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Classiques Garnier

Comptes rendus

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COMPTES RENDUS

À compter de 2008, les comptes rendus douvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :

La Tragédie et ses marges. Penser le théâtre sérieux en Europe (xvie-xviie siècles). Sous la direction de Florence dArtois et Anne Teulade. Genève, Droz, « Travaux du Grand Siècle », 2017. Un vol. de 462 p. (Emmanuelle Hénin)

Shakespeare et quelques autres. Sous la direction dYves Bonnefoy et Odile Bombarde. Paris, Hermann, 2017. Un vol. de 266 p. (Hélène Beauchamp)

Flaubert. Genèse et poétique du mythe. Sous la direction de Pierre-Marc de Biasi, Anne Herschberg Pierrot et Barbara Vinken. Paris, Éditions des archives contemporaines, « Références », Tome 2, 2017. Un vol de 185 p. (Anne Orset)

Barbey dAurevilly et lâge classique. Sous la direction de Mathilde Bertrand, Pierre Glaudes et Élise Sorel. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2018. Un vol. de 351 p. (Anne Orset)

Paul Lacroix, « Lhomme-livre » du xixe siècle. Dossier dirigé par Marine Le Bail et Magali Charreire. Littératures, no 75, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2016. Un vol. de 254 p. (Marie-Clémence Régnier)

Naturalisme. – Vous avez dit naturalismeS ? Sous la direction de Céline Grenaud-Tostain et Olivier Lumbroso. Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2016. Un vol. de 220 p. (Noëlle Benhamou)

Du Rhin à lOronte : Maurice Barrès écrivain. Études réunies par Olivier Wicky et Alain Corbellari. Études de lettres, no 2, 2017. Un vol. de 208 p. (Jessica Desclaux)

Aventures radiophoniques du Nouveau Roman. Sous la direction de Pierre-Marie Héron, Françoise Joly et Annie Pibarot. Presses Universitaires de Rennes, 2017. Un vol. de 276 p. (Francine Dugast-Portes)

Association internationale de littérature comparée, Le Comparatisme comme approche critique / Comparative Literature as a Critical Approach. Sous 938la direction de / edited by Anne Tomiche. Paris, Classiques Garnier, 2017, « Rencontres. Série Littérature générale et comparée ». 6 volumes de 584, 534, 453, 625, 561 et 621 p. (Yves Chevrel)

Antonio Iurilli, Quinto Orazio Flacco Annali delle edizioni a stampa (secoli XV-XVIII). Genève, Droz, 2017, « Travaux dHumanisme et Renaissance », no 574. Deux vol. de 1538 p.

Plus de dix ans après sa première enquête bibliographique sur la réception dHorace en Italie du xve au xviiie siècle, Antonio Iurilli nous offre ici un travail beaucoup plus exhaustif consacré à lensemble des éditions dHorace publiées dans le monde entre 1465 et 1800, mais aussi une étude complète sur le sujet qui en restitue les conditions matérielles mais aussi intellectuelles et sociologiques. Cest dire le caractère tout à fait exceptionnel de ce travail qui est bien plus quun simple répertoire bibliographique. Ce monument comprend deux volumes. Le premier est composé dune forte introduction de 282 pages qui restitue et narre en quatre moments, du xve au xviiie siècle, le contexte et les étapes de cette histoire éditoriale (plus une coda consacrée à la réception dHorace dans les recueils demblèmes et de lieux communs) et de 674 p. dannales à proprement parler, le cœur du propos et du projet ici, qui répertorient année par année, de 1465 à 1800 un ensemble remarquablement complet de plus de 2372 références (2392 en comptant les textes didentification ou datation incertaine) témoignant de cette réception sous toutes ses formes. Sont en effet ici signalés non seulement les éditions et les traductions, mais aussi les florilèges ainsi que les éditions musicales et illustrées et les parodies, paraphrases et imitations (du moins les textes intitulés comme tels) ce qui permet de se faire une idée précise des modes de lecture et de diffusion mais aussi de linflation remarquable de cette diffusion au xviiie siècle (1148 références au xviiie siècle contre plus de 600 au xvie et de 500 au xviie siècle).

Les notices sont précises et complètes, avec, en plus de la description codicologique et des références bibliographiques et de localisation des exemplaires attendues, des explications complémentaires précises et précieuses, ainsi par exemple de la description de la démarche et du contenu des Parodiae morales dHenri Estienne (notice 577), ou des précisions concernant les mécènes de lentreprise autant que les choix typographiques ou orthographiques de lédition des épitres commentées par Cl. Mignault (no 627), ou encore des notices successives consacrées du début du xvie s. à la fin du xviiie s. aux diverses rééditions, sous différentes formes, avec différents choix linguistiques, des Emblemata horatiana dOtto Van Veen. Lauteur na pu évidemment consulter toutes les éditions et encore moins bien sûr tous les exemplaires ici mentionnés, étant donné lampleur considérable de lenquête, les notices ne sont donc pas toutes également détaillées, mais lensemble constitue un trésor dune richesse extraordinaire, véritable mine pour les recherches futures.

Le volume deux est en effet entièrement constitué de répertoires et dindices complétant et offrant autant de points dentrée dans le volume précédent : au répertoire des sources bibliographiques et biographiques citées dans les Annales sous forme abrégée succède un double répertoire des bibliothèques mentionnées, par noms et par pays, et neuf indices : un index biographique des auteurs secondaires (commentateurs, traducteurs, imitateurs, graveurs et musiciens) extrêmement utile 939et complet ; un second index biographique des éditeurs, libraires et typographes ; puis un troisième index des lieux dédition. Suivent trois indices des imitations, paraphrases, parodies et traductions, lun par auteur, lautre chronologique, le dernier par langue nationale et deux indices, lun par auteur et lautre chronologique, des éditions musicales. Enfin un index général des noms de personnes et de lieux clôt cette série remarquable qui à elle seule donne une idée de létendue et de la richesse de ces annales de la réception dHorace. Ne sont pas seulement ici en effet répertoriés et situés les éditeurs scientifiques et traducteurs en italien, français, anglais, espagnols, polonais, etc. de lœuvre dHorace, mais aussi ses parodistes, paraphrastes, aussi bien que les musiciens qui ont mis en musique les odes ou certaines odes, les graveurs qui lont illustrée, donnant ainsi une représentation et une cartographie en même temps quune histoire de la variété de la réception du poète de Venouse à lâge moderne et du rôle que joue cette réception dans les ateliers dimprimeurs, autant que dans les cercles de sociabilité lettrées, quils soient scolaires, académiques ou mondains. Lampleur même de lentreprise, dans sa triple dimension spatiale, temporelle et prosopographique, fait en effet sa valeur et construit, de manière exemplaire en même temps quelle en témoigne, Horace en objet de recherche essentiel pour comprendre le contexte, les enjeux et le rôle de la poésie à lâge moderne en Europe.

Lintroduction avec ses près de 300 p. constitue non seulement une entrée en matière mais une étude à part entière de bibliographie matérielle en même temps que dhistoire et de sociologie des réseaux lettrés. Elle relie de manière exemplaire, complète et nuancée, histoire du livre, histoire des idées et histoire des formes, comme lannonce demblée la note dintention. Les premières pages commencent par retracer lhistoire même de la bibliographie horatienne, florissante au xviiie s. et en profitent pour rectifier la date de lédition princeps qui avait été attribuée par les premiers bibliographes dHorace (suivis depuis lors) à latelier milanais dAntonio Zarotto (1474), alors que la première édition du corpus horatien est vénitienne et date de 1471-1472, tandis que lédition milanaise est la première édition datée dHorace (1474) à être accompagnée du commentaire du pseudo-Acron, et que la première édition romaine de la même année est la première à donner les deux commentaires antiques dHorace. Cette introduction très riche décrit précisément les conditions dapparition de ces différentes éditions, cercle après cercle, pays après pays, période après période, en renvoyant à la bibliographie ancienne et récente sur le sujet et précise en un riche appareil de notes (qui tire notamment profit de la récente Enciclopedia Oraziana quelle complète ici sur nombre de points). On passe ainsi des cercles lettrés et des ateliers dimprimerie italiens (du studio de Florence à latelier aldin), à Strasbourg (autour de Jacob Locher, élève de Celtis et de Brant) puis à Paris, Lyon et Genève (de Bade à Lambin puis Estienne), mais aussi à Cracovie, Louvain, Londres, etc. dans une étude très complète de réception véritablement européenne. Cela nous vaut par exemple des passages passionnants sur la place de la réception et de linterprétation de lépître aux Pisons dans les grandes étapes et évolutions de la théorie littéraire de la Renaissance, des premières lectures de lars comme traité autonome à Cracovie ou à Naples, avec le commentaire décisif de Parrasio, jusquau tournant aristotélicien autour de Pedemonte, puis Maggi, Robortello, et Grifoli, Denores et Luigini, jusquaux interprétations du portugais Achille Stazio ou de lespagnol Francesco Sanchez de las Brocas, ou au commentaire de Sturm… Suit une étude de la réception en chaque langue nationale, une analyse des transpositions musicales et deux autres 940chapitres consacrés au xviie et au xviiie siècle avec la même précision et la même richesse dangles de vue.

Il faut aussi saluer ici la présentation typographique distincte et aérée (en 2 colonnes), les titres courants rappelant la date dans les annales, les noms dans les index biographiques, qui en rendent la lecture et la consultation ponctuelle extrêmement aisée. Chaque section séculaire de ces annales se referme de plus sur une série de reproductions de quelques pages déditions remarquables par leurs annotations manuscrites, leur mise en page ou leur illustration qui là encore offrent autant dentrées directes dans ce monde de lédition dHorace dans sa diversité et ses évolutions.

Limmensité de la tâche, les principes même déconomie sur la page impliquent certes ici et là quelques raccourcis dans la description, par exemple dans la notice 445 concernant la grande édition dirigée par Georges Fabricius en 1555 qui réunit un ensemble très complet de commentaires humanistes, on aurait aimé, même si le titre ici retranscrit en rend compte, que lexplication en fût plus exhaustive et plus précise. De même, les différentes notices consacrées aux éditions successives de Pierre Gaultier Chabot (no 617 et al.) auraient gagné à préciser quil sagit dun commentaire développé selon la méthode ramiste, même si la transcription complète des titres des différents volumes de lédition augmentée de 1615 (no 816) en donne une idée. Quelques références bibliographiques concernant les mises en musique de Tritonius et surtout dHofhaimer seraient à compléter par la référence par exemple à lédition des Harmoniæ Poeticæ de Grantley McDonald (2014) ; concernant Josse Bade, dans sa notice biographique comme dans la première note de lintroduction (p. 58), aurait pu de même être cité louvrage de Paul White (2013).

Mais ce ne sont que des broutilles au regard de la richesse exceptionnelle de cet ensemble qui ne témoigne pas seulement de limportance de la réception des poèmes dHorace à lâge moderne, mais aussi de la diversité de cette réception, par les traducteurs, les graveurs, les musiciens, en toutes langues et dans le monde entier. Loin dêtre un simple catalogue de description bibliographique, ce quil est aussi et dabord pleinement, cet ouvrage constitue une étude à part entière aussi substantielle que stimulante, tout en ouvrant au chercheur des pistes de recherche aussi nombreuses que passionnantes en même temps que les moyens de cette recherche.

Nathalie Dauvois

Patrick Morantin, Lire Homère à la Renaissance. Philologie humaniste et tradition grecque. Genève, Droz, « Travaux dHumanisme et Renaissance », no DLXXV, 2017. Un vol. de 408 p.

Au début du xvie siècle, trois conditions sont réunies pour faire de Venise un remarquable centre de lhellénisme : la présence dAlde Manuce (imprimerie et académie), une importante colonie grecque dont font partie les érudits Janus Lascaris et Marc Mousouros, et la très riche bibliothèque du cardinal Bessarion, quil légua à sa mort à la République de Venise. Cest dans cette bibliothèque que lhumaniste Vettor Fausto, titulaire de la chaire de grec de lÉcole Saint-Marc après Marc Mousouros, consulta le manuscrit dHomère connu sous le nom de Venetus A – redécouvert à la fin du xviiie siècle par Jean Gaspard Ansse 941de Villoison – comme le prouvent les annotations quil reporta soigneusement sur quelques chants de lIliade de son exemplaire personnel de leditio princeps dHomère (1488), exemplaire conservé aujourdhui à la Bibliothèque de Saint-Marc de Venise sous la cote Marcianus gr. IX 35. Cest aussi dans la bibliothèque de Bessarion que Janus Lascaris copia plusieurs manuscrits grecs quil laissa à la disposition de Guillaume Budé entre 1503 et 1509, parmi lesquels a pu se trouver la source inconnue que lhumaniste français utilisa pour les nombreuses et diverses annotations (à lIliade comme à lOdyssée) de son propre exemplaire de leditio princeps dHomère, désormais conservé à la bibliothèque Firestone de lUniversité de Princeton sous la cote ExI 2681.1488Q.

Le bel ouvrage de Patrick Morantin sattache à restituer, à analyser, à interpréter avec soin les deux sources manuscrites de la réception dHomère que constituent ces exemplaires annotés, prouvant par ce geste même que la publication dune édition princeps na pas figé le texte dHomère. Construit en deux parties, il consacre dabord deux chapitres au travail de Vettor Fausto puis trois chapitres à celui de Guillaume Budé dont les notes sont plus diverses et entrent en résonance avec les autres ouvrages de lhumaniste. Dans chaque cas, la démarche est analogue : retracer le contexte dapprentissage et de maîtrise de la langue grecque, repérer les sources des annotations, les classer et, autant que possible, les dater. Avec une attention scrupuleuse et en sabstenant de tout jugement de valeur, P. Morantin met ses pas dans les traces manuscrites des deux illustres lecteurs dHomère pour saisir au plus près leur intention philologique. Pour Vettor Fausto, qui se décrit comme un grammaticus, de même que pour Budé, davantage philologos, amoureux des mots et de leurs sens, cette intention emprunte au programme de la « grammaire » antique que Varron divisait en quatre parties : lectio (la lecture correcte et expressive), enarratio (linterprétation qui convoque divers savoirs), emendatio (la correction, éventuellement par collation de manuscrits), judicium (le jugement critique qui concerne aussi bien la critique dattribution des œuvres que la critique dauthenticité des vers). Cette classification, rappelée par Fausto, ne doit cependant pas faire oublier que la grammaire, selon Denys de Thrace, est une connaissance empirique et que cest cette même empeiria qui sous-tend la tradition philologique alexandrine, et tout particulièrement homérique. Fausto comme Budé sont en effet très sensibles non seulement au travail dAristarque et des grammairiens dAlexandrie mais à son importance pour le texte dHomère, marqué par lhistoire de sa transmission. Patrick Morantin met aussi en évidence le rôle de la tradition érudite byzantine dans les annotations manuscrites : lEtymologicum magnum, les commentaires dEustathe, la Souda, les lexiques de Pollux et dHésychius sont largement utilisés, nouvelle preuve de la maîtrise parfaite de la langue grecque chez les deux humanistes.

Si lon ne trouve ni chez Fausto ni chez Budé dapproche critique de nature historique sur les poèmes homériques ou sur leur auteur, lampleur des annotations de Budé, tout particulièrement soulignée dans les chapitres iv et v de louvrage, révèle à quel point la tradition homérique est pour lhumaniste français une tradition vivante, ancrée dans un dialogue constant avec les émigrés grecs comme Lascaris, et vouée à être réinvestie dans dautres œuvres. Chez Homère, en effet, tout intéresse Budé, comme le montrent les recueils de citations et index qui remplissent les folios vierges de son exemplaire dHomère. De même, la grande attention portée par lhumaniste aux interprétations allégoriques (allégories physique et morale, exégèse chrétienne), quil réutilisera à loccasion dans dautres de 942ses œuvres (la chaîne dor de Zeus se fait ainsi métaphore de lenseignement divin dans le De transitu hellenismi ad Christianismum), souligne le caractère fondateur de la lecture dHomère non seulement pour la philologie humaniste mais aussi pour laccès « encyclopédique » à toute la tradition grecque. Or, pour Budé, on le sait, la philologie est inséparable dune herméneutique qui, si elle part toujours des mots, se fonde sur lidée que la langue comme la pensée ont une dimension essentiellement métaphorique. La philologie, démarche empirique faite de tours et de détours, sapparente alors à lart de la chasse. Les annotations à Homère sont les témoins de cette philologie pratique (et non méthodique et systématique comme elle le sera au xixe siècle) qui fait de Budé un vestigator et invite le lecteur dHomère à sinscrire dans une tradition que sa lecture actualise sans cesse.

Après les ouvrages de Jean-Christophe Saladin (La Bataille du grec à la Renaissance) et du regretté Philip Ford (De Troie à Ithaque. Réception des épopées homériques à la Renaissance), le livre de P. Morantin apporte un éclairage indispensable sur le rôle qua joué la lecture dHomère dans la transmission de la philologie antique ainsi que sur les réseaux grecs, italiens et français qui lont permise. On ne regrettera quune chose : labsence des annexes maintes fois mentionnées dans louvrage… pourtant cherchées en vain. Peut-être un autre volume en préparation ?

Christiane Deloince-Louette

Pierre de LEstoile, Les Belles figures et drolleries de la Ligue. Édition critique avec introduction et notes préparée par Gilbert Schrenck. Genève, Droz, 2016.

Même si le contexte est plutôt morose dans le domaine des sciences humaines, il existe encore aujourdhui des entreprises éditoriales qui forcent ladmiration. Il en est ainsi de cette édition critique des Belles figures et drolleries de la Ligue de Pierre de LEstoile, publiée par la librairie Droz avec le soutien du Centre National du Livre. Elle a été entièrement conçue par Gilbert Schrenck, qui est lun des meilleurs spécialistes du mémorialiste parisien. Si une telle curiosité bibliophilique, conservée à la Bibliothèque Nationale de France, navait pas échappé à lattention des savants et autres amateurs destampes, labsence dune édition intégrale (longtemps considérée comme inutile, trop difficile à réaliser, voire inconcevable) lavait jusque-là laissée dans lombre des Mémoires-journaux. La découverte de cet in-folio de 400 pages, dont les trésors illustrés nécessitent parfois le dépliage minutieux de planches au format improbable, est un plaisir pour lesprit, ainsi que pour les yeux et les mains (le format et lusage dun papier glacé de plus 100 grammes ny sont pas étrangers). Sept ans après avoir publié lextraordinaire Mappe-monde nouvelle papistique (1566) attribuée à J.-B. Trento et P. Eskrich, qui mettait en lumière les richesses dinvention de lestampe pamphlétaire dans le monde réformé au début des guerres de religion, la librairie Droz sattaque maintenant à ce recueil composé au fil des années par P. de LEstoile, en marge de son activité de diariste. Ce dernier y a réuni cent cinquante pièces dactualité, conçues et publiées par les activistes de la Ligue et qui documentent la période qui va de lassassinat dHenri III (1589) jusquà la victoire définitive dHenri IV (1594). Avec le soin dun collectionneur averti, LEstoile rassemble là un échantillon exceptionnel de cette production pamphlétaire, dont la vitalité a 943été très rarement égalée sous lAncien régime, sinon peut-être pendant la Fronde. La période mise en exergue par le titre même du recueil dissimule en réalité un travail de collecte développé sur la très longue durée, entre 1569 et 1606 environ, si lon suit les analyses développées par G. Schrenck. Et il nest pas indifférent de noter à cet égard que celui qui a longtemps été Grand audiencier à la Chancellerie de Paris, et par la même en contact direct avec ceux qui produisent, diffusent, voire collectionnent eux-mêmes cette « littérature » pamphlétaire dont il est féru, nest plus après 1601 quun collectionneur décrits diffamatoires, dont la seule possession tombe alors sous le coup de la loi. Tout cela est révélateur de la place déterminante occupée par cette entreprise dans la vie intellectuelle de LEstoile, qui place certaines ses activités de mémorialiste et de collectionneur sous le signe de la dissimulation, voire du secret. Ce « grand folio plain de figures et placcards diffamatoires », comme le désigne son auteur, réunit donc toutes sortes de documents, susceptibles dêtre rangés dans les catégories, en partie redondantes, de placards, affiches, pasquils, éphémères, occasionnels et autres feuilles volantes, mais aussi de libelles, pamphlets et autres écrits et gravures satiriques, dont le dénominateur commun est lusage (la propagande) et les moyens mobilisés (la violence). Ici, ce ne sont pas seulement le texte ou limage qui sont mis au service de cette propagande politique et religieuse en période de crise institutionnelle, mais bien le texte et/ou limage, ressaisis dans des marqueteries typographiques à chaque fois renouvelées avec inventivité par les imprimeurs. Mais si les deux tiers environ du recueil sont bien composés de textes imprimés – vers ou prose – avec ou sans illustration(s), le troisième réunit pour sa part toutes sortes de textes manuscrits autographes, dans lesquels lEstoile ajoute ses propres annotations et commentaires. Comme le montre bien G. Schrenck dans son introduction, il ne sagit donc pas seulement pour lui de recueillir et dadditionner ses trouvailles, mais aussi de les ordonner et même de les commenter au sein dun recueil dont le statut échappe lui aussi aux grandes catégories en vigueur. Doit-on alors parler de ramas, de miscellanées, danalectes, ou bien de bigarrures afin de caractériser cet unicum, quon peut aussi désigner comme un « non livre », pour reprendre une formule plusieurs fois reprises dans lintroduction ? Ce qui est sûr, cest que lintérêt dun tel recueil est double, car il donne aussi bien un accès direct à cette production, restituée à létat brut sans être corrompue ou modifiée, quau travail dun acteur historique doublé dun « historien » qui en réécrit (et donc réinterprète) le sens a posteriori. Ce double regard est en effet nécessaire pour donner toute leur portée aux Belles figures. Chaque document est rendu à sa propre origine et il offre en cela le fragment autonome dune fiction ligueuse susceptible dêtre contextualisée. Mais le travail de mise en recueil fait de P. de lEstoile le concepteur dune méta-fiction de ces années ligueuses, un « non auteur » qui reprend pourtant à son compte certains codes de lauctorialité, ne serait-ce que de façon ironique, comme en témoigne un titre à rallonge offrant une lecture programmée à un « non lecteur » dont le statut reste lui aussi entièrement à définir. On a là en réalité deux régimes dhistoricité, pour reprendre la catégorie de F. Herzog, quil ne faut surtout pas confondre et qui font toute la richesse et la complexité de ce livre qui intéresse(ra) autant les historiens de lart amateurs destampes, que les historiens et les littéraires travaillant sur les instruments et les supports de la propagande politique et religieuse dans le contexte des guerres de religion. On ne sera pas complet sans ajouter que la réussite de cette édition tient beaucoup au travail de Gilbert Schrenck, qui restitue avec 944une minutie scrupuleuse ces cent cinquante pièces dans leur intégrité matérielle (reproduction systématique des imprimés et des pages manuscrites) tout en offrant une saisie de tous les textes, quil dote dannotations en bas de page éclairantes sans être envahissantes. Il y a aussi un glossaire, un index et une bibliographie, le tout surmonté dune introduction, qui parvient à ressaisir cet objet insaisissable avec sûreté et élégance. Même si les étagères daujourdhui ne sont plus conçues pour accueillir de tels in-folio, on aura tout à gagner à essayer de trouver une place dans nos bibliothèques à ces Belles figures.

Julien Goeury

Pierre Corneille, Théâtre, tome II. Édition de Jean de Guardia, Liliane Picciola, Florence Dobby-Poirson et Laura Rescia. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du Théâtre Français », no 48, 2017. Un vol. de 1125 p.

Cette édition du théâtre de Pierre Corneille regroupe cinq pièces dans leur version originale, présentées selon lordre de leur première représentation et non selon celui de leur publication. Liliane Picciola dirige à nouveau ce deuxième tome et explique ce parti-pris densemble, selon lidée que les lecteurs des pièces rassemblées pourront ainsi mieux concevoir lhétérogénéité des créations de Corneille, et découvrir loriginalité de « la palette la plus variée de notre poète dramatique », celle de la période qui couvre les « années-clés » de 1634 à 1640 (p. 7). En effet, le tome II réunit La Place Royale, ou lAmoureux extravagant (jouée en 1634, publiée en 1637), une des deux comédies du volume, lautre étant LIllusion comique (jouée en 1635, publiée en 1639). Entre les deux, dans lordre de représentation, nous trouvons la tragédie mythologique, Médée (jouée en 1635, publiée en 1639), première tentative du dramaturge dans ce genre qui prend de lenvergure dans les années 1630 – la tragédie dinspiration antique ; puis, après lIllusion, retour au genre le plus en vogue – la tragicomédie – pour le chef-dœuvre de Corneille – Le Cid (joué et publié en 1637) ; enfin le volume se clôt avec la tragédie historique et romaine, Horace (jouée en 1640, publiée en 1641), la plus « régulière » des œuvres regroupées dans ce tome du grand dramaturge de lAge Classique. Cette présentation chronologique basée sur la première édition du texte permet de suivre la progression du Corneille-homme de théâtre alors quil passe dun jeune auteur prometteur mais inégal à un dramaturge célèbre, à la gloire établie. Nous voyons, non seulement léclat de son succès dans cette période, ce que Liliane Picciola nomme la « montée en puissance » de Corneille (p. 8), mais aussi les troubles dans sa carrière, liés à la réception mouvementée du Cid.

Dans lintroduction générale et dans les présentations qui accompagnent chaque pièce, laccent est mis sur lœuvre vécue, sur lévolution et le renouvellement du dramaturge, plutôt que sur lentreprise dun Corneille-éditeur/auteur. Certes, chaque pièce est accompagnée dune liste de variantes répertoriées à la suite du texte afin que le lecteur puisse apprécier le travail effectué par Corneille sur ses textes, dédition en édition, mais les éditeurs ne consacrent pas tous la même attention à ces variantes et dans le cas de La Place Royale, par exemple, léditeur avoue noffrir quune version synthétique de ces changements et renvoie les lecteurs à lédition de Georges Couton en Pléiade, pour tout approfondissement. Cette approche éditoriale a lavantage de souligner léclectisme des sujets et des 945genres choisis par Corneille. Vue dans cette optique, il est difficile de prétendre à une stabilité de léthique du « héros cornélien » née dune philosophie déterminée et cohérente de lauteur, même si chaque éditeur évoque limportance de la volonté individuelle et du « moi » hors du commun chez les héros du dramaturge. La thèse de Corneille comme écrivain de la « gageure » soutenue par plusieurs critiques modernes se voit ici renforcée : Corneille passe de genre en genre et de sujet en sujet, ne se satisfaisant jamais de lexercice dune vision tragique uniforme. La téléologie du héros cornélien se complique aussi car cette juxtaposition des personnages fait plutôt ressortir léthique des « étranges héros » de Corneille, finalement plus dissemblables que semblables en partant du jeune aristocrate Alidor, et en allant vers la sorcière Médée, au bourgeois Clindor, au touchant Rodrigue et en finissant par le sévère Horace.

En revanche, cette sélection de cinq pièces proposée par le Tome II est aléatoire. Pourquoi ne pas avoir présenté La Place Royale dans le volume précédent pour regrouper les comédies aristocratiques et urbaines de lauteur ? Inclure ainsi La Place Royale aurait plus facilement permis au lecteur de tisser des liens entre les travaux de Corneille dans le genre comique, notamment entre Mélite et cette pièce dont les échos se font si bien entendre. Léditeur de La Place Royale, Jean de la Guardia, note que celle-ci « clôt un premier cycle de création consacré à la comédie » (p. 69) mais, justement, les pièces de ce cycle ne sont guère regroupées. Un étudiant voulant se consacrer au genre comique chez Corneille se verrait ainsi dans lobligation de se procurer deux volumes (dont celui-ci à 97 euros) plutôt quun seul. Le même reproche pourrait être fait pour le genre tragique car la tétralogie cornélienne est bel et bien ensevelie par cette approche – geste fructueux à maints égards – mais encore une fois, discutable puisque regrouper les pièces romaines ou au moins les tragédies dune première période permettrait plus facilement de faire des rapprochements et parallèles. Séparer Cinna de Horace mérite justification, notamment parce que la décision semble davantage reposer sur la nécessité de diviser les volumes de cinq pièces en cinq pièces pour ne pas produire des livres trop épais.

Malgré ces démarches contestables, lédition des textes est habile et chacune des cinq pièces se trouve encadrée par une excellente introduction proposée par lun des quatre collaborateurs au volume ; L. Picciola propose celle de lIllusion et du Cid, ce qui lui permet de faire ressortir les proximités entre les deux. Les introductions diffèrent par leur longueur et précision, allant de seulement 13 pages pour La Place Royale jusquà 80 pages pour Le Cid. Les trois autres comprennent entre 25 et 40 pages. Cet écart surprenant était déjà présent dans le Tome I et semble provenir soit de limportance attribuée à la pièce ou bien au gré de léditeur. Lintroduction générale de L. Picciola et celle du Cid se distinguent par leur méticulosité. La tragicomédie la plus célèbre de lhistoire littéraire française est lue à travers ses influences espagnoles, sujet dexpertise de L. Picciola avéré par ses travaux précédents. Un tableau dune grande précision offre une comparaison, acte par acte, entre le déroulement du Cid et celui de Las mocedades del Cid de Guillén de Castro dont Corneille sest librement inspiré. Autre considérable utilité pédagogique : à la suite de chaque présentation de la pièce lon trouve une courte description des mises en scènes récentes et dautrefois. Enfin, une bibliographie détaillée et internationale (on y recense un bon nombre détudes anglo-saxonnes) accompagne chacune des pièces ; en annexe les lecteurs se réjouiront du glossaire 946des termes dont lemploi diffère du français de notre époque et des renvois aux pièces où ces mots se trouvent. Les indexes des noms de personnes, des termes géographiques, des lieux, dieux et personnages mythologiques et bibliques, et des œuvres littéraires mentionnées à travers les textes présentés dans le volume sont des outils de recherche indispensables offrant aussi bien au chercheur quau lecteur le loisir de saisir ces pièces dans toute leur complexité et beauté. Ce tome II est réussi et aiguise lintérêt du lecteur pour la parution du volume suivant.

