’appelle naturaliste, décadente, spiritualiste, mystique ou autrement encore, on ne pourrait souhaiter qu’une seule chose : que les autres volumes paraissent rapidement. Car c’est grâce aux Œuvres complètes – et complètes elles le sont – dirigées par Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan que l’œuvre singulière de J.-K. Huysmans, qui a survécu certes, survivra encore mieux et nourrira davantage les recherches sur l’auteur d’À rebours qui sont toujours, soulignons-le, très vivantes.
Marc Smeets
988Jean-Baptiste Amadieu, La Littérature française au xixe siècle mise à l’Index. Les procédures. Paris, Cerf, 2017.
Le rapport des artistes à leur art et la perception sociale et économique de l’art mue lors de l’entrée dans la première modernité. Alors que l’autonomisation des arts les met en tension avec les exigences du religieux, le concile de Trente donne le primat « à la réprobation plus qu’à la prévention » (p. 40). « L’Index est la forme prise par l’Église pour réguler les livres déjà publiés. » (p. 71), réponse urgente face à la prolifération permise par les mutations techniques et économiques. Pour condamner, il faut juger. La Congrégation de l’Index est un ensemble juridique avec des lois, des jurisprudences, un personnel dédié. Dans cette « communauté censoriale d’interprétation » (p. 223), s’affrontement logiques spirituelles, morales et esthétiques. L’ouvrage rigoureux de J.-B. Amadieu pénètre avec précision le fonctionnement mais aussi les enjeux des procédures en s’appuyant sur un impressionnant travail de dépouillement et de traduction.
L’Index apparaît comme une forme de critique catholique où la non-conformité avec la foi et la morale condamne, une critique magistérielle qui ne se place pas à égalité avec les autres critiques, définies comme des opinions privées (p. 450). Mais l’enjeu esthétique existe et certains rappellent la distinction entre littérature chrétienne et littérature édifiante, une œuvre immorale peut porter des enseignements chrétiens en rappelant la nature pécheresse de l’homme. La littérature est en effet le monde des passions brutales, des appétits charnels, des instincts de destruction. Quel type d’humanité doit-elle mettre en relief ? L’Église entretient donc face à la littérature une relation complexe faite à la fois d’encouragement et de méfiance. La censure permet au fidèle « de choisir les moyens les plus aptes à procurer le salut éternel », rappelle l’Index en 1930. Cette liste réglemente une pratique sociale, la lecture, pour qu’elle soit conforme à la foi, il ne définit pas les vérités à croire.
Si l’Index propose une censure, son exécution dépend de la libre acceptation du lecteur et son infraction n’entraîne aucune sanction carcérale ou financière. La perception du lecteur est profondément liée à celle du fidèle, quand l’institution perçoit la nature humaine comme mauvaise, la religion, la morale et quelque part la littérature, doivent la réprimer et l’encadrer, alors prime l’obéissance, et donc l’interdiction, quand domine la confiance, prime l’indication. Si la congrégation de l’Index est supprimée en 1917 et l’Index lui-même en 1966, l’Église n’a pas renoncé à son devoir de contrôle : « il enseigne à la conscience des chrétiens de se garder des écrits qui peuvent mettre en danger la foi et les bonnes mœurs. » (1966, p. 55). Jusque là, le croyant lecteur peut obtenir une dispense d’Index, ou se tourner vers une édition expurgée, autorisée depuis Léon XIII. L’obligation d’études ou d’enseignements justifie souvent des dérogations. Des clercs expliquent ainsi qu’il faut lire un « mauvais » livre pour le réfuter (p. 303).
Tout commence par une dénonciation, qui est déjà un premier tri dans les productions. Mais toute dénonciation n’aboutit pas à une condamnation. La Congrégation de l’Index revendique la régularité de son fonctionnement, son attention à la constitution des dossiers, à l’examen des pièces. Les vota, recensions des livres, varient, d’une ligne pour François le Champi, – il est vrai sévère : « La morale de l’histoire répugne aux bonnes mœurs. » (p. 139) – à quarante pages pour le Rome de Zola (p. 128). Si les aspects obscènes sont résumés, l’irréligion 989et l’impiété sont abondamment dégagées et commentées. Citer parfois suffit : « Le seul titre de la nouvelle dit assez. On n’y traite pas d’amour platonique, encore moins évangélique. » (p. 212). Le votum n’est qu’une étape, une pièce de procédure. Seuls les cardinaux décrètent une mise à l’Index.
L’Index est surtout « une police interne au monde ecclésiastique » pour des ouvrages de religion, de philosophie ou d’histoire. Il n’épargne pas la littérature. Certains livres ne génèrent aucune plainte, même si l’absence d’un titre ne garantit pas son orthodoxie. Lamartine est jugé en un an (p. 81), la condamnation d’autres auteurs attend plus, trois ans pour Notre-Dame de Paris d’Hugo, douze pour Balzac et trente ans pour Zola. Le Testament d’un antisémite d’Édouard Drumont, très critique contre le Haut-Clergé, n’est pas poursuivi par prudence : « la censure bien méritée […] attirerait une plus grande attention sur l’écrit blâmable […] si l’on considère la personnalité de l’auteur, une condamnation de l’Index le conduirait facilement à publier une œuvre encore pire. » (p. 100). Deux auteurs subissent fortement les foudres romaines au milieu du siècle, Balzac (15 livres) et Georges Sand (13 œuvres) : « il est regrettable que les deux romans que j’ai examinés, ainsi que les très nombreux autres composés par la même plume fétide de cette infâme dame ont cours librement depuis plusieurs années » (p. 122).
L’Église a parfaitement conscience de la vanité de l’effort face au déferlement de la production imprimée. Les ouvrages obscènes sont interdits d’office. La condamnation de pièces de théâtre ou de romans français se fait sur une appréciation morale telle une représentation complaisante des crimes ou une justification du suicide. « Il juge l’œuvre selon des critères propres à l’institution : la conformité ou l’écart de l’œuvre poursuivie avec la foi ou les mœurs. » (p. 249). Si l’Index ne juge que des menaces spirituelles sur le dogme et l’Église, les censeurs savent que les qualités esthétiques accentuent la séduction des énoncés considérés comme mauvais. Si le Chatterton de Vigny est condamnable, son absence de style et de composition en réduit le danger (p. 266). L’auteur étudie longuement le rôle de Jacques Baillès, « à l’origine de plus de la moitié des censures littéraires du xixe siècle » (p. 167). Ce prêtre ultramontain se révèle un érudit intransigeant : « le peuple de Dieu ne pourra pas être abandonné sans défense à la fureur du loup qui viendrait ravager secrètement le troupeau qu’il est chargé de paître », note-t-il en 1852 (p. 177). Mais ses jugements sont à l’emporte-pièces et sa lecture partielle et partiale sur des séries comme en juin 1864, Balzac, Champfleury, Flaubert, Hugo, Michelet, Soulié et Stendhal (p. 197).
Avec le siècle, l’Index s’affirme avec la montée de l’ultramontanisme et la poussée intransigeante d’une Église, qui se perçoit comme assiégée par la modernité. Il contrarie le droit coutumier de l’Église de France où il n’avait pas force de loi. De vives polémiques éclatent entre 1850 et 1854. Mgr Dupanloup défend l’étude des auteurs antiques dans les écoles catholiques contre l’abbé Gaume qui leur attribue les progrès de l’irréligion et de l’impiété : « Depuis le quinzième siècle, vous coulez vos enfants dans un moule païen, et vous vous étonnez de n’en pas retirer des chrétiens ! » (p. 341). Gaume défend le primat de la valeur éthique sur la valeur esthétique et promeut une évaluation morale et religieuse de la littérature profane (p. 396). L’encyclique Inter multiplices de 1853 marque le triomphe du camp ultramontain. S’il distingue enseignement littéraire et sacré, donc n’exclut pas les classiques païens, les évêques doivent faire observer les décisions de l’Index. Bien que mieux reçu, celui-ci reste peu reçu : « Combien (de catholiques) ne voudraient 990pour aucun prix violer les lois de l’Église en ce qui concerne l’abstinence des viandes, et ne se font nul scrupule de les violer en ce qui concerne l’abstinence des lectures ! » (Abbé Petit, 1884, p. 415). Cette crispation se perçoit aussi dans la tendance à évaluer une œuvre complète plutôt qu’un seul livre, Sue puis Dumas en 1863, Zola en 1894. Pour ce dernier, les consulteurs proposent sur les trente-trois titres la proscription de quinze, la non-condamnation de six et hésitent sur douze. Pourtant les écrivains eux-mêmes ignorent largement les condamnations. Zola popularise l’Index dont il fait le ressort dramatique de Rome, où un ecclésiastique, au nom révélateur Pierre Froment, tente d’empêcher la condamnation de son livre sur la réforme de l’Église. Zola façonne l’image de l’Index comme un machine fanatique : « Le catholicisme, ancien agent glorieux de la civilisation, en être venu là, à jeter au feu de son enfer les livres […] presque toute la littérature, l’histoire, la philosophie, la science des siècles passés et du nôtre ! » (p. 432). Selon lui, l’Église « s’entête pourtant à conserver l’apparence de sa souveraine autorité sur les intelligences, […] dépossédée de ses États, désormais sans juges ni bourreaux, qui continueraient à rendre de vaines sentences, acceptées par une minorité infime. » (p. 48). Le livre de J.-B. Amadieu démontre l’exagération de l’écrivain. Mais cette reconnaissance littéraire de l’Index marque les derniers feux d’une critique morale et religieuse des œuvres esthétiques. L’Index fit de l’Église un des acteurs de la vie littéraire du xixe siècle mais ces proscriptions heurtent de plein fouet l’autonomie croissante de l’auteur, du critique et du lecteur. L’Index est aussi un magnifique hommage d’une religion du Livre à la puissance du livre. Après avoir disséqué les procédures, Amadieu rend vivante l’histoire de cette censure en plein xixe siècle. C’est une autre des très belles réussites de ce passionnant ouvrage.
Frédéric Gugelot
Jean-Louis Cabanès, La fabrique des valeurs dans la littérature du xixe siècle. Presses universitaires de Bordeaux, 2017. Un vol. de 300 p.
L’essai La Fabrique des valeurs dans la littérature du xixe siècle réunit douze études, certaines inédites, d’autres reprises et réécrites, autour de la question des valeurs dans la littérature du xixe siècle, pour l’essentiel française mais avec des incursions outre-Manche et outre-Atlantique. Il s’agit de traiter à la fois de la valeur littéraire – en se posant la question des majores et des minores – et de la manière dont l’œuvre s’appuie sur des valeurs, les dispense, les met en cause, les entrecroise, mais aussi construit et transmet ses propres valeurs. Car, source de l’œuvre, la valeur en constitue également l’effet, en même temps qu’elle en est objet. Croisement ou caisse de résonance de discours, l’œuvre littéraire est toujours en prise sur le monde et aux prises avec lui. Si l’essai récuse l’idée d’une œuvre qui serait purement autotélique, refuse aussi ce qui relèverait d’une approche purement philologique et dédaigne également la lecture biographique, il prend aussi plus implicitement position contre la notion de « discours social » qui prend l’œuvre, ou d’ailleurs plutôt le texte, dans un flux de textes, et concourt ainsi à une dés-hiérarchisation. Dans cette réflexion qui n’est pas polémique mais exprime nettement une position sur la littérature et les discours critiques, l’auteur entend étudier « l’interdiscursivité » qui permet de faire jouer « plusieurs champs du savoir, […] plusieurs types d’écrits » (p. 9-10), ce qui implique de poser la question de la valeur.
991La présentation, véritable discours de la méthode, commence par éclairer très nettement la démarche de l’auteur : partant d’une formule de Taine qui affirme que les grandes œuvres créent « un monde avec un jugement sur le monde », Jean-Louis Cabanès organise un parcours en quatre étapes : il s’agit d’abord d’étudier la manière dont les écrits non fictionnels s’intègrent dans un roman, à partir du cas exemplaire fourni par l’œuvre de Zola ; il s’agit ensuite de définir un cadre épistémique autour des sciences du vivant et de la manière dont elles modèlent une vision du corps social en même temps qu’elles produisent de grandes métaphores, celle de l’arbre par exemple, commune à Zola, Barrès, Gide, et par là prennent des portées idéologiques différentes, évoluant dans les vingt dernières années du siècle. Les troisième et quatrième moments de l’essai cherchent à montrer que les écrits littéraires sont « pensifs » : repartant de l’analyse de Pierre Macherey (dans À quoi pense la littérature ?, 1990) et de Thomas Pavel (La Pensée du roman, nouvelle éd., 2003), c’est à la fabrique des valeurs éthiques que sont consacrés les développements de ce second volet de l’ouvrage, où Zola domine aux côtés de Balzac et Dickens. La question du don et de la bienfaisance conduit à interroger la rencontre des valeurs chrétiennes et du discours des Lumières ; la représentation du corps, les relations entre animalité et humanité sont au centre de la quatrième partie.
Le tournant éthique de l’approche littéraire avec les ouvrages de Martha Nussbaum et Wayne Booth notamment, a donné de grands livres qui, contre la théorie de l’auto-référentialité, sont venus rappeler l’apport éthique propre à la littérature, qui offre un complément indispensable à la philosophie morale. Ainsi que l’écrit Martha Nussbaum dans Connaissance de l’amour (1990) « [i]ntroduire le roman dans la philosophie morale, ce n’est pas l’introduire dans quelque discipline académique à qui il arrive de poser des questions éthiques. C’est le mettre en rapport avec notre quête concrète la plus profonde ». Mais cette portée morale de l’œuvre littéraire est indissociable, rappelle Jean-Louis Cabanès, de ce que Pierre Macherey nomme « une attitude interprétative » (dans Philosopher avec la littérature, 2013) : la littérature est le lieu de représentations contradictoires et mises en tension, dont le lecteur s’empare pour élaborer une axiologie.
Dans le détail de cet ouvrage remarquablement équilibré (quatre parties de trois chapitres), le lecteur rencontre d’abord une passionnante étude sur la manière d’identifier un mauvais texte, autour de la littérature moderniste et ferroviaire dans le second xixe siècle (œuvres de Whitman, de Verhaeren) : le poncif est invoqué comme l’élément discriminant. L’étude génétique du dossier de Germinal permet ensuite de dégager l’apport constitué par la lecture de l’ouvrage d’Émile de Laveleye, Le Socialisme contemporain (1883). Dans ce qui pourrait se désigner comme une poétique de la prise de notes zolienne, l’auteur met au jour non seulement une méthode de travail mais aussi le tremplin d’inventivité que forme la notation de discours et de commentaires empruntés à l’ouvrage du publiciste belge : un point de vue sur le socialisme comme religion, la création d’un personnage, l’abbé Ranvier, viennent de cette lecture zolienne qui est aussi scénarisation et idéologisation. Mais si le livre de Laveleye s’impose d’autant plus efficacement à la poétique zolienne, c’est que son discours s’inscrit dans du préconstruit (p. 46). Dans le cas de L’Assommoir et du corpus médical qu’exploite le romancier en vue de la description du delirium tremens du personnage de Coupeau, c’est une poétisation des données médicales que permet de dégager l’étude de la danse du zingueur qui inverse et complète le cotillon du Second Empire décrit dans La Curée, à partir de l’étude serrée de la composition musicale du chapitre xiii du roman (p. 64-65).
992Le deuxième moment de l’essai se centre sur les valeurs du vivant au tournant du xixe siècle pour éclairer les « glissements métaphoriques, génériques et disciplinaires » que sont les discours du vivant (p. 68). Confrontant Haeckel et Spencer à Bergson et passant par le darwinien Weismann, l’essai se fait alors philosophique. Jean-Louis Cabanès entend aussi déterminer de la sorte un cadre rhétorique : à la continuité de la vie se combine une autre continuité qui tient à la polysémie et à la métaphore. Elles alimentent des fictions de l’énergie et un nouveau lyrisme, en particulier chez les naturistes. Distinguant entre Guyau et Spencer, l’auteur dégage les liens entre la philosophie du premier et l’exaltation de la vie dans Le Docteur Pascal, puis dans Fécondité, mais également chez le poète René Ghil et le naturiste Saint-Georges de Bouhélier. Chez Barrès la métaphore de l’enracinement qui fait signe à la fois vers la terre et les morts et vers la poussée symbolise la relation de l’individu à son sol natal. Cette solidarité et cette continuité entre le moi et la terre est aussi vraie de la relation entre l’art et la vie, dont l’un assure le prolongement de l’autre. Pour Guyau le beau est partout dans la vie ; l’esthétique doit se fonder sur des bases nouvelles, du côté du sensible, de la chair. C’est cette exaltation de la vie et du corps que retrouvent des auteurs comme Gide ou Verhaeren.
Le troisième temps se consacre aux récits de la bienfaisance dans un corpus romanesque incluant Balzac, Dickens et Zola. C’est tout à la fois une histoire de la bienfaisance et de ses avatars, en France et en Angleterre que déroule l’étude qui montre combien l’objet, chez Balzac notamment, est piégeux, les discours de ses défenseurs et praticiens entrant en collusion, comme souvent chez l’auteur de La Comédie humaine avec des points de vue contradictoires. La bienfaisance est chez Dickens la pierre de touche du vrai, ce qui permet de distinguer le vrai bien. Chez ces écrivains, la question de la charité interroge la relation entre Lumières et valeurs chrétiennes. La Joie de vivre, roman complexe paru en 1884, permet à l’auteur d’aborder la manière dont on peut rémunérer une éthique du don. Autour du mot « fortune » et de sa polysémie, le roman met en images la fiction de l’argent et élabore des contre-fictions du don et du sacrifice. Il rend des comptes au lecteur, il interroge sur la sublimité du personnage de Pauline mais aussi son ambiguïté, l’étouffement progressif que la jeune fille impose à son entourage. La question de la simplicité est au cœur du chapitre iii qui aborde les œuvres de George Sand, Banville, Flaubert, Hugo, Jules Renard. Le simple y est alliance des contraires (bêtise et sublime par exemple) et maintient la trace de Béatitudes laïcisées.
Dans la dernière partie de l’essai, est abordée la mise en scène de la passion : l’hystérie, que les médecins localisent ou dont les symptômes eux-mêmes se spatialisent, est un mal qui donne le sentiment de l’altérité organique. L’étude stylistique de la dépossession (comme dans un énoncé tel : « Le cœur d’Emma lui battit » par exemple) permet d’identifier cette passivation hystérique que représentent Germinie Lacerteux et Salammbô. Mais le retour sur soi n’est pas propre à toutes les hystériques : Adélaïde Fouque dans La Fortune des Rougon ne cesse de revivre un traumatisme ancien, mais son corps est aussi traversé des drames de l’histoire contemporaine. Le corps est donc sensation et archive, ce qu’une belle lecture de La Bête humaine vient illustrer. Enfin les relations entre animal et humain sont, dans un dernier chapitre, magistralement mises en lumière à partir du corpus zolien, en particulier autour de la notion de pathocentrisme que Jean-Louis Cabanès emprunte à Élisabeth de Fontenay : cette « centralité du subir et du souffrir commun à tous les êtres vivants ». L’homme et l’animal « font chair commune, subissent le même destin, se rejoignent, parce que les uns et les autres 993sont, comme le diraient les Goncourt, “tout en viande” » (p. 234), écrit Jean-Louis Cabanès dans le chapitre intitulé « Humanimalité ».
À la suite de son ouvrage paru en 2011, Le Négatif, Jean-Louis Cabanès poursuit donc une réflexion sur les frontières, les limites et ce qui se joue de l’avers et de l’envers dans la représentation littéraire au xixe siècle, en éclairant les affects, ce qu’on nommera platement l’effet que produit la littérature. Mais c’est davantage à des questions de poétique (à l’emploi des outils qui vont produire cet effet) qu’est consacré ce nouvel ouvrage. À ce titre il complète le précédent, montrant ainsi la cohérence d’une recherche qui ne cesse d’examiner son objet, sans jamais le figer, et qui le questionne, sans jamais l’enfermer, pour faire œuvre à son tour.
Éléonore Reverzy
Alain Quella-Villéger, Voyages en exotisme. Ailleurs, histoire et littérature (xixe-xxe siècles). Paris, Classiques Garnier, Perspectives comparatistes, 2017. Un vol. de 428 p.
Préfacé par Guy Dugas, Voyages en exotisme est l’ouvrage d’un historien, fondateur des Carnets de l’exotisme en 1990 et passionné de Pierre Loti (la bibliographie des traductions de Loti par Lafcadio Hearn figure en annexe). C’est donc dans la perspective de l’histoire culturelle qu’il est élaboré, à partir de la définition que donna Segalen de l’exotisme comme « Esthétique du divers » et de la force performative du mot telle que l’expose Jean-Marc Moura : « un appel à la parole et à la culture de l’autre ». L’auteur discute l’orientalisme d’Edward Saïd, en rappelant que si l’Orient est plutôt un lobe de notre cerveau d’occidental qu’une région des antipodes, comme le pensait Gobineau, il ne se réduit pas à une construction discursive issue des seuls Occidentaux : le Japon, jamais colonisé, est seul responsable des japonaiseries…
Alain Quella-Villéger reprend d’abord l’examen différentiel de la littérature exotique et de la littérature coloniale (de Loti à Segalen vs Claude Farrère, chantre des « civilisés », ou Herbert Wild, « un géologue romancier de l’Indochine ») : l’une célèbre la jouissance subjective du définitivement autre, inassimilable ; l’autre se réclame de l’exacte objectivité à fin d’instruction publique. Disciple de Loti, Segalen n’est cependant pas sensible au monde arabo-musulman. Il reste attaché à l’Occident et surtout à l’Antiquité, et se désintéresse du contemporain : son exotisme est empreint de la nostalgique rêverie d’un paradis perdu.
Pierre Loti, à qui la deuxième partie est consacrée, incarne le modèle d’écrivain-voyageur ni colonialiste ni touriste, dont l’exotisme signifie la compréhension des aspirations indigènes au présent. Même si « l’exolotisme est sans doute dans le rapport pèlerin et obsessionnel [de Loti] à l’antérieur » (p. 145), le passé n’intéresse l’écrivain que parce qu’il nourrit et enrichit le présent, et compense sa propre tendance à la morbidité. L’exotisme, et l’écriture diaristique puis romanesque, apparaissent comme des médiations vers la résilience inventée par l’officier de Marine Julien Viaud.
La troisième partie, en s’appuyant sur des récits, des dessins ou des correspondances, rappelle les aventures d’expédition et d’écriture de quelques voyageurs, de la Guinée (René Caillié) à la Turquie (Andersen, Marc Hélys et Marcelle Tynaire), de l’Inde (Lucien Saignes) au Québec (de Gobineau à Frison-Roche). De 994cet ensemble, le monde est l’objet, tandis que c’est le moi, malade, qui incite les François Porché, Jean-Richard Bloch et Raymond Roussel à partir voir le monde, ou plutôt à ne pas le voir…
La dernière section du livre (sur la bataille de Tsouhima et sur les Balkans en flammes) est plus strictement historique. Intitulée « Paroxysmes de l’exotisme », elle fait la part de la violence, épique ou sacrificielle, attachée au colonialisme, et rebat les termes de l’antithèse barbarie/civilisation, juxtaposée à l’opposition Asie/Europe. La guerre russo-japonaise inspire des fictions assez paradoxales (à La Troisième Jeunesse de madame Prune de Loti, publié en 1905, répond La Bataille de Claude Farrère, paru en 1909) pour que le Japon, en dépit de son panasiatisme conquérant, s’occidentalise chez Farrère face à l’eurasiatique et barbare Russie ! L’opposition de l’Occident et de l’Orient, dont les frontières géographiques se perdent sous les conflits d’intérêts politico-économiques et les fictionalisations mentales, recouvre en fait la question de la mondialisation en germe.
Voyages en exotisme. Ailleurs, histoire et littérature est une riche synthèse, très bien informée, des textes qui ont participé, de 1830 à nos jours, de l’écriture de l’Ailleurs. En historien, Alain Quella-Villéger donne de précises indications biographiques et éditoriales ; il fait le relevé exhaustif des publications sur l’Indochine, Tahiti ou le Québec. Surtout, il présente les positions idéologiques, contrastées, des auteurs, leurs représentations imaginaires voire fantasmatiques. Il montre les rapports du récit de l’ailleurs avec l’utopie et ses questionnements géopolitiques. Dans le sillage des cultural studies, il pointe ses accointances avec la question du féminisme.
Marie-Hélène Boblet
André Stanguennec, Mallarmé. Un théâtre de l’esprit. Paris, Honoré Champion, 2018. Un vol. de 332 p.
Familier de l’auteur du Coup de dés, auquel il avait consacré une monographie en 1992 (Mallarmé ou l’éthique de la poésie), le philosophe spécialiste de pensée allemande et de dialectique renoue avec Mallarmé, jamais vraiment abandonné comme l’attestent quelques articles parus depuis, ainsi que l’anthologie de 2008 (Penser les arts et la politique : Stéphane Mallarmé), trois ans après la publication d’un travail sur Renan (Ernest Renan. De l’idéalisme au scepticisme), dont la pensée va servir bien souvent de contrepoint tout au long de cet ouvrage. André Stanguennec rassemble ici en volume une série d’études partiellement inédites, dans un ouvrage tendu entre la logique de l’album et celle du livre, pour reprendre en la déplaçant la fameuse dichotomie mallarméenne. L’enjeu de cet ouvrage structuré de manière rayonnante consiste à déplier en six chapitres, plus juxtaposés qu’enchaînés, non sans redites, les différentes dimensions de la théâtralité en la faisant dialoguer avec des éléments appartenant à des niveaux ontologiques assez différents : les données biographiques (« le drame personnel ») ; les articles de critique théâtrale ; les formes d’inscription d’une logique théâtrale dans la nature (« le théâtre mondain »), dans la Cité (« théâtre idéal et théâtre réel, vers une refondation sacrée »), comme dans le texte poétique (Igitur, le Coup de dés, les notes du « Livre » principalement) ; enfin, ce que l’on nommerait aujourd’hui « intermédialité », niveau qui articule les arts entre eux (« Cinq degré de la musique 995au théâtre » ; « De la peinture au théâtre. Manet, Mallarmé et les impressionnistes »). On propose une « approche du sens spirituel que Mallarmé donnait au théâtre » (« Introduction », p. 11), dans le sillage du chapitre pionnier d’Alfred Simon (« L’acteur de soi », Les Signes et les songes. Essai sur le théâtre et la fête, 1976), comme d’une série de publications antérieures portant sur l’histoire du théâtre en général, ou sur la spécificité du drame mallarméen, « intérieur » (Adile Ayda), « solaire » (Gardner Davis), ou scripturaire (Thierry Alcolumbre). Le philosophe, bien informé des travaux des littéraires, avec qui il dialogue tout au long du volume, mentionne en particulier sa dette vis-à-vis de deux thèses non publiées, celle de Marilyn Bartheleme (Formation et mise en œuvre de l’esthétique et de la pensée de Mallarmé sur le théâtre, 1959), et celle d’Alice Folco (Dramaturgie de Mallarmé, 2006). L’idée directrice de ce livre totalisant dont l’objet véritable se voit doté de contours assez labiles, vise alors à montrer toutes les formes de « synthèse » tentées par Mallarmé. Cette ambition théâtrale serait hantée par un rêve d’« unité » entre l’épique et le lyrique, l’individu et le cosmos, la nécessité grecque et la liberté chrétienne, le « sacré naturel » et le « sacré humain », « l’esprit populaire » et « l’esprit métaphysique », et bien évidemment entre l’art et la religion. L’auteur, par la structure même de son livre, montre parfaitement la dimension polymorphe du « théâtre » mallarméen, qui oscille entre le fait scénique, la virtualité livresque, l’utopie socio-poétique, elle-même tendue entre politique et religion, et la « métaphore théorique » (la désormais fameuse « Tragédie de la Nature » des Dieux antiques). Quant à la méthode d’analyse, elle passe le plus souvent par une forme de comparatisme entendu au sens large, qui vise à saisir Mallarmé de manière différentielle : seront convoqués principalement Descartes, Kant, Hegel, Schopenhauer, Durkheim, Renan, Maeterlinck, Redon, Puvis de Chavannes, Goya, Wagner. Le lecteur découvrira ainsi de multiples parallèles, plus ou moins attendus, plus ou moins arbitraires, plus ou moins éclairants, qui attestent d’un sens de la mise en perspective – histoire du théâtre, histoire des genres, histoire de la philosophie – mais qui ne peut manquer d’opérer au détriment de la micro-lecture des textes du poète, traités trop souvent sur le mode de la citation courte. Quant au primat de l’orientation philosophique et métadiscursive de cette lecture, privilégiant une théâtralité théorique, elle conduit à négliger la théâtralité pratique de la page (le Coup de dés), comme celle de la parole (L’Après-midi d’un Faune, Hérodiade). Des analyses des textes légèrement plus fouillées sont renvoyées en annexes, à travers la présence de deux « Appendices » portant sur le Coup de dés (« Sur la structure dramatique du monde hégélien (selon Dominique Lebarle) et du monde mallarméen (selon Robert Greer Cohn) ») et les feuillets du « Livre » (« En marge d’Éric Benoit. Une lecture théâtrale des “notes” en vue du Livre »). Cet ouvrage logicien intéressera ceux qui souhaitent prendre connaissance d’une partie des débats relatifs au positionnement philosophique prêté à Mallarmé, sur le double terrain miné de l’idéalisme et de la dialectique.