Hélène Bilis

Pascal Duris, Quelle Révolution scientifique ? Les Sciences de la vie dans la querelle des Anciens et des Modernes (xvie-xviiie siècles). Paris, Hermann, 2016. Un vol. de 401 p.

Largement étudiée pour ses versants littéraire et artistique, la querelle des Anciens et des Modernes coïncide avec la période de la « Révolution scientifique », moment où émergerait une science moderne : cest ce paradigme épistémologique quinterroge Pascal Duris en se demandant quelle place les sciences de la vie occupent dans largumentation des protagonistes de cette querelle. Remettant en question la pertinence du concept de « Révolution scientifique », il considère que les savants de la période moderne voyaient leurs découvertes dans le prolongement de celles des Anciens. Son analyse des représentations de la querelle confronte à lidée reçue dune rupture les positionnements et discours effectivement tenus par les savants des xvie et xviie siècles. En deux parties, « La mélancolie » et « Le mépris », déclinées en six chapitres, renvoyant aux sentiments qui animèrent successivement les deux camps, il procède à une déconstruction historiographique du concept de révolution en tant que rupture par une lecture de textes dépoque traitant de la nouveauté des découvertes scientifiques : dans les discours des savants considérés comme représentatifs de cette modernité, il trouve plutôt le désir de sinscrire dans une continuité ; il met aussi à lépreuve de la réalité les discours de ceux qui revendiquent des innovations.

Alors que la Renaissance voit publier et traduire les œuvres dHippocrate, Aristote, Pline et Galien, deux textes, parus en 1543, sont généralement considérés comme des marqueurs de la modernité : en astronomie, le De revolutionibus orbium caelestium de Copernic et en anatomie, les De humani corporis fabrica libri septem de Vésale. Or, les travaux de Copernic, quil inscrit dans la continuité de ses prédécesseurs, ne rencontrent dabord pas dopposition de lÉglise ; quant à Vésale, son objectif est de redonner à la médecine la perfection atteinte dans lAntiquité en la mettant simplement à jour. En beaucoup de points, il rejoint Galien. Les observations de Copernic émergent en fait dans un contexte de scepticisme où se déploie le discours augustinien de linutilité des sciences.

Caractéristiques de ce climat, le De incertitudine & vanitate scientiarum & artium… (c. 1530) dAgrippa von Nettesheim ou la défiance dun Montaigne face à la « confusion infinie davis et de sentences » ainsi que ses silences sur les avancées en astronomie ou en médecine. Même la découverte de lAmérique engendre moins une totale adhésion aux propositions des savants modernes quelle ne nourrit lanti-intellectualisme. Pris dans un cadre scolastique, naturalistes et médecins soulignent « la cohérence de la pensée des Anciens » : même à propos de la circulation 947du sang, les médecins tentent de concilier leurs observations avec Galien. Regius (Louis Le Roy) cependant invite à se libérer des Anciens : dans De la vicissitude ou variété de choses en lunivers (1575), il constate un renouveau des sciences grâce à limprimerie, la boussole et le canon. Ce « tableau du progrès de lesprit humain » doit toutefois être nuancé par des ombres, la « grosse vérole », les troubles religieux, aussi parce que la vision cyclique de Le Roy ne préserve pas dun retour du déclin.

Elle prend toutefois ses distances avec la représentation récurrente dune humanité se dégradant. Au début du xviie siècle, la vision de Francis Bacon est nettement dynamique et cumulative. Appelant à une véritable réforme dans les sciences encouragée par lÉtat, il identifie des facteurs de discrédit pesant sur la connaissance provenant de lÉglise, de la politique et des savants eux-mêmes et recommande un état des lieux des savoirs bien établis ainsi que de ceux à défricher. Il déplore le manque dinventivité, réfléchit aux méthodes de transmission des connaissances, non sans réserve devant les excès de confiance envers certains auteurs antiques. Bacon ne défend pas sans discernement toute nouveauté : il distingue les domaines où elle peut voisiner lerreur – la politique, la religion –, des domaines des arts et des sciences où elle devrait être valorisée. Lépoque veut certes du nouveau, comme le manifestent nombre de titres, mais pas systématiquement : Harvey mettant à jour en 1628 la circulation sanguine ne provoque pas de rupture immédiate. Présentant ses recherches comme une confirmation des Anciens et en dialogue avec Galien, il cherche au départ à éviter la polémique : les Modernes ont ainsi tardé à se constituer en clan.

Ultérieurement brandie comme un symbole de modernité, cette figure de Harvey na pas originellement cet aspect : ce sont les modernes qui tentent de disputer aux Anciens leur Antiquité. Parallèlement, « une nouveauté de façade » nempêche pas un attachement à Aristote, comme pour Cureau de La Chambre. Les réserves envers les modernes sont dailleurs visibles chez un Mersenne qui parle de « remuants » peu organisés. Quant à lui, il prône une meilleure organisation du travail scientifique et créz en 1635 une Academia parisiensis. Comme le montre lAnatomy of Melancholy (1621) de Robert Burton, la première moitié du xviie siècle pratique régulièrement lemprunt et considère quelle doit ses avancées aux « lumières de ces grands prédécesseurs » : la dépendance à légard des Anciens, tout en étant source dun sentiment de mélancolie, demeure dominante dans les affirmations.

Croissante, la contestation de leur autorité mue la mélancolie en mépris : dès 1575, A. Paré formulait la possibilité de « polir » lœuvre des Anciens, simples « magasins daccessoires ». Au milieu du xviie siècle, Gassendi attaque plus vivement daprès ses échanges avec Mersenne. Mais lui-même émet des doutes sur Harvey et son désir de restaurer lépicurisme montre que ce nest pas avec tous les Anciens quil entend rompre. Lexigence dune tabula rasa est plus explicite chez Descartes, mais on peine à la trouver dans son œuvre médicale et physiologique : peu innovant, il vérifie plus quil nexpérimente dans une visée heuristique et na pas encore le réflexe dapproches collectives efficientes. Dautres cependant, comme Nicolas de Rampalle (1641), refusent lidée de déclin ; le mouvement académique sinstitutionnalise en Angleterre et en France dans les années 1660 en empruntant à Bacon le modèle de la division du travail scientifique et expérimental. En 1671 deux écrits burlesques de Bernier et de Boileau à lencontre de lUniversité de Paris montrent quun pas est franchi et que les Modernes se soudent désormais.

Le mépris réciproque saccroît : en avocat des Anciens, Riolan explique leurs erreurs par les transformations morphologiques liées à linfluence de lenvironnement 948et souhaite que soient censurées les attaques trop vives des « remuants ». Hippocrate et Galien, édités par René Chartier et Dacier, résistent bien, notamment dans le lexique. Dacier déplore que le discours de rupture de certains modernes constitue un obstacle à penser lhistoire des sciences en termes de progrès ; à la faculté galénique de Paris, le courant hippocratique prône en fait lobservation clinique sans carcan doctrinaire. Les Anciens accusent les Modernes de navoir pour résultats que de simples clarifications des découvertes de leurs devanciers : lutilisation du microscope est dénoncée comme une tricherie. En faveur du camp moderne, Malebranche oppose la mémoire à la raison et attaque lérudition ; en dénonçant la confusion entre des vérités dordres différents, la foi et la science, il pousse à distinguer vérité et antiquité. Les attaques se font plus vives chez un Fontenelle ou un Perrault (Parallèle…, Ve Dialogue). Pour labbé Du Bos, arts et sciences ne relèvent pas dun même fonctionnement : les premiers tiennent dune expérience intérieure, les secondes peuvent être invalidées : inférieurs aux Modernes dans les sciences, les Anciens restent admirables dans les arts et les lettres. Ainsi P. Duris préfère-t-il récuser lexpression de « révolution scientifique » : lémancipation de la science moderne ne lui paraît pas acquise.

Son statut relève donc dune vérité provisoire dans le fil dune histoire remontant à lAntiquité. Ayant privilégié une enquête dans les sources primaires, ce nest que dans son ultime chapitre que P. Duris récapitule la façon dont, depuis environ 1940 et A. Koyré, sest forgée en histoire des sciences la représentation dune Révolution scientifique sans prendre en compte la réflexion menée dans les sciences de la vie : il aurait sans doute été plus logique de développer ce point dès lintroduction et cest là aussi quaurait probablement mieux trouvé sa place le développement lexical sur le mot révolution pour lequel la riche enquête dAlain Rey aurait pu être convoquée. Doù une certaine ambiguïté sur la portée à donner à la remise en question dune rupture : au-delà du domaine spécifique des sciences du vivant, de nombreuses formulations tendent à déconstruire cette idée de rupture à léchelle bien plus globale de lensemble des sciences. Revenant sur des questions abordées dans son Histoire des sciences de la vie (1997, 2011) ou ses travaux sur F. Redi et la génération spontanée (2010), P. Duris entend montrer que la dimension expérimentale, volontiers pistée aujourdhui dans les écrits des savants de la première modernité, nétait pas si prégnante chez des savants éloignés dune pensée de la rupture et soucieux daccorder science et foi.

Au-delà de son objet, louvrage de P. Duris interroge ainsi sur les figements qui interviennent à différents niveaux : dans le processus historiographique dune part autour du concept de « révolution scientifique », sur un plan rhétorique dautre part quand il relativise les revendications de nouveauté ; on pourrait aussi se demander si cette dimension rhétorique nest pas tout autant à lœuvre quand les savants inscrivent leurs découvertes dans la continuité des travaux des Anciens. Quelle révolution scientifique ? nous guide ainsi dans une lecture précise des textes des savants qui intègre leur contexte dénonciation en nous interrogeant sur la part quargumentation et grand récit occupent, à différents stades, dans la transmission des sciences.

Isabelle Trivisani-Moreau

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Christian Reidenbach, Die Lücke in der Welt. Eine Ideengeschichte der Leere im frühenzeitlichen Frankreich. Würzburg, Königshausen & Neumann, 2018. Un vol. de 683 p.

Lhistoire des idées conserve son pouvoir heuristique. Jean Starobinski la magnifiquement illustrée avec Action et réaction. Vie et aventures dun couple (Seuil, 1999). Jai eu le plaisir de voir mon enquête dil y a trente ans, complétée pour le domaine germanique par Bénédicte Abraham (Au commencement était laction. Les idées de force et dénergie en Allemagne autour de 1800, Presses Universitaires du Septentrion, 2016). DAllemagne arrive un travail monumental et original sur lidée de vide. Christian Reidenbach parvient à concilier lhistoire des sciences et celle des formes, lhistoire des mentalités et celle de limaginaire, au xviie et au xviiie siècle, au moment où se cherche et se fonde notre modernité. Lidée de vide engage la question de la discontinuité et de la négativité. Elle se déploie, des expériences concrètes à linvention littéraire, des conjectures scientifiques aux emplois métaphoriques. Elle est liée avec le hasard, la finitude humaine, lhétérogénéité de la matière et les incertitudes de la vie sociale. Elle appelle des images douloureuses (la plaie, la lacune, le gouffre, le vertige) ou bien éventuellement positives (le jeu et la marge). Lépistémologue suit la formation du concept de vide, le littéraire sintéresse au fragment et à la discontinuité, lhistorien des idées travaille sur les passages de lun à lautre, il suit les échanges et les décalages, les faux sens fructueux et parfois même les contre-sens productifs. Une introduction (p. 13-31) rappelle les principes de lhistoire des idées, fait le point sur la bibliographie critique concernant le vide et présente le triptyque dauteurs qui ont su marier le travail scientifique à une expérience décriture : Blaise Pascal, Fontenelle et Denis Diderot. Le premier chapitre (p. 32-61) reprend utilement les antécédents de la question dans lAntiquité : chaos et non-être chez les présocratiques, vide et clinamen chez Épicure, horreur du vide chez Aristote, suivi par la pensée médiévale.

Une première partie substantielle sattache à Pascal (p. 63-256). De façon inattendue et suggestive, elle commence par mettre en relation le goût de Pascal pour les pseudonymes (Louis de Montalte, Amios Dettonville et Salomon de Tultie) avec larbitraire du signe et des combinatoires, puis souligne les ressources rhétoriques dun savant qui multiplie les réserves et les prudences pour dire lexpérience et lévidence. Lesprit de finesse doit relayer lesprit de géométrie. Dans les expériences sur le vide, Pascal donne à voir et rend lévidence spectaculaire. Il ouvre la voie à une acceptation de lespace gassendiste, renouvelant latomisme antique. Il provoque les réactions du père Noël, sensible aux risques métaphysiques dune telle reconnaissance du vide. Il récuse pourtant le systématisme de Gassendi aussi bien que celui des cartésiens, mais accepte un espace qui ne soit ni substance ni accident. Pascal cherche à articuler cet espace dépourvu de Dieu des atomistes et la leçon du christianisme. Le vide devient privation de Dieu, délaissement par le Créateur. Un paradoxe, nourri de la mystique de Pierre de Bérulle et de lOratoire, fait de ce vide, de cette absence de signe, le signe même dune présence divine : le vide intérieur de lhomme devient attente dune plénitude divine. La mélancolie peut se changer en moteur dune dynamique spirituelle. Lhomme qui prend conscience de son abandon, qui accepte son néant souvre à la visitation divine. 950Il est, selon les termes de Pierre de Bérulle « un vide qui a besoin dêtre rempli » (cité p. 172). Les contradictions du monde et de lhomme appellent une explication figurée qui serait apportée par le Christ et par les apôtres. Les ressources infinies de lâme humaine ne seraient susceptibles dêtre comblées que par la divinité : « Il [le cœur de lhomme] est toujours vide jusquà ce quil possède celui qui la formé, tous les autres biens laffament, et ne le peuvent rassasier ; ils irritent ses désirs, et ne les apaisent pas » (Pierre Sénault, De lusage des passions, cité p. 202). La première partie, consacrée à Pascal, sachève par une analyse du pari. La question du vide permet dassocier le travail scientifique de Pascal à sa réflexion théologique, de mettre en relation le vide matériel et le vide moral. On apprécie que Christian Reidenbach parvienne, en moins de deux cents pages, à une traversée claire dune œuvre complexe, replacée dans son contexte. Au lieu de faire appel à des philosophes actuels ou à des catégories anachroniques, il explique Pascal dans la science, la philosophie et la théologie de son temps. De nombreux auteurs contemporains de lauteur des Pensées sont cités de façon éclairante. Ils aident à le situer dans une vie intellectuelle qui lui donne sens.

La seconde partie consacre trois chapitres à Fontenelle, à sa défense de lornement, à lévolution de ses positions scientifiques et à lexorcisme de langoisse par la fiction (p. 257-377). De Pascal à Fontenelle, on passe en effet de lhorreur dun désert aux agréments dun opéra, selon limage célèbre des Entretiens sur la pluralité des mondes. Lesthétique rend le vide agréable et vivable, sans empêcher de comprendre le fonctionnement de la nature. En fait, elle restitue une plénitude au monde changé en spectacle. Lornement est divertissement, il est justifié par le plaisir et par linstruction. À lépoque où la peinture et larchitecture déploient toutes les séductions de la rocaille ou, selon le vocabulaire quon adopte, du rococo, Fontenelle théorise la nécessité de lornementation et reconnaît la relativité historique des vérités provisoires. À la fable qui impose lillusion, le philosophe oppose la séduction dune théorie consciente de sa mise en scène. La force convaincante de lanalyse est dassocier chez Fontenelle comme chez Pascal létude littéraire et lanalyse philosophique, la poétique et la science ou encore léventail et le compas, pour reprendre le titre dArnaldo Pizzorusso en 1964 (Il ventaglio e il compasso, Fontenelle e le sue teorie letterarie). Le septième chapitre suit les controverses entre Paris et Londres, puis entre cartésiens et newtoniens à lintérieur de lAcadémie des sciences, dont Fontenelle devient secrétaire, et les stratégies dévitement du vide chez Fontenelle, de la lecture malebranchiste de Newton à la défense anachronique de Descartes dans le tardif Traité des tourbillons en 1752, qui provoque lironie de Voltaire dans Micromégas. De même que létude des positions religieuses de Pascal convoquait nombre de théologiens et mystiques contemporains, celle des positions scientifiques de Fontenelle sollicite toute une littérature de voyages imaginaires qui diffuse les enjeux scientifiques du temps, familiarise le public avec les grandes questions cosmologiques et exorcise les angoisses suscitées par le décentrement de la nature, le passage du monde clos à lunivers infini et la douloureuse blessure narcissique de la relativité humaine. Tel traité de Kepler, les voyages dans la lune et dans le soleil, de Frances Godwin à Cyrano de Bergerac, suggèrent une autre façon de remplir un univers prétendument vide.

La troisième partie sattache à Diderot (p. 379-595). Elle étudie successivement sa philosophie comme interprétation dune nature discontinue (chap. 9), les images et les concepts qui permettent de passer du contigu au continu et du 951particulier à lindividuel (chap. 10), les expériences de totalisation à travers le rêve et le sublime qui restituent une unité à travers la fragmentation (chap. 11) pour poser finalement la question du supplément comme catégorie commerciale, anthropologique et existentielle (chap. 12). Cette troisième partie donne elle aussi le sentiment dune maîtrise rare dun corpus aussi complexe et hétérogène que peut lêtre lœuvre de Diderot. Christian Reidenbach illustre bien les échanges entre la Lettre sur les aveugles et les Pensées sur linterprétation de la nature, Le Rêve de dAlembert et le Supplément au Voyage du Bougainville, dans un effet de miroir métaphorique où les enjeux abstraits sont sans cesse illustrés par des formes décriture. Le rapprochement de textes différents comme les Pensées sur linterprétation de la nature où lenceinte des sciences est comparée à « un grand terrain parsemé de places obscures et de places éclairées » et des Essais sur la peinture qui analysent la distribution des corps éclairés et des corps obscurs (p. 397-398) me paraît particulièrement original et suggestif. Des articles techniques de lEncyclopédie prennent soudain une profondeur nouvelle, dêtre lus du point de vue de lintervalle, du blanc et du vide (p. 544-546). La lisibilité du monde exige pour Diderot lacceptation de sa discontinuité et la complémentarité du tâtonnement et de la conjecture, du labyrinthe et du surplomb. Lindividu ne se définit plus comme indivisible, mais au contraire comme agrégat, essaim dabeilles, polype, système dorganes. La vie matérielle, intellectuelle, économique aussi bien questhétique suppose une circulation, cest-à-dire un déplacement dans un espace vide, qui permet des rencontres inattendues et des regroupements fondateurs. Le supplément nest plus ce qui viendrait compléter, achever, clore, mais ce qui marque au contraire linachèvement radical et la relance permanente. Cette analyse rejoint la perspective de la toute récente livraison des Diderot Studies, consacrée à la logique du supplément chez Diderot et ouverte par le bel article de Thierry Belleguic (« Dun grain lautre. Sur Diderot et le supplément »). Christian Reidenbach na pu prendre connaissance de ce numéro trop récent (tome XXXIV, daté de 2014, mais imprimé seulement en 2016). Il rejoint les avancées actuelles les plus prometteuses de la recherche diderotienne. Le lecteur non germanophone peut découvrir un aspect de cette troisième partie du livre dans « Galathée pulvérisée. Expérience de laltérité et sensibilité chez Diderot », Studi francesi, 183, 2017).

Après la traversée de cent vingt-cinq ans dhistoire des idées, une perspective finale est accordée à la notion de nihilisme, introduite par Jacobi en 1799 en référence à Pascal et en réponse à Fichte (p. 596-618). Louis-Sébastien Mercier illustre cette catégorie dans ses songes et visions et la Néologie de 1801 comporte un article « Nihiliste ou rienniste » : « Qui ne croit à rien, qui ne sintéresse à rien. » Mercier y voit le triste résultat de la philosophie encyclopédiste. Jean-Paul compose le Discours du Christ mort, traduit par Germaine de Staël dans De lAllemagne en 1810 (cité p. 610). La littérature moderne se déploie entre lexpérience du vide et lexigence du sens. Quelques pages suggèrent la fécondité des motifs du gouffre et du vide dans la poésie de Baudelaire (p. 614-617). Le vide a sans doute contraint le sujet moderne à son autonomie. Un riche cahier dillustrations (p. 621-639) na pas une fonction décorative, il sert de support aux analyses et aide à suivre certains développements, des expériences de Galilée aux planches de lEncyclopédie, du frontispice des Entretiens de Fontenelle à la gravure de Bouchardon pour Buffon. La bibliographie (p. 641-670) est exacte, dense et bien présentée sans subdivision. Cest lensemble du livre qui est mis en forme avec 952un souci de la minutie et de lélégance, avec une vignette en tête de chaque partie. On peut discuter telle analyse, mais on doit reconnaître à Christian Reidenbach le courage et lambition de ses idées.

Michel Delon

Marie-Hélène Cotoni, Les dégoûts de Voltaire, exploration dune sensibilité complexe. Oxford, Voltaire Foundation, « Studies on Enlightenment », 2017. Un vol. de 311 p.

Dans le livre magistral dont elle enrichit les études sur Voltaire et son œuvre, Marie-Hélène Cotoni adopte un point de vue neuf et fécond. La plupart des travaux fondateurs dans ce domaine se sont attachés à analyser dans la création de son œuvre le rôle des réflexions, de la culture et des convictions de lécrivain. En découvrant le titre du livre, on peut penser à celui de la thèse désormais classique de Raymond Naves consacrée au Goût de Voltaire (1937). Malgré la symétrie des titres, la grande synthèse que propose Marie-Hélène Cotoni a une orientation toute différente. Naves analysait les principes esthétiques de Voltaire. Marie-Hélène Cotoni ne se limite pas à létude de la sensibilité de lécrivain, à la mise en évidence de ce qui lui déplaît profondément dans les êtres, dans la vie et dans les spectacles auxquels elle lexpose. Précisant le sens du terme dans la langue classique, le critique souligne que « le dégoût était non seulement lopposé du goût, mais aussi du plaisir » (p. 12). Elle montre quil y a chez lui un dégoût moral, et même un dégoût intellectuel, qui nourrissent des textes de réaction, de défense, de condamnation. Elle a bien conscience que les frontières de la notion sont difficiles à fixer. « Tout ce qui contrarie Voltaire, tout ce à quoi il est hostile ne suscite pas nécessairement lexpression dun sentiment de dégoût » (p. 13). Lidée qui court tout au long des pages de Marie-Hélène Cotoni, cest que lœuvre de Voltaire est écrite contre au moins autant quelle est écrite pour, et que ses réactions de rejet ont des racines personnelles profondes, tout autant quelles sont alimentées par la passion de la polémique, par la passion de la littérature et par un projet philosophique. Cette perspective explique que ce beau livre adopte une démarche chronologique et envisage lensemble de lœuvre de Voltaire, parfaitement maîtrisée par lune des meilleures spécialistes de lécrivain et de son temps. Cette science, et une grande expérience de la recherche, la prémunissent contre les certitudes, concernant un auteur prolixe, mais finalement avare de confidences, toujours en campagne, habile à manier toutes les ressources de la rhétorique, dont fait partie lexpression du dégoût. Il qualifie volontiers ses adversaires de « puants », mais veut-il exprimer son propre dégoût ou plutôt susciter celui de son lecteur (p. 31) ? Marie-Hélène Cotoni relève les nombreux cas de dégoûts feints, par exemple quand lécrivain sindigne quon lui attribue des œuvres dont il est réellement lauteur (p. 57, 62, 65). Il use par ailleurs du terme de dégoût dans des sens bien divers, du haut-le cœur physique devant les cadavres et lordure jusquà lindignation morale et rationnelle ; lidée est souvent plutôt suggérée quexprimée, quelle que soit la fréquence du mot dans le vocabulaire voltairien. Cest donc avec précaution que, par exemple, sont rapprochées du dégoût les réactions de Voltaire devant le sort judiciaire réservé au chevalier de 953La Barre ou à Lally Tollendal ou en général devant la barbarie des procédures et des supplices (p. 43).

Les premiers chapitres le montrent plongé très tôt et pour longtemps dans une vie sociale brillante et complexe et dans la vie littéraire. Ils analysent, en sarrêtant sur des épisodes significatifs, « les dégoûts suscités par loppression politique et religieuse », puis les « dégoûts, dépits, défis dun homme de lettres ». On suit Voltaire dans les multiples incidents de sa carrière à la cour de France et à celle de Berlin, ses déceptions dans ses relations avec les Grands, son découragement quand ses livres sont saisis ou interdits, lamertume que suscite chez lui son long exil loin de Paris jusquà ses derniers jours. Ses combats en faveur des Calas, des Sirven, de La Barre naissent du dégoût devant linjustice et entraînent des dégoûts dans les difficultés de la lutte. Dégoût, indignation, réprobation ? Marie-Hélène Cotoni montre bien que ces sentiments se mêlent dans de tels moments. On sait que les dégoûts de la vie littéraire constituent un thème récurrent dans les écrits du temps, de Jean-Baptiste Rousseau à Rivarol. Rarement, mais parfois, dégoûté par sa propre production, Voltaire lest fréquemment par lattitude de ses innombrables adversaires, comme Fréron ou Jean-Jacques Rousseau (p. 95), et même de ses alliés, comme Diderot (p. 30, 43). Mais cest surtout dans la vie théâtrale que cet auteur passionné de la scène rencontre et exprime des dégoûts : il est dégoûté par laltération de ses pièces (p. 67), par les mises en scène « réalistes » (p. 70), par les réactions du public (p. 74), par lévolution des genres à la mode (p. 79), par le « bourbier » que constitue le milieu théâtral et par lattitude de ses rivaux (p. 81).

Les dégoûts que réservent à Voltaire les aléas de sa vie privée fournissent à lépistolier un thème inépuisable. Sa vie familiale est décevante. Lamitié est une consolation, mais même lamitié la plus patiente, celle qui le lie à Thiriot, ne lempêche pas de découvrir en lui « une âme de boue » (p. 105). Il éprouve à légard de Frédéric II, à lissue dun progressif désenchantement, un dégoût qui ressemble à de lindignation (p. 143, 156). Les relations avec Mme du Châtelet, dabord idylliques, deviennent étouffantes. Cet éternel malade est atteint dans sa vie amoureuse par les défaillances du corps. Les conflits avec sa nièce le dégoûtent de Ferney, son refuge (p. 120). Par moments, il se dégoûte de lui-même (p. 121), surtout quand la vieillesse le transforme physiquement, redouble ses infirmités et lui fait envisager les réalités du corps mort. Cet effet de lâge change le regard sur le monde. Il écrit à Mme Du Deffand : « Le grand malheur de notre âge, cest quon se dégoûte de tout ». Mais Marie-Héléne Cotoni fait remarquer à cette occasion que la vivacité des lettres quil adresse à sa vieille correspondante dément le dégoût généralisé quil y exprime (p. 151). Il faut souvent chez Voltaire faire la part de la coquetterie littéraire. Sa vérité est plutôt dans une lettre à son fidèle ami dArgental : « Il faut combattre jusquau dernier moment la nature et la fortune » (p. 158). Mais dans ses dernières années le dégoût pour les réalités physiques de lhumanité devient envahissant, et inspire une imagerie dégoûtante (p. 171-175), qui tend à saper lidée chrétienne de lhomme image de Dieu : « Les Hottentots mangent à pleine main la vermine dont ils sont mangés » (p. 170, article « Homme » des Questions sur lEncyclopédie). Des réactions de la sensibilité personnelle et sociale viennent nourrir un projet polémique au long cours : lignominie de la croix, la pauvreté culturelle et matérielle de Jésus et de ses disciples parlent contre la vérité du christianisme, en suscitant le dégoût du public distingué.

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Marie-Hélène Cotoni montre sur des cas précis le rôle du dégoût dans les jugements littéraires de Voltaire : il est suscité par les mauvaises pratiques des historiens (p. 195), mais aussi par les positions philosophiques des athées, des disciples de Spinoza (p. 215), positions inconséquentes à ses yeux dont il redoute les conséquences morales. Il développe les idées du Temple du goût en sattaquant au « mauvais goût » ou au « faux goût » (p. 221) qui règne dans tout lunivers ou presque, livré à la barbarie, et auquel néchappent ni Shakespeare, ni Rabelais (p. 239). Le dernier chapitre, intitulé « Les dégoûts dun polémiste vindicatif » analyse la manière dont laptitude de Voltaire au dégoût alimente et sert son talent de polémiste. Y sont notamment exploitées les notes marginales (désormais publiées) dont Voltaire avait enrichi les volumes de sa bibliothèque de Ferney, conservée à Saint-Pétersbourg.

Ce livre dense, admirablement documenté et écrit avec vivacité, se présente modestement comme létude dun aspect de la psychologie de Voltaire. Et il montre en effet quau « siècle du dégoût » (p. 79, lexpression est de lécrivain lui-même, D15416), le dégoût, sous ses formes très variées, a été lune des réactions favorites de Voltaire, sans quil en soit paralysé dans son écriture et son action ; quil a été aussi une de ses ressources littéraires dans son œuvre comme dans sa correspondance. Dans sa conclusion, Marie-Hélène Cotoni insiste sur la sincérité de bien des cris de dégoût, même si lécrivain sait aussi en jouer dans une vie littéraire souvent tendue. Pour exprimer ses dégoûts, il a bravé le bon goût dont il était pourtant le défenseur. Elle souligne la fascination pour la vérité, même détestable, que révèlent les dégoûts de Voltaire, en même temps quun tempérament de polémiste. Mais sa démonstration est conduite avec la plus grande prudence. Elle ne repose pas sur une reconstruction de la mentalité de lécrivain, telle que dautres lont tentée, ni sur des hypothèses sur linfluence des milieux quil a fréquentés. Elle naboutit pas à un diagnostic psychologique. On vit, on réagit, on souffre pourtant avec Voltaire vivant au fil dune enquête qui le suit souvent jour après jour. Mais parti dune constatation frappante sur le vocabulaire de lécrivain, ce travail destiné à devenir classique comme LÉxégèse du Nouveau Testament dans la philosophie française du dix-huitième siècle du même auteur (Oxford, 1984) est avant tout une savante exploration du vaste ensemble des écrits de Voltaire. Marie-Hélène Cotoni tient à justifier une méthode délibérément choisie : citer beaucoup, rester près des textes, les replacer dans leur projet et leur contexte (p. 54). Se dégage ainsi de son livre une vision renouvelée de la dynamique et des ressources de lécriture voltairienne, qui savent tirer un brillant parti dune passion responsable, chez tant dautres, de labandon et du silence.