Cette lecture prend place, pour l’essentiel, à l’intérieur du cadre herméneutique fixé par les travaux de Bertrand Marchal, en ce qui concerne l’interprétation du versant social de ce « théâtre de l’esprit ». En revanche, pour ce qui est du versant naturel ou cosmologique, Stanguennec marche également dans les pas de Robert Greer Cohn (L’œuvre de Mallarmé, Un Coup de dés, 1951) et d’Éric Benoit (Mallarmé et le Mystère du « Livre », 1998 ; Néant sonore. Mallarmé ou la traversée des paradoxes, 2007), en faisant de Mallarmé un poète qui aurait 996accordé autant de place à la linguistique qu’aux sciences de la nature, marqué par « la biologie de l’évolution », « la physique probabiliste », « l’opposition de l’entropie et de la negentropie » (p. 143). André Stanguennec soutient en effet qu’il fut « sensible aux nouvelles leçons de la physique thermodynamique et de l’épistémologie du hasard » (p. 41). Cette thèse énergétique, en rien inédite comme le rappelle l’auteur, resterait à mieux démontrer, au-delà de la simple évocation des « idées générales de l’époque » (p. 276). Deux livres, finalement, se cachent derrière cet unique volume hautement spéculatif, qui offre une traversée de toute « l’armature intellectuelle » de l’œuvre de Mallarmé – « l’esprit » l’emporte sur le « théâtre » – bien plus que de la lettre de sa poésie proprement dite, l’un portant sur l’idée de théâtre, l’autre sur l’idée de nature.
Thierry Roger
Marcel Proust, Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France. Sous la direction de Nathalie Mauriac Dyer. Cahier 67, t. 1. Fac-similé ; t. 2. Transcription diplomatique, introduction, analyse, index, notes et diagramme de Simone Delesalle-Rowlson, Lydie Rauzier et Francine Goujon. Turnhout, Brepols. 2017. Deux vol. de 108 et 194 p.
Le fonds Marcel Proust de la BnF, qui réunit depuis 1962, avec un complément apporté en 1984, les cahiers d’écoliers utilisés par Proust entre 1908 et 1922 pour écrire ses œuvres, constitue une source incomparable, mais difficile à maîtriser pour les lecteurs passionnés et les chercheurs. Leur édition était d’autant plus attendue. Après les cahiers 54, 71, 26, 53 et 44, c’est au tour du cahier 67 d’être rendu accessible dans la double édition fac-similé/transcription. En effet, si le cahier est disponible sur Gallica et si des extraits en avaient déjà été offerts par l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1987) dans une version anthologique et simplifiée conçue pour des lecteurs plutôt que pour des chercheurs, la présente édition fait événement tant pour la clarté de la présentation que pour l’érudition de l’apparat critique. Les commentaires, explications et précisions sont une source extraordinaire de renseignements et enrichissent considérablement la lecture en replaçant le cahier tant dans la culture de l’époque que dans une Recherche in progress. Comme les précédents, le cahier 67 est livré en deux volumes qui se complètent : un fac-similé en couleur permet de prendre connaissance du manuscrit et une transcription diplomatique en facilite considérablement la lecture.
Le cahier 67 comporte des unités reprises en 1911-1912 qui serviront au deuxième volume de la Recherche et d’autres, en cohérence avec le cahier 66 (Le Côté de Guermantes). Ce volume est indispensable pour comprendre en amont le travail de Proust et pénétrer les arcanes de son roman. Rempli entre mai et août 1910, il se compose d’une première partie amorcée juste après les spectacles des Ballets russes de la saison 1910, ce qui confirme l’extrême attention de Proust à l’actualité des scènes parisiennes et leur rôle dans la genèse du roman. Puis, rédigé à l’envers, il comporte une seconde partie consacrée à une peinture sarcastique de divers salons mondains avant de revenir au thème majeur de la vieillesse de l’interprète démodée et déchue.
997D’une grande unité thématique, il est presque entièrement consacré au monde du spectacle, perçu, soit depuis la salle (Opéra, Opéra-Comique ou cabarets), soit depuis les coulisses (le geste de Nijinski et son implication dans la fiction). Guidé par son expérience de spectateur, Proust s’y livre à une réflexion sur la perception et la réception des arts de la scène.
Cette méditation se décline en thèmes qui feront l’objet de passages clés de la Recherche : la rêverie qui prélude au spectacle et crée une attente que les titres des œuvres montées à l’Opéra-Comique, ou leurs affiches, encouragent, en égarant éventuellement le spectateur in spe ; mais aussi la vogue et le snobisme qui président aux destinées des œuvres et des artistes, entre succès et oubli, ce qui permet, à l’occasion, de percevoir le rôle majeur tenu par certaines figures d’interprètes comme Sarah Bernhardt ou Gabrielle Krauss. Enfin, on retiendra les pages sur la nature et l’importance du discours critique censé « boucher » les « lacunes » des impressions ressenties (fo 13ro).
L’Opéra-Comique, lieu des premières expériences de spectateur de Proust, tient ici un rôle qu’on retrouve dans Du côté de chez Swann. Préparé par une note de régie du cahier 66 (« ceci devrait peut’être [être] mis avant la soirée à l’Opéra-Comique »), un épisode illustre la rêverie sur le nom à partir du titre de différents opéras d’Adam ou d’Auber (Le Chalet, Les Diamants de la couronne, Le Domino noir), songerie non déflorée par la représentation et qui garde le charme « intact et velouté » (fo 32ro) d’un répertoire du passé, valorisé, à contre-courant de la vogue wagnérienne, par le duc de Guermantes (fo 30-32ro). Marqué par les théories symbolistes qui prônent le spectacle imaginaire ou l’écoute en aveugle que privilégiait Proust (la vue gêne l’audition, fo 10vo), le narrateur s’attarde longuement sur la déception qui suit une représentation et la perplexité ressentie devant les performances de Sarah Bernhardt ou de Gabrielle Krauss, opérant un rapprochement souvent fait à l’époque entre les deux artistes dont on souligne les qualités vocales et la présence gestuelle. En 1883 en effet, le portrait de la cantatrice par Clairin exposé au Salon est salué comme « pendant » du portrait de Sarah Bernhardt. Mais c’est à une expérience contemporaine de l’écriture du cahier que, comme nous l’apprend Francine Goujon, les deux représentations de Phèdre doivent tout leur sens. Proust voit en effet Nijinsky dans la baignoire 6-8 de la Comtesse Greffulhe au Palais Garnier en juin 1910. Cette expérience, contrairement à ses habitudes, Proust l’introduit presque aussitôt dans la fiction et elle donne lieu à des considérations sur la perception immédiate du spectacle. Francine Goujon fait l’hypothèse que cette représentation des Ballets russes recompose les deux représentations de Racine : la première, marquée par la désillusion parce qu’elle dépend d’une attente schopenhauerienne du sublime, et la seconde, plus féconde, parce qu’elle est abordée sans horizon d’attente autre que celui de « l’impression fugitive » bergsonienne. À la suite de cette expérience, le spectateur-narrateur comprend que le plaisir esthétique se caractérise par le moment fugitif et sublime que livre l’artiste. La figure de l’interprète, dont le rôle est toujours ambigu chez Proust, sera finalement le prétexte à montrer l’évolution d’un narrateur passant d’une attitude de spectateur naïf et embarrassé à celle d’un connaisseur bravant modes et snobismes pour rendre hommage au talent vieilli et discrédité de la grande actrice (fo 37vo). Ce que nous montrent ces essais préparatoires, c’est ce que doit l’écriture de la Recherche à la conception que se fait Proust de l’art total. Tous les arts de la scène concourent à mener une très novatrice étude de réception.
998Le cahier 67 est enfin une nouvelle preuve de l’importance de Reynaldo Hahn comme passeur auprès de Proust. Comme l’indique Francine Goujon, ses critiques et ses ouvrages ont été d’une importance capitale pour l’écrivain, soit qu’il les reprenne, soit qu’il les discute. Si l’on peut déceler son influence dans l’allusion à Paulus et Mayol (fo 2vo), chanteurs qui constituaient pour le musicien une référence absolue en matière de diction parfaite et d’intelligibilité du texte, ainsi que dans les passages sur Sarah Bernhardt, dont il était un familier, Hahn figure sans doute également ici sous les traits d’un Swann chargé de jouer le rôle de critique et d’aider le débutant à appréhender la qualité du spectacle. De plus, le refus d’une hiérarchie des arts qui, comme le montre Francine Goujon, est dévolu à Swann par un ajout tardif à « Combray », existe bien dans le cahier 67 et correspond très exactement aux prises de position de Hahn. Le rapprochement entre Hahn et Swann n’est pas l’un des points les moins intéressants du cahier 67 et peut s’appuyer sur ce que le compositeur notait dans son Journal « Combien l’amour est parfois humiliant ! Pourquoi tenons-nous tant à certains êtres qui n’ont rien de plus que les autres et dont nous constatons nous-mêmes la médiocrité ? » (Reynaldo Hahn, Notes, Journal d’un musicien, Paris, Plon, 1933, p. 107).
Cécile Leblanc
Denis Pernot, Henri Barbusse. Les discours du Feu. Éditions Universitaires de Dijon, « Écritures », 2018. Un vol. de 202 p.
L’ambition de l’étude, très documentée, que Denis Pernot consacre au Feu d’Henri Barbusse est précise, pertinente et clairement exposée dès l’introduction : relire l’œuvre en la débarrassant des lectures, souvent militantes, toujours orientées, que sa notoriété et le parcours politique de son auteur n’ont cessé de susciter, que ces lectures viennent de « camarades » ou de l’auteur lui-même. Pour cela, Denis Pernot souhaite « revenir », à l’expérience de la guerre, aux discours « qui disent la guerre durant la guerre », à d’autres œuvres de guerre, en un mot « recontextualiser » Le Feu. Tel est le projet : il est parfaitement tenu en 202 pages et trois grandes parties, complétées par la publication en annexes de documents peu connus, d’un index et d’une bibliographie très complète. Cette publication s’inscrit dans le renouvellement récent des études consacrées au Feu, renouvellement auquel Denis Pernot a activement participé en donnant une très bonne édition de l’œuvre chez Garnier-Flammarion en 2014 et trois articles dans le numéro spécial de la RHLF de 2015/4.
Pour « revenir » à l’expérience fondatrice, celle du combattant qu’il a vraiment été (il balaie en quelques lignes, comme beaucoup l’ont fait, les accusations injustes de Norton Cru), Pernot complète la connaissance, jusque-là assez limitée, du soldat Barbusse, en s’appuyant sur de précieux témoignages, ceux de Charles-Edouard Lévy, de Louis Krémer (récemment exhumés par Laurence Campa), de José Germain et surtout d’Henry Dispan de Floran dont il cite à plusieurs reprises les carnets restés inédits. Ces apports sont précieux (même si l’hypothèse défendue ici selon laquelle Barbusse aurait projeté « des traits d’Henry Dispan sur la figure fictive du caporal Bertrand », p. 37, est séduisante mais reste à démontrer) car c’est ce que Pernot appelle, très justement, une sociabilité intellectuelle « à la popote » qui se dessine à travers ces documents.
999Pernot rappelle ensuite qu’avant d’être un roman couronné par le Goncourt en décembre 1916, Le Feu a d’abord été un feuilleton publié dans L’Œuvre, le quotidien dirigé par Gustave Téry, périodique qui accueille des « plumes de qualité » et conserve autant de distance qu’il est alors possible de le faire avec le bourrage de crâne et le discours officiel. « Les imbéciles ne lisent pas L’Œuvre » proclamait régulièrement le quotidien qui aimait afficher des manchettes accrocheuses. Pernot voit dans une première collaboration de Barbusse avec L’Œuvre (trois chroniques publiées en septembre 1915) « des travaux préparatoires à la rédaction du Feu », p. 70, en décelant dès ces premiers textes une indécision générique, entre reportage et fiction. Il n’apporte rien de très nouveau sur les conditions dans lesquelles Barbusse, encore mobilisé mais affecté à l’état-major du 21e corps d’armée à partir de novembre 1915 (avec de brèves périodes d’hospitalisation), rédige les textes, chapitres d’une œuvre suivie ou « nouvelles », qui constitueront les feuilletons. Ceux-ci paraissent en 93 livraisons entre le 3 août et le 9 novembre 1916. En s’appuyant sur la correspondance (en partie publiée en 1937) de Barbusse avec son épouse qui est la cheville ouvrière de l’entreprise car elle sert d’intermédiaire entre l’écrivain et le quotidien, mais qui est aussi chargée de collationner les extraits de presse pour préparer l’édition en volume, Denis Pernot rappelle à la fois les tâtonnements, les agacements, l’urgence, qui caractérisent l’important travail d’adaptation qui font du volume publié chez Flammarion en décembre 1916 une œuvre proche mais distincte de celle que les lecteurs de L’Œuvre avaient pu découvrir.