Sylvain Menant

Alexeï EvstratovLes Spectacles francophones à la cour de Russie (1743-1796) : linvention dune société. Oxford University Studies in the Enlightenment, 2016. Un vol. de xx + 396 p.

Issu dune thèse de doctorat soutenue en Sorbonne, cet ouvrage sinscrit dans le cadre dun projet de recherche sur la création des élites européanisées en Russie qui a abouti notamment à la publication dun volume (The Europeanized Elite in Russia. 1762-1825. Public Role and Subjective Self, Northern Illinois 955University Press, 2016) par Andreas Schönle, Andrei Zorin et Alexeï Evstratov. Si la présente étude de ce dernier a pour point de départ chronologique le règne de limpératrice Elisabeth, son attention se porte principalement sur lépoque de Catherine II, et son regard embrasse tous les aspects du théâtre francophone à la cour de Russie : les spectacles professionnels et amateurs, les représentations pour un cercle choisi et celles destinées à un public relativement large, les différentes scènes de la capitale et de ses environs, les conditions matérielles des représentations, les acteurs, le répertoire, la gestion administrative et le calendrier des spectacles, et enfin le public.

Dès le début de son règne, Catherine II œuvre pour la formation dune société nouvelle, acquise aux codes culturels européens. Elle veut privilégier les méthodes douces parmi lesquelles le théâtre, « divertissement civilisant », occupe une place de choix. Le théâtre francophone qui jouit dun prestige associé au modèle culturel français est jugé comme le plus propre à éveiller le public russe, à former son goût et à laccoutumer à cette forme de sociabilité. Limportance accordée par limpératrice au théâtre explique sa participation active dans la gestion des troupes attachées à la cour russe et lattention soutenue quelle porte au moindre détail de leur fonctionnement. Ses relations avec les comédiens et les directeurs successifs des théâtres impériaux dont fait partie la troupe française forment un écheveau complexe quA. Evstratov sefforce de démêler en proposant un nouvel éclairage sur lhistoire administrative des théâtres de la cour.

Lanalyse de la structure du répertoire francophone et de son évolution constitue lun des points centraux de louvrage. Des graphiques aident à en saisir les tendances générales quant aux genres, pièces et auteurs représentés. Létude trouve nécessairement ses limites du fait de létat lacunaire des sources concernant les quelque 850 représentations en français (qui correspondent à 250 pièces) entre 1763 et 1797. Lauteur concentre son attention sur les deux périodes les plus documentées qui se situent aux limites chronologiques du règne, 1764-1765 et 1792-1793, ce qui permet dappréhender lévolution du répertoire. La forte prédominance des genres comiques, au début comme à la fin du règne, rejoint la tendance générale constatée par dautres chercheurs pour les théâtres français des cours européennes. Les œuvres de Molière (lun des auteurs dramatiques préférés de Catherine II), de Boissy, de Destouches, de Marivaux et de Regnard, constituent la base du répertoire francophone pendant le règne de Catherine II. Mais lambition de celle-ci va au-delà de la représentation des pièces françaises existantes. Elle voudrait faire de sa cour un lieu de création dramatique francophone. Une quarantaine dœuvres (dont une de Sedaine) seront écrites spécialement pour la cour par des auteurs professionnels ou amateurs. Parmi ces derniers figurant limpératrice en personne et ses proches collaborateurs, de ce curieux répertoire sont bien soulignés les visées ouvertement politiques, lancrage dans lactualité internationale et la tendance à lauto-représentation.

A. Evstratov propose une analyse pertinente dun autre aspect intéressant des spectacles à la cour. En tant que dispositif matériel permettant dexercer ce quil appelle la « discipline sociale », la salle de spectacle se révèle un lieu idéal pour la mise en scène du pouvoir, car elle représente, en quelque sorte, la société en miniature (limitée à ses couches les plus aisées) où chaque individu occupe une place qui correspond à son rang social. Les apparitions de limpératrice ou des membres de sa famille dans la salle ont une forte visée politique. La présence au théâtre de sa descendance, notamment du grand-duc Alexandre, dès lâge dun 956an et demi, répond à la volonté dafficher la stabilité politique et la pérennité de la dynastie, ainsi que la solidité des liens entre les membres de la famille impériale. Le florilège danecdotes et de témoignages choisis par lauteur permet de percevoir la réalité quotidienne complexe de cette cour où histoires damour, rivalités diplomatiques, conflits dintérêt et luttes dinfluence se mettent en place dans lambiance luxueuse des salles de spectacle.

La présence du théâtre francophone vise également dautres objectifs politiques que létude met en évidence, en rappelant que, dès le début du xviiie siècle, « les autorités russes ont pris conscience des enjeux liés à la construction dune image positive du pays dans la guerre dinformation ». Catherine II fait preuve dune habileté exceptionnelle dans cette promotion dune Russie nouvelle, policée et civilisée. Sa correspondance avec les célébrités européennes y participe, tout comme linstauration des spectacles francophones à travers laquelle la cour de Russie cherche à affirmer son appartenance à laire culturelle européenne. Lambition suprême serait même dy affirmer sa position dominante. Doù le désir, continuellement déçu, dattirer les meilleurs acteurs français dans la capitale russe et de faire créer, par des dramaturges français reconnus, un répertoire spécialement destiné à la cour russe. En outre, les étrangers étant régulièrement conviés aux spectacles francophones, conçus comme une vitrine de la Russie européanisée, sont analysés avec finesse les nombreux témoignages des ministres, envoyés et voyageurs étrangers qui fréquentèrent la cour de Catherine II ; lauteur met en évidence leurs visées et enjeux spécifiques, politiques et diplomatiques.

A. Evstratov examine par ailleurs la place du théâtre francophone dans linstruction publique, domaine particulièrement important aux yeux de la souveraine : les spectacles en français sont présents dans tous les établissements denseignement créés sous Catherine II, et les étrangers y sont souvent invités, car le succès du projet de léducation de Catherine II y trouve une expression éloquente. Sont évoqués aussi les débats esthétiques menés par les intellectuels russes ou européens, débats qui nétaient pas indifférents à limpératrice, surtout quand ils touchaient au rôle du théâtre dans la société. 

Louvrage senrichit de deux bases de données présentées sous formes de tableaux alphabétiques. La première est consacrée au répertoire francophone à la cour entre 1762 et 1796, la deuxième, à quelque quatre-vingts comédiens français ayant exercé dans la troupe impériale à la même période. En établissant le répertoire francophone, A. Evstratov met à jour, complète et corrige les sources existantes (le répertoire publié par la Direction des théâtres impériaux en 1892, les recherches de Vsevolod Vsevolodskij-Gerngross, de Robert-Aloys Mooser et, plus récemment, dIrina Etoeva) à la lumière des données nouvellement trouvées grâce à sa fréquentation assidue des archives en France et en Russie, mais aussi en Allemagne et en Autriche. Létablissement de ce répertoire se heurte encore à de nombreux cas épineux, et lauteur souligne quil ne sagit pas dun aboutissement, mais dun outil de travail quil a voulu le plus clair et le plus fonctionnel possible. La liste alphabétique des comédiens français sinscrit dans le regain dintérêt pour la présence française en Russie dont témoigne la publication en 2011 du dictionnaire Les Français en Russie au siècle des Lumières (sous la direction dAnne Mézin et de Vladislav Rjéoutski). Grâce à ses recherches dans les archives théâtrales à Moscou et à Saint-Pétersbourg, A. Evstratov inclut dans sa liste des noms ne figurant pas dans les travaux antérieurs, et apporte 957de nombreuses précisions inédites concernant les biographies et les carrières de ces comédiens.

Une bibliographie et un index complètent lappareil scientifique de cet ouvrage dense dont le mérite consiste non seulement à étoffer nos connaissances sur lhistoire théâtrale de la période abordée mais aussi à proposer des angles dapproche nouveaux qui permettent de saisir, à travers lhistoire des spectacles, les vastes enjeux politiques, sociétaux et culturels de cette époque fondatrice pour la société russe.

Anastasia Sakhnovskaia-Pankeeva

Philippe Sarrasin Robichaud, LHomme-clavecin, une analogie diderotienne. Paris, Classiques Garnier, « LEurope des Lumières », no 55, 2017. Un vol. de 192 p.

Ce brillant essai dun jeune doctorant de luniversité de Paris-Sorbonne passionné de musique et des Lumières frappe par son érudition, sa maîtrise, son inventivité. Sous prétexte délucider une métaphore (quil préfère dailleurs appeler « analogie ») étrange et récurrente chez Diderot, celle de « lhomme-clavecin », cest toute lœuvre du philosophe consacrée à la musique quil passe en revue, mais cest aussi une bonne partie du rapport que le philosophe entretient avec le langage scientifique ainsi quavec la science, quil examine. Lampleur du défi est notable : le fait quil le relève magnifiquement, aussi.

Tout commence par une note relevée dans la traduction de louvrage de Shaftesbury, An Enquiry concerning Virtue and Merit (1745), par laquelle Diderot prolonge son admiration pour une belle analogie formulée par le philosophe anglais : « Enfin on peut dire que les affections sont dans la constitution animale, ce que sont les cordes sur un instrument de musique », observation que Diderot commente ainsi : « Nous ressemblons à de vrais instruments dont les passions sont des cordes… ». Cette traduction, adressée et quasi dédiée à son frère Didier-Pierre Diderot, futur chanoine de Langres, vise en cet endroit à tenter de faire vibrer une corde, à susciter une sympathie qui ne se déclarera pas, malgré cette engageante formule : « Point de vertu sans religion ; point de bonheur sans vertu : ce sont deux vérités que vous trouverez approfondies dans ces réflexions que notre utilité commune ma fait écrire. » Comme il a tenté, en vain, de séduire le père, puis de le convaincre de lutilité de la voie choisie, celle de la philosophie, il tente ici, en vain également, de procéder par une analogie dont il peut croire quelle suscitera lémotion, lintérêt, sinon la curiosité ; Didier-Pierre était peut-être musicien.

Cette analogie revient tout au long de lœuvre de manière sporadique mais lancinante et de plus en plus construite, parfois volontairement « confuse », au fur à mesure quelle permet à Diderot de développer daudacieuses hypothèses sur la nature du vivant, nhésitant pas à associer le corps humain dans ce quil a de plus « naturel », avec la redoutable complexité technologique de linstrument de musique quest le violon ou le clavecin. Il y a là une énigme que lauteur, visiblement grand mélomane et musicologue, a tenté de résoudre. On savait que lun des grands paradigmes de la pensée de Diderot est le théâtre, qui nous permet de mieux saisir sa façon dappréhender les autres arts de la représentation que sont notamment la peinture, ou le roman. On découvre que la musique est un paradigme 958non moins important quil traite, comme le théâtre, non seulement en spécialiste et en théoricien, mais aussi en stratège, lintégrant dans son discours à différents niveaux métaphoriques, à la manière dune catachrèse, pour nous faire saisir linsaisissable ou limpensé.

Après Shaftesbury, lauteur nous conduit donc à étudier la Lettre sur les Sourds et Muets, Les Bijoux indiscrets, Le Rêve de dAlembert, jusquaux Leçons de clavecin, cela en fonction dun plan de travail relativement ingénieux emprunté à lun des plus vieux amis de Diderot, Sénèque, lorsquil décrit le travail des abeilles dans sa 84e lettre à Lucilius : le « butinage des années de jeunesse » (description du trope et de ses usages, rencontre avec des figures de la musique et de la science comme le père Castel et son clavecin oculaire ; Rameau, loncle, ou encore le « neveu de Boerhaave ») ; puis la « disposition avec ordre, dans les rayons de LEncyclopédie » ; enfin la « mellification à laquelle parviennent ses œuvres tardives ». Les Leçons de clavecin et principes dharmonie, œuvre tardive en effet (1771) et encore méconnue fait, elle, lobjet dun chapitre à part (« Au clavecin dAngélique »), non parce quelle contiendrait ce trope analogique de lhomme-clavecin, mais parce quau sens propre, elle met en œuvre tout ce que la musique peut apporter à la connaissance humaine en termes de réflexion épistémologique, sur ce que doit être lenseignement dune science appliquée à de lhumain, dialogue participant à lélaboration même de ce que lhomme possède de plus ineffable, la sensibilité, le goût, la créativité.

Lun des passages les plus féconds du livre concerne « LOrganisation du clavecin-Encyclopédie », où lauteur montre comment, sur la base de cette analogie homme/instrument de musique, cest toute la conception du dictionnaire encyclopédique qui séclaire et réchappe dune vision surannée. Renonçant à un projet cartésien, hégémonique et parfait, du savoir – projet nécessairement toujours obsolète –, son directeur favorise une approche symphonique, butinante et créative qui maintient la science au niveau dune œuvre humaine à la fois collective et digeste, grâce à une architecture organique ainsi quun style conscient de ses faiblesses harmoniques mais aussi de ses grâces mélodiques. On le voit, la métaphore musicale chez Diderot peut être filée à linfini, elle demeure dune prodigieuse efficacité. Un seul minuscule reproche à ce jeune diderotiste méritant de figurer parmi les grands : navoir pas cité, au milieu dune impressionnante bibliographie, le toujours efficace ouvrage de Jean-Pierre Seguin, Diderot, le Discours et les Choses, essai de description du style dun philosophe en 1750 (Paris, Klincksieck, 1978), et lincontournable étude de Marie Leca-Tsiomis, Écrire lEncyclopédie. Diderot : de lusage des dictionnaires à la grammaire philosophique (Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 375, 1999).

Odile Richard-Pauchet

Jürgen Siess, Vers un nouveau mode de relation entre les sexes. Six correspondances de femmes des Lumières. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 176 p. 

Louvrage que publie Jürgen Siess sinscrit dans le mouvement des gender studies et trouve donc place très logiquement dans la collection « Masculin/Féminin dans lEurope moderne » des éditions Classiques Garnier. La ligne de 959lauteur est claire : son projet vise à prouver que les correspondances des femmes des Lumières – entendons : les femmes de lélite sociale – adressées à des hommes, constituent un instrument au service de lutopie suivante : linstauration dune égalité hommes/femmes.

Les outils théoriques servant à la démonstration sont aussi clairement posés. Dune part sont redéfinies les spécificités du discours épistolaire avec les notions dimage, dinterrelation et de but ; dautre part sont appliqués aux corpus épistolaires les concepts de place et déthos empruntés particulièrement aux travaux de Ruth Amossy, de Catherine Kerbrat-Orecchioni et de François Flahaut. Sur le plan méthodologique, louvrage est construit sur les correspondances de six épistolières du xviiie siècle écrivant à des hommes : Émilie du Châtelet à Maupertuis et à Saint-Lambert ; Julie de Lespinasse à Guibert et à Condorcet ; Marie-Jeanne Riccoboni à Garrick et à Liston ; Marianne de La Tour à Rousseau ; Isabelle de Zuylen-Charrière à Constant dHermenches et à Benjamin Constant ; Éléonore Sabran à Boufflers. Une introduction pose lhypothèse de départ et le protocole détude, une conclusion tire le bilan et liste les résultats obtenus. Au-delà des différences de chacune des correspondances et de chacune des situations dont elles relèvent, pari est fait de repérer leurs points communs.

Lintérêt de louvrage porte donc en premier lieu sur le plan méthodologique. Lentrée par les théories de lénonciation et de la pragmatique convient en effet particulièrement bien à ces textes. La question identitaire, le jeu des positionnements, sont une réalité épistolaire, sociohistorique – la place des femmes dans la société du xviiie siècle est en mutation –, et genrée – la lettre est sans doute lun des rares espaces semi-privés où la femme peut sexprimer de manière un peu personnelle, même si cette pratique obéit aussi à un certain nombre de stéréotypes. Par ailleurs, lauteur prend soin de varier les paramètres et, dans quatre des six cas étudiés, de comparer les correspondances étudiées avec celles adressées à dautres destinataires : Émilie du Châtelet avec Maupertuis puis dAlembert, Julie de Lespinasse avec Guibert et Condorcet, pour ne citer quelles. Dautres références ponctuelles servent également à mieux saisir la spécificité de tel ou tel échange.

Les résultats de cette démarche se mesurent donc en termes de (re)découverte. Lanalyse permet ainsi de réhabiliter la figure de certaines des épistolières étudiées. Ainsi de Julie de Lespinasse dont limportance de lascendant intellectuel est de nouveau soulignée. Au-delà de ce cas individuel, et plus largement, ce travail permet aussi de prendre le contrepied de toute une tradition envisageant la correspondance comme une écriture pour soi, solipsiste, soit que cette conception se rattache à une veine disons romantique et sainte-beuvienne, soit quelle renvoie à lidée dune écriture métaréflexive et autocentrée que la récente modernité a mise en avant dans le genre épistolaire. Or ces études remettent bien en lumière les spécificités dun genre qui, au xviiie siècle tout particulièrement, est avant tout tourné vers léchange et le dialogue de la pensée.

En outre, si ces correspondances sont, bien sûr, connues, leur réunion les constitue en corpus qui leur confère une unité et un sens qui dépasse leur seul contexte singulier. Des points communs jusqualors invisibles émergent, par lesquels elles acquièrent une signification historique et sociologique. Louvrage met de la sorte en lumière des figures de femmes fortes, intelligentes et sensibles, mais surtout audacieuses, ne redoutant pas de penser autrement, offrant à leurs 960partenaires masculins des projets non daffrontement mais de dialogue généreux et dégalité digne. Un bel exemple pour notre xxie siècle.

Bénédicte Obitz-Lumbroso

Laurence L. Bongie, Sade. Un essai biographique. Préface de Benoît Mélançon. Les Presses de lUniversité de Montréal, « Espace littéraire », 2017. Un vol. de 413 p.

Parue en 1998 dans sa version anglaise, cette biographie de Sade est lœuvre de Laurence Bongie, professeur émérite de lUniversité de Colombie britannique. Elle apporte des éléments nouveaux et propose une vision originale de la vie du marquis. Lauteure sattache à mieux préciser la personnalité des deux parents. Le père, Jean-Baptiste de Sade, dune noblesse méridionale, vint à Paris où il fréquenta les Condé, et cest à cette occasion quil épousa Marie-Éléonore de Maillé de Carman qui leur était apparentée. Jean-Baptiste, diplomate peu doué, malhonnête et joueur, eut une carrière médiocre. Sociable, mondain, il mena une existence libertine. Caroline-Charlotte de Hesse-Rheinfeld, épouse du prince Louis-Henri de Condé, premier ministre épisodique à la mort du cardinal Dubois, fut lune de ses maîtresses, mais il fréquentait également le monde de la prostitution, bisexuel, habitué du jardin des Tuileries. Marie-Éléonore, mère de Donatien-Alphonse-François de Sade, est habituellement décrite comme prude, rigide, autoritaire. L. Bongie atténue ce portrait. Plus sensuelle et avertie que lon dit, elle aurait connu de près le prince de Condé et sentendait à repérer les aventures de son époux. Elle usa de son influence pour défendre le père et le fils, tous les deux scandaleux.

Sur la jeunesse de Donatien, nous retrouvons sa fameuse agitation, qui laurait fait expédier à Saumane et à Avignon auprès de sa grand-mère et de son oncle, labbé Jacques. Quand il revint, il fut élève à Louis-le-Grand, externe ou interne, en tous cas confié à labbé Amblet, précepteur. Dès treize ans, il eut la permission dutiliser une petite maison près du collège où il recevait des prostituées. Il aurait été initié par Madame Julie de Vernouillet, ancienne maîtresse du duc de Richelieu. En parallèle, il appréciait également Jeanne-Marie de Raimond, châtelaine de Longeville, qui recevait la famille dans sa campagne, ainsi que Laure de Saint-Germain, ces dames lui témoignant une affection maternelle. Mais à Louis-le-Grand, Donatien connut sans doute dautres initiations. Dans ses relations avec la noblesse et les autorités dune part, avec les personnes modestes dautre part, cette famille se comportait de façon aristocratique, se prétendant légale des uns, supérieure et méprisante avec les autres. L. Bongie considère les protestations démocratiques affichées par Donatien à lépoque de la Terreur comme opportunistes et artificielles.

Cependant, vers 1752, ses parents se séparèrent, Marie-Éléonore se réfugia au couvent des Carmélites de la rue dEnfer, puis Donatien partit pour larmée où il fut bon cavalier dans un régiment de Carabiniers. Peu après la fin de la guerre de sept ans, il épousa contre son gré Renée-Pélagie de Montreuil en mai 1763. Ce fut alors lexplosion de sa vie libertine, avec plusieurs maîtresses, la fréquentation de prostituées et les fameuses affaires : laffaire Jeanne Testard, en octobre 1763, laffaire Rose Keller, en avril 1768. On en remarquera loutrance et leffroyable 961maladresse. La plupart des libertins, tels le philosophe Helvétius, le savant Buffon, fréquentaient des professionnelles et des lieux adéquats. Sade agit de façon impulsive, solitaire, abordant dans la rue une personne inconnue. Dans les deux cas, il stimula son érotisme en martyrisant sa partenaire, puis se livra à des actes sacrilèges, conchiant crucifix et ciboires. Plus tard, la famille installée à La Coste, ce fut en 1772 laffaire de Marseille où, cette fois-ci, accompagné du valet Latour, Sade commit de nouvelles orgies avec quatre prostituées auxquelles il fit absorber de la cantharide. Il fut accusé dempoisonnement. Il dut fuir en Italie, accompagné dAnne-Prospère de Launay, sa jeune belle-sœur. Revenu à La Coste en 1774, il y organisa de nouvelles fêtes érotiques. En février 1778, se rendant à Paris pour voir sa mère à lagonie, il fut incarcéré, dabord à Vincennes, puis à la Bastille, jusquen 1790. Il traversa la Révolution en adoptant des idées révolutionnaires, pour survivre. En 1790, il connut Rose Quesnet, actrice de trente-trois ans qui fut sa compagne jusquà la fin de ses jours. Il échappa à la guillotine, put publier ses œuvres qui eurent du succès. En 1803, il fut interné à Charenton, qui lui fut une maison de retraite, où il put recevoir ses proches, écrire, publier La Marquise de Gange, rencontrer le directeur de létablissement.

La psychopathologie proposée par L. Bongie sarticule autour de la carence maternelle. Sa mère séloigna, pensionnaire dun couvent. Sans doute rigide et dure, dun caractère fort, consciente de sa prestigieuse parenté, elle laida comme elle put. Ses relations avec elle furent plus affectives quon ne le dit habituellement. Sade trouva des mères substitutives quil sut séduire, en particulier sa belle-mère, Marie-Madeleine de Montreuil. Mais celle-ci, malgré sa tolérance et ses efforts indiscutables, ne put guère laider quand, en 1778, il fut emprisonné à Vincennes. Le dossier était devenu trop lourd, les politiques devaient tenir compte de lopinion. Nobtenant rien, la revendication affective de Donatien à son égard se transforma en rage vengeresse, ce quil exprima dans les nombreuses lettres adressées à Renée-Pélagie. L. Bongie ne croit pas un instant aux protestations dinnocence répandues dans la correspondance avec son épouse. Il ny aurait là que poses et duperies. Si lon peut volontiers supposer que les idées révolutionnaires furent une mascarade, Sade se déclarant à son ami Gaufridy en faveur dune monarchie constitutionnelle à langlaise, il faudrait être plus nuancé quand il invoque une morale. Lérotisme de Sade usa de la douleur et de la terreur, de la sodomie et de la pluralité des partenaires – ces deux dernières transgressions étant à lorigine du succès de ses livres les plus connus, La Philosophie dans le boudoir et Justine – mais il ne fut ni incestueux ni pédophile. L. Bongie souligne quil était peu sociable. Il fit pourtant du théâtre et eut des amis, aima beaucoup certaines femmes et sut sen faire aimer. Il cultivait lidée ou limage dune femme idéale et parfaite. L. Bongie rappelle un rêve lui faisant apparaître Laure, lamante de Pétrarque, et note sa dévotion envers Sophie-Charlotte von Erbach, princesse de Nassau-Saarbrück, décrite par Diderot comme une femme éclairée et une mère aimante.

Sade détesta le monde religieux, son hypocrisie, ses trahisons, son système, et dénonça tout au long de ses romans les ecclésiastiques pervers. Doù un athéisme fanatique. La carence maternelle nexplique pas cette obsession. Il y faut une autre explication, et aller interroger ses relations avec les prêtres, cest-à-dire les Jésuites de Louis-le-Grand. Nous savons aujourdhui, depuis les travaux de Robert Stoller, quune agression sexuelle infantile, avant la puberté, peut être responsable dune évolution psychopathique antisociale. Plus précisément, selon 962les recherches récentes, cette empreinte pourrait entraîner une puberté précoce, dintenses masturbations, lusage de la pornographie, des relations sexuelles prématurées. En cas dagressions répétées envers ce jeune, cest tout un processus de vengeance contre la société qui en résulte. Un tel conditionnement expliquerait alors la tonalité antireligieuse de lœuvre de Sade. Mais il faut aussi tenir compte de son talent littéraire et des modes de lépoque. Lœuvre érotique du marquis fut publiée à lépoque où, avec Le Château dOtrante dHorace Walpole, en 1765, le romantisme noir commençait à se déployer. Après le succès de Justine ou les Malheurs de la vertu, Sade, toujours à court dargent, outra son propos, mettant en scène les martyres les plus horribles des êtres quil respectait, les mères et les enfants. Il avait eu le temps de faire fonctionner son imagination et lactualité récente lui avait fourni les plus effroyables preuves de déchaînement du mal.

Après une revue sévère des lectures récentes de Sade, publiée en annexe, lauteure conclut : « Nous ignorons toujours trop de faits biographiques de base de Sade, et surtout ceux qui se rattachent à ses années formatives, pour espérer commencer à l“expliquer”. »

Quentin Debray

Stéphanie Fournier, Rire au théâtre à Paris à la fin du xviiie siècle. Paris, Classiques Garnier, « LEurope des Lumières », 2016. Un vol. de 779 p.

Le livre de Stéphanie Fournier, issu dune thèse sous la direction de Pierre Frantz soutenue en 2013, porte sur les théâtres de boulevards parisiens qui se développent dans les années 1760, en concurrence avec les trois théâtres officiels : lOpéra, la Comédie-Française et la Comédie-Italienne. Dans cet ouvrage de plus de 700 pages, S. Fournier a choisi de réfléchir à la spécificité éventuelle du rire au théâtre dans la deuxième moitié du xviiie siècle et sous lEmpire. Le cadre chronologique est plus ample que ce que le titre du livre laisse attendre : le point de départ retenu est lannée 1759, avec lapparition du premier théâtre de boulevard (le Théâtre des Grands Danseurs du Roi, créé par Nicolet, et qui devient le Théâtre de la Gaîté en 1792) ; létude conduite sarrête en 1807 (Napoléon réduit à huit le nombre de théâtres). Le livre contribue à mieux faire connaître des scènes souvent écartées à tort de lhistoire du théâtre (les Variétés-Amusantes, lAmbigu-Comique, le Théâtre du Vaudeville, etc.) et défend à juste titre la nécessité dune prise en compte de la dimension spectaculaire des formes théâtrales qui y ont été données. À cet égard, on apprécie lutilisation de comptes rendus, de correspondances, de textes de censure, etc.

Louvrage est divisé en quatre grandes parties. Dans la première partie (« Transformation du paysage théâtral parisien dans la deuxième moitié du xviiie siècle »), S. Fournier retrace lhistoire des principaux théâtres de boulevard et rappelle le cadre législatif dans lequel ils sinscrivent. Dans ce panorama dramatique, lauteur prend bien en compte les formes théâtrales antérieures que lon trouve aux Foires Saint-Germain et Saint-Laurent. Une importance particulière est prêtée au public, avec un appui privilégié sur La Vie théâtrale en France au xviiie siècle de Martine de Rougemont : celle-ci insistait déjà, lors de la parution de son ouvrage en 1988, sur le fait que les spectateurs participent à la réalisation de la pièce au même titre que les acteurs, et que les études théâtrales ne peuvent faire limpasse 963sur cette dimension incarnée de lart dramatique. S. Fournier sattaque de manière légitime et convaincante au préjugé selon lequel les théâtres qui se destinent au divertissement attireraient un public strictement « populaire », mais létude de la composition du public, qui aurait pu prolonger les travaux dHenri Lagrave (Le Théâtre et le public à Paris de 1715 à 1750) et de Jeffrey Ravel (The Contested Parterre, Public Theater and French Political Culture, 1680-1791), nest sans doute pas suffisamment poussée et le chapitre « La Naissance du public de théâtre » reste assez court sur ce point. La contextualisation théorique des succès remportés par certains acteurs comiques qui se produisent dans les théâtres de boulevard donne au lecteur les principaux éléments du débat sur le rire au xviiie siècle et ses effets, en sappuyant sur des auteurs incontournables (notamment François Riccoboni et Pierre Rémond de Sainte-Albine). Le livre gagne en originalité lorsquil aborde les grandes « vedettes » comiques des théâtres de boulevard, avec létude de ce que S. Fournier appelle les « phénomènes » (en loccurrence, Janot, Brunet et Corsse).