C’est dans la troisième partie de son livre que Denis Pernot développe ce qui constitue sa thèse, ou sa proposition de lecture, la plus nette et la plus passionnante. Cette lecture repose sur plusieurs propositions convergentes. La première découle de ce qui fait la spécificité la plus forte de cette œuvre, son succès, immédiat, massif et jamais démenti. Si Le Feu devient très vite un « best-seller » (cf. l’article de Denis Pernot dans la RHLF oct/déc. 2017, p. 847-860, « Henri Barbusse : faire du Feu un best-seller », qui reprend les analyses proposées dans ce volume), c’est parce qu’il touche, dès la publication en feuilletons, des publics très variés, les femmes (mères, épouses, sœurs) qui ont le sentiment d’accéder à une vérité que les discours publics, notamment ceux de la presse, leur dissimulent, mais également les combattants, simples soldats comme officiers, qui tous se reconnaissent dans la représentation des conditions de guerre que propose le roman. Les témoignages que cite Pernot sont bien choisis et édifiants. Horst Muller en 1989 avait déjà suscité de vives réactions en soulignant la diversité des interprétations, l’ambivalence du Feu (« La vision du caporal Bertrand », Les Cahiers Henri Barbusse, 1989, no 14, cité par Denis Pernot). Peut-on pour autant parler, comme le fait Denis Pernot, d’une « œuvre d’Union sacrée » (p. 112) ? Peut-être, parce qu’elle « unirait » des lecteurs appartenant à des milieux différents ou susciterait des interprétations politiquement inconciliables ? Il est, quoi qu’il en soit, utile de rappeler, contre les interprétations verrouillées que l’auteur lui-même a voulu par la suite imposer en relation avec sa propre évolution politique, que Le Feu est une « œuvre ouverte » et que son impact et son succès durables viennent en grande partie de là.
Cette ouverture Barbusse en joue et en souffre. En homme de lettres averti, en professionnel de l’édition, il sait actionner tous les leviers, y compris ceux qui relèvent d’instances éloignées les unes des autres, voire opposées, pour en assurer la promotion, comme il sait jouer de sa propre image publique (engagé volontaire, simple soldat, médaillé). Cette stratégie qui repose sur une pluralité 1000de lectures favorisant la diffusion et le succès de l’œuvre laisse assez vite place, dans la réception et dans ses propres commentaires, à une lecture de plus en plus orientée accompagnant l’évolution des esprits et surtout celle de l’auteur. S’il est difficile de suivre au jour le jour l’évolution politique de Barbusse à travers les seuls documents dont on dispose, lettres, publications dans la presse, il est encore plus délicat d’évoquer une évolution de l’opinion sur une période aussi resserrée que celle qui est ici évoquée (p. 114), mais il est juste de rappeler que, sur un temps plus large, Barbusse a tiré à plusieurs reprises son œuvre vers les engagements, pacifiste puis, plus tard, communiste, qui allaient devenir les siens.
Car, par son ouverture, il sentait que Le Feu lui échappait. Pernot note p. 139 que Barbusse y verrait « un écrit mal fini, trop vite et trop tôt livré à l’impression, dans lequel l’auteur se reconnaît mal et dont il ne se reconnaît pas pleinement pour l’auteur ». On ne peut que reconnaître la justesse de cette appréciation. Cela n’en fait pas pour autant une « œuvre encombrante » pour lui, mais probablement une œuvre qu’il voudra dépasser dans des œuvres dont il souhaitera désormais maîtriser et orienter l’écriture et les effets mais qui du coup ne connaîtront plus le même retentissement.
Pernot en arrive ainsi à la conclusion que Le Feu « n’est pas une œuvre pacifiste à l’heure de sa publication » mais qu’elle l’est devenue. Et il fonde le « destin » du Feu sur sa « malléabilité générique », sur « sa capacité à se plier aux attentes » de son lectorat, à faire entendre « un ensemble dissonant de voix » (p. 147). Tout ceci ne peut être contesté et a été, tout au long de ce livre, bien mis en lumière. Mais pour que la « malléabilité », l’ouverture et la pluralité des sens, la dissonance, fassent œuvre et œuvre durable, ils doivent trouver un cadre, un socle, où s’enraciner, se stabiliser. C’est peut-être ce que ce livre de Denis Pernot ne montre pas assez. La structure archétypale qui donne sa cohérence au roman, le dynamisme euphorique qui le porte et qui a autorisé par la suite des lectures révolutionnaires, appartiennent à la forte culture biblique et à l’esprit profondément religieux de Barbusse (cf. la thèse de Jérémy Camus, Henri Barbusse et la culture religieuse, soutenue en 2016 et son article « Henri Barbusse : la spiritualisation de la Grande Guerre », RHLF 2015/4, volume déjà cité) ; ils peuvent constituer des éléments de la structure imaginaire profonde qui traverse cette œuvre comme l’ensemble de l’œuvre de Barbusse et peuvent compenser la malléabilité bien mise en valeur par Denis Pernot. Ils n’étaient bien sûr pas prémédités ; ils ne sont jamais exhibés, mais toujours sous-jacents et, régulièrement, affleurent pour s’affirmer dans la dernière partie de l’œuvre. L’écriture « quasi en direct », les modalités de la publication périodique, l’absence de véritable reprise en main lors de la publication en volume, qui se fait alors que l’auteur est encore mobilisé et dans une relative urgence, expliquent que l’œuvre ait en grande partie échappé à un dessein global, sans pour autant s’affranchir de l’imaginaire profond et cohérent qui fait sa force poétique. Au contraire. C’est dans cette œuvre qu’il maîtrise le moins que Barbusse se révèle le plus. Denis Pernot n’aborde pas cet aspect dans son livre, ce n’est pas son objet, mais derrière « les discours du Feu » que révèle cette publication, sous-tendant ceux-ci, il reste possible d’entendre, de décrypter, « un discours » du Feu.
Philippe Baudorre
1001Clara Debard, Jacques Copeau et le Théâtre du Vieux-Colombier. Dictionnaire des créations françaises (1913-1924). Avec une préface de Jeanyves Guérin, Presses universitaires de Nancy – Éditions Universitaires de Lorraine, 2017. Un vol. de 251 p.
Une belle préface de Jeanyves Guérin annonce la richesse de cet ouvrage et son importance pour la connaissance du théâtre français de la première moitié du xxe siècle. Ce grand spécialiste du théâtre français cite, dès le premier paragraphe, Albert Camus : « Dans l’histoire du théâtre français, il y a deux périodes : avant Copeau et après Copeau ». Ce dictionnaire examine les créations françaises de Jacques Copeau dans son Théâtre du Vieux-Colombier entre 1913 et 1924 (1913-1914 et 1919-1924), en un choix qui, écartant les mises en scène de pièces déjà représentées, permet de se concentrer sur la notion de création scénique de pièces françaises (quasi) contemporaines.
L’ouvrage est très clairement et simplement organisé avec deux grandes parties successivement consacrées aux pièces (21) et aux auteurs (18), et six tableaux classant le répertoire entier de la première saison (1913-1914) à la sixième saison (1923-1924), ce qui amène à mesurer la place de la création pure de pièces françaises modernes dans l’ensemble de la programmation du Vieux-Colombier. Chaque notice de pièce comprend un résumé détaillé du texte, une analyse précise et approfondie de ce texte (parfois illustrée par de courts extraits), une présentation de la création (circonstances, distribution complète, principaux éléments de mise en scène, nombre de représentations et tournées, réception critique), les références des éditions, en français et en traductions, les éventuels reprises scéniques (en France et à l’étranger), adaptations, documents sonores ou multimédias, la bibliographie critique, les documents d’archives. Les notices sur les auteurs présentent la biographie, les œuvres classées par genres, la bibliographie critique plus ou moins sélective. Une bibliographie critique générale vient finalement indiquer les principaux outils employés par l’auteur du dictionnaire. Avant les précieux tableaux sur le répertoire, la reproduction de l’« appel du Vieux-Colombier » placardé dans Paris en octobre 1913 rappelle le combat pour le théâtre d’art contre le théâtre commercial, la place importante des « chefs-d’œuvre classiques, français et étrangers » dans le répertoire, l’exigence de « qualité » artistique, de « variété » et d’accessibilité financière.
La documentation très riche permet une connaissance quasi exhaustive des textes, des créations scéniques et de leur réception, en relation avec une présentation synthétique et précise à la fois des auteurs. Ce dictionnaire original fait (re)découvrir le projet artistique fondamental de Copeau et un pan de notre histoire du théâtre, une période féconde marquée par des œuvres et même des auteurs parfois oubliés. Si Paul Claudel, André Gide, Jules Romains demeurent aujourd’hui très connus (et encore dans le cas de Gide, cette affirmation vaut davantage pour le genre narratif), des auteurs reconnus à l’époque comme Georges Duhamel, Roger Martin du Gard, Jean Schlumberger sont quelque peu délaissés, sans parler de René Benjamin, Léon Chancerel, Louis Fallens, François Porché… et de l’œuvre littéraire de Copeau lui-même (notice sur La Maison natale). Il faut espérer, avec Clara Debard, que cet ouvrage va inspirer des acteurs, des metteurs en scène, des éditeurs et des chercheurs, susceptibles d’offrir une nouvelle vie à « la part obscure de ce corpus issu du premier vingtième siècle ». Les résumés des pièces 1002donnent envie de les lire ; les analyses fines et approfondies, enrichies par des remarques précises sur la genèse, les sources et l’intertextualité, donnent envie de leur consacrer des études spécifiques ; les réflexions sur les mises en scène et la réception critique, toujours très minutieuses et pertinentes (notamment dans les choix judicieux qui sont opérés parmi les auteurs des articles), donnent envie de poursuivre l’exploration des archives. Les qualités principales de ce dictionnaire, érudition, profondeur et clarté, procureront sans doute à tout type de lecteur le plaisir de la lecture et l’enrichissement scientifique.
Nathalie Macé
Catherine Rouayrenc, Trois romans, trois guerres. 14-18 à travers argot et langage « populaire ». Tusson, Du Lérot, 2017. Un vol. de 289 p.
Sous ce titre, dont il faut regretter qu’il soit insuffisamment informatif, Catherine Rouayrenc propose une passionnante lecture comparative de trois romans français de la Grande Guerre écrits pendant les hostilités, qui, tous, ont immédiatement connu un très vif succès : Gaspard de René Benjamin (Prix Goncourt 1915), Le Feu d’Henri Barbusse (Prix Goncourt 1916) et Les Croix de bois de Roland Dorgelès (prix Femina 1919). Spécialiste des parlers populaires, auteur d’un ouvrage sur Louis-Ferdinand Céline, l’auteur a choisi de s’arrêter à ces trois œuvres parce qu’elles font plus que d’autres appel, phénomène qui a frappé leurs premiers lecteurs, à de nombreux termes et à diverses expressions « populaires » jusqu’alors bannis de la langue (tenue pour) littéraire. Son étude offre ainsi des éclairages nouveaux sur ce qui a pu être nommé, trop commodément sans doute, la « langue poilue », langue qui fait l’objet d’analyses durant le conflit ainsi qu’en témoignent les travaux, mentionnés et sollicités ici, de Lazare Sainéan, de Gaston Esnault ou d’Alfred Dauzat. À la différence de ces derniers, Catherine Rouayrenc ne s’attache pas seulement à relever des termes empruntés à des patois ou à des argots et à en proposer des analyses précises (étymologie, provenance, date d’attestation, etc.) Bien que, sur ce point, elle synthétise de multiples informations en recoupant souvent plusieurs sources, son étude retient surtout l’attention par la manière, originale, dont elle est conduite. Conjuguant deux axes d’approche distincts, thématique et technique, Catherine Rouayrenc met en effet au jour des éléments permettant d’appréhender les écritures de la Grande Guerre sur des fondements nouveaux. C’est en particulier le cas lorsqu’elle s’arrête, après les avoir identifiés, aux domaines d’expression les mieux attestés dans les œuvres de Benjamin, de Barbusse et de Dorgelès : « interjections et jurons » ; « appellatifs et injures ». Ce faisant, son analyse répond à un vœu formulé par un écrivain combattant comme Paul Vaillant-Couturier qui souhaitait que « [les] somptueuses injures du langage poilu » fussent « sténographiées par de sagaces philologues » (« La Croix de Dudule », La Guerre des soldats, Paris, Flammarion, 1919). Des méticuleux examens auxquels elle se livre, Catherine Rouayrenc tire toujours des remarques dont l’historien de la littérature pourra faire son profit : « Il est significatif que [“gars”] soit fréquent notamment dans Le Feu et Les Croix de bois et, surtout, que dans ces deux romans il soit employé presque toujours au pluriel, alors que dans Gaspard, il apparaît majoritairement au singulier précédé du déterminant possessif. À une vision romanesque de la guerre centrée sur l’individualité que représente le 1003personnage de Gaspard, s’oppose la vision, collective, des combattants qu’ont été Dorgelès et Barbusse » (p. 45) ; « Barbusse est le seul à employer “frère” comme appellatif et c’est l’appellatif dénotant des relations affectives qu’il emploie le plus souvent. […] dans le choix et l’emploi des termes employés comme appellatifs “génériques”, [il] se distingue à la fois de Dorgelès et de Benjamin ; de Dorgelès, surtout par la variété de son vocabulaire ; de Benjamin, plus profondément, par les relations d’égalité et de fraternité qu’il suggère à l’intérieur d’une collectivité et non pas entre le héros du roman et un autre combattant » (p. 49-50). De la même manière, distinguant et hiérarchisant divers champs sémantiques en fonction de la place qui leur est accordée dans les œuvres qui l’intéressent, l’auteur attire l’attention sur l’importance que Benjamin, Barbusse et Dorgelès accordent à certains aspects de l’expérience guerrière (« l’équipement », « le boire et le manger », « le corps », « l’ennemi », etc.) pour mieux signaler ensuite des différences notables dans le traitement que chacun d’eux leur donne. Autant qu’aux termes « populaires » qu’elle repère sous les plumes des trois romanciers, Catherine Rouayrenc s’intéresse aux conditions de leur insertion dans leurs œuvres. Elle fait alors jouer un partage technique entre ceux (« vocables de récit ») qui sont utilisés par les instances narratives et ceux (« vocables de dialogue ») qui le sont par les personnages. Distinction féconde qui conduit à des remarques importantes : « […] les trois romanciers réservent au récit seul certains termes argotiques dont l’emploi pendant la guerre peut être bien attesté. Il en est ainsi par exemple de “cuistot”, de “godillot” dans Gaspard, de “tringlot” ou “barda” dans Le Feu, de “godillot”, “singe” ou “jus” dans Les Croix de bois. L’instance créatrice, le scripteur, accorde ainsi au narrateur une prééminence certaine. Ce faisant, il maintient la distinction traditionnelle entre langage du récit et langage du dialogue, mais de façon ambivalente puisqu’il introduit dans le récit des termes qui en principe en sont exclus » (p. 235). À cet égard, sont particulièrement dignes d’intérêt les analyses qui sont consacrées à des marques de « contamination » entre la langue du narrateur et celle des personnages autour de phénomènes tenant à l’emploi des guillemets ainsi qu’à celui du style indirect libre. Catherine Rouayrenc en vient en effet à situer la conscience linguistique de chacun des auteurs auxquels elle s’arrête. Elle est ainsi amenée à signaler qu’ils ne partagent pas une même idée de ce qui fait l’œuvre littéraire : « Les guillemets sont […] une sorte de label de non garantie. Par là, le scripteur signifie au lecteur que les mots employés le sont autrement que dans le bon usage et rassure celui-ci sur son orthodoxie par la conscience qu’il montre de sa passagère hétérodoxie. Des trois écrivains, c’est Benjamin qui, en signalant ses incartades, se montre le plus soucieux de ne pas déroger au bon usage » (p. 214). Si le lecteur de cette riche étude n’est guère surpris d’y apprendre que, des auteurs qu’elle convoque, Barbusse est celui qui a le plus riche vocabulaire, il ne pourra qu’être intéressé par le caractère comparatif d’examens lexicaux qui permettent de préciser les positionnements respectifs de chacun des trois romanciers vis-à-vis de la guerre de manière plus solide que nombre de lectures qui se développent sur le seul terrain idéologique. Si claire, si rigoureuse et si pédagogique qu’elle soit, la démarche suivie par Catherine Rouayrenc entraîne d’occasionnelles redites et une certaine dispersion du propos, redites et dispersion que viennent compenser divers tableaux, produits au terme du volume, qui mettent au jour quels termes sont communs aux trois œuvres, comment s’opère la répartition du vocabulaire familier et argotique dans chacune d’elles, quels sont les plus fréquents « vocables 1004de dialogue », etc. Fort utile, cet ensemble d’annexes est complété par un index, qui permet à qui le souhaiterait d’utiliser ce volume comme un dictionnaire, dimension à laquelle il ne faudrait pas le réduire. Compte tenu de l’intérêt des remarques interprétatives d’ordre général qui le ponctue, il faut toutefois regretter qu’il ne s’achève pas sur une conclusion plus nourrie et développée. Il reviendra donc à tous ceux qui s’intéressent aux romans de Benjamin, de Barbusse et de Dorgelès de prendre appui sur le travail de Catherine Rouayrenc, travail qui leur donnera le moyen d’étayer très solidement les lectures qu’ils en proposeront et alimentera leur réflexion sur les écritures de la Grande Guerre.