La deuxième partie (« Les grands succès comiques des théâtres parisiens ») consiste dabord en une mise au point terminologique et générique sur les genres comiques que lon peut trouver dans les théâtres de boulevard. S. Fournier passe ainsi en revue la comédie à ariettes, lopéra-comique, le vaudeville et le mélodrame comique avec un souci de clarté et de pédagogie. On regrettera le caractère parfois trop général de cet effort définitoire, qui aurait gagné à sappuyer par exemple sur les travaux récents de Bertrand Porot, Judith Le Blanc ou Pauline Beaucé. En revanche, létude de cas dans le chapitre « De Janot à Madame Angot » est très informée et S. Fournier met en avant quelques personnages particulièrement appréciés des spectateurs qui se rendent aux théâtres de boulevard (Jérôme Pointu, le Père Duchesne, Cadet Roussel, etc.). On pourrait signaler en outre un des rares ouvrages récents sur les théâtres de boulevard : Michel Faul, Les Tribulations de Nicolas-Médard Audinot, fondateur du théâtre de lAmbigu-Comique (Lyon, Symétrie, 2013).

Dans la troisième partie intitulée « Le rire au théâtre en question », S. Fournier aborde les aspects esthétiques posés par son corpus, et que lon sattendait à voir traiter en raison de lorientation défendue dans le titre même de louvrage : Rire au théâtre à Paris à la fin du xviiie siècle est un « pari risqué », ainsi que le concède S. Fournier en conclusion du livre, « tant cette notion recouvre de facettes et risque de nous conduire à chercher à tout prix une unicité dans le foisonnement des spectacles de cette période ». Outre cet écueil de nivellement, le risque de sattarder sur les éléments dun débat sur le comique dans la Première Modernité (faut-il divertir ou se justifier de divertir par la vertu corrective du rire ?) est réel car ce débat est bien connu des spécialistes et a déjà fait lobjet de nombreux travaux. On sait ainsi que la devise castigat ridendo mores est un argument privilégié pour défendre lintérêt moral de la comédie face à ses détracteurs, qui voient dans le rire un signe de relâchement, voire une manifestation grossière du corps. Molière a dû se défendre de nêtre quun « farceur » ou davoir introduit dans certaines de ses pièces des plaisanteries obscènes. Létude des discours sur le rire du spectateur de théâtre est au cœur de nombreux travaux sur le théâtre du xviie siècle, et lobjet en particulier de la thèse de Coline Piot sous la direction de Lise Michel et Danielle Chaperon. La suspicion attachée au rire traverse le xviiie siècle, et a suscité des polémiques que S. Fournier retient dans la troisième partie pour donner un arrière-plan à son étude des théâtres de boulevard au lieu de la limiter à une 964investigation purement formelle. La réflexion porte sur lévaluation du discrédit associé au divertissement et sur lévolution du genre comique vers une moralisation du rire. Lapport du livre tient ici tout particulièrement à létude de la pression croissante exercée par les autorités sur des salles de spectacle qui proposent une forme de rire potentiellement licencieuse et suspecte. Rire nest pas quune affaire de délassement personnel mais engage la société tout entière, en raison des transformations politiques profondes à la fin du xviiie siècle et sous la Révolution.

Cest cette « alliance impossible » entre « rire et politique » qui est au cœur de la quatrième partie du livre. Abordant la période révolutionnaire, S. Fournier est confrontée à une série dinterrogations spécifiques à son corpus et qui diffèrent des travaux conduits par des historiens ou des littéraires sur cette même période (par exemple, Philippe Bourdin et Gérard Loubinoux, Révolution française et arts de la scène, actes du colloque de Vizille juin 2002, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2004, ou Thibaut Julian, LHistoire de France en jeu dans le théâtre des Lumières et de la Révolution, 1765-1806, thèse sous la direction de Pierre Frantz soutenue en 2016). Dans cette dernière partie du livre, denviron deux cents pages, S. Fournier plonge le lecteur au cœur des soubresauts historiques et politiques de la France au tournant des xviiie et xixe siècles afin de voir comment il est encore possible de rire et dattirer le public dans les théâtres de boulevard. Elle parvient à éviter dopposer de manière manichéenne les pièces de circonstances, avec un engagement politique avéré, et les pièces écrites pour divertir le spectateur. À travers des situations historiques variées, allant de la Révolution au Consulat et à lEmpire, elle met en avant la pugnacité des auteurs comiques, mais aussi des entrepreneurs de spectacle, et leur adaptation constante aux pressions du moment. Comme dans la première partie, louvrage aurait, certes, mérité de mieux prendre en compte lhétérogénéité des spectateurs et de ne pas donner limpression de faire du parterre frondeur une entité monolithique, à destination de laquelle les auteurs accordent une attention parfois fiévreuse.

S. Fournier parvient à tenir le « pari risqué » dun livre sur Rire au théâtre à Paris à la fin du xviiie siècle en menant une véritable enquête littéraire et historique sur la programmation des théâtres de boulevard qui peut sapparenter à une forme de résistance par le rire aux aléas politiques. Il ne sagit pas bien sûr de surinvestir la portée des pièces mises à laffiche de ces théâtres et de faire du comique une posture idéologique en soi, mais on soulignera combien la survie économique des théâtres de boulevard, qui sefforcent de continuer à exister malgré les transformations sociétales et lencadrement de leur activité par les autorités successives, participe dune forme de liberté des spectacles inestimable, et qui disparaît en 1807. À partir de cette date, chaque théâtre a désormais une spécialité et les pièces à forte charge comique sont jouées sur la scène des Variétés. La portée de louvrage ne se réduit donc pas à étudier de « petits théâtres », mais participe dun mouvement pluridisciplinaire doctroi dune pleine considération scientifique à des salles de spectacle, en loccurrence sur les boulevards parisiens, qui se sont, elles aussi, et au même titre que les scènes officielles, inscrites dans une évolution esthétique et politique du public au tournant des xviiie et xixe siècles.

Isabelle Ligier-Degauque

965

Alexandre Duval, Shakespeare in love. Présentation et traduction de Barbara Innocenti. Florence, Edizioni Clichy, « Père Lachaise », 2016. Un vol. de 221 p.

Le titre de ce volume qui, à première vue, pourrait tromper le lecteur sur son contenu, est en fait un petit clin dœil que lauteur lui adresse et dont il sexplique plus avant, car il sagit en vérité de la première traduction moderne italienne de la pièce dAlexandre Duval, Shakespeare amoureux ou la pièce à létude (publiée chez Les Libraires du Théâtre Français en 1804), après celles effectuées au xixe siècle par Giacomo Bonfio et Carlo Bridi ; pièce dont le succès européen est attesté par les nombreuses versions et adaptations en diverses langues. La traduction de Barbara Innocenti est ponctuelle et précise et son but essentiel est de respecter, tant faire se peut, comme elle le dit elle-même, le rythme des répliques, déclamées par le grand François-Joseph Talma, et dont Duval voulait quil soit celui de la passion, la ponctuation originale et les structures phrastiques du texte français. Lauteur offre en outre au lecteur, en appendice, le texte de la pièce qui a appartenu au souffleur, précieux témoignage de la première représentation qui documente létat de la pièce dans sa version intégrale et quelle a déniché dans la Bibliothèque Archive de la Comédie Française. Ce manuscrit est particulièrement important car il rend compte des coupures que lauteur effectue avec laide de Talma, dans la nuit même qui suit la première représentation du 2 janvier 1804 sur la scène du Théâtre Français et qui fut un véritable fiasco. La pièce grâce aux remaniements opérés, obtient alors la faveur du public et un succès durable. Elle fut même représentée à diverses reprises en la présence de Napoléon qui lappréciait particulièrement.

La pièce de Duval met en scène les amours (vraies ou fausses) du Barde, reprenant ainsi une tradition critique, interprétative et créative qui précède le Romantisme, à travers laquelle le Génie littéraire devient tel seulement sil sinspire à une passion vécue en première personne. La pièce est un compromis entre la tradition classique – la comédie respecte les trois unités – et les canons shakespeariens. 

Barbara Innocenti montre bien en outre dans la notice qui précède sa traduction (Da Shakespeare amoureux a Shakespeare in love), que dans Shakespeare amoureux Duval exprime en fait sa conception de lart théâtral et de lœuvre dart en général qui, pour lui, devait être le miroir de lâme. Il y met en évidence les mécanismes créatifs de lart théâtral et démontre aussi le rapport qui doit sinstaurer entre lœuvre dart et la vie réelle. Cest donc et surtout, tout lart théâtral dans sa complexité qui est le vrai protagoniste de la pièce.

Enfin, et cest là que le titre du volume prend tout son sens, Barbara Innocenti montre les évidents rapports de filiation existant entre le film Shakespeare in love, sorti en 1998, réalisé par John Madden (scénario de Tom Stoppard et Marc Norman) et la pièce de Duval. Elle nous fait voir que malgré les dénégations du réalisateur qui affirme ne pas sêtre inspiré à aucun texte pour la réalisation de son film, lœuvre cinématographique apparaît clairement comme une ré-écriture de la comédie de Duval.

Barbara Innocenti ajoute encore à ce riche parcours sur la comédie de Duval une lettre inédite de lauteur lui-même à un destinataire jusquà ce jour encore non identifié, et qui montre sa participation au débat, à lépoque fort animé, entre 966tradition classique et envie de rénovation dramaturgique. Le volume contient aussi une bibliographie de Duval, une sitographie et un appendice iconographique.

Lon ne saurait enfin terminer léloge de ce petit volume si dense et si minutieux sans mentionner lintéressante introduction rédigée par Marco Lombardi qui fait une brève mais brillante synthèse de la fortune de Shakespeare en France du xviie au xixe siècle.

Annie Brudo

Albert Jean Michel Rocca, Œuvres. Mémoires sur la guerre des Français en Espagne (1814), La Campagne de Walcheren (1817), Le Mal du pays (1817-1818, inédit). Textes présentés et établis par Stéphanie Genand, avec la collaboration dAline Hodroge. Paris, Honoré Champion, « Tournant des Lumières », 2017. Un vol. de 294 p.

Voué à lobscurité du fait de la renommée de sa célèbre épouse, Germaine de Staël, puis de sa propre mort précoce, Albert Jean Michel Rocca, dit « John Rocca » (1788-1818) constitue lune des figures les plus mystérieuses de lentourage de lécrivaine. Du fait de lofficialisation tardive de leur union, il est considéré avec une certaine circonspection par des contemporains, puis une postérité déconcertés par lobscurité dun homme dont on pense quil peine à rivaliser avec son épouse, et ce non par son rang – il est issu, comme le rappellent Olivier Fatio et Anselm Zurfluh, dune ancienne famille de la bourgeoisie genevoise –, mais sur le plan intellectuel. Si la confusion qui entoure le rôle de Rocca agit comme le révélateur de la « problématique de la place » (p. 11) à lœuvre dans la famille Necker, puis chez les Staël (en référence à cette quête dintégration et ces clivages identitaires qui opèrent, entre autres, chez Suzanne Necker et Rocca), les zones dombre touchant à son itinéraire donnent également à voir ce que les figures masculines ont déminemment problématique à Coppet, où elles tendent à être éclipsées par Necker, figure paternelle incomparable et irremplaçable (p. 16).

Le présent volume se propose donc de parachever, deux cents ans après sa disparition, la réhabilitation de la figure de Rocca, investie dun rôle déterminant dans les dernières années de la vie de Germaine de Staël, en faisant redécouvrir ses écrits, soit les Mémoires sur la guerre des Français en Espagne (1814), La Campagne de Walcheren (1817), tous deux établis à partir de lédition des Mémoires publiée chez Nicolle en 1817, et enfin Le Mal du pays, texte inachevé édité pour la première fois dans son intégralité à partir du dernier manuscrit, rédigé entre 1817 et 1818. Partant, il sagit pour Stéphanie Genand, responsable de létablissement du texte, de restituer la vivacité dune voix jusqualors oubliée, adjonction majeure dans le panorama, décidément dynamique, des études littéraires portant sur les années 1780 à 1820, le tout à travers un travail éditorial minutieux qui fait ressortir toute loriginalité et lintérêt des écrits de Rocca.

Poussé à la rédaction des Mémoires par Germaine de Staël, qui laide à les rédiger – mue par la volonté de célébrer lEspagne, terre de résistance à la tyrannie dont elle a tant souffert, mais saventurant aussi par ce biais, comme le pointe S. Genand, dans la chronique militaire et la théorie politique, « territoires alors interdits aux femmes » (p. 25) –, Rocca livre un témoignage saisissant, en ce quil 967constitue lune des seules chroniques négatives sur cet épisode qui devait marquer un moment décisif dans le processus qui mène à leffondrement de lEmpire. Pour la première fois, en effet, larmée française prend toute la mesure de son impuissance face à des combattants qui, par leurs méthodes (la guérilla, notamment), mettent en relief lanachronisme de la vision napoléonienne de la guerre – inaugurant, par là, un nouvel âge militaire (p. 33). « Hussard mélancolique » (p. 27), témoin critique et sans complaisance des dernières heures dune idéalisation de la figure napoléonienne qui naura pas survécu à lépreuve du réel (p. 32), Rocca ne souscrit à aucun des topoï du genre : ni le plaisir et lappétit des combats, ni lhéroïsation de soi, ni la veine patriotique, qui irriguent les récits de guerre dAncien Régime, ne se retrouvent sous sa plume. Incarnation dune « tribune neutre, à la fois subjective et impersonnelle » (p. 35), ses Mémoires renouvellent lécriture de lhistoire et jettent à ce titre, aux côtés des quelques (rares) ouvrages écrits dans la même perspective, les jalons dune historiographie qui, dès 1814, semploiera à pointer les failles dun édifice impérial qui ne devait pas survivre, lui non plus, à lépreuve du réel.

Si La Campagne de Walcheren, récit à la première personne de la campagne de Walcheren et dAnvers menée par lEmpereur en 1809, sapparente par ses modalités au texte des Mémoires – une écriture de lhistoire à la fois neutre et subjective, puisque Rocca parle au nom des troupes françaises –, Le Mal du pays. Histoire dun jeune officier suisse, laissé inachevé, mérite quon sy arrête plus longtemps. Articulé autour de la question de la douleur, ce récit fortement autobiographique retrace le parcours dArnold, jeune officier suisse gagné par le « mal du pays » qui désigne, au xviiie siècle la souffrance des soldats suisses éloignés de leurs contrées. Peu à peu gagné par une mélancolie irrépressible, il séteint progressivement au fil de lodyssée qui le ramène, après un long périple entrecoupé de campagnes militaires, à la maison paternelle. Par ce récit en forme de « confession-tombeau » (p. 45) de la vie dun officier emporté par la nostalgie, le narrateur cherche à mettre en garde ses compatriotes quant aux ravages de ce sentiment sur lhomme, lesquels sont relatés de façon clinique. Le tout sans nul cynisme : sil séteint, victime du mal du pays, Arnold nen défend pas moins jusquau bout lesprit de chevalerie selon lequel « Tout homme doté dune âme libre, noble et juste, doit accourir sous tous les climats à la défense des nations envahies ou opprimées » (p. 287).

Lieu dune réflexion politique qui na rien perdu de son acuité, ni de son actualité, les Œuvres complètes de Rocca, incarnation dun moment-pivot dans lécriture de lhistoire, justifient amplement, deux cents ans après sa mort, le travail mené par S. Genand et ses collaborateurs pour donner à entendre, avec succès, toute la richesse dune voix jusque-là muette.

Laetitia Saintes

Jean-Jacques Hamm, Approches de Stendhal. Paris, Classiques Garnier, 2018. Un vol. de 361 p.

Ce recueil rassemble vingt-cinq études dont la majeure partie a déjà été publiée. Elles ont été revues, voire réécrites. Son titre pourrait paraître bien neutre, ou élastique, et sans perspective directrice. Il répond en fait à une pratique critique 968relevant clairement de la poétique des textes, mais qui se refuse à tout dogmatisme, et a fortiori à toute arrogance. Jean-Jacques Hamm s« approche » en effet de son écrivain de prédilection, auquel il a consacré plusieurs essais et dont il a édité Lamiel, avec autant de délicatesse que de fermeté. On dirait quil a peur de lui faire mal en lécrasant sous le rouleau compresseur de lourds présupposés méthodologiques et de développements touffus. Il est sensible, mais surtout précis, et nappuie jamais. Économie, mais aussi politesse, qualités bien stendhaliennes : on fait confiance au lecteur (intelligenti pauca). Et cette démarche convient particulièrement à lappréhension dun monde qui est essentiellement « de contiguïtés, de contacts et de fuites ».

Le parcours sorganise en trois étapes : Œuvres, Thèmes, Écriture, en quête dinvariants, à travers un cadastre très complexe, apparemment polygraphique, en fait très fortement charpenté, sous le bariolage générique, par « lactualisation répétée de structures personnelles, dans un travail de dé-création de formes données ». Impossible ici dégrener en détail le chapelet de toutes les contributions. Marquons-en simplement quelques points forts : le plagiat (chez Stendhal si idiosyncrasique quil déplace la notion même de plagiat) ; la naissance et la mort comme pulsation de De lamour, livre à la recherche dune forme « qui dirait la diffraction de lamour, ses multiples couleurs derrière une unité fondamentale, mais invisible ou innommable », texte qui détruit son objet (rendre public un discours intime, cest le tuer) ; Brulard comme voyage dantesque : Grenoble-Enfer, Paris-Purgatoire, Milan-Paradis ; la mort de Sandrino, en vue de laquelle, selon laveu explicite de Stendhal, il avait écrit la Chartreuse (« Un père tue son fils. Pourquoi ? Un auteur tue un enfant. Pourquoi ? ») ; la question épineuse de linachèvement, dont sest déjà préoccupé Jean-Jacques Hamm dans un ouvrage précédent (inachever, cest être ailleurs, « refuser la loi des genres, les règles du jeu, cest entrer en littérature avec la certitude que linvention libère ») ; lathéisme dune écriture imperméable aux forces idéologiques obscurantistes qui accroissent le malheur, mais susceptible dêtre « tempéré par une péripétie momentanée dont lintensité défait les rigueurs du moi » – ces instants miraculeux d« apnée », comme le ravissement de Rolle, pour lesquels il vaut la peine davoir vécu, et qui, sans être religieux, re-lient lexistence à une dimension supérieure ; la place mystérieuse de lautre HB, né et mort avant lui, ce frère évanescent et encombrant dont peut-être on peut retrouver la présence dans linachèvement, la pseudonymie, le double ; la dénégation (« je ne suis pas un auteur ») et la réticence, les jeux et enjeux des épigraphes.

Le volume se clôt sur une réflexion inédite à propos des Concordances des Romans et Nouvelles de Stendhal que Jean-Jacques Hamm et Gregory Lessard ont établies en quinze tomes (1991-2005). Nullement Diafoirus de lordinateur, Jean-Jacques Hamm connaît mieux que quiconque les limites et les ressources de linformatique. Il rappelle une notation surprenante de 1804 : « Calculer le style des auteurs. Prendre par exemple une page de La Bruyère, compter combien il y a de substantifs, dadjectifs, de verbes, de pronoms, combien de fois la particule que est répétée. En prendre ainsi plusieurs et en tirer une moyenne proportionnelle. Faire le même calcul sur Montaigne, Rousseau, Montesquieu, Buffon (…) et en voir le résultat. » Stendhal invente la stylométrie. Deux ans plus tôt (il en avait dix-neuf !), il sétait enjoint de « toujours travailler pour le xxe siècle ». C.Q.F.D.

Philippe Berthier

969

Ulric Guttinguer et Charles-Augustin Sainte-Beuve, Arthur. Édition de Bernard Gendrel, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », no 45, 2017. Un vol. de 364 p.

À lorigine, le roman Arthur devait être le produit du travail commun de Sainte-Beuve et dUlric Guttinguer. Cest au cénacle hugolien de la rue Notre-Dame-des-Champs, en 1829, que se sont rencontrés Guttinguer et Sainte-Beuve, et que leur amitié est née. Divers travaux littéraires justifiaient la présence dans le cénacle du premier cité, notamment plusieurs recueils de vers (Le Bal, poème moderne, suivi de poésies, 1824 ; Dithyrambe sur la mort de lord Byron, 1824 ; Mélanges poétiques, 1824 [2e éd., 1825] ; Charles VII à Jumièges, 1827) ainsi quun roman (Amour et opinion. Histoire contemporaine, 1827). Guttinguer était sensiblement plus âgé que Sainte-Beuve : né en 1787 à Rouen, il était, en outre, déjà veuf dune épouse morte prématurément en 1819 et qui lavait rendu père de deux filles. À la suite de ce deuil, Guttinguer avait mené, au cours des années 1820, une vie sentimentale dissipée, qui connut comme point dorgue, en 1828, une rupture avec une maîtresse nommée Rosalie, – laquelle rupture plongea, semble-t-il, le poète normand dans une profonde amertume. Ainsi Musset, autre habitué du cénacle hugolien, écrit dans le poème quil consacre à lépoque à son inconsolable ami « Ulric G. », au « front pâli sous des baisers de femme » : « [], nul œil, Ulric, na pénétré les ondes / De tes douleurs sans borne, ange du ciel tombé. / Tu portes dans ta tête et dans ton cœur deux mondes, / Quand le soir, près de moi, tu vas triste et courbé. »

Des conversations queurent Sainte-Beuve et Guttinguer sur les femmes et lamour – conversations qui eurent également pour cadre la résidence du poète normand, à Saint-Gatien, près de Honfleur – naquit lidée dun roman écrit à quatre mains, intitulé Arthur et destiné dans un premier temps à stigmatiser le comportement de Rosalie. Le rôle de Sainte-Beuve aurait été de composer un grand récit de passion amoureuse, à partir des notes et des souvenirs de son aîné, qui savouait incapable, pour sa part, de donner lui-même une forme littéraire à sa douloureuse expérience. Comme lindiquent les lettres échangées par les deux écrivains, le projet commença à se concrétiser au printemps de 1830, lors dun séjour de Sainte-Beuve à Saint-Gatien. Le critique se mit au travail mais – à une date non précisée – renonça à conduire lentreprise jusquà son terme. Il a confié plus tard que la révolution de juillet 1830, déjà, avait à ses yeux mis un point final à la rédaction dun tel roman, qui ne pouvait selon lui se concevoir que pendant la Restauration. En fait, la correspondance suggère quen 1831, le projet nétait pas encore abandonné, mais il est clair toutefois que Sainte-Beuve laissa définitivement de côté les notes de Guttinguer en 1832, pour travailler à la composition de Volupté.

Au début des années 1830, est intervenu un autre événement déterminant dans la genèse dArthur : la conversion de Guttinguer, sous linfluence de Sainte-Beuve, notamment, qui fit partager à son ami normand les lectures religieuses qui loccupaient lui-même. Cette conversion entraîna notamment la publication par Guttinguer, en 1834 (sous lanonymat, à Rouen), dun volume intitulé Arthur, ou Religion et solitude. Troisième partie, qui traite des méditations dun narrateur revenu à la religion après des années de libertinage. Le titre choisi pour louvrage de 1834 atteste bien quà pareille date, lauteur na pas tout à fait perdu lespoir de voir Sainte-Beuve se remettre au récit des événements liés auxdites 970années libertines (ce récit devait occuper les deux premières parties de louvrage). Cependant, le critique des Portraits littéraires ne reprendra jamais ses notes et ébauches, et cest donc seul que Guttinguer rédigera et publiera (à la fin de 1836) le roman complet (où le récit de la vie amoureuse noccupe quune seule partie et où la « Troisième partie » de 1834 – dans laquelle lauteur a introduit des coupes – devient en conséquence la deuxième). Le roman, sous cette forme, neut guère de succès, bien quil fût publié à Paris chez Renduel et malgré larticle que lui consacra Sainte-Beuve dans la Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1836 (article repris dans lédition définitive des Portraits contemporains).

Bernard Gendrel nous donne à lire, dans le présent volume, lédition conjointe de lArthur de 1836 (avec en annexe les passages supprimés de 1834) et du récit manuscrit inachevé laissé par Sainte-Beuve (qui figure dans le fonds Lovenjoul de lInstitut). Ce dernier récit est intéressant à plus dun titre. On voit par exemple le futur critique des Lundis tirer à lui les données fournies par Guttinguer, en substituant au cadre normand des notes originales un cadre picard (la région de Boulogne-sur-Mer et dAmiens) correspondant à ses propres origines. Autre « beuvisation » de lintrigue : lauteur invente au héros un correspondant nommé… Joseph Delorme ! Enfin, Sainte-Beuve a introduit dans ses ébauches quelques pièces en vers, quil a reprises ensuite dans lédition de ses Poésies complètes. LArthur de 1836 nest pas non plus sans mérite, tant sen faut : il constitue un bel exemple de roman personnel et exploite avec un certain bonheur divers registres formels (narration à la première ou à la troisième personne, lettres, citations, etc.).

Un regret, peut-être, devant le travail qui nous est ici présenté et qui a été réalisé avec un grand soin : le caractère « maigrichon » de lintroduction, où léditeur se contente de survoler rapidement le sujet et laisse le lecteur sur sa faim.

Michel Brix

Gens de couleur dans trois vaudevilles du xixe siècle. Joseph Aude et J. H. dEgvilleLes Deux colons ; Clairville et Paul SiraudinMalheureux comme un nègre ; Duvert et LauzanneLa Fin dune République, ou Haïti en 1849. Présentation de Lise Schreier. Paris, Éditions LHarmattan, 2017. Un vol. de 302 p.

Contribution récente à la collection « Autrement Mêmes », ce volume richement illustré et savamment présenté par Lise Schreier, recueille trois textes dramatiques qui permettent de mieux cerner lidée que les spectateurs parisiens pouvaient se faire des gens dascendance noire dans la France de la première moitié du xixe siècle.

Genre populaire toujours à laffût de lactualité et de nouveautés, le vaudeville de cette époque touche un vaste public engagé autant par la musique et le spectacle que par la trame de lœuvre créée par des auteurs bien connus de ceux qui fréquentent les théâtres du Boulevard. Dans son introduction aux trois pièces rééditées dans ce volume, L. Schreier expose avec clarté et précision les enjeux esthétiques de ce genre sur lequel la censure dramatique veille sans toujours pouvoir en contrôler le sens et la réception (voir, par exemple, Olivier Bara, « La folie du vaudeville face à la raison de la censure sous la Monarchie de Juillet », Teatro do Mundo : Teatro e censura, Porto, Universidade do Porto, 9712012, p. 139-162 ; en ligne, http://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/11598.pdf). Marqué par le réemploi de timbres musicaux et par des intrigues peu soucieuses doriginalité et de littérarité, le vaudeville révèle la présence des Noirs dans lespace culturel de la métropole et des colonies françaises – présence que le nombre de Noirs vivant en France ne justifierait pas mais que les débats sur le colonialisme et le statut des gens de couleur (libres ou esclaves) expliquent sans difficulté. Leur nombre nest pourtant pas nul : voir Eugénie Foa, « Coza », Journal des femmes, t. 8 (15 mars 1834), p. 118-119 où lautrice sollicite laide des lectrices pour subvenir aux besoins dune vieille Négresse abandonnée par son ancienne maîtresse après une vie de services et de fidélité tant à Saint-Domingue quen France et « Revue des tribunaux. Bobino », Le Compilateur, 3e ann., no 20 (10 oct. 1844), p. 322, où Bobino réclame des gages dun maître qui la amené en France et refuse de reconnaître son statut dhomme libre. Lexamen de la presse et des pamphlets publiés sur ces questions tout au long de la première moitié du siècle témoigne par ailleurs de ce phénomène dans larène politique (voir J. B. Duvergier, Collection complète des lois, décrets [], Paris, 1845, t. 45, p. 455-462 et notes, daté du 18 juil. 1845).

L. Schreier commence lintroduction aux trois vaudevilles quelle publie ici en citant un article au titre insolite paru dans le journal LAvant-Scène le 5 juillet 1847 : « Émeute de nègres au Théâtre des Variétés » et en signalant la présence dacteurs noirs dans la distribution de la pièce qui sy jouait ce soir-là. Voilà de quoi piquer lintérêt de celui ou celle qui ignorerait la présence de Noirs sur la scène des théâtres parisiens avant lère du clown Chocolat dont la vie a été étudiée par Gérard Noirel en 2016. Dhabitude, comme lindique L. Schreier, les personnages noirs sont joués par des comédiens blancs grimés de noir ou par des comédiennes dont le teint mat et brun laisserait penser quelles sont métisses. Cest le cas de Louise Pierson qui joue Cora, jeune Brésilienne esclave dans Jocko, ou le Singe du Brésil, de Gabriel et Rochefort (Théâtre de la Porte-Saint-Martin, 16 mars 1825) et de Mlle Émilie qui interprète la petite Cora, jeune mulâtresse esclave dans LOgresse, ou un mois au Pérou, de Paul Vermond (Théâtre du Palais-Royal, 12 août 1843), entre autres – nous signalons ces exemples qui sajoutent à ceux relevés par L. Schreier. Il est intéressant de noter que, dans une sorte de mise en abyme de la pratique du blackface, Maria, une femme blanche vivant à lîle de la Tortue (Haïti) après lindépendance, se voit obligée de se faire teindre la peau en noir afin déchapper à la haine des Haïtiens. Or, la bouteille renfermant la teinture dont on se sert pour la déguiser en Négresse se casse avant son entrée en scène, juste après que, souhaitant voir son vrai visage, elle sest lavé la figure dans une fontaine située dans les coulisses (la Fin dune république, sc. ii, p. 2) : « [J]e me suis débarrassée de cette couleur noire sous laquelle tu me déguises depuis longtemps… et te le dirai-je ? je me suis trouvée jolie… ». En tête de la pièce, un mot des auteurs de La Fin dune république précise par ailleurs que les acteurs doivent avoir une teinte uniforme et peu foncée « autrement la physionomie des acteurs disparaîtrait complètement ». Certes, le but de la pièce est de se moquer des Haïtiens de lépoque (et de Louis-Napoléon Bonaparte) et non pas de parler de lemploi du blackface, mais il nen est pas moins possible de lire cette péripétie ainsi. L. Schreier, pour sa part, commente la complexité de lemploi du blackface dans Malheureux comme un Nègre aux pages xxv-xxix de son Introduction et ailleurs.

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Plus loin, L. Schreier sattache à faire découvrir la vie de lAfricain Saïd Abdallah, acteur dans Malheureux comme un nègre, mais aussi modèle dartiste et objet danalyses de sociétés savantes. Objet dincompréhension, de réification et de spectacularisation, voilà le lot de cet homme au destin remarquablement varié et difficile quon refuse de reconnaître pour comédien. Les recherches de L. Schreier lui ont également permis de retrouver, sur les réductions dorchestre conservées à la Bibliothèque nationale, des dessins inédits tracés par des musiciens et représentant Saïd Abdallah ainsi que le jeune Amaat, autre acteur noir qui joue dans Malheureux comme un nègre.

La musique, justement, est un élément clé de tout vaudeville et L. Schreier en souligne lintérêt tant dans son introduction que dans la première des trois annexes quelle ajoute à la suite des pièces. Dans cette annexe elle trace les liens entre les airs chantés dans Les Deux Colons et les autres œuvres où ces timbres a déjà servi. Comme Schreier le rappelle fort à propos, « [] le public de la première moitié du dix-neuvième siècle, détenteur dun immense savoir musical, les reconnaît immédiatement [les airs] et savoure le comique né de lassociation entre la pièce quil voit représentée et celles auxquelles il est ainsi fait référence. Sil vise à faire rire, ce vaste système intermusical permet aussi de proposer un commentaire non-verbal de laction et de préciser les motivations des personnages » (p. 173). Cette étude des liens musicaux entre plusieurs vaudevilles permet de mieux comprendre la complexité dun genre apparemment « simple ». Cest aussi rappeler la participation active des spectateurs entre 1800 et 1850 dans la création du sens de ces pièces.

Une deuxième annexe illustre le rôle de la censure théâtrale préalable – étape par laquelle, sur une grande partie du dix-neuvième siècle, toute pièce doit passer avant dêtre jouée sur une scène parisienne. Dans cette annexe L. Schreier sappuie sur les documents conservés aux Archives Nationales sur Malheureux comme un Nègre (intitulé sur le manuscrit Heureux comme un Nègre) et montre que les censeurs sattachent à éviter la représentation de tout acte ou parole qui pourrait compromettre ou nuire à la moralité comme la politique du pays. La troisième et dernière annexe reproduit les comptes-rendus publiés sur cette même pièce lors de sa création. On ferme donc le volume avec une idée très précise et très bien illustrée de lintérêt des vaudevilles dans le paysage culturel de la France du dix-neuvième siècle et du rôle que ces pièces ont joué dans la représentation des personnes dascendance noire. Le texte de L. Schreier est agréable à lire et sans jargon et les explications appuyées sur une documentation solide et parfaitement maîtrisée. Ce volume mérite une place de choix dans la bibliothèque de toute personne sintéressant au théâtre du dix-neuvième siècle et de la représentation sur scène des gens de dascendance noire avant labolition définitive de lesclavage en France.

Barbara T. Cooper

Jean Canavaggio, Les Espagnes de Mérimée. Madrid, Centro de Estudios Europa Hispánica, 2016. Un vol. de 391 p. et de 212 illustrations.

Plusieurs écrivains de renom tels que Théophile Gautier, Victor Hugo, Alexandre Dumas ou George Sand se sont rendus en Espagne dans la lignée exotique et romantique du voyage dans la Péninsule ibérique. LEspagne représentait pour 973eux lévasion, le péril, laltérité et la nouveauté dun monde rêvé. Il sagit donc dune vision qui est longtemps restée dans limaginaire littéraire français. Tout au long du siècle, on trouve un rejet de la part des écrivains espagnols concernant ces écrits romantiques. La susceptibilité ibérique, à cet égard, est bien connue, à tel point que ce sujet a été largement étudié, notamment lorsquon fait allusion à la courte nouvelle de Prosper Mérimée écrite en 1845, Carmen. Cependant, Mérimée est bien plus que le créateur du mythe de Bizet, il était avant tout un passionné de lEspagne et de sa littérature.

Dans cet ouvrage, composé de belles gravures dans une excellente édition, lauteur, Jean Canavaggio, hispaniste réputé, nous emmène dans un voyage à travers les Espagnes de Mérimée, au pluriel, pour démontrer ainsi son propos. Le choix de ce titre soppose à la célèbre expression « lEspagne de Mérimée », qui fait allusion à une image faussée du pays. Canavaggio questionne cette vision en tant que littéraire, historien et critique dart car lœuvre est à la fois un travail académique et un livre dart, à linstar dun catalogue dexposition. En somme, son point de vue est celui dun spécialiste privilégié du Siècle dor, mais aussi des relations littéraires et culturelles entre les deux pays voisins. Son but, avec un texte adressé au grand public, en dehors du cadre universitaire, est de mettre un terme à une légende qui a servi à rassembler toute sorte despagnolades. LEspagne a eu une place importante dans la vie de Prosper Mérimée et cela est démontré dans cet ouvrage.

Lœuvre, divisée en deux parties, présente dabord « Léventail des Espagnes » et ensuite une « Galerie espagnole » de vingt-neuf entrées classées par ordre alphabétique. Cet éventail, composé de cinq Espagnes et dun épilogue, parcourt la relation de Mérimée avec ce pays dun point de vue essentiellement chronologique. Dans « LEspagne inventée », dans un premier temps, J. Canavaggio met en valeur lhéritage du Siècle dor espagnol qui sert de source dinspiration à Mérimée et qui est à lorigine de la supercherie créée dans le Théâtre de Clara Gazul. Cette curiosité littéraire le conduit à entreprendre son premier voyage en Espagne, qui ne sera pas dailleurs le seul, pendant lequel il écrit ses Lettres dEspagne, une série dimpressions bien documentées. Ce périple au-delà des Pyrénées, étudié dans « Une Espagne à découvrir », éveille chez lui non seulement une passion pour lEspagne mais aussi une connaissance approfondie de sa géographie, de ses mœurs et de ses habitants. Bien que Mérimée dépeigne dans ses Lettres des figures emblématiques telles que les bandits, les gitanes, les cigarières, etc., il y trouve aussi de nouvelles ressources pour ses écrits grâce à ses amitiés et en particulier, la comtesse de Teba, mère dEugenia de Montijo, future impératrice des Français. Toutes les expériences vécues lors de son séjour représentent un passage entre lEspagne imaginée et « LEspagne recréée » de Les Âmes du purgatoire (1834) et de Carmen (1845). Le premier titre fusionne deux traditions différentes : le Don Juan Tenorio de Tirso de Molina et Miguel de Mañara, personnage historique du xviie siècle. LEspagne de Clara Gazul se transforme, et passe dun décor exotique à un cadre historique qui connaîtra son apogée avec la parution de Carmen. Cependant, Canavaggio fait le point sur la méconnaissance de la nouvelle qui ne se fait connaître que lors de la création de lopéra de Bizet et dont sa protagoniste deviendra ce que lon connaît de nos jours comme la España de pandereta ou la España de Mérimée. Malheureusement, ces appellations injustement désignées font allusion à lopéra et à la zarzuela et non pas à la création littéraire. Nonobstant 974le décor des amours entre la gitane et le basque, lEspagne nest ici que la toile de fond dune relation transgressive concernant les valeurs morales de lépoque. Les connaissances de Mérimée à propos de lEspagne se manifestent par une facette moins connue du romancier dans le chapitre « LEspagne reconstituée : Mérimée historien ». Histoire de Don Pèdre Ier roi de Castille fait partie de lhistoire médiévale espagnole et il sagit, sans doute, dun souverain qui a marqué limaginaire collectif. Dailleurs, sa maîtresse María de Padilla est, selon la légende, une sorcière gitane subtilement évoquée dans Carmen. Cette chronique sera rapidement traduite en Europe et vaudra à son auteur le titre de membre correspondant de la Real Academia de la Historia. Mais le goût de Mérimée pour lEspagne ne sarrête pas là, et il y retournera cinq fois entre 1840 et 1864. Dans « une Espagne réinterprétée », Canavaggio se penche sur le Mérimée recenseur des ouvrages à propos de lEspagne, non seulement le Quichotte, mais aussi des textes anglais et nord-américains concernant lhistoire espagnole. Il sagit des œuvres de William Stirling, George Ticknor et William H. Prescott.

J. Canavaggio établit toujours des liens entre la trajectoire littéraire de Mérimée et sa vie personnelle et professionnelle pour saisir ainsi les sources de son constant intérêt pour lEspagne. Le critique prend aussi en considération les résultats provenant de son activité littéraire, historique, politique et critique. Tout cela se voit dans « une Espagne observée : Mérimée épistolier » qui montre lample spectre de la connaissance de Mérimée, qui ne peut pas être réduite aux clichés qui lui ont été attribués. Le sous-chapitre intitulé « Se faire du pays ? » est fortement intéressant dans la mesure où Canavaggio essaie de retracer limage que Mérimée sest faite du peuple espagnol.

Dans le dernier chapitre ou « Épilogue : ladieu à lEspagne », titre assez évocateur, Mérimée suit avec attention les événements politiques et la Révolution de 1868, et il voit comment on lui gâte son pays de prédilection (p. 195). À la fin de sa vie, il revient à ses amours de jeunesse, cest-à-dire à Cervantès, sur lequel il écrira une notice pour la traduction de Lucien Biart. Évidemment, il la réalise en qualité dhispaniste érudite. Cet hommage rendu à la littérature espagnole est entrepris dans des conditions disolement et de la maladie à Cannes, où il fait un grand effort pour dire adieu à son cher pays.

La « Galerie espagnole » est sans doute la perle de cet ouvrage et un clin dœil à la Galerie espagnole de Louis-Philippe, une sorte de dictionnaire qui complète les aspects traités dans louvrage depuis lAndalousie (p. 219) jusquaux Voyages (p. 377).

Toutes les Espagnes ici décrites par Jean Canavaggio à travers les yeux et la plume de Mérimée ont leur propre couleur, dont la palette est superbement déclinée dans les tableaux et illustrations offerts dans cette œuvre. Avec cette étude rédigée en français pour une maison dédition espagnole, auteur et éditeur veulent continuer le legs de lun des premiers hispanistes français dans un dialogue entre les deux cultures pour garder ainsi intacte la magnifique prose de Prosper Mérimée.

Irene Atalaya

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Romain Jalabert, La Poésie et le latin en France au xixe siècle. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 765 p.

Cularo, 1794-1795. Le jeune Henri Beyle a douze ans ; pour son précepteur, le moment est venu d« essayer sil a le génie poétique ». Le professeur ménage une première rencontre avec la Muse latine, laquelle revêt, pour loccasion, la forme peu sexy dun vieux manuel décati – la couverture grasse et sale du livre annonce, hélas, son contenu.

Ce volume contenait le poème dun jésuite sur une mouche qui se noie dans une jatte de lait. Tout lesprit était fondé sur lantithèse produite par la blancheur du lait et la noirceur de la mouche, la douceur quelle cherchait dans le lait et lamertume de la mort.

On me dictait ces vers en supprimant les épithètes, par exemple :

Musca (épit.) duxerit annos (ép.) multos (synonyme).

Jouvrais le Gradus ad Parnassum, je lisais toutes les épithètes de la mouche : volucris, acris, nigra, et je choisissais pour faire la mesure de mes hexamètres et de mes pentamètres, nigra, par exemple, pour musca, felices pour annos.

(Stendhal, Vie de Henry Brulard [1835], Paris, Gallimard, « Folio », 1973, p. 140-141)

Précis, incisif, lépisode est révélateur. Nous voici dans latelier pédagogique du professeur dhumanités : la composition des vers latins a pour objectif de développer la conscience stylistique et métrique des élèves, afin de leur faciliter la compréhension des chefs-dœuvre de la littérature latine ; elle véhicule aussi une certaine conception de la poésie, fondée sur un patient artisanat de marqueterie privilégiant le pastiche, lépithète de nature, le lieu commun ; enfin, elle associe le développement du « génie » personnel à un long parcours dimitation et démulation intertextuelles, lauteur du manuel, puis les grands poètes latins servant de modèles et de guides.

Chez le jeune Chateaubriand, cet ensemble de pratiques détermine une vocation : « Ma phrase latine se transformait si naturellement en pentamètre que labbé Egault mappelait lÉlégiaque, nom qui pensa me rester parmi mes camarades » (Mémoires doutre-tombe, livre 2, Paris, Le Livre de poche, 1989, tome 1, p. 226). Tu Marcellus eris… Pour ladolescent grenoblois, le résultat est exactement inverse. Stendhal associe à cette première expérience décriture anti-créative son aversion durable pour la poésie : « De cette époque date mon horreur pour les vers. Même dans Racine, qui me semble fort éloquent, je trouve force chevilles » (Ibid.)

Par leur date, ces deux scènes semblent emblématiques dune définition « Ancien régime » de la poésie : une démonstration de virtuosité à partir de topoi éculés et de modèles prestigieux, non sans résonances ludiques voire proto-oulipiennes. Or, la pratique des vers latins se poursuivit dans les classes dhumanités durant tout le xixe siècle, lexercice ayant un statut particulièrement prestigieux en classe de rhétorique comme dans les programmes de licence – dans la hiérarchie des genres universitaires, la poésie latine trône presque au même rang que le discours latin, et passe pour le criterium décisif permettant de détecter un futur talent littéraire. Il nest quasiment pas décrivain du dix-neuvième siècle qui nait composé un plus ou moins grand nombre de vers latins pendant ses années de formation ; certains poètes davant-garde y firent leurs premières armes – Rimbaud est le plus illustre dentre eux.

976

Romain Jalabert consacre son livre à cette présente insistante, quoique subliminale et occultée, de la muse latine dans le champ littéraire et culturel du xixe siècle. Malgré son importance dans la préhistoire de la vie littéraire des futurs écrivains, le sujet navait pas fait jusque-là lobjet dune étude de synthèse. À cela, plusieurs raisons. La première est liée, sans doute, à un effet (un défaut) de perspective quasiment inévitable dans la construction de lhistoire littéraire de la période : lattention prioritaire portée aux avant-gardes, porteuses dune dynamique autoproclamée servie par un discours manifestaire efficace, occulte les pratiques académiques, considérées comme des anachronismes insignifiants. En explorant les territoires engloutis de la poésie latine au siècle de Hugo, de Baudelaire, de Mallarmé et de Rimbaud (tous quatre en furent très influencés), Romain Jalabert rappelle lessentielle asynchronie de lhistoire littéraire, et les effets obliques induits par des pratiques décriture dont nous ne saisissons plus limportance et les enjeux.

Plus radicalement, les vers latins, exercice essentiellement scolaire, ont été la cible dattaques croisées qui, de la moquerie condescendante à lassassinat en règle, en ont fait le symbole et lemblème dune poétique sclérosée, aliénante, fondée sur la répétition, la négation de toute originalité, lasservissement à une rhétorique momifiée et à un classicisme vampirique. Jules Vallès, qui (comme son père) fut dans sa jeunesse champion en vers latins, en a laissé des récits désopilants autant que révélateurs, dans LEnfant notamment.

Louvrage de Romain Jalabert repose sur une documentation importante, variée et jusque-là peu exploitée par les chercheurs : archives des grands collèges parisiens mais aussi détablissements de province, anthologies de travaux délèves, courriers liés à lenvoi de poèmes de circonstance… À quoi sajoute une production éditoriale importante : revues néolatines, périodiques de toutes sortes et ouvrages divers attestent de la vitalité de la création poétique latine, certes en déclin après lépoque faste de la Restauration, mais présente, fût-ce en pointillé, jusquà la fin du siècle. Les abondantes annexes figurant en fin douvrage recensent un corpus considérable de poèmes latins, et rappellent les palmarès de lépreuve de vers latins au Grand concours à partir de 1805.

La bibliographie figurant à la fin du livre aurait gagné à être soigneusement classée. On regrette de voir les sources littéraires datant du xixe siècle (mémoires et fictions) mêlées aux controverses que soulève périodiquement, tout au long de la période, la « question du latin », lensemble nétant pas distingué des textes administratifs ou critiques relatifs au sujet. La bibliographie secondaire (historiographie, histoire littéraire, poétique des formes, sociologie de la culture…) ne fait pas lobjet de sections spécifiques, ce qui rend les repérages malaisés. Enfin, un souci dinvestigation plus systématique aurait permis de compéter utilement ces pages.

Cette ample enquête bibliographique a permis à Romain Jalabert de réunir une documentation riche, et doffrir à son lecteur de larges extraits douvrages peu accessibles, mal connus voire jusque-là complètement négligés. Lauteur revient dabord sur la pratique des vers latins dans le cursus des humanités, ainsi que sur les vertus pédagogiques, esthétiques et morales associées à cet exercice prestigieux autant quexigeant. La maîtrise de la poésie latine, au xixe siècle, fait partie de ces compétences assurant un passage harmonieux des études classiques à la création littéraire proprement dite ; celle-ci, sous sa forme la plus académique, recourt volontiers à lécriture néolatine, que ce soit dans une perspective de réécriture ludique ou pour développer un discours politique (odes de circonstance), voire sessayer à 977certaines formes de lyrisme intime. Plus largement, « les vers latins pouvaient être au service dun usage social [] de la poésie, identifiable à un échange de dons et de contre-dons » (p. 344) – doù sa marginalisation dans le champ littéraire.

La démarche de Romain Jalabert a le grand mérite de sattacher avant tout aux pratiques, en les confrontant aux discours descorte qui les justifient et les inscrivent dans un dispositif communicationnel spécifique. À cet égard, son livre donne à penser : quelques aperçus, donc, qui feront peut-être lobjet des travaux futurs de lauteur !

La pratique des vers latins a sans doute eu, au xixe siècle, une influence considérable sur la conscience métrique et le travail du vers caractéristique de la modernité poétique (laquelle, rappelons-le, ne se confond nullement avec une quelconque « marche vers la prose » à laquelle on lassimile trop souvent, bien à tort). Romain Jalabert explique très précisément comment les élèves composaient leurs hexamètres, en séparant leur feuille de brouillon en six colonnes correspondant aux six dactyles ou spondées à agencer. Après quoi, chaque vers était composé à partir de la fin, par un patient travail sur les synonymes, les lieux communs, les emprunts aux œuvres célèbres (pastiches et parodies), les effets dintertextualité expressifs et/ou ludiques. Cet artisanat esthétique et stylistique se trouve récupéré et reconfiguré dans latelier du poète tel que le conçoivent Hugo, Baudelaire, Mallarmé ou les Parnassiens ; nul doute que le Petit traité de poésie française de Théodore de Banville [1870-1871] doive beaucoup à une expérience précoce et prolongée de la poésie latine. Plus largement, la poétique de Hugo, de Baudelaire ou de Rimbaud témoigne par ailleurs dune latinité diffuse, renvoyant sans équivoque possible à la formation en vers latins reçue tout au long de leurs classes dhumanités : là encore, le corpus étudié par Romain Jalabert suggèrerait des rapprochements éclairants.

Enfin, la familiarité avec la poésie latine, en tant quapprenti-écrivain, a des conséquences non négligeables sur lélaboration rhétorique du vers : le latin favorise la concentration et lellipse, et entraîne un rapport différent aux ressources lexicales de la langue (assonances, allitérations, calembours, ambiguïtés, sauts de registre). Là encore, le détour par le latin renouvelle la conception de la parole poétique, en ouvrant un répertoire de possibilités inédites. Lappréhension esthétique de la langue en elle-même sen trouve révolutionnée, cependant que se déploie un imaginaire très spécifique du discours littéraire : « Le latin introduit au sein de lunivers de la communication, du fait même quil porte une parole exhumée doutre-tombe, lidée chimérique dune langue-matière, à mi-chemin entre les signes conventionnels du discours et le réel opaque. Derrière les mots de la langue matricielle, il semble quil y a quelque chose dobscur qui fait masse, lestant les paroles volantes dune présence presque tangible grâce à laquelle le poète peut faire son travail dartiste » (A. Vaillant, Baudelaire poète comique, Presses universitaires de Rennes, collection « Interférences », 2007, p. 220-221).

Pour reprendre la suggestive formule de Mallarmé, la langue de la poésie latine laisse deviner sur un « miroitement en dessous », promesse dune forme immanente de transfiguration esthétique.

Ces possibles prolongements constituent autant dhommages à la pertinence de lentreprise entamée par Romain Jalabert, et à limportance des questions soulevées par son livre – lequel, espérons-le, inaugure toute une lignée de travaux consacrés à cette problématique essentielle.

Corinne Saminadayar-Perrin

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Réalisme (1856-1857). Journal dirigé par Edmond Duranty. Édition de Gilles Castagnarès. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 478 p.

Le journal Réalisme, fondé par Edmond Duranty avec la collaboration de Jules Assézat et dHenri Thulié, occupa une place digne dattention dans lhistoire de la mouvance homonyme en France, au xixe siècle. Pourtant sa présence dans la presse parisienne fut éphémère (six numéros mensuels publiés entre novembre 1856 et mai 1857) : en fait foi la récente édition critique établie et présentée par Gilles Castagnarès – la première de ce type – qui reproduit la collection complète du périodique et trois appendices contenant des inédits.

La préface de Gilles Castagnarès éclaire la genèse du projet, ses objectifs et surtout ses spécificités tout en fournissant au lecteur des éléments qui permettent de mieux comprendre la place occupée par une telle publication dans le débat culturel de lépoque. Au moment où la notion de réalisme est associée, en peinture, à la production de Courbet et, en littérature, à Champfleury dont les réflexions sont loin dêtre systématiques (son recueil intitulé Le Réalisme ne parut dailleurs quen 1857), la publication qui bénéficia de rares collaborations externes se donnait pour fin de « définir de façon cohérente et exhaustive [une telle] doctrine artistique et littéraire » (p. 18). De ce point de vue, le numéro zéro, non commercialisé et reproduit en annexe, est un document précieux : depuis ses origines, le journal déclara la guerre à toute forme didéalisation en art, même si une telle prise de position fut quelque peu nuancée dans les livraisons suivantes, pourvues dans cette édition nouvelle dun appareil de notes susceptibles déclairer allusions, citations et registres adoptés par les auteurs à des fins argumentatives.

Au fil des numéros se donne à lire un effort constant de théorisation dans des textes programmatiques et des études critiques portant surtout sur lécriture mais aussi sur les arts visuels et du spectacle. Lambition des jeunes auteurs est, dun côté, de réagir aux grandes écoles artistiques précédentes, notamment classique et romantique dont la dernière est la véritable tête de turc des rédacteurs. Particulièrement déprécié pour son penchant fantaisiste et éclectique, le romantisme est pour eux synonyme dexagération et de mystification (H. Thulié, « Les Écoles et les Idées », n. 1 ; E. Duranty, « Les Contemplations de Victor Hugo ou le gouffre géant des sombres abîmes romantiques », n. 3) ; de lautre, lenjeu de la publication est de proposer une idée du réalisme convaincante, capable de mettre en cause le modèle de Balzac, « plutôt [] personnage historique quécrivain » (E. Duranty, « Le remarquable article de M. de Pontmartin sur Balzac », n. 2, 15 décembre 1856, p. 145, litalique est de lauteur) : les jeunes auteurs blâment son style compliqué et instable ainsi que limagination excessive. Ennemis de lidéalisme mais idéalistes à leur manière, ces partisans de la liberté intellectuelle sengagent alors à établir les bases idéologiques et poétiques dune nouvelle génération poursuivant le vrai en art. Conscients du fait que lobjectivité est impossible, ils prônent une notion de mimésis fondée sur lobservation et sur lanalyse sincères du monde contemporain (E. Duranty, « Confessions dun peintre de quarante-cinq ans », n. 1 ; H. Thulié, « Relation des arts », n. 2). Lart, selon eux, doit avoir des visées morales plutôt questhétiques, atteindre un large public grâce à lutilisation dune langue compréhensible à tous et éduquer les masses (E. Duranty, « Contre un certain mauvais vouloir quil y a contre les romanciers », n. 1 ; H. Thulié, « Du roman », Ibidem).

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La complexité de cette défense et illustration du réalisme des années 1850, moins évidente lorsquon feuillette la collection du périodique est cependant mise en valeur dans les annexes. En effet, le numéro zéro (appendice I) côtoie une lettre adressée à Duranty par un certain Thulié chargé de rédiger une série darticles théoriques sur le roman, lettre qui montre bien les difficultés de concilier liberté de pensée et nécessité de « faire école » (appendice III). Suivent les articles « Du Roman », « Du caractère », n. 2, 15 décembre 1856 ; « Description », n. 3, 15 janvier 1857 ; « LAction », n. 5, 15 mars 1857 ; « Le Style », n. 6, avril-mai 1857. Le troisième corpus est sous cet angle le plus intéressant : y figure une sélection de notes manuscrites et de coupures de presse relatives au journal Réalisme et à ses collaborateurs permettant de suivre sa genèse et surtout sa réception (appendice II). Dans un tel contexte, le rôle joué par Champfleury fait réfléchir : une lettre de Duranty témoigne du fait que lauteur des Bourgeois de Molinchart aurait contribué à réorienter le projet éditorial de manière significative et mis en relation son collègue et Jules Assézat avec Henri Thulié. En outre, si Duranty nhésite pas à faire des réserves sur la production de Champfleury (n. 4) les références à sa sincérité en art et au refus de toute recherche stylistique y sont fréquentes, surtout en matière de description. Sur lautre versant les articles de presse recueillis par Assézat et contenus dans le même dossier montrent la tendance à relativiser loriginalité du mensuel dans la presse contemporaine : les principes énoncés par Duranty et ses camarades se situeraient dans le sillage dun réalisme superficiel et grossier – du « champfleurisme », plutôt que du réalisme, pour reprendre une expression de Francisque Sarcey intitulant ainsi un de ses longs articles du Figaro (recueilli dans cette édition).

En réalité, les relations idéologiques entre les rédacteurs de Réalisme et leur pseudo-maître sont moins claires quelles ne semblent au premier abord. Et ce volume ouvre à ce sujet un certain nombre de pistes de réflexion : le rejet de la fantaisie prôné par les collaborateurs du journal se heurte, par exemple, à la poétique dun Champfleury qui a fait ses armes en plein âge postromantique et dont lécriture reste, malgré ses efforts de systématisation, tributaire dune esthétique de lhétéroclite et de lhybride. Cest également dans une telle perspective quil faut replacer aussi le projet de Duranty de concevoir un réalisme visant à comprendre les règles « générales » de fonctionnement de la société, un réalisme qui, par conséquent, exclut la représentation des marginalités (Duranty, « De lexcentricité (à propos de roman et de théâtre) », n. 1). En effet, un tel dessein contraste avec lintérêt de Champfleury pour les sujets bizarres, situés aux marges de la société pour leurs comportements ou pour leurs idées atypiques en matière dart, de science ou de politique.

Située entre celle dune génération artistique à dépasser et une autre qui ne sest pas encore engagée dans lenquête naturaliste et ne le fera que dix ans plus tard, la production de ces « petits réalistes » fait ainsi fonction de réflexion-charnière entre deux époques cruciales de lhistoire du réalisme au xixe siècle. Si, comme le souligne Gilles Castagnarès, les noms de Duranty, de Thulié et dAssézat restèrent méconnus de leurs contemporains – ils ne réapparurent que sous la plume de Maupassant, dAlexis et de Zola –, le mérite de son édition est non seulement de fournir des éléments qui éclairent les origines du naturalisme, mais de contribuer à repenser la diversité des « réalismes » des années 1850 ainsi que le débat visant à renouveler lapproche de la mimésis littéraire qui se prolongea jusquau début de la Troisième république.

Michela Lo Feudo

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Dictionnaire Gustave Flaubert. Sous la direction dÉric Le Calvez. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 1258 p.

Flaubert, selon son expression, couchait avec les dictionnaires, rappelle Éric Le Calvez dans sa Présentation. Il a, pour finir, laissé à la postérité le très mince manuscrit dun Dictionnaire des idées reçues. De ce projet, qui remontait selon Maxime Du Camp à sa vingtième année, son œuvre romanesque avait entre-temps siphonné la substance. Sa vie durant, il a compilé en se moquant des compilateurs. Composant Bouvard et Pécuchet, il salarme de ressembler à ses deux copistes : « Leur bêtise est mienne et jen crève » (15 avril 1875). Rien de plus flaubertien quun « Dictionnaire Flaubert ». On labordera avec le respect quil témoigna toujours à légard de la science et le soupçon dironie que lui inspirait son accumulation.

Une équipe de dix-sept contributeurs a collaboré à cet ouvrage denviron 1300 notices. Il était légitime que le domaine médical y fût abondamment représenté. Même si lon a scrupule à ressortir un nom dun ouvrage collectif, on félicitera Florence Vatan de lavoir aussi bien servi. « Pied bot », « hystérie », « épilepsie », « empoisonnement », « hypocondrie » étaient attendus ; « séton » beaucoup moins, de même que « péroné » : Flaubert sen est fracturé un (lequel ?) dix-huit mois avant de mourir – malédiction pour un homme obsédé par la jambe ou par le pied et qui, dans son œuvre et sa correspondance, « fait une fixation sur les bottes ». Le « pignouf », la « pipe », l« huître », le ton « gorge-de-pigeon » méritaient leur place, de même que les « cloportes », qui lui ont servi à imager la couleur de Madame Bovary avant de désigner le couple formé par Bouvard et Pécuchet, ou encore le « perroquet », fantasme de lailleurs pour lenfant et figure fondatrice du psittacisme pour lécrivain. Mais qui se souvenait de son intérêt pour le « pou » ou pour le « colibri » ? Rend-il hommage au journal rouennais Le Colibri, qui avait publié son premier texte, quand il imagine des colibris éparpillant leurs plumes dans la forêt où Emma et Rodolphe font lamour ? « Il ny a pas de colibris en Europe », fait observer Nabokov dans son étude de la scène. Oui, mais Flaubert a écrit : « Comme si des colibris, en volant [] ». Un romancier, fût-il « réaliste », imagine ce quil veut.