Denis Pernot
Paul Valéry, Sur Nietzsche, édition établie et présentée par Michel Jarrety. Paris, La Coopérative, 2017. Un vol. de 92 p.
Valéry et Nietzsche : on est curieux de la rencontre, qui intrigue, mais qui, tout bien rassemblé, nous semble peu documentée. Et pour cause : Valéry n’a écrit sur Nietzsche que des bribes. Sans doute, de plus, n’en a-t-il pas lu autant qu’on pourrait l’imaginer. Gide le remarquait de son côté : pour leur génération (avec Valéry), l’influence de Nietzsche a précédé l’apparition de son œuvre, et sa vraie lecture. S’agissant de Valéry, on se dit tout de même, de l’extérieur, que bien des choses pourraient les rapprocher : l’écriture par fragments, le caractère « suggestif » de la pensée (terme que Valéry emploie à propos de Nietzsche, p. 23), la manière nerveuse de mobiliser l’intelligence, le côté contradictoire aussi (Valéry parle à un moment donné des « mouvements » de Nietzsche, p. 36). Mais en Nietzsche, Valéry voyait plutôt ce qui aurait formé pour lui la matière d’un personnage (il mentionne Monsieur Teste p. 24 – on peut penser aussi au Méphisto de Mon Faust). De fait, après avoir tourné autour à plusieurs reprises dans sa vie, il n’a pas laissé sur lui de développement véritablement achevé. Ainsi, les notes rassemblées par Michel Jarrety dans ce volume se décomposent en trois petits ensembles. Le premier – le plus important – réunit ce qui reste, à l’état fragmentaire, d’une étude que Valéry avait entreprise en 1896 ; le second comprend des notes datant de 1908-1909 ; on relève enfin quelques lettres, dont une lettre bien développée de 1929 à Guy de Pourtalès, qui avait en projet une étude sur Nietzsche. Michel Jarrety avait déjà donné une édition de ces Lettres et notes dans un volume collectif paru aux Impressions nouvelles en 1987, ensemble repris en 2003 dans le Bulletin des Études Valéryennes de l’université Paul-Valéry de Montpellier. Dans la présente édition, cependant, l’introduction a été entièrement récrite et les notes largement remaniées.
À la vérité, l’annotation est loin d’être inutile s’agissant de fragments aussi disparates et parfois aussi elliptiques. Les Notes relèvent véritablement du brouillon (elles sont conservées à la BnF) et sont parfois, apparemment, difficilement lisibles. Comme les Cahiers, elles présentent de nombreuses abréviations, des dessins, parfois de simples mots jetés…, derrière lesquels il peut être difficile de reconstituer la pensée. Mais on sait que c’est précisément ce caractère inachevé que l’on peut apprécier dans la lecture de certaines œuvres de Valéry (lorsque l’élaboration est tout de même un peu plus grande).
En 1896, lorsqu’il lit pour la première fois Nietzsche – essentiellement, semble-t-il, Zarathoustra et Ecce homo – il est visible que cette lecture fonctionne comme 1005un excitant pour sa combativité intellectuelle. Mais on s’aperçoit aussi qu’il se constitue immédiatement un système de protection. Aussi multiplie-t-il les points de vue depuis lesquels il va s’efforcer de disqualifier le philosophe allemand : points de vue psychologique (« hâbleur »), « ethno-sociologique », pour ainsi dire, comme il était fréquent en son temps (« allemand », « protestant »), professionnel (« professeur »), religieux (« chrétien »)… Il soupçonne une volonté suspecte de dominer son lecteur, derrière cet étalage d’attitudes, un narcissisme philosophique, une complaisance à se charger de péchés, ou à vouloir prendre sur soi la conscience des autres. Les termes d’orgueil, de moralisme, de vanité, reviennent souvent sous sa plume. En fin de compte, il en fait un « simulateur », qu’il accuse même de « charlatanisme » (p. 43). On comprend pourquoi il a pensé à un « personnage », en le lisant, et non à un véritable interlocuteur : ce qu’il voit dans Nietzsche, c’est essentiellement le côté insincère, la pose. Il critique ses concepts – celui d’« arrière-monde », notamment (l’Hinterwelt de Zarathoustra), dans lesquels il ne voit que des écrans de fumée. On perçoit bien comment sa méthode de lecture est nourrie de Descartes et de Pascal, philosophes sur lesquels il reviendra souvent, et de manière développée, dans sa vie. Au total, au-delà de la « philosophie », c’est une critique d’un certain usage du langage qu’il met en œuvre (voir Jürgen Schmidt-Radefeldt, Valéry linguiste dans les Cahiers, Klincksieck, 1970, et Michel Jarrety, Valéry devant la littérature. Mesure de la limite, Paris, Hermann, 2015), rappelant en cela la démarche d’un Wittgenstein. Nietzsche lui paraît construire des illusions sur des « jeux de mots » (p. 23), et céder à la facilité de « croire remuer les choses par le remuement des mots » (p. 89).
Y a-t-il derrière ces critiques immédiates l’expression d’une méfiance envers une pente qui pourrait être aussi la sienne propre ? Un profond scepticisme – assez destructeur – sur la possibilité de dire au fond quoi que ce soit de valable sur rien ? Dans sa lettre tardive à Guy de Pourtalès, malgré tout, il confiera « avoir fini par aimer » Nietzsche. C’est sans doute que, derrière la tentation de ferrailler et de disqualifier, il avait senti qu’une partie de la démarche de Nietzsche échappait, précisément, à ces reproches, parce qu’elle les incluait, et ne se formait pas des objectifs similaires à ceux que Valéry s’assignait à lui-même. Le jeune Valéry a été « excité » par Nietzsche ; une partie de cette excitation se transmet encore aujourd’hui au lecteur. En jetant ses lances tous azimuts, Valéry a parfois vu juste, et tôt ; ainsi lorsqu’il dépiste chez Nietzsche une volonté de « renouer avec le barbare ». Dans ces formules lapidaires, on retrouve le côté « direct », juste, percutant, de Valéry, qui y apparaît souvent mieux que dans certaines pages excessivement soignées et élaborées. On pourra juste regretter que ces notes soient finalement si éparses, et si peu nombreuses. Le dialogue de Valéry avec Nietzsche aurait sans doute pu donner bien d’autres résultats si lui-même l’avait voulu. Mais Valéry n’aimait pas trop se laisser entraîner dans des vertiges, on le sait (il parle dans sa lettre à Guy de Pourtalès de l’impression de « vertige intellectuel de l’excès de conscience » que lui laissait Nietzsche). Avec le recul, si la matière reste aussi mince, cette minceur apparaît assez significative, donc. Cette matière valait qu’on la connût, en tout cas, car elle apporte sans aucun doute un élément décisif dans la compréhension que nous pouvons avoir de l’œuvre et du travail de Valéry.
Gilles Siouffi
1006Paul Valéry, Lettres à Néère. Édition annotée, établie et présentée par Michel Jarrety. Paris, La Coopérative, 2017. Un vol. de 251 p.
Ce volume rassemble les lettres que Paul Valéry a adressées à Renée Vautier (1898-1991), une jeune sculptrice qu’il avait rencontrée en 1925 et qu’il a revue à partir de 1931, au moment où elle a réalisé son buste. Dès les premières séances de pose, rapidement, Valéry s’est trouvé pris pour elle d’une passion qui durera environ quatre ans, jusque vers 1935, les lettres s’espaçant par la suite. Passion à sens unique, puisque, non seulement Renée Vautier, alors récemment divorcée de son premier mari, n’y répondra pas, mais que, avec une certaine cruauté, elle entretiendra Paul Valéry de celle qu’elle éprouve elle-même pour un autre homme, René de Montaigu, avec qui elle aura une liaison de 1932 à 1937. Valéry a alors soixante ans. Il avait déjà connu dix ans plus tôt une passion similaire – réciproque celle-là – avec Catherine Pozzi, dite « Karine » (Renée sera « Néère », par l’anagramme à la mode à l’époque et par référence à André Chénier). Mais – et Valéry, qui vient de l’apprendre, en fait état à Néère dans une lettre de 1935 (p. 189-191) – à la mort de Catherine Pozzi, son exécuteur testamentaire a fait détruire toute leur correspondance (plus de 900 lettres, dessins et photos de Paul Valéry, et plus de 300 lettres de Catherine Pozzi). Le cœur serré, Paul Valéry se demande auprès de « Néère » si ce n’était pas là ce qu’il avait écrit, dit-il, « de plus… remarquable » (et les points de suspension, ici, disent bien ce qu’ils veulent dire ; p. 190). Il se remémore : « pour répondre à cet amour – et puis pour le ressusciter – il n’est pas de débauche d’idées, d’inventions que je n’aie faite », tout en acceptant aussi que les témoignages de cette liaison forte, « achevée dans la haine », selon ses mots, soient ainsi emportés par une main extérieure.
Cette « débauche » étant perdue, il nous reste donc ces « lettres à Néère », qui étaient restées inédites (les manuscrits en sont déposés à la BnF). Et il est juste de dire que ces lettres nous procurent souvent, à la lecture, le sentiment que Valéry évoquait à propos de ses lettres à Catherine Pozzi : celle d’un homme poussé dans ses retranchements, qui aborde presque à son corps défendant quelques-uns des ressorts les plus profonds de sa personnalité et de son activité. Elles nous disent beaucoup, à la vérité, ces lettres frénétiques et souvent chaotiques : beaucoup sur la psychologie profonde de Valéry, et beaucoup sur son rapport à l’écriture. L’épisode était connu (voir M. Jarrety, Paul Valéry, Fayard, 2008, p. 801-892), et les Cahiers le documentent également. Mais on le suit ici dans tout le détail de son évolution, de ses « mouvements », pour ainsi dire, même si ce n’est pas chose facile à reconstituer puisque, comme le rappelle Michel Jarrety, Valéry ne datait presque jamais ses lettres. Ce n’est pas sans un sentiment d’effraction, d’ailleurs, qu’on y pénètre, comme dans toute correspondance amoureuse, ou simplement privée, non destinée à la publication.
Dès le début, la rencontre de Valéry avec Renée est placée sous le signe du manque (le mot revient quatre fois dans les dix lignes d’une des premières lettres, du 28 avril 1931). Il s’ensuit une spirale qui va l’attirer sans cesse davantage dans un sentiment intime de dissolution, l’aspect de la relation passant, semble-t-il, au second plan par rapport à cette problématique personnelle. Michel Jarrety écrit dans sa préface que cet épisode aboutit chez lui à une « remise en cause de tout son être » (p. 14). D’emblée, en effet, on remarque que Valéry se place dans une position inattendue d’attente, de passivité. La situation n’y invitait-elle pas, 1007d’ailleurs ? Devant la sculptrice, il devient une chose, ce qui lui permet de signer une de ses premières lettres, avec humour : « votre argile ». Cette objectification le ravit d’un côté (le mot ravissement revient), mais l’entraîne aussi vers une pente qui va s’avérer dangereuse : celle d’un sentiment d’abaissement progressif qui, tout en exacerbant sa sensibilité, va lui faire perdre de vue la réalité de ses émotions. C’est donc l’attente (épisodes récurrents de l’attente du facteur), le souci (« cher souci », p. 41) ; bientôt l’amertume, les reproches, la négativité. « Depuis des années, je ne connaissais plus ce que c’est que de vivre tué », écrit-il (p. 41). Néère devient « [s]a drogue », « [s]on obsession », « [s]on désespoir » (p. 49). On assiste progressivement à un envahissement par le narcissisme, motif valéryen s’il en est. La lettre chaotique du 29 juillet 1933 (p. 144), dans ce sens, est emblématique, lettre bouleversante par sa franchise, sa lucidité, mais aussi la manière de « document » qu’elle nous procure sur ce qui devient une passion au sens étymologique. Ce que Valéry investit dans la figure de Néère déclenche chez lui une crise du « moi », un sentiment de dissolution dans le « Tout », une confrontation inattendue avec le « Rien ». Le motif de la « bêtise » revient souvent, ce qui nous conduit à interroger le sens de ce mot qu’on se souvenait d’avoir croisé avec Monsieur Teste. Petit à petit, c’est une véritable aliénation qui se met en place. Valéry, visiblement, se nourrit de ce désespoir, de cette plongée dans le sentiment de nullité. « Souffre ! » s’écrit-il à lui-même, surnommant Néère son « Waterloo » (p. 189). À partir de 1934, tout espoir étant visiblement perdu, certaines lettres lâchent complètement la bride, jusqu’à prendre des tonalités quasi mystiques. Valéry se trouvait-il alors menacé de dépression ? À plusieurs moments, il exprime le vœu de « dormir, dormir » (p. 86). Lorsqu’il écrit à Néère, il est souvent seul, en voyage, en tournée, en conférences, pris dans des activités dans lesquelles visiblement, il n’investit plus beaucoup, qui lui paraissent affectées d’une déperdition de sens. Son énergie, pourrait-on dire, il la met dans cette passion.