Les rubriques consacrées aux œuvres et aux écrivains qui ont fréquenté ou inspiré Flaubert sont traitées avec une impeccable précision. Sagissant de ses contemporains, il était peut-être superflu desquisser des monographies traditionnelles avant den arriver à ce qui les lie à Flaubert. Quelques présentations de personnages secondaires égrènent leurs apparitions dans les romans plus quelles ny analysent leur rôle. Mais le lecteur est utilement informé sur des ouvrages de jeunesse (Bibliomanie, Passion et vertu, Rêve denfer, Loys XI, La Queue de la poire de la boule de Monseigneur…) quil navait pas forcément gardés en mémoire. Évaluer la taille des articles relève des intérêts et des préférences de chacun. Il nous paraît justifié quà chacune des trois versions de La Tentation de saint Antoine soit consacrée une longue analyse ; moins que larticle « Trois contes » (les trois confondus) soit plus court que « Novembre », « Mémoires dun fou », « LÉducation sentimentale de 1845 » ou la « féerie » du « Château des cœurs ».

Diriger un dictionnaire décrivain conduit à un arbitrage difficile entre les auteurs qui ont écrit sur lui. Éliminer les critiques vivants évite aux contributeurs le risque dune autocélébration. Sont largement retenus ici des auteurs qui nont pas dû leur célébrité en priorité à leur intérêt pour Flaubert : Henry James, Proust, 981Thibaudet, Nabokov, Queneau, Sarraute, Sartre, Julien Gracq, Barthes, Bourdieu, Vargas Llosa… Jean Rousset, Marthe Robert ou Jean-Pierre Richard auraient pu allonger la liste. Si lentrée « Jean Bruneau » renvoie à « Correspondance », sont absents les pionniers de la critique flaubertienne comme René Descharmes, René Dumesnil ou, plus près de nous, Claudine Gothot-Mersch. Larticle consacré à Sartre, autant dire à LIdiot de la famille, analyse avec nuances les intuitions fulgurantes de louvrage et les raisons quil avait de susciter des réticences chez les spécialistes de Flaubert.

Léloge dEmma Bovary sinscrit dans le droit fil des opinions de Baudelaire et de Julien Gracq. « Double de Don Juan », cette femme qui, dans sa vie dennui, naura connu que deux amants ? Plus encore que son tempérament, sa condition de provinciale tempère le rapprochement. Face au faible Léon, elle joue le rôle ordinairement dévolu au mâle ; mais elle se donne à Rodolphe, comme elle a rêvé de se donner au vicomte ou à nimporte quel grand homme, même à Charles pour peu quil se fût montré à la hauteur, afin de mener dans leur ombre une existence amoureuse conforme aux stéréotypes des livres romantiques. Il est singulier que Julien Gracq (En lisant en écrivant) voie en elle une héroïne avant la lettre du M.L.F. Marie Arnoux, elle, ne sintéresserait à Frédéric « quà partir du moment où elle apprend quil vient dhériter de son oncle et quil connaît le banquier Dambreuse ». On limagine plutôt rêvant niaisement de lui dès leur première rencontre. Un ouvrage (Ève Gonin, Le Point de vue dEllénore, 1981), a jadis subtilement reconstitué lhistoire dAdolphe à partir de lexpérience vécue (et subie) par la maîtresse du héros de Benjamin Constant. La voie est libre pour composer une « Éducation sentimentale » de Marie Arnoux, symétrique de celle de Frédéric, encore plus fatalement vouée à léchec.

Du moment quil ne se réduit pas à une somme dinformations, un dictionnaire qui respecte la sensibilité de ses contributeurs ouvre à la discussion. Est-il puéril de se demander qui sont vraiment des personnages inventés ? Flaubert a avoué, lors dun dîner Magny, que « toutes les femmes quil a eues, il en a fait le matelas dune autre femme rêvée » (Ed. et J. Goncourt, Journal, à la date du 18 janvier 1864). Les dictionnaires et plus généralement les livres avec lesquels il a couché ont été les matelas dune autre œuvre rêvée, idéalement dun « livre sur rien », « qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style ». Mais, à défaut de le réussir, il a, à lexemple de Cervantès, créé des personnages victimes dillusions, qui donnent à leur tour au lecteur lillusion quils existent. « Comme on se le figure sur son âne, mangeant des oignons crus et talonnant le roussin, tout en causant avec son maître », écrit-il à propos de Sancho Pança (à Louise Colet, 26 août 1853). Romancier moderne (article « Narratologie »), jusquà être abusivement considéré comme un précurseur du « nouveau roman », il a utilisé savamment les techniques du genre, leur donnant parfois une extension nouvelle (article « style indirect libre »), afin de faire vivre des personnages. Ainsi avoue-t-il sa « sympathie littéraire » à une correspondante qui trouve que Madame Bovary est « un chef-dœuvre de naturel et de vérité », « car ce sont bien là les mœurs de cette province où je suis née, où jai passé ma vie » (article « Leroyer de Chantepie »).

Aurait-il apprécié que le cinéma augmente encore le pouvoir dillusion de ses héros ? Éric Le Calvez appelle « poétique du vague » le principe au nom duquel il « détestait les illustrations ». Mais, puisquil fallait faire leur part aux adaptations cinématographiques, il nous semble peu équitable que Claude Chabrol ait 982droit à un article, Jean Renoir à un simple renvoi à « adaptation » et que soit omis Vincente Minnelli, dont linterprétation très libre de Madame Bovary est sans doute la plus réussie.

« DICTIONNAIRE : En rire – nest fait que pour les ignorants » (Dictionnaire des idées reçues). A-t-on pris la définition de Flaubert au sérieux ? Il ny a pas, dans ce Dictionnaire Flaubert, dentrée « Dictionnaire ». Point aveugle, dirait-on, de ce bel ouvrage qui offrira une indispensable référence aux spécialistes, instruira les ignorants et fera rire au fil de rubriques qui ont su retenir le meilleur de la fantaisie de Flaubert.

Pierre-Louis Rey

Sophie Guermès, La Fable documentaire. Zola historien. Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2017. Un vol. de 524 p.

Après son important ouvrage sur La Religion de Zola (Champion, 2003, 595 p.), Sophie Guermès sest attaquée à une autre question ardue mais fondamentale que pose, comme toute entreprise réaliste, lœuvre de Zola : celle des rapports de lHistoire et de la fiction.

Létude se développe en trois parties. Dans la première, « LHistoire à lhorizon de lœuvre », lauteur prend les choses de loin et commence par examiner, à travers lhistoire littéraire, la naissance du roman historique, puis les événements contemporains de lécrivain qui apparaissent dans son œuvre, puis les ouvrages historiques que Zola lit et critique parallèlement à lélaboration de ses romans. Laccent est mis sur la lecture de Taine et limportance de son influence sur la conception zolienne de lHistoire comme système de causalités, même si Sophie Guermès doute que le romancier ait eu « une pensée globale de lHistoire » (p. 68). Les faits historiques dont Zola a été le témoin et dont il a pu rendre compte sont ensuite évoqués en détail, ce qui donne sur la fin de lEmpire, sur la Commune, sur la personne de Thiers, sur celle de Gambetta, sur les crises de la fin du siècle et la tourmente de laffaire Dreyfus, des aperçus intéressants et précis.

Avec la deuxième partie, « Larticulation de lhistoire et de la fiction », on entre dans le vif du sujet. Sophie Guermès étudie dabord le traitement romanesque de deux personnages historiques, lempereur Napoléon III et le pape Léon XIII. Elle montre de façon intéressante et nouvelle comment sinfléchit progressivement dans un sens positif limage que Zola donne de lempereur. Quant à Léon XIII, abondamment représenté dans Rome, il apparaît sous de multiples aspects fragmentaires, à la fois comme pape officiel, comme personne privée, et comme figure rêvée, en même temps idole et momie. On en arrive ainsi au problème fondamental de la mise en rapport du donné historique et de linvention romanesque. Si le désir de « tuer limagination » est à la base de lintention naturaliste, force est de constater que cest un idéal impossible. Limagination, répudiée dans les textes théoriques naturalistes, revient en force dans les dossiers préparatoires. Zola travaille en historien, mais reste romancier (p. 227). Cherchant le vrai, il ne peut construire que du vraisemblable.

Lanalyse se déplace ensuite, par le biais de lhistoire des mœurs, de lhistorique pur à lethnographique. Linventaire du quotidien, fondement de lentreprise réaliste, aboutit à une anthropologie de type balzacien qui fournit une somme 983de documents précieux sur la société de lépoque : si lon sécarte de la lecture romanesque traditionnelle, on saperçoit que « le roman expérimental est aussi celui où la fiction nest plus quun prétexte à linformation » (p. 293). À propos des Quatre Évangiles (p. 303-321). Sophie Guermès trouve de justes formules pour souligner la spécificité de la dernière série romanesque de Zola, quelle définit comme la « période organique, ou synthétique » de lœuvre (p. 308), conçue par son auteur comme « lépopée du progrès humain » (p. 311). Zola se veut « larchitecte dun monde en ordre, un monde dont il décide et crée le sens » (p. 315), et quil considère comme définitif. Le cycle terminal apparaît alors comme « un équivalent romanesque de la fin de lHistoire » (p. 318).

La troisième partie de létude, « Zola historiographe », nous ramène à des questions plus techniques, qui tiennent à lécriture de lHistoire en régime naturaliste. Lauteur en revient à la méthode employée par lécrivain, qui sapparente à celle des historiens. Pour Zola, lenquête sur le terrain est une étape essentielle de la documentation. Lexpérience vécue passe « très exactement » (p. 346) dans le personnage, et la consultation des dossiers préparatoires permet de reconstituer la transition de lune à lautre : « à lorigine de toutes ces pages de fiction se trouve le champ dexpérience de lauteur, cest-à-dire une réalité authentique » (p. 348). Il existe donc dans les romans de Zola, dissimulée derrière lobjectivité apparente et lillusion réaliste, ce que lauteur appelle « une relation sujet-objet secrète » (p. 348) dans laquelle la personne du romancier se confond avec le personnage : suggestion intéressante quil faudrait développer.

Étudiant ensuite le traitement des sources documentaires, Sophie Guermès distingue plusieurs étapes : le choix, la découpe, le montage, lintégration à lœuvre finie. Elle examine avec précision le processus de redistribution des savoirs dans le texte romanesque, concluant (p. 461) que le travail de limagination, antérieur à toute documentation, « est au principe même de la création romanesque » : conclusion attendue, que la lecture des ébauches confirme abondamment. Lhabileté de Zola a été de savoir intégrer à son récit cette masse documentaire, sans nuire à la dynamique de lensemble. Létude de La Faute de labbé Mouret fournit loccasion de pages excellentes sur le « processus de déformation de la nature » (p. 484) à lœuvre dans ce roman. Zola, écrit lauteur, semploie à « transgresser inconsciemment ses propres principes ». Inconsciemment ? Le romancier savait trop bien quil avait « lhypertrophie du détail vrai », et quil nétait pas question pour lui (heureusement !) de combattre complètement son propre tempérament.

Létude de Sophie Guermès se recommande par de grandes qualités. Dabord une connaissance globale excellente de lœuvre de Zola, des romans comme des textes critiques, des œuvres finies comme des avant-textes. La démonstration sappuie sur des bases certaines. Ensuite, une lucidité critique qui permet de poser de bonnes questions : sur la présence du moi originel de lécrivain dans le récit à la troisième personne, sur les traces de lexpérience primitive de lécrivain cachées dans lobjectivité apparente du roman naturaliste et que létude des dossiers préparatoires permet de mettre au jour (p. 347) ; sur les trois degrés de ladaptation de lHistoire dans le texte romanesque : découpe, assemblage et insertion des documents, déploiement de limagination, mise en œuvre dune poétique (p. 401). Il est dommage que ces intuitions ne soient pas assez exploitées. Il est dommage aussi que, faute dune assez ferme définition des termes employés, la démonstration reste parfois floue. La confusion nest pas levée entre lHistoire, immense 984mosaïque de faits et dévénements, lhistoire, récit destiné à rendre lHistoire intelligible (lhistoire des historiens), et lhistoire encore, au sens romanesque du terme, conçue comme le traitement imaginaire et la mise en œuvre narrative dun ensemble de faits historiques et sociologiques. De là un glissement fréquent de lhistoire à lethno-sociologie, amorcé dès la p. 27, qui tend à confondre le détail ethnographique avec le fait historique proprement dit, et le romancier historien avec le peintre des mœurs : les pages 284 à 301 sont à cet égard particulièrement représentatives.

Il a manqué aussi à cet ouvrage une analyse de ce que Sophie Guermès appelle quelquefois et à juste titre une « poétique de lHistoire » (p. 93, p. 401), mais quelle évoque sans létudier vraiment. Car sil est un lieu où pourrait se reconnaître et se définir larticulation de lHistoire et de la fiction, cest bien le texte lui-même. Cest dans les images, le lexique, les rythmes, les figures propres à Zola quelle pourrait apparaître spécifiquement. Quelques allusions dispersées, une étude rapide de la métaphore de la corruption, sans mise en rapport avec le sujet (p. 267-284), ne suffisent pas.

Il faudrait enfin soulager cette étude parfois touffue dun certain nombre dappendices superflus : allusions et notes inutiles, citations variées, digressions qui napportent rien. Signalons aussi quelque erreurs : le livre de Charles-Ernest Beulé dont Zola rendit compte dans Le Gaulois du 9 juin 1869 ne sintitule pas Le Sang dAuguste, mais Le Sang de Germanicus (Œuvres complètes, Cercle du Livre précieux, t. 10, p. 861), ce qui invalide le rapprochement suggéré avec Rome (p. 78) ; la collaboration de Zola au Messager de lEurope ne se termina pas en décembre 1878, mais en décembre 1880 (p. 84) ; Zola nabandonna pas lidée dattribuer à Pierre des documents sur Bernadette laissés par son père (p. 151), cette notation se retrouve bien dans Lourdes (Œuvres complètes, t. 7, p. 43) ; dans Le Ventre de Paris, Florent na pas été libéré du bagne de Cayenne (p. 161), il sest évadé ; Vincent Auriol nest pas « lavant-dernier président de la Troisième République », mais de la Quatrième (p. 304) ; dans La Curée Renée nest pas « violée par un ami de son père » (p. 373), mais par un homme de la campagne (Pléiade, t. I, p. 375), etc. Ces vétilles assez nombreuses pourront être facilement corrigées. Elles nenlèvent rien aux qualités de ce travail ambitieux, substantiel, toujours intéressant et vivant, utile dans lensemble, et dont on doit attendre, de la part de lauteur, de nouveaux prolongements.

Jacques Noiray

Fleur Bastin-Hélary, Zola et le roman viril. Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2017. Un vol. de 454 p.

Après les diverses études publiées depuis les années 1970 jusquaux trois décennies suivantes ayant pour objet le féminin dans lœuvre zolienne, on aurait pu croire le sujet épuisé. Pourtant il nen est rien, comme le prouve abondamment la présente monographie qui fut dabord une thèse de doctorat soutenue en 2014 et ayant obtenu le Prix des thèses de lUniversité de Strasbourg ainsi que le Prix Mérimée.

Demblée Fleur Bastin-Hélary annonce son point de vue quelle dit « féministe » et son propos : décrypter « le roman viril » dissimulé dans la fiction zolienne, ladjectif viril étant ici pris au sens propre. Aussi, louvrage a pour objet, dune 985part de saturer la totalité de la production romanesque zolienne depuis les premiers Contes et nouvelles jusquaux Villes et aux Évangiles en passant par Les Rougon-Macquart. De lautre, il confronte ce vaste corpus aux écrits théoriques et intimes de Zola, tout en semployant systématiquement à effectuer des rapprochements avec les œuvres des autres romanciers naturalistes. Cette triple entreprise conduit lauteure à déceler et définir la spécificité zolienne dans sa représentation fictionnelle du féminin. En contrepoint du texte zolien Bastin-Hélary présente également un bref tableau historique qui souligne lexistence, à lépoque de Zola et même le précédant, dune pensée réformatrice, voire féministe, « variée » et « bouillonnante », ce qui autorise lauteure à exposer le « retrait » de Zola par rapport à cette pensée.

En quoi consiste donc ce « roman viril » et comment le cerner ? Il ne sagit pas de faire le procès « dun homme du xixe siècle que [Zola] ne parvient pas à ne pas être », déclare lauteure, mais de découvrir la manière dont ce discours se met en place, la parole étant un instrument de pouvoir et de domination. Il faut donc fouiller systématiquement le corpus zolien qui, tout en se déclarant progressiste et démocratique, en se réclamant de la théorie naturaliste de la transparence, de la rationalité, et de limpartialité, laisse néanmoins filtrer une voix qui, elle, proclame de tout autres valeurs et laisse entrevoir dautres visées. Cest donc une « lecture méfiante » qui est proposée ici, un véritable « manuel de vigilance »,

Quelle méthode convoquer pour mener à bien ce repérage du discours ? Sous les auspices de la sociocritique, mais en se focalisant sur le « dire » et non le « dit » cest à la grammaire du récit et à lanalyse du discours que lauteure emprunte la panoplie de leurs outils. Elle dissèque lesthétique romanesque zolienne dans la chair même de sa langue, obsédée quest cette dernière par le féminin. Se trouve ainsi systématiquement passé au peigne fin danalyses lexicales, syntaxiques, stylistiques, rhétoriques, et narratologiques, la fiction romanesque zolienne que lauteure interroge à partir de questions telles : « Qui de la femme ou de lhomme est objet du discours des autres. Et pourquoi ? » « Qui parle ? Et pourquoi ? » « Qui détient lautorité de la parole ? » « À qui sadresse le discours ? Et dans quel but ? ».

Ainsi, pour Bastin-Hélary le « roman viril » de Zola sorigine dun côté dans la fonction du narrateur omniscient qui se révèle détenteur du savoir. De lautre, ce discours est souvent généré par la parole de personnages masculins délégués à lautorité, ces médecins, hommes de science, industriels, instituteurs et autres « sages », tous « experts en femmes » quils ont pour mission de sauver, ou dont ils sont voués à neutraliser la malfaisance. Enfin, la littérature romanesque étant traditionnellement considérée comme le domaine des femmes, cest à elles que sadresse le romancier. Bastin-Hélary débusque ainsi dans dinnombrables exemples les diverses mises en abyme de la destinataire, figure protéiforme de la lectrice, elle-même représentante de la gent féminine tout entière quil sagit de séduire dans le but de léduquer dans la différence de son sexe, de la former et la convaincre pour mieux la soumettre. Pour la lectrice, le « roman viril » devient ainsi un « appât », un « piège », le discours se faisant injonctif, prescriptif et restrictif afin de lui imposer un « destin ».

Parallèlement à ces analyses, Bastin-Hélary suit lévolution diachronique du texte zolien pour en souligner le durcissement vers le roman à thèse. Car le narrateur omniscient se muant peu à peu en narrateur-auteur, il tend au fil des romans à envahir tout lespace du texte, en particulier dans les six derniers volumes parus. Si bien que le « roman viril » se voit finalement gratifié des qualificatifs de 986« paternaliste », « misogyne », voire « réactionnaire ». En effet, au terme de cette déconstruction critique, la conclusion est sans appel : « Textes théoriques et de fiction demeurent inconciliables » « voire irréconciliables » doù le constat de « grand écart » idéologique discerné entre le mode dexpression théorique de lécrivain, et son œuvre romanesque. Le discours profond du roman zolien rejoint donc la doxa traditionnelle sur LA femme universelle tout en effectuant l« éviction de laltérité » réduite au silence. Mais cest alors quapparaît lastucieuse visée didactique de lauteure : mettre à profit ce corpus, si riche en contradictions, pour en faire un nouveau terrain dinvestigation.

En loccurrence, dans sa conclusion Bastin-Hélary observe lactualité du discours zolien, tant notre époque est encore redevable des mêmes stéréotypes et idées préconçues sur la « nature » et les rôles spécifiques de chaque sexe. Pour autant, alors que louvrage souvrait sur le « désespoir » causé par la constatation dune stagnation des mentalités, il se clôt sur un dessein enthousiaste. En tant quenseignante, Bastin-Hélary, propose une réflexion et affirme donc un projet pédagogique politiquement et socialement engagé, suggérant dentraîner ses élèves, par le truchement de la déconstruction critique des textes littéraires, à développer leur « sens critique », leur « sens du refus », voire « de la révolte », dernier mot de louvrage.

Dans un dépistage savant, et enthousiaste – que lauteure qualifie même de « jubilatoire » –, grâce à une familiarité exemplaire tant avec le texte zolien quavec celui du siècle, et une aisance remarquable à manier un corpus colossal, en serrant de près les textes, à partir dinnombrables analyses concourant à opérer une synthèse puissante et maîtrisée, lauteure dévoile inlassablement la teneur du « roman viril » de Zola. Truffée de notes et de citations, dotée dun appareil critique très complet, cette monographie savèrera fort utile. Lopportunité de la démarche alliant en une approche neuve un faisceau de méthodologies existantes, lexhaustivité de la recherche, ainsi que le caractère quasi scientifique de la démonstration en font un modèle du genre. Aussi louvrage sadresse-t-il non seulement aux spécialistes, mais encore à tous ceux et celles quintéresse la parole sur le féminin véhiculée par les textes littéraires.

Chantal Bertrand-Jennings

Joris-Karl Huysmans, Œuvres complètes. Sous la direction de Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan, tome I – 1867-1879. Édition critique par Jean-Marie Seillan, avec la collaboration dAude Jeannerod, Mireille Dottin-Orsini et Éléonore Reverzy. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 1381 p.

« Le voici, ce livre unique, qui devrait être fait – lest-il bien, par vous ! – cela à nul autre moment littéraire que maintenant ! » Lon reconnaît sans doute le fameux extrait de la lettre de remerciement du 18 mai 1884 que Stéphane Mallarmé envoie à lauteur dÀ rebours. On aurait envie dutiliser les mêmes propos, reformulés, pour saluer linitiative de Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan. Car il a fallu attendre plus de quatre-vingts ans pour quapparaisse une nouvelle édition des Œuvres complètes dont le premier tome – il y en aura dix au total, nous promet-on – vient 987dêtre publié aux éditions Classiques Garnier. Pourquoi une réédition ? Lédition Crès et Cie (1928-1934), force est de le constater, a fait son temps : textes qui manquent, appareil critique restreint, présentation unilatérale de la part de Lucien Descaves (lexécuteur testamentaire de J.-K. Huysmans), faible tirage et jen passe. La publication des Romans I, en 2005, chez Robert Laffont, fut certes un projet prometteur mais na pas connu de suite, laissant en outre de côté, comme lindique bien le titre, les articles publiés dans la petite presse littéraire de lépoque, les poèmes en prose, les croquis, les critiques dart, etc. Le voici donc enfin, ce livre unique, comportant tous les ouvrages, articles et autres pièces dispersées dans la presse entre 1867, date où Huysmans fait son entrée sur la scène institutionnelle avec deux articles publiés dans La Revue Mensuelle, et 1879, année de la publication des Sœurs Vatard chez Georges Charpentier. Un volume robuste et lourd aussi, comportant presque 1400 pages. Mais dune richesse et dune érudition dont les recherches huysmansiennes profiteront dans les décennies voire les siècles à venir.

Après une introduction générale et une chronologie qui présente lensemble de la période couverte par le volume, chaque œuvre – roman, poème, critique artistique ou texte journalistique – est présentée à sa place (chronologique), généreusement introduite et dûment annotée, avec les variantes significatives en bas de page et pourvue dune notice importante en fin de volume (genèse, publication, réception et bibliographie). Lintroduction du tome I, assurée par Jean-Marie Seillan, est dune grande érudition. Lon voit, lon sent que le critique maîtrise à merveille son objet, dosant à perfection données biographiques, faits historiques ainsi que lectures et interprétations personnelles. Le fait que dans la chronologie le nom du père de Huysmans, Victor-Godfried Huijsmans, soit écrit ici en allemand (Gottfried, p. 59) – cela fait penser dailleurs à une observation du même genre que loncle néerlandais Constant fera en 1874 au jeune parisien Georges quand il choisira comme nom de plume Joris-Karl au lieu de Joris-Karel – nenlève rien aux mérites de la présentation que Seillan offre au lecteur. Suivent les textes : les deux premiers articles mentionnés, établis et annotés par Aude Jeannerod ; Le Drageoir aux épices par J.-M. Seillan ; les chroniques, croquis, critiques dart, eaux-fortes et flâneries (dont aussi le bref récit de guerre Sac au dos) publiés dans différentes revues entre 1875 et 1879 (Jeannerod et Seillan) ; Marthe, histoire dune fille (Mireille Dottin-Orsini) ; Les Sœurs Vatard (Seillan) et finalement La Faim, projet de roman resté à létat débauche (Éléonore Reverzy). Un aperçu complet donc, permettant au lecteur de suivre pas à pas un jeune écrivain cherchant « une voix et une identité littéraire » (p. 23), un écrivain que lon croyait connaître mais que lon redécouvre, grâce aussi à quatre-vingts autres textes inédits, nous montrant le talent, les « débats dâme » et les visages multiples (déjà crispés et sardoniques certes) du futur écrivain, critique littéraire et critique dart.

Bref, pour tout amateur de la littérature française fin-de-siècle, quon lappelle naturaliste, décadente, spiritualiste, mystique ou autrement encore, on ne pourrait souhaiter quune seule chose : que les autres volumes paraissent rapidement. Car cest grâce aux Œuvres complètes – et complètes elles le sont – dirigées par Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan que lœuvre singulière de J.-K. Huysmans, qui a survécu certes, survivra encore mieux et nourrira davantage les recherches sur lauteur dÀ rebours qui sont toujours, soulignons-le, très vivantes.

Marc Smeets

988

Jean-Baptiste Amadieu, La Littérature française au xixe siècle mise à lIndex. Les procédures. Paris, Cerf, 2017.

Le rapport des artistes à leur art et la perception sociale et économique de lart mue lors de lentrée dans la première modernité. Alors que lautonomisation des arts les met en tension avec les exigences du religieux, le concile de Trente donne le primat « à la réprobation plus quà la prévention » (p. 40). « LIndex est la forme prise par lÉglise pour réguler les livres déjà publiés. » (p. 71), réponse urgente face à la prolifération permise par les mutations techniques et économiques. Pour condamner, il faut juger. La Congrégation de lIndex est un ensemble juridique avec des lois, des jurisprudences, un personnel dédié. Dans cette « communauté censoriale dinterprétation » (p. 223), saffrontement logiques spirituelles, morales et esthétiques. Louvrage rigoureux de J.-B. Amadieu pénètre avec précision le fonctionnement mais aussi les enjeux des procédures en sappuyant sur un impressionnant travail de dépouillement et de traduction.

LIndex apparaît comme une forme de critique catholique où la non-conformité avec la foi et la morale condamne, une critique magistérielle qui ne se place pas à égalité avec les autres critiques, définies comme des opinions privées (p. 450). Mais lenjeu esthétique existe et certains rappellent la distinction entre littérature chrétienne et littérature édifiante, une œuvre immorale peut porter des enseignements chrétiens en rappelant la nature pécheresse de lhomme. La littérature est en effet le monde des passions brutales, des appétits charnels, des instincts de destruction. Quel type dhumanité doit-elle mettre en relief ? LÉglise entretient donc face à la littérature une relation complexe faite à la fois dencouragement et de méfiance. La censure permet au fidèle « de choisir les moyens les plus aptes à procurer le salut éternel », rappelle lIndex en 1930. Cette liste réglemente une pratique sociale, la lecture, pour quelle soit conforme à la foi, il ne définit pas les vérités à croire.

Si lIndex propose une censure, son exécution dépend de la libre acceptation du lecteur et son infraction nentraîne aucune sanction carcérale ou financière. La perception du lecteur est profondément liée à celle du fidèle, quand linstitution perçoit la nature humaine comme mauvaise, la religion, la morale et quelque part la littérature, doivent la réprimer et lencadrer, alors prime lobéissance, et donc linterdiction, quand domine la confiance, prime lindication. Si la congrégation de lIndex est supprimée en 1917 et lIndex lui-même en 1966, lÉglise na pas renoncé à son devoir de contrôle : « il enseigne à la conscience des chrétiens de se garder des écrits qui peuvent mettre en danger la foi et les bonnes mœurs. » (1966, p. 55). Jusque là, le croyant lecteur peut obtenir une dispense dIndex, ou se tourner vers une édition expurgée, autorisée depuis Léon XIII. Lobligation détudes ou denseignements justifie souvent des dérogations. Des clercs expliquent ainsi quil faut lire un « mauvais » livre pour le réfuter (p. 303).

Tout commence par une dénonciation, qui est déjà un premier tri dans les productions. Mais toute dénonciation naboutit pas à une condamnation. La Congrégation de lIndex revendique la régularité de son fonctionnement, son attention à la constitution des dossiers, à lexamen des pièces. Les vota, recensions des livres, varient, dune ligne pour François le Champi, – il est vrai sévère : « La morale de lhistoire répugne aux bonnes mœurs. » (p. 139) – à quarante pages pour le Rome de Zola (p. 128). Si les aspects obscènes sont résumés, lirréligion 989et limpiété sont abondamment dégagées et commentées. Citer parfois suffit : « Le seul titre de la nouvelle dit assez. On ny traite pas damour platonique, encore moins évangélique. » (p. 212). Le votum nest quune étape, une pièce de procédure. Seuls les cardinaux décrètent une mise à lIndex.