Sans doute y a-t-il dans cette « relation » du « temps consumé vainement », comme il l’écrit dans une affection de cynisme à propos de ses années avec Catherine Pozzi (p. 190). Mais il est conscient aussi de tout ce qui lui apporte cette expérience inattendue. Du moins estime-t-il que, de ce basculement de l’humain dans l’inhumain, il aurait pu tirer la matière d’un « IIIe Faust » (p. 54). C’est aussi que cette dépersonnalisation brutale et cette « épreuve du narcissisme », pourrait-on dire, le conduisent à interroger le sens de l’écriture. L’expérience de l’attente, déjà, qui le conduit à des « hypothèses », à des « conjectures », est très valéryenne en elle-même. Mais ce moment de vie douloureux le conduit aussi à s’interroger sur la valeur de ce qu’il appelle ses « recherches » (p. 148), lui, dit-il, qui a « la sale habitude de tripoter toujours dans sa vieille cervelle » (p. 197). Pour qui écrit-on ? Parfois, il déplore cette accumulation de « phrases pour inconnus » dont il se rend l’auteur (p. 149). Qui est Néère ? Est-ce à elle qu’il parle, ou à lui-même ? Une confusion s’installe. Plusieurs fois (voir p. 75), il se demande si ce qu’il lui écrit est adressé ou pas. C’est non seulement à une déstructuration de l’écriture qu’on assiste, mais à une déstructuration de l’énonciation. S’étant figé dans une impossibilité psychologique, le sujet se débat dans le langage, et Valéry le constate et l’observe avec une manière de fatalisme.
C’est donc un fort document sur Valéry que ces lettres nous livrent. Un document qui nous parle naturellement par sa valeur intime – jusqu’à la gêne (mais on relève aussi beaucoup d’impudeur, dans ces lettres – impudeur de sentiment s’entend ; voir 1008par exemple p. 169). Un document qui nous fait entrer aussi dans quelques-uns des ressorts les plus profonds de l’écriture chez Valéry : écriture désorientée, affective, confuse, elliptique, intense, erratique (ne se plaint-il pas à un moment d’écrire sans avoir « rien à écrire » ?, p. 55). On le savait par les Cahiers et tous les petits poèmes épars qu’il a laissés ici et là (voir ici les beaux poèmes des p. 69 et 72) : il y a dans cette direction un aspect essentiel de la personnalité littéraire de Valéry. Par l’édition de ces lettres, Michel Jarrety nous le laisse encore mieux comprendre.
Gilles Siouffi
Dominique Millet-Gérard, Paul Claudel et les Pères de l’Église. Paris, Honoré Champion, 2016. Un vol. de 483 p.
Ce livre vient combler, dans les études claudéliennes, une lacune que deux importantes publications de ces vingt dernières années avaient rendue manifeste – les deux volumes du Poëte et la Bible (Gallimard, 1998 et 2004, éd. M. Malicet, X. Tilliette et D. Millet-Gérard) d’une part et, d’autre part, l’imposante Correspondance de Paul Claudel avec les ecclésiastiques de son temps (Honoré Champion, 2005-2008, éd. D. Millet-Gérard). Cette lacune, c’est celle de la place qu’occupent réellement « les Pères » dans la pensée et l’écriture de Claudel. Célébré comme « dernier des Pères de l’Église » ou au contraire vilipendé pour ses propositions d’interprétation du texte sacré jugées plus que fantaisistes, Claudel attire de son vivant, de la part même des ecclésiastiques, les jugements les plus contradictoires. La controverse perdure aujourd’hui encore, puisque d’aucuns font de lui l’inspirateur de la collection des Sources chrétiennes, vaste entreprise d’édition des textes patristiques initiée par l’école de Fourvière, tandis que d’autres continuent à condamner pour hétérodoxie le versant exégétique de l’œuvre claudélienne, tout en encensant son théâtre. Il manquait donc une étude fouillée, s’appuyant sur des données incontestables permettant d’établir à la fois le degré de connaissance que Claudel avait de la patristique et l’usage qu’il en a pu faire, tant dans les controverses avec ses contemporains que dans l’élaboration de son œuvre. Par ses travaux d’édition, par ses recherches antérieures qui se trouvent dans cet ouvrage reprises, prolongées et en quelque sorte couronnées, par son immense connaissance, enfin, et de l’œuvre de Claudel et du corpus chrétien, tant patristique que liturgique ou magistériel, Dominique Millet-Gérard était probablement seule à même de mener à bien une telle enquête.
Divisé en quatre parties, l’ouvrage s’ouvre sur un balayage chronologique, permettant de faire émerger trois phases principales dans le rapport de Claudel aux « Pères », autour de deux charnières : 1929, tout d’abord, moment où Claudel commence à composer ses propres textes « exégétiques » ; 1941, ensuite, quand sa fréquentation des Pères s’accroît en même temps que se renforcent ses liens avec les jésuites de Fourvière, le Père de Lubac en tête. Pour les trois périodes, Dominique Millet-Gérard montre le caractère essentiellement aléatoire, « capricieux » (p. 423), des découvertes de Claudel, à la faveur du bréviaire (dont les leçons font une large part à la patristique), des bibliothèques fréquentées, des conseils de lectures donnés par tel confesseur ou tel correspondant. Ses lectures sont éclectiques, fragmentaires, de seconde main : Claudel constitue son savoir « sur le tas » (titre du deuxième chapitre), d’une manière « moins érudite qu’intuitive » (p. 85). Les trois chapitres de cette première partie, qui s’appuient principalement sur un 1009décryptage du Journal de Claudel ainsi que sur un dépouillement minutieux de la correspondance, constituent une mine d’informations extrêmement précieuse.
La deuxième partie est consacrée aux « Pères fondateurs » que sont Grégoire le Grand, Augustin et Denys l’Aréopagite. « Fondateurs », ils le sont car c’est vers eux les premiers que se tourne Claudel. Les trois chapitres qui leur sont respectivement consacrés prolongent des travaux antérieurs de Dominique Millet-Gérard et mettent en évidence non seulement ce qu’on peut exactement savoir de la connaissance que Claudel avait de ces Pères, mais encore l’influence qu’ils ont eue sur sa pensée et sur son œuvre. De Grégoire, Claudel retient la pratique de l’interprétation morale de l’Écriture, ainsi que l’attention au concret et le mélange des styles : il est pour lui un maître de liberté, tant intellectuelle que stylistique. Augustin fournit avant tout un répertoire de thèmes gravitant autour de l’origine, de la création et du rythme ; mais il présente également le modèle d’un sublime que Claudel convertira en lyrisme exégétique. Denys, enfin, enseigne à Claudel le « symbolisme dissemblable » et le pousse à réfléchir, en réaction au courant mystique qui se développe alors en France, à la question du retrait de Dieu et à la définition (en termes de passivité ou au contraire d’activité) de la vie contemplative.
La troisième partie s’intitule « Le “bédouin de l’exégèse” et la caution des Pères ». Elle s’intéresse, en six chapitres, à la manière dont Claudel a pu se servir des « Pères » comme argument dans les multiples controverses qui l’ont opposé aux tenants de la science biblique « moderniste » à partir des années 1930. Dominique Millet-Gérard y explore ce que Claudel a appris des textes magistériels (chap. viii) comme des revues qu’il fréquentait (chap. ix). Elle montre également comment Claudel s’est servi de ce qu’il percevait des « Pères » pour rejeter les positions des exégètes contemporains (chap. x et xi), non sans malentendus ni « crispation » (p. 426). Enfin, elle met en évidence la manière dont Claudel a retrouvé, chez des écrivains du xviie siècle – Pascal et Bossuet (chap. vii), les exégètes baroques (chap. xii) – un type d’herméneutique héritier de la patristique et les prolégomènes de sa propre guerre contre les littéralistes.
La dernière partie de l’ouvrage, délaissant l’histoire, se concentre sur des questions poétiques et interroge la marque que cet amour des « Pères » a laissée dans l’écriture même de Claudel. Elle permet de mettre en évidence l’importance capitale que Claudel accorde au mot, bien distinct en cela des Pères qui, « se cantonnant dans le réseau syntagmatique, raisonnent plus volontiers sur des épisodes dont le mot concerné leur semble être le cœur, tandis que Claudel, installé dans le réseau paradigmatique, explore en poète les réseaux d’images suscités par le même mot » (p. 433). En cela, Claudel effectue « la transposition du Symbolisme de sa jeunesse sur le terrain de la parole absolue » (p. 430), poursuivant cette « nostalgie éperdue de la langue parfaite » (p. 435) emblématique de la génération symboliste. La démonstration s’appuie alors tout autant sur la théorie de l’herméneutique sacrée (chap. xiii, sur le sens accommodatice ; chap. xvi, sur la Bible comme texte « auto-herméneutique ») et le statut de la langue biblique (chap. xiv, sur l’hébreu ; chap. xvi, sur la traduction) que sur de délectables études de texte (chap. xv) où Dominique Millet-Gérard déploie le texte claudélien dans tout son chatoiement. Elle montre ainsi que loin de lire dans la prose exégétique claudélienne une simple « imitation » ou encore l’ultime soubresaut d’une herméneutique dépassée, il importe plutôt de se rendre sensible aux « audaces de la modernité » (p. 432) que cette écriture porte en elle.
Marie-Ève Benoteau-Alexandre
1010Aline Marchand, Robert Pinget, poète à minuit. L’Éthos poétique d’un Nouveau Romancier. Paris, Honoré Champion, 2018. Un vol. de 692 p.
L’ouvrage qu’Aline Marchand a consacré à Robert Pinget est une somme, portant sur l’ensemble de l’œuvre dans ses divers aspects, péritexte et paratexte compris. Elle a minutieusement pris en compte les résultats de recherches antérieures, comme l’atteste la bibliographie critique considérable. Elle ouvre ce faisant un champ d’étude peu exploré en observant que l’éthos poétique de Pinget demeure, au niveau de la réception, un « point aveugle ». Sous cet angle elle éclaire à neuf l’évolution de l’écrivain, sans occulter son appartenance aux éditions de Minuit, au Nouveau Roman. Elle adopte judicieusement un ordre chronologique, l’évocation de la biographie étant d’ailleurs limitée au strict nécessaire.
Elle présente Pinget s’investissant en Suisse au départ dans la poésie, son souci d’être non seulement écrivain mais auteur dans l’acception sociale du terme (les notions sont constamment définies avec soin). Les divers partenariats sont évoqués – la Tour de Feu, puis Laffont, Gallimard, et Minuit en 1956. L’intégration à Minuit (que matérialisent les photographies de Dondero) donne lieu à un travail précis et nuancé sur l’identification de la mouvance « Nouveau Roman » elle-même. Ainsi se définit l’« éthos paradoxal d’un écrivain se présentant comme poète tout en publiant une œuvre néo-romanesque », sur fond d’analyse sociopoïétique solidement étayée de la notion de genre. Les œuvres sont toutes étudiées avec précision, selon une méthodologie très sûre, fondée constamment sur l’observation à la fois des macrostructures et des microstructures stylistiques.
Dans la « dynamique conflictuelle par laquelle l’écrivain se fait auteur » émergent l’étape des poèmes, le Jean Loiseau récemment publié. Des caractéristiques apparaissent vite qui prévaudront ensuite : échos de Virgile et Bach, musicalité, inspiration religieuse mais aussi ironie, veine sentimentale, interrogation sur le temps. Dans Entre Fantoine et Agapa et Mahu ou le matériau Aline Marchand relève les affinités avec Michaux et Max Jacob, l’énonciation brouillée, le bafouillage assumé, la démarche poétique dans les créations onomastiques en particulier, les échos du surréalisme, les allusions à Don Quichotte, à la Bible.
Le passage à Minuit, voulu par Lindon et Robbe-Grillet, leurs observations, la rencontre de Beckett, accentuent la professionnalisation de Pinget. Chaque ouvrage apporte de nouveaux échos : dans Graal Flibuste les multiples pastiches de genre et de ton, la préciosité, l’alchimie, Roussel, Mallarmé. Puis au fil des œuvres suivantes, la problématisation de l’unité du texte se poursuit : ironie blasphématoire et son désamorçage, dislocation des thèmes, des genres, des styles, utilisation ludique du langage. L’analyse montre ensuite l’autonomisation de Pinget dans les œuvres des années 1960 : le gigantesque Inquisitoire, transcrivant presque sans ponctuation une enquête hétéroclite dans un dialogue qui pulvérise la narration ; dans Quelqu’un (1965), derrière une apparence plus réaliste, le floutage général, une logorrhée cathartique, une ironie qui fait songer à Bouvard et Pécuchet.
La place de Pinget comme théoricien apparaît nettement : Aline Marchand insiste sur la postface du Libera. L’éthos du poète est judicieusement mis en relation avec l’évolution du Nouveau Roman lui-même, dans la succession des positions prises par Pinget au fil des colloques, de Cerisy en 1971 à New York en 1981. Quelques jalons sont soulignés : le lyrisme de Fable, le « enfin rendu en 1011poésie » final dans Cette voix, la prise en compte de l’héritage de Mallarmé, les échos religieux (L’Apocryphe, Théo ou le temps neuf), les références à Virgile, Saint Augustin, Jung.
Au-delà de cette partie sans doute la plus connue de l’œuvre, Aline Marchand en éclaire les coulisses : les activités de traduction par exemple, qu’il s’agisse de Virgile, de Beckett – Pinget et lui se traduisant réciproquement. Dans le champ des arts Pinget collabore pour des livres remarquables graphiquement, picturalement, poétiquement, avec Deyrolle, Matias, avec Eduardo Arroyo, Valérie Batel. Il aborde la mise en scène dès 1959, dans des œuvres très diverses produites entre 1961 et 1995 ; il en a parlé abondamment dans Pinget à la lettre (1993), le livre d’entretiens avec Madeleine Renouard. Partout apparaît la même esthétique présentant un séduisant « kaléidoscope de contradictions ». Le Fiston, publié sous le titre Lettre morte, parodie le genre épistolaire, évoque la Bible, la problématique de la culture, et Aline Marchand évoque Bourdieu.
L’étude fait ressortir le travail particulièrement minutieux de Pinget dans le domaine du son, pratiqué dès 1951, lieu d’émergence du personnage de Mortin, écho de Cervantès, Artaud, Jarry, Brecht. L’éthos poétique apparaît pleinement dans le travail sur les rythmes, les parataxes constantes, les thématiques, l’intertextualité. Aline Marchand souligne aussi l’éthos d’audiodramaturge, manifeste au temps de la collaboration avec les studios de Stuttgart.
À partir de 1982, Monsieur Songe, puis quatre autres carnets se sont succédé, dans lesquels le « déni autobiographique » est théâtralisé, marqué par le registre humilis, le « flottement énonciatif ». À New York Pinget prend ses distances, sans se dissocier. Éclairant la question de genre en s’appuyant sur les analyses de Michel Maulpoix, Aline Marchand fait de M. Songe un « avatar incertain du confiant monsieur Teste », proche du M. Plume de Michaux. Les carnets se situent au croisement des genres fictionnels et référentiels, en une sorte de « contrat du soupçon ».
Dans une troisième partie consacrée aux « scènes poétiques » apparaît transversalement l’importance dans l’œuvre des lieux, du temps. Les récurrences de lieux contrebalancent l’éparpillement, avec cette « cartographie fantoinesque » tissée de patronymes et toponymes, jouant sur les mots entre réel et fantaisie. Les noms ne suscitent pas des référents mais des échos poétiques. Aline Marchand considère de même le temps comme marqué par l’incertitude, tendant à la « mimésis lyrique ». L’Histoire lui paraît très peu présente, avec quelques vagues allusions à la guerre, réduite à la rumeur. Pinget est réticent face à la littérature engagée, privilégie le mythe, sans pour autant en faire le modèle du récit. L’analyste montre l’écart avec Proust, Ricœur, la tonalité augustinienne de la conception du temps. L’éthos poétique se manifeste dans l’« écriture rebondissant de mots en sonorités », dans les blancs, la technique musicale qui tisse Passacaille, la polyphonie impliquant une oscillation posturale constante du locuteur. Sous le titre « L’art et la matière » est analysée l’importante relation de Pinget aux arts plastiques et musicaux. À propos de ces divers investissements, Aline Marchand parle globalement d’« abrasion créative ».
L’œuvre de Pinget apparaît ainsi nettement dans sa double postulation. La poésie constitue une « ligne de fuite » de l’œuvre, son horizon, mais aussi son origine. Mais dans sa conclusion Aline Marchand évoque judicieusement la place prise par la poésie chez les autres « nouveaux romanciers ».
1012Grâce à une extrême attention prêtée au texte, l’œuvre est ainsi clarifiée, de façon judicieusement ouverte, dans sa démarche fondamentalement mouvante. Robert Pinget poète à Minuit constitue un ouvrage de référence, et on peut souhaiter que cette aura poétique soit examinée de même dans l’ensemble du Nouveau Roman.
Francine Dugast-Portes
Dictionnaire Marguerite Yourcenar. Sous la direction de Bruno Blanckeman. Paris, Honoré Champion, 2017. Un vol. de 660 p.
Dirigé et préfacé par Bruno Blanckeman, le Dictionnaire Marguerite Yourcenar, qui compte 325 entrées, s’attache à mettre en évidence la complexité du parcours personnel et intellectuel de Marguerite Yourcenar, dont l’œuvre recouvre une soixantaine d’années. S’inscrivant dans le développement des études yourcenariennes depuis 1980 (voir l’entrée « Réception »), cet ouvrage collectif, rassemblant 41 chercheuses et chercheurs de générations et de nationalités différentes, dessine un portrait nuancé et en mouvement d’une Femme de lettres française, née en Belgique et naturalisée américaine. L’académisme de Yourcenar, son élitisme ou encore son style marmoréen, pour reprendre certains lieux communs fréquemment accolés au nom de l’auteure, se voient sans cesse questionnés. La diversité des entrées proposées – entrées monographiques (œuvres majeures et mineures), thématiques, biographiques, stylistiques, entrées par personnage – fait apparaître le syncrétisme de l’auteure, son inscription dans un réseau de filiations et le rôle joué par ses proches dans une œuvre multiforme et un itinéraire traversé par de multiples tensions. « Écrivaine américaine d’expression française » ; première femme à être élue à l’Académie Française, en 1980, mais qui choisit de ne pas y siéger ; auteure qui exploite toutes les pratiques d’écriture sans pour autant les transgresser ; intellectuelle impliquée dans de multiples associations se défiant néanmoins de toute approche partisane : les paradoxes ne manquent pas chez Marguerite Yourcenar.
Si l’auteure de Mémoires d’Hadrien, ouvrage qui lui apporte une reconnaissance internationale, a pu apparaître, de son vivant surtout, comme à rebours de son époque, de nombreux exemples attestent au contraire du caractère pionnier de son œuvre et de ses prises de position. L’on pense notamment à son exploration des archives dans la trilogie du Labyrinthe du moi, annonçant les récits transpersonnels d’Annie Ernaux et de Pierre Michon, mais aussi à son investissement en faveur de la cause animale et environnementale, qui, dans les années 50, préfigure « l’avènement de disciplines nouvelles comme l’écopoétique ou l’écocritique ». Catherine Douzou, dans l’entrée « Blues et Gospels », note par exemple que Marguerite Yourcenar peut même être parfaitement « synchronisée » à l’actualité : 1964, date de la composition de Fleuve profond, sombre rivière, recueil de spirituals collectés lors de rencontres dans le deep south, est aussi l’année où Martin Luther King reçoit le Prix Nobel de la Paix. C’est moins la modernité en soi que la modernolâtrie, l’« injonction à être moderne », que rejette Yourcenar, peu intéressée par les expérimentations formelles des surréalistes ou des Nouveaux Romanciers et plutôt méfiante à l’égard de ce qu’elle nomme le « jargon freudien ou postfreudien ». Et si l’intérêt érudit de l’auteure pour l’Antiquité grecque et latine, la Renaissance humaniste et le xviiie siècle occultiste a contribué à lui forger une image de lettrée à l’ancienne, 1013il serait fort réducteur de voir dans ces multiples héritages, pleinement assumés, une forme de culte passéiste. Non seulement Yourcenar n’est pas prisonnière de ses sources – la rigueur avec laquelle elle exploite les documents n’est nullement un frein à l’empathie et à l’imaginaire – mais son travail d’exploration des archives s’inscrit avant tout dans « une vaste entreprise de reviviscence du passé, prospectant les invariants de l’être en deçà des variations de l’histoire. » Cette quête d’invariants éclaire d’ailleurs le recours fréquent dans l’œuvre à l’analogie, établissant des passerelles entre les époques et les cultures mais aussi entre les règnes humain, animal et végétal (voir les notices « Animal », « Arbre », « Bestiaire »). Les choix et le mode de vie de Yourcenar – son nomadisme, ses quarante ans de vie commune avec une femme, son soutien à la cause Noire, ses prises de position contre la guerre du Vietnam – suffisent amplement à faire voler en éclats l’image d’une auteure conservatrice. C’est ce constat qui amène Bruno Blanckeman à opérer une distinction entre conservatisme, frilosité à l’égard du présent conduisant à pétrifier le temps, et conservatoire, « lieu qui retient ce qui fait sens d’un âge à l’autre », terme bien plus à même de rendre compte de la démarche de régénération du passé entreprise par Yourcenar tout au long de son œuvre.
Mais le Dictionnaire Marguerite Yourcenar ne se contente pas de montrer comment l’auteure met à mal la ligne de partage entre classicisme et modernité. Par l’attention portée à la genèse des textes, à leur(s) édition(s), à leur réception mais aussi à la correspondance et au paratexte qui redoublent l’œuvre, cet ouvrage éclaire la manière dont se construit progressivement la figure auctoriale d’une femme de lettres qui croise différents champs de savoirs (histoire, philosophie, généalogie, alchimie, arts, religions telles que le bouddhisme) et investit tous les supports génériques (roman, nouvelle, mémoires, théâtre, poésie, biographie, essai, traduction). L’affirmation d’une autorité absolue sur son œuvre se manifeste, très tôt, par le nom de plume qu’elle se choisit à seize ans, anagramme de son patronyme, délesté de sa particule, qui lui permet de s’émanciper de son milieu social, dont elle se sent étrangère. Quant au paratexte (préfaces, postfaces, notes, carnets de notes) qui encadre l’œuvre et dans lequel l’auteure expose ses sources et justifie ses choix, il atteste, pour reprendre les propos de Pierre-Louis Fort, d’un « contrôle exacerbé sur tout sujet la concernant ». La volonté d’édification d’une auctorialité et d’une autorité trouve dans la correspondance un espace privilégié. L’auteure y explique et réexplique ses intentions, retrace la genèse des textes, intègre parfois des réactions de lecteurs et affirme son droit de regard sur l’édition et l’adaptation de ses œuvres. Les notices « Adaptation », « Gallimard », « Procès », « Droits d (e l)’auteur » éclairent d’ailleurs sensiblement cet aspect peu connu du grand public. Les procès intentés – et gagnés – par l’auteure à l’éditeur Plon, au metteur en scène Jean Marchat au sujet de la distribution d’Électre ou la chute des masques et les lettres véhémentes adressées au cinéaste Volker Schlöndorff pour son adaptation du Coup de Grâce ne sont pas seulement à mettre sur le compte de l’autoritarisme et du tempérament procédurier de Yourcenar. Loin de se réduire à un aspect financier, cette défense des droits de l’auteur et de la propriété littéraire est là encore à faire figurer parmi les combats pionniers de l’autrice. Mais là aussi, les contributeurs de l’ouvrage montrent que l’avènement de Marguerite Yourcenar comme figure auctoriale n’est pas exempt d’ambivalences. Non seulement cette reconnaissance se fait en marge de la France et de Paris mais les différents genres littéraires que Yourcenar investit sont loin de connaître la même notoriété. 1014Alors même que l’auteure affiche une certaine méfiance à l’égard du roman, dont elle exploite pourtant pleinement la plasticité, sa poésie, néo-classique, et son théâtre, « plus littéraire que dramatique », note Sylvie Jouanny, restent peu connus. Paradoxalement, c’est du côté des récits – Anna, soror…, Feux, Alexis ou le Traité du vain combat – et non du théâtre, qui « peine à trouver une deuxième vie », qu’il faut se tourner pour voir des adaptations scéniques des œuvres de Yourcenar, en France comme à l’étranger.
L’apport considérable de l’ouvrage, dont on appréciera le système rigoureux de renvois et de référenciation des citations, en conformité avec « l’exigence de contrôle des sources » chère à Yourcenar, tient aussi au choix même de la forme du dictionnaire. À même, par définition, de nous immerger dans le lexique de l’auteure, le dictionnaire montre comment Yourcenar s’approprie ou au contraire évite certains termes – le mot homosexuel est jugé par exemple réducteur et trop scientifique – ou joue de leurs différentes acceptions. Le terme « Abîme », première entrée du dictionnaire, est un mot dont Yourcenar exploite pleinement la « fécondité sémantique », en mobilisant son sens géologique, son sens métaphorique mais aussi son acception réflexive, si souvent investie par Gide à travers des dispositifs spéculaires. De même, l’auteure s’écarte du sens purement biologique du mot nourriture pour envisager ce terme dans sa dimension « non seulement diététique mais mythique, religieuse et pionnière ». Quant au syntagme fait divers, Aurélie Adler constate qu’il est pris dans son extension maximale, à en juger notamment par le début d’Archives du nord, suggérant que l’histoire humaine, fruit d’une série de hasards, « n’est peut-être qu’un fait divers ». Et si l’auteure affectionne manifestement le terme érudition, elle se méfie des mots docte et savant, qu’elle associe souvent au dogmatisme ou à la vanité. L’érudition, socle sur lequel se construit en partie l’œuvre de Yourcenar, ne doit pas donner l’image d’une auteure enfermée dans sa tour d’ivoire, totalement imperméable à la culture populaire. Les notices « Bardot (Brigitte) » et « Dylan (Bob) » sont à cet égard fort instructives : non seulement Yourcenar adresse en février 1968 une longue lettre à l’icône glamour des années 1950-1960, investie, comme elle, dans la défense de la cause animale mais elle choisit comme épigraphe de la troisième partie d’Archives du nord un extrait de Blowin’ in the wind, preuve qu’elle connaît le répertoire du chanteur folk pacifiste.
Marie Sorel
Céline Hromadova, Françoise Sagan à contre-courant. Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, « Écrivains d’aujourd’hui », 2017. Un vol. de 241 p.
Cet ouvrage monographique n’est pas, fort heureusement, la énième biographie plus ou moins romancée de Françoise Sagan (1935-2004) – Céline Hromadova, dans sa bibliographie, n’en recense pas moins de dix-sept. Le « mythe » Sagan continue trop souvent à éclipser une œuvre abondante et multiforme. Or la vie de Françoise Quoirez alias Sagan, n’en déplaise à sa réputation (fondée) de noceuse infatigable, « c’est d’abord une vie consacrée à l’écriture ». C’est pourquoi l’auteure de Françoise Sagan à contre-courant privilégie clairement l’approche textuelle. Si elle s’appuie principalement sur un corpus romanesque, cette étude rend compte des différents supports génériques investis par l’écrivain : récits et nouvelles bien 1015sûr mais aussi théâtre, fragments autobiographiques, chroniques journalistiques, scenarii, textes de chansons, carnets de voyage, livret de ballet … Il s’agit non seulement dans cet ouvrage de se détourner un peu de la figure médiatique Sagan, mais aussi de prendre le contre-pied de nombreux critiques qui, plutôt que de se pencher sur l’œuvre, relaient l’idée d’une écriture inconsistante et légère. Récusant cette frivolité posée comme un a priori, Céline Hromadova s’attache à montrer la complexité d’une œuvre tiraillée entre morale et immoralité, désengagement et prises de position, hédonisme et amertume. À ces paradoxes s’ajoute, sur le plan de la réception, une tension « entre le succès populaire, les personnages bourgeois et l’éthique aristocratique des romans de Sagan ». Parce qu’elle n’appartient à aucune école, cette auteure à contre-courant, en marge du Nouveau Roman et parfois rattachée à la tradition du roman sentimental ou au groupe des Hussards, défie les tentatives de classement.