LIndex est surtout « une police interne au monde ecclésiastique » pour des ouvrages de religion, de philosophie ou dhistoire. Il népargne pas la littérature. Certains livres ne génèrent aucune plainte, même si labsence dun titre ne garantit pas son orthodoxie. Lamartine est jugé en un an (p. 81), la condamnation dautres auteurs attend plus, trois ans pour Notre-Dame de Paris dHugo, douze pour Balzac et trente ans pour Zola. Le Testament dun antisémite dÉdouard Drumont, très critique contre le Haut-Clergé, nest pas poursuivi par prudence : « la censure bien méritée [] attirerait une plus grande attention sur lécrit blâmable [] si lon considère la personnalité de lauteur, une condamnation de lIndex le conduirait facilement à publier une œuvre encore pire. » (p. 100). Deux auteurs subissent fortement les foudres romaines au milieu du siècle, Balzac (15 livres) et Georges Sand (13 œuvres) : « il est regrettable que les deux romans que jai examinés, ainsi que les très nombreux autres composés par la même plume fétide de cette infâme dame ont cours librement depuis plusieurs années » (p. 122).

LÉglise a parfaitement conscience de la vanité de leffort face au déferlement de la production imprimée. Les ouvrages obscènes sont interdits doffice. La condamnation de pièces de théâtre ou de romans français se fait sur une appréciation morale telle une représentation complaisante des crimes ou une justification du suicide. « Il juge lœuvre selon des critères propres à linstitution : la conformité ou lécart de lœuvre poursuivie avec la foi ou les mœurs. » (p. 249). Si lIndex ne juge que des menaces spirituelles sur le dogme et lÉglise, les censeurs savent que les qualités esthétiques accentuent la séduction des énoncés considérés comme mauvais. Si le Chatterton de Vigny est condamnable, son absence de style et de composition en réduit le danger (p. 266). Lauteur étudie longuement le rôle de Jacques Baillès, « à lorigine de plus de la moitié des censures littéraires du xixe siècle » (p. 167). Ce prêtre ultramontain se révèle un érudit intransigeant : « le peuple de Dieu ne pourra pas être abandonné sans défense à la fureur du loup qui viendrait ravager secrètement le troupeau quil est chargé de paître », note-t-il en 1852 (p. 177). Mais ses jugements sont à lemporte-pièces et sa lecture partielle et partiale sur des séries comme en juin 1864, Balzac, Champfleury, Flaubert, Hugo, Michelet, Soulié et Stendhal (p. 197).

Avec le siècle, lIndex saffirme avec la montée de lultramontanisme et la poussée intransigeante dune Église, qui se perçoit comme assiégée par la modernité. Il contrarie le droit coutumier de lÉglise de France où il navait pas force de loi. De vives polémiques éclatent entre 1850 et 1854. Mgr Dupanloup défend létude des auteurs antiques dans les écoles catholiques contre labbé Gaume qui leur attribue les progrès de lirréligion et de limpiété : « Depuis le quinzième siècle, vous coulez vos enfants dans un moule païen, et vous vous étonnez de nen pas retirer des chrétiens ! » (p. 341). Gaume défend le primat de la valeur éthique sur la valeur esthétique et promeut une évaluation morale et religieuse de la littérature profane (p. 396). Lencyclique Inter multiplices de 1853 marque le triomphe du camp ultramontain. Sil distingue enseignement littéraire et sacré, donc nexclut pas les classiques païens, les évêques doivent faire observer les décisions de lIndex. Bien que mieux reçu, celui-ci reste peu reçu : « Combien (de catholiques) ne voudraient 990pour aucun prix violer les lois de lÉglise en ce qui concerne labstinence des viandes, et ne se font nul scrupule de les violer en ce qui concerne labstinence des lectures ! » (Abbé Petit, 1884, p. 415). Cette crispation se perçoit aussi dans la tendance à évaluer une œuvre complète plutôt quun seul livre, Sue puis Dumas en 1863, Zola en 1894. Pour ce dernier, les consulteurs proposent sur les trente-trois titres la proscription de quinze, la non-condamnation de six et hésitent sur douze. Pourtant les écrivains eux-mêmes ignorent largement les condamnations. Zola popularise lIndex dont il fait le ressort dramatique de Rome, où un ecclésiastique, au nom révélateur Pierre Froment, tente dempêcher la condamnation de son livre sur la réforme de lÉglise. Zola façonne limage de lIndex comme un machine fanatique : « Le catholicisme, ancien agent glorieux de la civilisation, en être venu là, à jeter au feu de son enfer les livres [] presque toute la littérature, lhistoire, la philosophie, la science des siècles passés et du nôtre ! » (p. 432). Selon lui, lÉglise « sentête pourtant à conserver lapparence de sa souveraine autorité sur les intelligences, [] dépossédée de ses États, désormais sans juges ni bourreaux, qui continueraient à rendre de vaines sentences, acceptées par une minorité infime. » (p. 48). Le livre de J.-B. Amadieu démontre lexagération de lécrivain. Mais cette reconnaissance littéraire de lIndex marque les derniers feux dune critique morale et religieuse des œuvres esthétiques. LIndex fit de lÉglise un des acteurs de la vie littéraire du xixe siècle mais ces proscriptions heurtent de plein fouet lautonomie croissante de lauteur, du critique et du lecteur. LIndex est aussi un magnifique hommage dune religion du Livre à la puissance du livre. Après avoir disséqué les procédures, Amadieu rend vivante lhistoire de cette censure en plein xixe siècle. Cest une autre des très belles réussites de ce passionnant ouvrage.

Frédéric Gugelot

Jean-Louis Cabanès, La fabrique des valeurs dans la littérature du xixe siècle. Presses universitaires de Bordeaux, 2017. Un vol. de 300 p.

Lessai La Fabrique des valeurs dans la littérature du xixe siècle réunit douze études, certaines inédites, dautres reprises et réécrites, autour de la question des valeurs dans la littérature du xixe siècle, pour lessentiel française mais avec des incursions outre-Manche et outre-Atlantique. Il sagit de traiter à la fois de la valeur littéraire – en se posant la question des majores et des minores – et de la manière dont lœuvre sappuie sur des valeurs, les dispense, les met en cause, les entrecroise, mais aussi construit et transmet ses propres valeurs. Car, source de lœuvre, la valeur en constitue également leffet, en même temps quelle en est objet. Croisement ou caisse de résonance de discours, lœuvre littéraire est toujours en prise sur le monde et aux prises avec lui. Si lessai récuse lidée dune œuvre qui serait purement autotélique, refuse aussi ce qui relèverait dune approche purement philologique et dédaigne également la lecture biographique, il prend aussi plus implicitement position contre la notion de « discours social » qui prend lœuvre, ou dailleurs plutôt le texte, dans un flux de textes, et concourt ainsi à une dés-hiérarchisation. Dans cette réflexion qui nest pas polémique mais exprime nettement une position sur la littérature et les discours critiques, lauteur entend étudier « linterdiscursivité » qui permet de faire jouer « plusieurs champs du savoir, [] plusieurs types décrits » (p. 9-10), ce qui implique de poser la question de la valeur.

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La présentation, véritable discours de la méthode, commence par éclairer très nettement la démarche de lauteur : partant dune formule de Taine qui affirme que les grandes œuvres créent « un monde avec un jugement sur le monde », Jean-Louis Cabanès organise un parcours en quatre étapes : il sagit dabord détudier la manière dont les écrits non fictionnels sintègrent dans un roman, à partir du cas exemplaire fourni par lœuvre de Zola ; il sagit ensuite de définir un cadre épistémique autour des sciences du vivant et de la manière dont elles modèlent une vision du corps social en même temps quelles produisent de grandes métaphores, celle de larbre par exemple, commune à Zola, Barrès, Gide, et par là prennent des portées idéologiques différentes, évoluant dans les vingt dernières années du siècle. Les troisième et quatrième moments de lessai cherchent à montrer que les écrits littéraires sont « pensifs » : repartant de lanalyse de Pierre Macherey (dans À quoi pense la littérature ?, 1990) et de Thomas Pavel (La Pensée du roman, nouvelle éd., 2003), cest à la fabrique des valeurs éthiques que sont consacrés les développements de ce second volet de louvrage, où Zola domine aux côtés de Balzac et Dickens. La question du don et de la bienfaisance conduit à interroger la rencontre des valeurs chrétiennes et du discours des Lumières ; la représentation du corps, les relations entre animalité et humanité sont au centre de la quatrième partie.

Le tournant éthique de lapproche littéraire avec les ouvrages de Martha Nussbaum et Wayne Booth notamment, a donné de grands livres qui, contre la théorie de lauto-référentialité, sont venus rappeler lapport éthique propre à la littérature, qui offre un complément indispensable à la philosophie morale. Ainsi que lécrit Martha Nussbaum dans Connaissance de lamour (1990) « [i]ntroduire le roman dans la philosophie morale, ce nest pas lintroduire dans quelque discipline académique à qui il arrive de poser des questions éthiques. Cest le mettre en rapport avec notre quête concrète la plus profonde ». Mais cette portée morale de lœuvre littéraire est indissociable, rappelle Jean-Louis Cabanès, de ce que Pierre Macherey nomme « une attitude interprétative » (dans Philosopher avec la littérature, 2013) : la littérature est le lieu de représentations contradictoires et mises en tension, dont le lecteur sempare pour élaborer une axiologie.

Dans le détail de cet ouvrage remarquablement équilibré (quatre parties de trois chapitres), le lecteur rencontre dabord une passionnante étude sur la manière didentifier un mauvais texte, autour de la littérature moderniste et ferroviaire dans le second xixe siècle (œuvres de Whitman, de Verhaeren) : le poncif est invoqué comme lélément discriminant. Létude génétique du dossier de Germinal permet ensuite de dégager lapport constitué par la lecture de louvrage dÉmile de Laveleye, Le Socialisme contemporain (1883). Dans ce qui pourrait se désigner comme une poétique de la prise de notes zolienne, lauteur met au jour non seulement une méthode de travail mais aussi le tremplin dinventivité que forme la notation de discours et de commentaires empruntés à louvrage du publiciste belge : un point de vue sur le socialisme comme religion, la création dun personnage, labbé Ranvier, viennent de cette lecture zolienne qui est aussi scénarisation et idéologisation. Mais si le livre de Laveleye simpose dautant plus efficacement à la poétique zolienne, cest que son discours sinscrit dans du préconstruit (p. 46). Dans le cas de LAssommoir et du corpus médical quexploite le romancier en vue de la description du delirium tremens du personnage de Coupeau, cest une poétisation des données médicales que permet de dégager létude de la danse du zingueur qui inverse et complète le cotillon du Second Empire décrit dans La Curée, à partir de létude serrée de la composition musicale du chapitre xiii du roman (p. 64-65).

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Le deuxième moment de lessai se centre sur les valeurs du vivant au tournant du xixe siècle pour éclairer les « glissements métaphoriques, génériques et disciplinaires » que sont les discours du vivant (p. 68). Confrontant Haeckel et Spencer à Bergson et passant par le darwinien Weismann, lessai se fait alors philosophique. Jean-Louis Cabanès entend aussi déterminer de la sorte un cadre rhétorique : à la continuité de la vie se combine une autre continuité qui tient à la polysémie et à la métaphore. Elles alimentent des fictions de lénergie et un nouveau lyrisme, en particulier chez les naturistes. Distinguant entre Guyau et Spencer, lauteur dégage les liens entre la philosophie du premier et lexaltation de la vie dans Le Docteur Pascal, puis dans Fécondité, mais également chez le poète René Ghil et le naturiste Saint-Georges de Bouhélier. Chez Barrès la métaphore de lenracinement qui fait signe à la fois vers la terre et les morts et vers la poussée symbolise la relation de lindividu à son sol natal. Cette solidarité et cette continuité entre le moi et la terre est aussi vraie de la relation entre lart et la vie, dont lun assure le prolongement de lautre. Pour Guyau le beau est partout dans la vie ; lesthétique doit se fonder sur des bases nouvelles, du côté du sensible, de la chair. Cest cette exaltation de la vie et du corps que retrouvent des auteurs comme Gide ou Verhaeren.

Le troisième temps se consacre aux récits de la bienfaisance dans un corpus romanesque incluant Balzac, Dickens et Zola. Cest tout à la fois une histoire de la bienfaisance et de ses avatars, en France et en Angleterre que déroule létude qui montre combien lobjet, chez Balzac notamment, est piégeux, les discours de ses défenseurs et praticiens entrant en collusion, comme souvent chez lauteur de La Comédie humaine avec des points de vue contradictoires. La bienfaisance est chez Dickens la pierre de touche du vrai, ce qui permet de distinguer le vrai bien. Chez ces écrivains, la question de la charité interroge la relation entre Lumières et valeurs chrétiennes. La Joie de vivre, roman complexe paru en 1884, permet à lauteur daborder la manière dont on peut rémunérer une éthique du don. Autour du mot « fortune » et de sa polysémie, le roman met en images la fiction de largent et élabore des contre-fictions du don et du sacrifice. Il rend des comptes au lecteur, il interroge sur la sublimité du personnage de Pauline mais aussi son ambiguïté, létouffement progressif que la jeune fille impose à son entourage. La question de la simplicité est au cœur du chapitre iii qui aborde les œuvres de George Sand, Banville, Flaubert, Hugo, Jules Renard. Le simple y est alliance des contraires (bêtise et sublime par exemple) et maintient la trace de Béatitudes laïcisées.

Dans la dernière partie de lessai, est abordée la mise en scène de la passion : lhystérie, que les médecins localisent ou dont les symptômes eux-mêmes se spatialisent, est un mal qui donne le sentiment de laltérité organique. Létude stylistique de la dépossession (comme dans un énoncé tel : « Le cœur dEmma lui battit » par exemple) permet didentifier cette passivation hystérique que représentent Germinie Lacerteux et Salammbô. Mais le retour sur soi nest pas propre à toutes les hystériques : Adélaïde Fouque dans La Fortune des Rougon ne cesse de revivre un traumatisme ancien, mais son corps est aussi traversé des drames de lhistoire contemporaine. Le corps est donc sensation et archive, ce quune belle lecture de La Bête humaine vient illustrer. Enfin les relations entre animal et humain sont, dans un dernier chapitre, magistralement mises en lumière à partir du corpus zolien, en particulier autour de la notion de pathocentrisme que Jean-Louis Cabanès emprunte à Élisabeth de Fontenay : cette « centralité du subir et du souffrir commun à tous les êtres vivants ». Lhomme et lanimal « font chair commune, subissent le même destin, se rejoignent, parce que les uns et les autres 993sont, comme le diraient les Goncourt, “tout en viande” » (p. 234), écrit Jean-Louis Cabanès dans le chapitre intitulé « Humanimalité ».

À la suite de son ouvrage paru en 2011, Le Négatif, Jean-Louis Cabanès poursuit donc une réflexion sur les frontières, les limites et ce qui se joue de lavers et de lenvers dans la représentation littéraire au xixe siècle, en éclairant les affects, ce quon nommera platement leffet que produit la littérature. Mais cest davantage à des questions de poétique (à lemploi des outils qui vont produire cet effet) quest consacré ce nouvel ouvrage. À ce titre il complète le précédent, montrant ainsi la cohérence dune recherche qui ne cesse dexaminer son objet, sans jamais le figer, et qui le questionne, sans jamais lenfermer, pour faire œuvre à son tour.

Éléonore Reverzy

Alain Quella-Villéger, Voyages en exotisme. Ailleurs, histoire et littérature (xixe-xxe siècles). Paris, Classiques Garnier, Perspectives comparatistes, 2017. Un vol. de 428 p.

Préfacé par Guy Dugas, Voyages en exotisme est louvrage dun historien, fondateur des Carnets de lexotisme en 1990 et passionné de Pierre Loti (la bibliographie des traductions de Loti par Lafcadio Hearn figure en annexe). Cest donc dans la perspective de lhistoire culturelle quil est élaboré, à partir de la définition que donna Segalen de lexotisme comme « Esthétique du divers » et de la force performative du mot telle que lexpose Jean-Marc Moura : « un appel à la parole et à la culture de lautre ». Lauteur discute lorientalisme dEdward Saïd, en rappelant que si lOrient est plutôt un lobe de notre cerveau doccidental quune région des antipodes, comme le pensait Gobineau, il ne se réduit pas à une construction discursive issue des seuls Occidentaux : le Japon, jamais colonisé, est seul responsable des japonaiseries…

Alain Quella-Villéger reprend dabord lexamen différentiel de la littérature exotique et de la littérature coloniale (de Loti à Segalen vs Claude Farrère, chantre des « civilisés », ou Herbert Wild, « un géologue romancier de lIndochine ») : lune célèbre la jouissance subjective du définitivement autre, inassimilable ; lautre se réclame de lexacte objectivité à fin dinstruction publique. Disciple de Loti, Segalen nest cependant pas sensible au monde arabo-musulman. Il reste attaché à lOccident et surtout à lAntiquité, et se désintéresse du contemporain : son exotisme est empreint de la nostalgique rêverie dun paradis perdu.

Pierre Loti, à qui la deuxième partie est consacrée, incarne le modèle décrivain-voyageur ni colonialiste ni touriste, dont lexotisme signifie la compréhension des aspirations indigènes au présent. Même si « lexolotisme est sans doute dans le rapport pèlerin et obsessionnel [de Loti] à lantérieur » (p. 145), le passé nintéresse lécrivain que parce quil nourrit et enrichit le présent, et compense sa propre tendance à la morbidité. Lexotisme, et lécriture diaristique puis romanesque, apparaissent comme des médiations vers la résilience inventée par lofficier de Marine Julien Viaud.

La troisième partie, en sappuyant sur des récits, des dessins ou des correspondances, rappelle les aventures dexpédition et décriture de quelques voyageurs, de la Guinée (René Caillié) à la Turquie (Andersen, Marc Hélys et Marcelle Tynaire), de lInde (Lucien Saignes) au Québec (de Gobineau à Frison-Roche). De 994cet ensemble, le monde est lobjet, tandis que cest le moi, malade, qui incite les François Porché, Jean-Richard Bloch et Raymond Roussel à partir voir le monde, ou plutôt à ne pas le voir…

La dernière section du livre (sur la bataille de Tsouhima et sur les Balkans en flammes) est plus strictement historique. Intitulée « Paroxysmes de lexotisme », elle fait la part de la violence, épique ou sacrificielle, attachée au colonialisme, et rebat les termes de lantithèse barbarie/civilisation, juxtaposée à lopposition Asie/Europe. La guerre russo-japonaise inspire des fictions assez paradoxales (à La Troisième Jeunesse de madame Prune de Loti, publié en 1905, répond La Bataille de Claude Farrère, paru en 1909) pour que le Japon, en dépit de son panasiatisme conquérant, soccidentalise chez Farrère face à leurasiatique et barbare Russie ! Lopposition de lOccident et de lOrient, dont les frontières géographiques se perdent sous les conflits dintérêts politico-économiques et les fictionalisations mentales, recouvre en fait la question de la mondialisation en germe.

Voyages en exotisme. Ailleurs, histoire et littérature est une riche synthèse, très bien informée, des textes qui ont participé, de 1830 à nos jours, de lécriture de lAilleurs. En historien, Alain Quella-Villéger donne de précises indications biographiques et éditoriales ; il fait le relevé exhaustif des publications sur lIndochine, Tahiti ou le Québec. Surtout, il présente les positions idéologiques, contrastées, des auteurs, leurs représentations imaginaires voire fantasmatiques. Il montre les rapports du récit de lailleurs avec lutopie et ses questionnements géopolitiques. Dans le sillage des cultural studies, il pointe ses accointances avec la question du féminisme.

Marie-Hélène Boblet

André Stanguennec, Mallarmé. Un théâtre de lesprit. Paris, Honoré Champion, 2018. Un vol. de 332 p.

Familier de lauteur du Coup de dés, auquel il avait consacré une monographie en 1992 (Mallarmé ou léthique de la poésie), le philosophe spécialiste de pensée allemande et de dialectique renoue avec Mallarmé, jamais vraiment abandonné comme lattestent quelques articles parus depuis, ainsi que lanthologie de 2008 (Penser les arts et la politique : Stéphane Mallarmé), trois ans après la publication dun travail sur Renan (Ernest Renan. De lidéalisme au scepticisme), dont la pensée va servir bien souvent de contrepoint tout au long de cet ouvrage. André Stanguennec rassemble ici en volume une série détudes partiellement inédites, dans un ouvrage tendu entre la logique de lalbum et celle du livre, pour reprendre en la déplaçant la fameuse dichotomie mallarméenne. Lenjeu de cet ouvrage structuré de manière rayonnante consiste à déplier en six chapitres, plus juxtaposés quenchaînés, non sans redites, les différentes dimensions de la théâtralité en la faisant dialoguer avec des éléments appartenant à des niveaux ontologiques assez différents : les données biographiques (« le drame personnel ») ; les articles de critique théâtrale ; les formes dinscription dune logique théâtrale dans la nature (« le théâtre mondain »), dans la Cité (« théâtre idéal et théâtre réel, vers une refondation sacrée »), comme dans le texte poétique (Igitur, le Coup de dés, les notes du « Livre » principalement) ; enfin, ce que lon nommerait aujourdhui « intermédialité », niveau qui articule les arts entre eux (« Cinq degré de la musique 995au théâtre » ; « De la peinture au théâtre. Manet, Mallarmé et les impressionnistes »). On propose une « approche du sens spirituel que Mallarmé donnait au théâtre » (« Introduction », p. 11), dans le sillage du chapitre pionnier dAlfred Simon (« Lacteur de soi », Les Signes et les songes. Essai sur le théâtre et la fête, 1976), comme dune série de publications antérieures portant sur lhistoire du théâtre en général, ou sur la spécificité du drame mallarméen, « intérieur » (Adile Ayda), « solaire » (Gardner Davis), ou scripturaire (Thierry Alcolumbre). Le philosophe, bien informé des travaux des littéraires, avec qui il dialogue tout au long du volume, mentionne en particulier sa dette vis-à-vis de deux thèses non publiées, celle de Marilyn Bartheleme (Formation et mise en œuvre de lesthétique et de la pensée de Mallarmé sur le théâtre, 1959), et celle dAlice Folco (Dramaturgie de Mallarmé, 2006). Lidée directrice de ce livre totalisant dont lobjet véritable se voit doté de contours assez labiles, vise alors à montrer toutes les formes de « synthèse » tentées par Mallarmé. Cette ambition théâtrale serait hantée par un rêve d« unité » entre lépique et le lyrique, lindividu et le cosmos, la nécessité grecque et la liberté chrétienne, le « sacré naturel » et le « sacré humain », « lesprit populaire » et « lesprit métaphysique », et bien évidemment entre lart et la religion. Lauteur, par la structure même de son livre, montre parfaitement la dimension polymorphe du « théâtre » mallarméen, qui oscille entre le fait scénique, la virtualité livresque, lutopie socio-poétique, elle-même tendue entre politique et religion, et la « métaphore théorique » (la désormais fameuse « Tragédie de la Nature » des Dieux antiques). Quant à la méthode danalyse, elle passe le plus souvent par une forme de comparatisme entendu au sens large, qui vise à saisir Mallarmé de manière différentielle : seront convoqués principalement Descartes, Kant, Hegel, Schopenhauer, Durkheim, Renan, Maeterlinck, Redon, Puvis de Chavannes, Goya, Wagner. Le lecteur découvrira ainsi de multiples parallèles, plus ou moins attendus, plus ou moins arbitraires, plus ou moins éclairants, qui attestent dun sens de la mise en perspective – histoire du théâtre, histoire des genres, histoire de la philosophie – mais qui ne peut manquer dopérer au détriment de la micro-lecture des textes du poète, traités trop souvent sur le mode de la citation courte. Quant au primat de lorientation philosophique et métadiscursive de cette lecture, privilégiant une théâtralité théorique, elle conduit à négliger la théâtralité pratique de la page (le Coup de dés), comme celle de la parole (LAprès-midi dun Faune, Hérodiade). Des analyses des textes légèrement plus fouillées sont renvoyées en annexes, à travers la présence de deux « Appendices » portant sur le Coup de dés (« Sur la structure dramatique du monde hégélien (selon Dominique Lebarle) et du monde mallarméen (selon Robert Greer Cohn) ») et les feuillets du « Livre » (« En marge dÉric Benoit. Une lecture théâtrale des “notes” en vue du Livre »). Cet ouvrage logicien intéressera ceux qui souhaitent prendre connaissance dune partie des débats relatifs au positionnement philosophique prêté à Mallarmé, sur le double terrain miné de lidéalisme et de la dialectique.

Cette lecture prend place, pour lessentiel, à lintérieur du cadre herméneutique fixé par les travaux de Bertrand Marchal, en ce qui concerne linterprétation du versant social de ce « théâtre de lesprit ». En revanche, pour ce qui est du versant naturel ou cosmologique, Stanguennec marche également dans les pas de Robert Greer Cohn (Lœuvre de Mallarmé, Un Coup de dés, 1951) et dÉric Benoit (Mallarmé et le Mystère du « Livre », 1998 ; Néant sonore. Mallarmé ou la traversée des paradoxes, 2007), en faisant de Mallarmé un poète qui aurait 996accordé autant de place à la linguistique quaux sciences de la nature, marqué par « la biologie de lévolution », « la physique probabiliste », « lopposition de lentropie et de la negentropie » (p. 143). André Stanguennec soutient en effet quil fut « sensible aux nouvelles leçons de la physique thermodynamique et de lépistémologie du hasard » (p. 41). Cette thèse énergétique, en rien inédite comme le rappelle lauteur, resterait à mieux démontrer, au-delà de la simple évocation des « idées générales de lépoque » (p. 276). Deux livres, finalement, se cachent derrière cet unique volume hautement spéculatif, qui offre une traversée de toute « larmature intellectuelle » de lœuvre de Mallarmé – « lesprit » lemporte sur le « théâtre » – bien plus que de la lettre de sa poésie proprement dite, lun portant sur lidée de théâtre, lautre sur lidée de nature.

Thierry Roger

Marcel Proust, Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France. Sous la direction de Nathalie Mauriac Dyer. Cahier 67, t. 1. Fac-similé ; t. 2. Transcription diplomatique, introduction, analyse, index, notes et diagramme de Simone Delesalle-Rowlson, Lydie Rauzier et Francine Goujon. Turnhout, Brepols. 2017. Deux vol. de 108 et 194 p.

Le fonds Marcel Proust de la BnF, qui réunit depuis 1962, avec un complément apporté en 1984, les cahiers décoliers utilisés par Proust entre 1908 et 1922 pour écrire ses œuvres, constitue une source incomparable, mais difficile à maîtriser pour les lecteurs passionnés et les chercheurs. Leur édition était dautant plus attendue. Après les cahiers 54, 71, 26, 53 et 44, cest au tour du cahier 67 dêtre rendu accessible dans la double édition fac-similé/transcription. En effet, si le cahier est disponible sur Gallica et si des extraits en avaient déjà été offerts par lédition de la Bibliothèque de la Pléiade dÀ lombre des jeunes filles en fleurs (1987) dans une version anthologique et simplifiée conçue pour des lecteurs plutôt que pour des chercheurs, la présente édition fait événement tant pour la clarté de la présentation que pour lérudition de lapparat critique. Les commentaires, explications et précisions sont une source extraordinaire de renseignements et enrichissent considérablement la lecture en replaçant le cahier tant dans la culture de lépoque que dans une Recherche in progress. Comme les précédents, le cahier 67 est livré en deux volumes qui se complètent : un fac-similé en couleur permet de prendre connaissance du manuscrit et une transcription diplomatique en facilite considérablement la lecture.

Le cahier 67 comporte des unités reprises en 1911-1912 qui serviront au deuxième volume de la Recherche et dautres, en cohérence avec le cahier 66 (Le Côté de Guermantes). Ce volume est indispensable pour comprendre en amont le travail de Proust et pénétrer les arcanes de son roman. Rempli entre mai et août 1910, il se compose dune première partie amorcée juste après les spectacles des Ballets russes de la saison 1910, ce qui confirme lextrême attention de Proust à lactualité des scènes parisiennes et leur rôle dans la genèse du roman. Puis, rédigé à lenvers, il comporte une seconde partie consacrée à une peinture sarcastique de divers salons mondains avant de revenir au thème majeur de la vieillesse de linterprète démodée et déchue.

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Dune grande unité thématique, il est presque entièrement consacré au monde du spectacle, perçu, soit depuis la salle (Opéra, Opéra-Comique ou cabarets), soit depuis les coulisses (le geste de Nijinski et son implication dans la fiction). Guidé par son expérience de spectateur, Proust sy livre à une réflexion sur la perception et la réception des arts de la scène.

Cette méditation se décline en thèmes qui feront lobjet de passages clés de la Recherche : la rêverie qui prélude au spectacle et crée une attente que les titres des œuvres montées à lOpéra-Comique, ou leurs affiches, encouragent, en égarant éventuellement le spectateur in spe ; mais aussi la vogue et le snobisme qui président aux destinées des œuvres et des artistes, entre succès et oubli, ce qui permet, à loccasion, de percevoir le rôle majeur tenu par certaines figures dinterprètes comme Sarah Bernhardt ou Gabrielle Krauss. Enfin, on retiendra les pages sur la nature et limportance du discours critique censé « boucher » les « lacunes » des impressions ressenties (fo 13ro).