À contre-courant ne signifie pas en marge de son époque. Le travail de contextualisation mené dans la première partie de l’étude, intitulée « Une romancière des Trente Glorieuses », démontre que le « petit monde » feutré des romans de Sagan est moins fermé sur lui-même qu’il n’y paraît. De 1954, année de publication de Bonjour Tristesse, best seller qui lance la carrière de celle que Mauriac qualifie de « charmant petit monstre », à 1996, date de parution de son dernier roman, se dessine le parcours singulier d’une auteure qui, sans être militante, sait prendre position sur les questions qui agitent ses contemporains. Si la guerre d’Algérie est absente de ses romans, Sagan dénonce la politique française à partir de 1960 et signe, aux côtés de Beauvoir, Duras, Sartre, Truffaut et d’autres intellectuels, le « Manifeste des 121 ». Onze ans plus tard, elle fait partie des signataires du « Manifeste des 343 salopes », choix ne détonnant en rien avec la liberté sexuelle de ses héroïnes. À travers le prisme de la sensualité, du travail ou du vêtement – « la Mademoiselle Chanel de la littérature » a consacré à la mode une douzaine d’articles – les rapports hommes/femmes et la domination masculine, pour parler en termes bourdieusiens, sont très souvent abordés dans les romans faussement frivoles de Sagan. Quant au traitement que l’auteure réserve à la figure de l’homosexuel, il atteste indéniablement d’une volonté de normaliser l’homosexualité sans pour autant s’inscrire dans une démarche militante. Les comparaisons établies avec Proust, Gide, Colette et Leduc permettent de pointer la spécificité de l’approche de Sagan, qui, fait notable, n’aborde pas la question de l’homosexualité féminine dans son œuvre. La « conscience éclairée » de l’auteure quand il s’agit de l’homosexualité, de l’Algérie ou de la condition féminine, entre en tension avec un « dégagement vis-à-vis de l’Histoire ». Ce désenchantement et ce refuge dans l’hédonisme, qui conduisent certains critiques à présenter Sagan comme une « Hussarde », s’ancrent dans une défiance de l’auteure à l’égard de toute forme de dogmatisme et d’autoritarisme. Reprenant le substantif faux-fuyants, titre du dernier volume de la trilogie de Sagan sur la Seconde Guerre mondiale, Céline Hromadova note que l’esquive est chez l’auteure un choix éthique et esthétique lié au refus de délivrer un message univoque, une doctrine politique ou philosophique.
Sans pour autant tourner le dos à l’Histoire, Sagan reste avant tout une « spécialiste du sentiment amoureux » qui ne cesse de travailler les topoi que sont la rencontre, la trahison et la séparation. Cette fidélité thématique, combinée à un sens aigu de l’analyse, amène Céline Hromadova à établir des filiations avec Marivaux et Stendhal, de manière à mettre en avant la culture classique de l’auteure 1016et à récuser son classement dans la paralittérature cartlandesque. Si les intrigues des romans peuvent apparaître stéréotypées, Sagan s’écarte du schéma attendu de l’idylle petite-bourgeoise et adopte une « esthétique de la déliaison », passant par une désacralisation du sentiment amoureux. Le titre choisi pour la deuxième partie de cette étude – « L’illusion des sentiments » – annonce en effet ce refus de verser dans le sentimentalisme, refus qui se traduit par le rejet du pathos et de la rhétorique courtoise. Reprenant avec humour le topos du theatrum mundi, Sagan, qui est aussi dramaturge, puise par exemple dans les pièces de Molière et de Feydeau pour exploiter dans ses romans le schéma du trio amoureux. Mais les influences de Sagan ne sont pas uniquement d’ordre littéraire, à en juger par les passages que Céline Hromadova consacre à l’intérêt de la romancière pour le cinéma (la Nouvelle Vague) et à ses goûts picturaux (les Espagnols, les Flamands, les impressionnistes). La mise à distance des clichés amoureux s’accompagne d’une peinture satirique de la bourgeoisie et appelle une lecture au second degré : l’adhésion de l’auteure au « petit monde » qu’elle dépeint n’est qu’apparente.
C’est avec un certain sourire – titre du deuxième roman de Sagan et de la troisième partie de l’ouvrage – que la romancière, à la suite de Proust, brosse le portrait caricatural de héros « hypersnobs », dont elle nous fait partager les luttes d’influence, les rituels initiatiques mais aussi les rituels d’exclusion. Le sourire saganien se décline sous différents modes tels que l’ironie, le pastiche, la dérision. L’ironie, que Céline Hromodova entend au sens de mention, d’échos d’énoncés auxquels le locuteur n’adhère pas, passe par la reprise de codes littéraires et la présence de passages réflexifs, attestant du pouvoir libérateur que l’auteure attribue au rire. Sagan s’adonne aussi au pastiche du roman policier, genre qu’elle affectionne particulièrement. Si ses récits ne comportent pas d’intrigue policière à proprement parler, ses personnages manifestent un goût certain pour l’enquête et aiment endosser le rôle de détective. Bel exemple d’hybridation entre roman policier et roman western, Le Garde du cœur (1968) est un pastiche à travers lequel l’écrivain convie son lecteur à un jeu intertextuel. La dimension ludique des romans de Sagan transparaît également dans l’autodérision avec laquelle l’auteure, par le biais d’interventions métadiégétiques, brise l’illusion romanesque et met en scène des personnages d’écrivains plus ou moins ratés. Céline Hromadova voit dans ces « figures auctoriales dérisoires » des doubles de l’auteure non dénués d’ambivalence : signe d’autodistance et de second degré, ces figures d’écrivains médiocres sont aussi sans doute un « appel insistant pour faire admettre son propre talent au lecteur. » Placés en annexe, les résumés de vingt romans, corpus principal de l’étude, invitent le lecteur à (re)découvrir l’œuvre de cette auteure prolixe – un livre tous les dix-huit mois – qui, mieux que personne, avait compris les risques qu’elle encourait en devenant « une chose, une denrée, le phénomène Sagan, le mythe Sagan ».
Marie Sorel
Madeleine Bertaud, Lire François Cheng / poète français, poète de l’être. Paris, Hermann, « Savoir lettres », 2017. Un vol. de 204 p.
Pour François Cheng, la langue, bien plus qu’un outil de communication, constitue un élément fondamental de notre existence. Or, pour un poète, « être », au véritable sens du terme, c’est créer. Madeleine Bertaud a été parmi les rares 1017premiers à mettre en évidence la portée existentielle et donc créatrice de « l’aventure linguistique » de François Cheng.
Dans la création de François Cheng, s’est opérée une osmose rare, voire unique, entre le génie graphique du chinois et la virtuosité phonique du français. Il dit lui-même qu’il a tendance à « vivre un grand nombre de mots français comme des idéogrammes », et que le français lui permet de déployer toute une potentialité de mélodie et de rythme, capable de susciter en lui des images. Ainsi peut-on observer, avec Madeleine Bertaud et grâce à de nombreux exemples cités et commentés, que la perte du riche répertoire d’images et de métaphores, dont les anciens maîtres chinois se servaient à souhait, se trouve largement compensée par un socle sonore offrant une infinité de variations phoniques, qui permet ainsi « d’incarner phonétiquement l’idée d’une image ». Ces « images phoniques » ouvrent dans la poésie de François Cheng un nouveau champ de vérité.
Or, ce « nouveau champ de vérité » ne se limite pas à la poésie. Le sujet du nouvel horizon esthétique ouvert par le poète est analysé avec profondeur dans les deux chapitres intitulés « Entre mal et beauté, ‘tenir les deux bouts’ » et « Toi le féminin ». À ce propos, l’étude des portraits de « deux femmes d’exceptions » est à la fois originale et suggestive.
Il s’agit donc de lire parallèlement le portrait de Chun-niang dans Quand reviennent les âmes errantes, et celui de La Joconde contemplé par « le pèlerin du Louvre ». Dans le premier portrait, François Cheng se positionne en artiste, tandis que dans le second, sa posture est celle du « spectateur ». Mais à travers ces deux positionnements, apparemment différents, se révèle un même « étonnement ontologique » : la promesse du beau est contenue dans la promesse de la vie, autrement dit, dans la promesse de l’univers vivant. Pour François Cheng, ce qui anime un artiste, c’est, après l’étonnement, le désir de scruter et de révéler les secrets de l’univers vivant. Ainsi, en tant qu’artiste, il chante la beauté de Chun-niang comme un accomplissement de la vie ; en tant que « spectateur », il cherche à ressentir l’étonnement de Léonard « devant ce qui est donné là, devant le fait que l’univers est, que la femme est, que cet univers originel, un jour, a abouti à cette femme dans tout l’éclat de sa présence ». Qu’il soit artiste ou spectateur, François Cheng a le souci « de ne plus séparer la figure de la femme du paysage qui l’environne et la porte ». Ce lien originel de la beauté de la femme à la beauté de l’univers trouve sa plus haute résonance que seule l’âme est capable d’entendre. De même que le « spectateur » observe en La Joconde un mouvement ascensionnel, « une montée vers l’âme », en voyant dans la bouche et les yeux de Mona Lisa « les balcons de l’âme », l’artiste entend et donne à entendre la résonance à « l’âme cachée de l’univers » avec le « chant des âmes retrouvées ».
Le grand sujet de réflexion pour le poète est l’homme, sa place dans l’univers. Depuis plus d’une décennie, tout en privilégiant la poésie pour « appréhender le mystère de l’univers créé et du destin humain », le poète n’hésite plus à mener cette réflexion de façon « frontale », en offrant au public trois essais sur la beauté, sur la mort et sur l’âme, qui sont désormais considérés comme sa trilogie majeure. Ici, Madeleine Bertaud se livre à une recherche de type « archéologique » : tout en montrant l’avancement progressif de sa lecture qu’on peut qualifier de « fouille archéologique », elle avance une piste, sans en exclure d’autres, pour suivre strate par strate le cheminement spirituel de François Cheng. Au travers des fouilles minutieuses dans les différentes strates d’une « symbiose vivante », Madeleine 1018Bertaud indique une piste pour mieux comprendre comment « message taoïste et message christique se rejoignent ou plutôt se confondent dans un même élan, né d’une double confiance ».
Pour François Cheng, « il n’y a qu’une seule aventure, celle de la vie ». Cette conviction fondamentale trouve bien évidemment sa racine dans la culture chinoise, selon laquelle « la vie engendre la vie, il n’y aura pas de fin ». C’est la spiritualité taoïste qui lui permet d’affirmer : ce n’est qu’en acceptant et donc en assumant notre finitude, que nous pouvons accéder à l’infini. Pour lui, c’est entre les êtres marqués par la finitude que jaillit une joie propre à l’infini, qui est la marche de la Voie ou du Tao dont chaque vie participe.
Mais François Cheng ne s’arrête pas « de ce côté-ci du royaume ». Tout en assumant l’héritage de sa culture d’origine considérée comme « une vieille nourrice fidèle », il n’hésite pas non plus à lui porter un regard critique, grâce à la « nécessaire et salutaire distanciation » creusée par sa culture d’adoption. Pour lui, il faut, à cette conception unitaire et organique de l’univers, « une tension vers la transcendance ».
Les « fouilles » de Madeleine Bertaud montrent ainsi une autre strate de la spiritualité de François Cheng : « la Voie christique ». De « notre tension vers la transcendance », François Cheng reconnaît la suprême représentation en Jésus crucifié, « un des plus “beaux gestes” que l’humanité ait connus ». Mais le propos est à entendre en dehors de toute considération dogmatique. Taoïste ou chrétien, on ne peut pas s’empêcher de s’émouvoir, et donc de résonner, en voyant qu’aux « confins du paysage taoïste, où s’élance vers le ciel l’arbre à “l’ardent frondaison” […], se dresse le bois du Calvaire ». Cette Voie christique nous amène à « l’autre côté du même royaume », où « nous jouirons d’une vue plus globale de notre devenir personnel au sein du devenir universel ».
Dans les deux chapitres intitulés « Retour sur la vie ouverte » et « D’âme(s) à âme(s) : résonance et chant », Madeleine Bertaud montre que chez François Cheng, l’ordre de la « vraie vie », cet ordre supérieur, n’est pas un concept abstrait. Il voit en Jésus-Christ crucifié et ressuscité la vérité incarnée de la grande aventure de la Vie qui ne s’arrête pas à la mort, mais englobe la mort. Autrement dit, la transcendance n’est possible qu’à partir de chaque vie, de chaque vécu de « ce côté du royaume ». Or, « la marque indélébile » de l’unité et de l’unicité de chaque vie, c’est l’âme. Grâce à l’âme, « quelque part, la vie vécue reste entière ». C’est donc « d’âme à âme » qu’on peut entendre la résonance du « double royaume », celle entre le désir individuel de chaque vie et « le Désir initial qui du Rien a fait advenir le tout ». Il était donc inévitable et nécessaire que la trilogie chengienne s’achevât avec De l’âme.
Pour le « grand public » français, l’une des difficultés de « lire François Cheng » consiste à entendre la résonance issue d’une profonde rencontre entre deux langues et deux cultures radicalement différentes. L’ouvrage de Madeleine Bertaud donne une clef d’accès à l’œuvre de l’académicien que la Chine nous a offert. Lire François Cheng avec elle permet à ses lecteurs de bénéficier des fruits d’une recherche poursuivie depuis son premier ouvrage consacré au poète paru en 2009, François Cheng, un cheminement vers la vie ouverte. Académique, didactique et poétique, l’ouvrage de Madeleine Bertaud compte dorénavant parmi les références incontournables des études sur François Cheng.
Cheng Pei
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-08582-9
- EAN: 9782406085829
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08582-9.p.0169
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-23-2018
- Periodicity: Quarterly
- Language: French