LOpéra-Comique, lieu des premières expériences de spectateur de Proust, tient ici un rôle quon retrouve dans Du côté de chez Swann. Préparé par une note de régie du cahier 66 (« ceci devrait peutêtre [être] mis avant la soirée à lOpéra-Comique »), un épisode illustre la rêverie sur le nom à partir du titre de différents opéras dAdam ou dAuber (Le Chalet, Les Diamants de la couronne, Le Domino noir), songerie non déflorée par la représentation et qui garde le charme « intact et velouté » (fo 32ro) dun répertoire du passé, valorisé, à contre-courant de la vogue wagnérienne, par le duc de Guermantes (fo 30-32ro). Marqué par les théories symbolistes qui prônent le spectacle imaginaire ou lécoute en aveugle que privilégiait Proust (la vue gêne laudition, fo 10vo), le narrateur sattarde longuement sur la déception qui suit une représentation et la perplexité ressentie devant les performances de Sarah Bernhardt ou de Gabrielle Krauss, opérant un rapprochement souvent fait à lépoque entre les deux artistes dont on souligne les qualités vocales et la présence gestuelle. En 1883 en effet, le portrait de la cantatrice par Clairin exposé au Salon est salué comme « pendant » du portrait de Sarah Bernhardt. Mais cest à une expérience contemporaine de lécriture du cahier que, comme nous lapprend Francine Goujon, les deux représentations de Phèdre doivent tout leur sens. Proust voit en effet Nijinsky dans la baignoire 6-8 de la Comtesse Greffulhe au Palais Garnier en juin 1910. Cette expérience, contrairement à ses habitudes, Proust lintroduit presque aussitôt dans la fiction et elle donne lieu à des considérations sur la perception immédiate du spectacle. Francine Goujon fait lhypothèse que cette représentation des Ballets russes recompose les deux représentations de Racine : la première, marquée par la désillusion parce quelle dépend dune attente schopenhauerienne du sublime, et la seconde, plus féconde, parce quelle est abordée sans horizon dattente autre que celui de « limpression fugitive » bergsonienne. À la suite de cette expérience, le spectateur-narrateur comprend que le plaisir esthétique se caractérise par le moment fugitif et sublime que livre lartiste. La figure de linterprète, dont le rôle est toujours ambigu chez Proust, sera finalement le prétexte à montrer lévolution dun narrateur passant dune attitude de spectateur naïf et embarrassé à celle dun connaisseur bravant modes et snobismes pour rendre hommage au talent vieilli et discrédité de la grande actrice (fo 37vo). Ce que nous montrent ces essais préparatoires, cest ce que doit lécriture de la Recherche à la conception que se fait Proust de lart total. Tous les arts de la scène concourent à mener une très novatrice étude de réception.

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Le cahier 67 est enfin une nouvelle preuve de limportance de Reynaldo Hahn comme passeur auprès de Proust. Comme lindique Francine Goujon, ses critiques et ses ouvrages ont été dune importance capitale pour lécrivain, soit quil les reprenne, soit quil les discute. Si lon peut déceler son influence dans lallusion à Paulus et Mayol (fo 2vo), chanteurs qui constituaient pour le musicien une référence absolue en matière de diction parfaite et dintelligibilité du texte, ainsi que dans les passages sur Sarah Bernhardt, dont il était un familier, Hahn figure sans doute également ici sous les traits dun Swann chargé de jouer le rôle de critique et daider le débutant à appréhender la qualité du spectacle. De plus, le refus dune hiérarchie des arts qui, comme le montre Francine Goujon, est dévolu à Swann par un ajout tardif à « Combray », existe bien dans le cahier 67 et correspond très exactement aux prises de position de Hahn. Le rapprochement entre Hahn et Swann nest pas lun des points les moins intéressants du cahier 67 et peut sappuyer sur ce que le compositeur notait dans son Journal « Combien lamour est parfois humiliant ! Pourquoi tenons-nous tant à certains êtres qui nont rien de plus que les autres et dont nous constatons nous-mêmes la médiocrité ? » (Reynaldo Hahn, Notes, Journal dun musicien, Paris, Plon, 1933, p. 107).

Cécile Leblanc

Denis Pernot, Henri Barbusse. Les discours du Feu. Éditions Universitaires de Dijon, « Écritures », 2018. Un vol. de 202 p.

Lambition de létude, très documentée, que Denis Pernot consacre au Feu dHenri Barbusse est précise, pertinente et clairement exposée dès lintroduction : relire lœuvre en la débarrassant des lectures, souvent militantes, toujours orientées, que sa notoriété et le parcours politique de son auteur nont cessé de susciter, que ces lectures viennent de « camarades » ou de lauteur lui-même. Pour cela, Denis Pernot souhaite « revenir », à lexpérience de la guerre, aux discours « qui disent la guerre durant la guerre », à dautres œuvres de guerre, en un mot « recontextualiser » Le Feu. Tel est le projet : il est parfaitement tenu en 202 pages et trois grandes parties, complétées par la publication en annexes de documents peu connus, dun index et dune bibliographie très complète. Cette publication sinscrit dans le renouvellement récent des études consacrées au Feu, renouvellement auquel Denis Pernot a activement participé en donnant une très bonne édition de lœuvre chez Garnier-Flammarion en 2014 et trois articles dans le numéro spécial de la RHLF de 2015/4.

Pour « revenir » à lexpérience fondatrice, celle du combattant quil a vraiment été (il balaie en quelques lignes, comme beaucoup lont fait, les accusations injustes de Norton Cru), Pernot complète la connaissance, jusque-là assez limitée, du soldat Barbusse, en sappuyant sur de précieux témoignages, ceux de Charles-Edouard Lévy, de Louis Krémer (récemment exhumés par Laurence Campa), de José Germain et surtout dHenry Dispan de Floran dont il cite à plusieurs reprises les carnets restés inédits. Ces apports sont précieux (même si lhypothèse défendue ici selon laquelle Barbusse aurait projeté « des traits dHenry Dispan sur la figure fictive du caporal Bertrand », p. 37, est séduisante mais reste à démontrer) car cest ce que Pernot appelle, très justement, une sociabilité intellectuelle « à la popote » qui se dessine à travers ces documents.

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Pernot rappelle ensuite quavant dêtre un roman couronné par le Goncourt en décembre 1916, Le Feu a dabord été un feuilleton publié dans LŒuvre, le quotidien dirigé par Gustave Téry, périodique qui accueille des « plumes de qualité » et conserve autant de distance quil est alors possible de le faire avec le bourrage de crâne et le discours officiel. « Les imbéciles ne lisent pas LŒuvre » proclamait régulièrement le quotidien qui aimait afficher des manchettes accrocheuses. Pernot voit dans une première collaboration de Barbusse avec LŒuvre (trois chroniques publiées en septembre 1915) « des travaux préparatoires à la rédaction du Feu », p. 70, en décelant dès ces premiers textes une indécision générique, entre reportage et fiction. Il napporte rien de très nouveau sur les conditions dans lesquelles Barbusse, encore mobilisé mais affecté à létat-major du 21e corps darmée à partir de novembre 1915 (avec de brèves périodes dhospitalisation), rédige les textes, chapitres dune œuvre suivie ou « nouvelles », qui constitueront les feuilletons. Ceux-ci paraissent en 93 livraisons entre le 3 août et le 9 novembre 1916. En sappuyant sur la correspondance (en partie publiée en 1937) de Barbusse avec son épouse qui est la cheville ouvrière de lentreprise car elle sert dintermédiaire entre lécrivain et le quotidien, mais qui est aussi chargée de collationner les extraits de presse pour préparer lédition en volume, Denis Pernot rappelle à la fois les tâtonnements, les agacements, lurgence, qui caractérisent limportant travail dadaptation qui font du volume publié chez Flammarion en décembre 1916 une œuvre proche mais distincte de celle que les lecteurs de LŒuvre avaient pu découvrir.

Cest dans la troisième partie de son livre que Denis Pernot développe ce qui constitue sa thèse, ou sa proposition de lecture, la plus nette et la plus passionnante. Cette lecture repose sur plusieurs propositions convergentes. La première découle de ce qui fait la spécificité la plus forte de cette œuvre, son succès, immédiat, massif et jamais démenti. Si Le Feu devient très vite un « best-seller » (cf. larticle de Denis Pernot dans la RHLF oct/déc. 2017, p. 847-860, « Henri Barbusse : faire du Feu un best-seller », qui reprend les analyses proposées dans ce volume), cest parce quil touche, dès la publication en feuilletons, des publics très variés, les femmes (mères, épouses, sœurs) qui ont le sentiment daccéder à une vérité que les discours publics, notamment ceux de la presse, leur dissimulent, mais également les combattants, simples soldats comme officiers, qui tous se reconnaissent dans la représentation des conditions de guerre que propose le roman. Les témoignages que cite Pernot sont bien choisis et édifiants. Horst Muller en 1989 avait déjà suscité de vives réactions en soulignant la diversité des interprétations, lambivalence du Feu (« La vision du caporal Bertrand », Les Cahiers Henri Barbusse, 1989, no 14, cité par Denis Pernot). Peut-on pour autant parler, comme le fait Denis Pernot, dune « œuvre dUnion sacrée » (p. 112) ? Peut-être, parce quelle « unirait » des lecteurs appartenant à des milieux différents ou susciterait des interprétations politiquement inconciliables ? Il est, quoi quil en soit, utile de rappeler, contre les interprétations verrouillées que lauteur lui-même a voulu par la suite imposer en relation avec sa propre évolution politique, que Le Feu est une « œuvre ouverte » et que son impact et son succès durables viennent en grande partie de là.

Cette ouverture Barbusse en joue et en souffre. En homme de lettres averti, en professionnel de lédition, il sait actionner tous les leviers, y compris ceux qui relèvent dinstances éloignées les unes des autres, voire opposées, pour en assurer la promotion, comme il sait jouer de sa propre image publique (engagé volontaire, simple soldat, médaillé). Cette stratégie qui repose sur une pluralité 1000de lectures favorisant la diffusion et le succès de lœuvre laisse assez vite place, dans la réception et dans ses propres commentaires, à une lecture de plus en plus orientée accompagnant lévolution des esprits et surtout celle de lauteur. Sil est difficile de suivre au jour le jour lévolution politique de Barbusse à travers les seuls documents dont on dispose, lettres, publications dans la presse, il est encore plus délicat dévoquer une évolution de lopinion sur une période aussi resserrée que celle qui est ici évoquée (p. 114), mais il est juste de rappeler que, sur un temps plus large, Barbusse a tiré à plusieurs reprises son œuvre vers les engagements, pacifiste puis, plus tard, communiste, qui allaient devenir les siens.

Car, par son ouverture, il sentait que Le Feu lui échappait. Pernot note p. 139 que Barbusse y verrait « un écrit mal fini, trop vite et trop tôt livré à limpression, dans lequel lauteur se reconnaît mal et dont il ne se reconnaît pas pleinement pour lauteur ». On ne peut que reconnaître la justesse de cette appréciation. Cela nen fait pas pour autant une « œuvre encombrante » pour lui, mais probablement une œuvre quil voudra dépasser dans des œuvres dont il souhaitera désormais maîtriser et orienter lécriture et les effets mais qui du coup ne connaîtront plus le même retentissement.

Pernot en arrive ainsi à la conclusion que Le Feu « nest pas une œuvre pacifiste à lheure de sa publication » mais quelle lest devenue. Et il fonde le « destin » du Feu sur sa « malléabilité générique », sur « sa capacité à se plier aux attentes » de son lectorat, à faire entendre « un ensemble dissonant de voix » (p. 147). Tout ceci ne peut être contesté et a été, tout au long de ce livre, bien mis en lumière. Mais pour que la « malléabilité », louverture et la pluralité des sens, la dissonance, fassent œuvre et œuvre durable, ils doivent trouver un cadre, un socle, où senraciner, se stabiliser. Cest peut-être ce que ce livre de Denis Pernot ne montre pas assez. La structure archétypale qui donne sa cohérence au roman, le dynamisme euphorique qui le porte et qui a autorisé par la suite des lectures révolutionnaires, appartiennent à la forte culture biblique et à lesprit profondément religieux de Barbusse (cf. la thèse de Jérémy Camus, Henri Barbusse et la culture religieuse, soutenue en 2016 et son article « Henri Barbusse : la spiritualisation de la Grande Guerre », RHLF 2015/4, volume déjà cité) ; ils peuvent constituer des éléments de la structure imaginaire profonde qui traverse cette œuvre comme lensemble de lœuvre de Barbusse et peuvent compenser la malléabilité bien mise en valeur par Denis Pernot. Ils nétaient bien sûr pas prémédités ; ils ne sont jamais exhibés, mais toujours sous-jacents et, régulièrement, affleurent pour saffirmer dans la dernière partie de lœuvre. Lécriture « quasi en direct », les modalités de la publication périodique, labsence de véritable reprise en main lors de la publication en volume, qui se fait alors que lauteur est encore mobilisé et dans une relative urgence, expliquent que lœuvre ait en grande partie échappé à un dessein global, sans pour autant saffranchir de limaginaire profond et cohérent qui fait sa force poétique. Au contraire. Cest dans cette œuvre quil maîtrise le moins que Barbusse se révèle le plus. Denis Pernot naborde pas cet aspect dans son livre, ce nest pas son objet, mais derrière « les discours du Feu » que révèle cette publication, sous-tendant ceux-ci, il reste possible dentendre, de décrypter, « un discours » du Feu.

Philippe Baudorre

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Clara Debard, Jacques Copeau et le Théâtre du Vieux-Colombier. Dictionnaire des créations françaises (1913-1924). Avec une préface de Jeanyves Guérin, Presses universitaires de Nancy – Éditions Universitaires de Lorraine, 2017. Un vol. de 251 p.

Une belle préface de Jeanyves Guérin annonce la richesse de cet ouvrage et son importance pour la connaissance du théâtre français de la première moitié du xxe siècle. Ce grand spécialiste du théâtre français cite, dès le premier paragraphe, Albert Camus : « Dans lhistoire du théâtre français, il y a deux périodes : avant Copeau et après Copeau ». Ce dictionnaire examine les créations françaises de Jacques Copeau dans son Théâtre du Vieux-Colombier entre 1913 et 1924 (1913-1914 et 1919-1924), en un choix qui, écartant les mises en scène de pièces déjà représentées, permet de se concentrer sur la notion de création scénique de pièces françaises (quasi) contemporaines.

Louvrage est très clairement et simplement organisé avec deux grandes parties successivement consacrées aux pièces (21) et aux auteurs (18), et six tableaux classant le répertoire entier de la première saison (1913-1914) à la sixième saison (1923-1924), ce qui amène à mesurer la place de la création pure de pièces françaises modernes dans lensemble de la programmation du Vieux-Colombier. Chaque notice de pièce comprend un résumé détaillé du texte, une analyse précise et approfondie de ce texte (parfois illustrée par de courts extraits), une présentation de la création (circonstances, distribution complète, principaux éléments de mise en scène, nombre de représentations et tournées, réception critique), les références des éditions, en français et en traductions, les éventuels reprises scéniques (en France et à létranger), adaptations, documents sonores ou multimédias, la bibliographie critique, les documents darchives. Les notices sur les auteurs présentent la biographie, les œuvres classées par genres, la bibliographie critique plus ou moins sélective. Une bibliographie critique générale vient finalement indiquer les principaux outils employés par lauteur du dictionnaire. Avant les précieux tableaux sur le répertoire, la reproduction de l« appel du Vieux-Colombier » placardé dans Paris en octobre 1913 rappelle le combat pour le théâtre dart contre le théâtre commercial, la place importante des « chefs-dœuvre classiques, français et étrangers » dans le répertoire, lexigence de « qualité » artistique, de « variété » et daccessibilité financière.

La documentation très riche permet une connaissance quasi exhaustive des textes, des créations scéniques et de leur réception, en relation avec une présentation synthétique et précise à la fois des auteurs. Ce dictionnaire original fait (re)découvrir le projet artistique fondamental de Copeau et un pan de notre histoire du théâtre, une période féconde marquée par des œuvres et même des auteurs parfois oubliés. Si Paul Claudel, André Gide, Jules Romains demeurent aujourdhui très connus (et encore dans le cas de Gide, cette affirmation vaut davantage pour le genre narratif), des auteurs reconnus à lépoque comme Georges Duhamel, Roger Martin du Gard, Jean Schlumberger sont quelque peu délaissés, sans parler de René Benjamin, Léon Chancerel, Louis Fallens, François Porché… et de lœuvre littéraire de Copeau lui-même (notice sur La Maison natale). Il faut espérer, avec Clara Debard, que cet ouvrage va inspirer des acteurs, des metteurs en scène, des éditeurs et des chercheurs, susceptibles doffrir une nouvelle vie à « la part obscure de ce corpus issu du premier vingtième siècle ». Les résumés des pièces 1002donnent envie de les lire ; les analyses fines et approfondies, enrichies par des remarques précises sur la genèse, les sources et lintertextualité, donnent envie de leur consacrer des études spécifiques ; les réflexions sur les mises en scène et la réception critique, toujours très minutieuses et pertinentes (notamment dans les choix judicieux qui sont opérés parmi les auteurs des articles), donnent envie de poursuivre lexploration des archives. Les qualités principales de ce dictionnaire, érudition, profondeur et clarté, procureront sans doute à tout type de lecteur le plaisir de la lecture et lenrichissement scientifique.

Nathalie Macé

Catherine Rouayrenc, Trois romans, trois guerres. 14-18 à travers argot et langage « populaire ». Tusson, Du Lérot, 2017. Un vol. de 289 p.

Sous ce titre, dont il faut regretter quil soit insuffisamment informatif, Catherine Rouayrenc propose une passionnante lecture comparative de trois romans français de la Grande Guerre écrits pendant les hostilités, qui, tous, ont immédiatement connu un très vif succès : Gaspard de René Benjamin (Prix Goncourt 1915), Le Feu dHenri Barbusse (Prix Goncourt 1916) et Les Croix de bois de Roland Dorgelès (prix Femina 1919). Spécialiste des parlers populaires, auteur dun ouvrage sur Louis-Ferdinand Céline, lauteur a choisi de sarrêter à ces trois œuvres parce quelles font plus que dautres appel, phénomène qui a frappé leurs premiers lecteurs, à de nombreux termes et à diverses expressions « populaires » jusqualors bannis de la langue (tenue pour) littéraire. Son étude offre ainsi des éclairages nouveaux sur ce qui a pu être nommé, trop commodément sans doute, la « langue poilue », langue qui fait lobjet danalyses durant le conflit ainsi quen témoignent les travaux, mentionnés et sollicités ici, de Lazare Sainéan, de Gaston Esnault ou dAlfred Dauzat. À la différence de ces derniers, Catherine Rouayrenc ne sattache pas seulement à relever des termes empruntés à des patois ou à des argots et à en proposer des analyses précises (étymologie, provenance, date dattestation, etc.) Bien que, sur ce point, elle synthétise de multiples informations en recoupant souvent plusieurs sources, son étude retient surtout lattention par la manière, originale, dont elle est conduite. Conjuguant deux axes dapproche distincts, thématique et technique, Catherine Rouayrenc met en effet au jour des éléments permettant dappréhender les écritures de la Grande Guerre sur des fondements nouveaux. Cest en particulier le cas lorsquelle sarrête, après les avoir identifiés, aux domaines dexpression les mieux attestés dans les œuvres de Benjamin, de Barbusse et de Dorgelès : « interjections et jurons » ; « appellatifs et injures ». Ce faisant, son analyse répond à un vœu formulé par un écrivain combattant comme Paul Vaillant-Couturier qui souhaitait que « [les] somptueuses injures du langage poilu » fussent « sténographiées par de sagaces philologues » (« La Croix de Dudule », La Guerre des soldats, Paris, Flammarion, 1919). Des méticuleux examens auxquels elle se livre, Catherine Rouayrenc tire toujours des remarques dont lhistorien de la littérature pourra faire son profit : « Il est significatif que [“gars”] soit fréquent notamment dans Le Feu et Les Croix de bois et, surtout, que dans ces deux romans il soit employé presque toujours au pluriel, alors que dans Gaspard, il apparaît majoritairement au singulier précédé du déterminant possessif. À une vision romanesque de la guerre centrée sur lindividualité que représente le 1003personnage de Gaspard, soppose la vision, collective, des combattants quont été Dorgelès et Barbusse » (p. 45) ; « Barbusse est le seul à employer “frère” comme appellatif et cest lappellatif dénotant des relations affectives quil emploie le plus souvent. [] dans le choix et lemploi des termes employés comme appellatifs “génériques”, [il] se distingue à la fois de Dorgelès et de Benjamin ; de Dorgelès, surtout par la variété de son vocabulaire ; de Benjamin, plus profondément, par les relations dégalité et de fraternité quil suggère à lintérieur dune collectivité et non pas entre le héros du roman et un autre combattant » (p. 49-50). De la même manière, distinguant et hiérarchisant divers champs sémantiques en fonction de la place qui leur est accordée dans les œuvres qui lintéressent, lauteur attire lattention sur limportance que Benjamin, Barbusse et Dorgelès accordent à certains aspects de lexpérience guerrière (« léquipement », « le boire et le manger », « le corps », « lennemi », etc.) pour mieux signaler ensuite des différences notables dans le traitement que chacun deux leur donne. Autant quaux termes « populaires » quelle repère sous les plumes des trois romanciers, Catherine Rouayrenc sintéresse aux conditions de leur insertion dans leurs œuvres. Elle fait alors jouer un partage technique entre ceux (« vocables de récit ») qui sont utilisés par les instances narratives et ceux (« vocables de dialogue ») qui le sont par les personnages. Distinction féconde qui conduit à des remarques importantes : « [] les trois romanciers réservent au récit seul certains termes argotiques dont lemploi pendant la guerre peut être bien attesté. Il en est ainsi par exemple de “cuistot”, de “godillot” dans Gaspard, de “tringlot” ou “barda” dans Le Feu, de “godillot”, “singe” ou “jus” dans Les Croix de bois. Linstance créatrice, le scripteur, accorde ainsi au narrateur une prééminence certaine. Ce faisant, il maintient la distinction traditionnelle entre langage du récit et langage du dialogue, mais de façon ambivalente puisquil introduit dans le récit des termes qui en principe en sont exclus » (p. 235). À cet égard, sont particulièrement dignes dintérêt les analyses qui sont consacrées à des marques de « contamination » entre la langue du narrateur et celle des personnages autour de phénomènes tenant à lemploi des guillemets ainsi quà celui du style indirect libre. Catherine Rouayrenc en vient en effet à situer la conscience linguistique de chacun des auteurs auxquels elle sarrête. Elle est ainsi amenée à signaler quils ne partagent pas une même idée de ce qui fait lœuvre littéraire : « Les guillemets sont [] une sorte de label de non garantie. Par là, le scripteur signifie au lecteur que les mots employés le sont autrement que dans le bon usage et rassure celui-ci sur son orthodoxie par la conscience quil montre de sa passagère hétérodoxie. Des trois écrivains, cest Benjamin qui, en signalant ses incartades, se montre le plus soucieux de ne pas déroger au bon usage » (p. 214). Si le lecteur de cette riche étude nest guère surpris dy apprendre que, des auteurs quelle convoque, Barbusse est celui qui a le plus riche vocabulaire, il ne pourra quêtre intéressé par le caractère comparatif dexamens lexicaux qui permettent de préciser les positionnements respectifs de chacun des trois romanciers vis-à-vis de la guerre de manière plus solide que nombre de lectures qui se développent sur le seul terrain idéologique. Si claire, si rigoureuse et si pédagogique quelle soit, la démarche suivie par Catherine Rouayrenc entraîne doccasionnelles redites et une certaine dispersion du propos, redites et dispersion que viennent compenser divers tableaux, produits au terme du volume, qui mettent au jour quels termes sont communs aux trois œuvres, comment sopère la répartition du vocabulaire familier et argotique dans chacune delles, quels sont les plus fréquents « vocables 1004de dialogue », etc. Fort utile, cet ensemble dannexes est complété par un index, qui permet à qui le souhaiterait dutiliser ce volume comme un dictionnaire, dimension à laquelle il ne faudrait pas le réduire. Compte tenu de lintérêt des remarques interprétatives dordre général qui le ponctue, il faut toutefois regretter quil ne sachève pas sur une conclusion plus nourrie et développée. Il reviendra donc à tous ceux qui sintéressent aux romans de Benjamin, de Barbusse et de Dorgelès de prendre appui sur le travail de Catherine Rouayrenc, travail qui leur donnera le moyen détayer très solidement les lectures quils en proposeront et alimentera leur réflexion sur les écritures de la Grande Guerre.

Denis Pernot

Paul Valéry, Sur Nietzsche, édition établie et présentée par Michel Jarrety. Paris, La Coopérative, 2017. Un vol. de 92 p.

Valéry et Nietzsche : on est curieux de la rencontre, qui intrigue, mais qui, tout bien rassemblé, nous semble peu documentée. Et pour cause : Valéry na écrit sur Nietzsche que des bribes. Sans doute, de plus, nen a-t-il pas lu autant quon pourrait limaginer. Gide le remarquait de son côté : pour leur génération (avec Valéry), linfluence de Nietzsche a précédé lapparition de son œuvre, et sa vraie lecture. Sagissant de Valéry, on se dit tout de même, de lextérieur, que bien des choses pourraient les rapprocher : lécriture par fragments, le caractère « suggestif » de la pensée (terme que Valéry emploie à propos de Nietzsche, p. 23), la manière nerveuse de mobiliser lintelligence, le côté contradictoire aussi (Valéry parle à un moment donné des « mouvements » de Nietzsche, p. 36). Mais en Nietzsche, Valéry voyait plutôt ce qui aurait formé pour lui la matière dun personnage (il mentionne Monsieur Teste p. 24 – on peut penser aussi au Méphisto de Mon Faust). De fait, après avoir tourné autour à plusieurs reprises dans sa vie, il na pas laissé sur lui de développement véritablement achevé. Ainsi, les notes rassemblées par Michel Jarrety dans ce volume se décomposent en trois petits ensembles. Le premier – le plus important – réunit ce qui reste, à létat fragmentaire, dune étude que Valéry avait entreprise en 1896 ; le second comprend des notes datant de 1908-1909 ; on relève enfin quelques lettres, dont une lettre bien développée de 1929 à Guy de Pourtalès, qui avait en projet une étude sur Nietzsche. Michel Jarrety avait déjà donné une édition de ces Lettres et notes dans un volume collectif paru aux Impressions nouvelles en 1987, ensemble repris en 2003 dans le Bulletin des Études Valéryennes de luniversité Paul-Valéry de Montpellier. Dans la présente édition, cependant, lintroduction a été entièrement récrite et les notes largement remaniées.

À la vérité, lannotation est loin dêtre inutile sagissant de fragments aussi disparates et parfois aussi elliptiques. Les Notes relèvent véritablement du brouillon (elles sont conservées à la BnF) et sont parfois, apparemment, difficilement lisibles. Comme les Cahiers, elles présentent de nombreuses abréviations, des dessins, parfois de simples mots jetés…, derrière lesquels il peut être difficile de reconstituer la pensée. Mais on sait que cest précisément ce caractère inachevé que lon peut apprécier dans la lecture de certaines œuvres de Valéry (lorsque lélaboration est tout de même un peu plus grande).

En 1896, lorsquil lit pour la première fois Nietzsche – essentiellement, semble-t-il, Zarathoustra et Ecce homo – il est visible que cette lecture fonctionne comme 1005un excitant pour sa combativité intellectuelle. Mais on saperçoit aussi quil se constitue immédiatement un système de protection. Aussi multiplie-t-il les points de vue depuis lesquels il va sefforcer de disqualifier le philosophe allemand : points de vue psychologique (« hâbleur »), « ethno-sociologique », pour ainsi dire, comme il était fréquent en son temps (« allemand », « protestant »), professionnel (« professeur »), religieux (« chrétien »)… Il soupçonne une volonté suspecte de dominer son lecteur, derrière cet étalage dattitudes, un narcissisme philosophique, une complaisance à se charger de péchés, ou à vouloir prendre sur soi la conscience des autres. Les termes dorgueil, de moralisme, de vanité, reviennent souvent sous sa plume. En fin de compte, il en fait un « simulateur », quil accuse même de « charlatanisme » (p. 43). On comprend pourquoi il a pensé à un « personnage », en le lisant, et non à un véritable interlocuteur : ce quil voit dans Nietzsche, cest essentiellement le côté insincère, la pose. Il critique ses concepts – celui d« arrière-monde », notamment (lHinterwelt de Zarathoustra), dans lesquels il ne voit que des écrans de fumée. On perçoit bien comment sa méthode de lecture est nourrie de Descartes et de Pascal, philosophes sur lesquels il reviendra souvent, et de manière développée, dans sa vie. Au total, au-delà de la « philosophie », cest une critique dun certain usage du langage quil met en œuvre (voir Jürgen Schmidt-Radefeldt, Valéry linguiste dans les Cahiers, Klincksieck, 1970, et Michel Jarrety, Valéry devant la littérature. Mesure de la limite, Paris, Hermann, 2015), rappelant en cela la démarche dun Wittgenstein. Nietzsche lui paraît construire des illusions sur des « jeux de mots » (p. 23), et céder à la facilité de « croire remuer les choses par le remuement des mots » (p. 89).

Y a-t-il derrière ces critiques immédiates lexpression dune méfiance envers une pente qui pourrait être aussi la sienne propre ? Un profond scepticisme – assez destructeur – sur la possibilité de dire au fond quoi que ce soit de valable sur rien ? Dans sa lettre tardive à Guy de Pourtalès, malgré tout, il confiera « avoir fini par aimer » Nietzsche. Cest sans doute que, derrière la tentation de ferrailler et de disqualifier, il avait senti quune partie de la démarche de Nietzsche échappait, précisément, à ces reproches, parce quelle les incluait, et ne se formait pas des objectifs similaires à ceux que Valéry sassignait à lui-même. Le jeune Valéry a été « excité » par Nietzsche ; une partie de cette excitation se transmet encore aujourdhui au lecteur. En jetant ses lances tous azimuts, Valéry a parfois vu juste, et tôt ; ainsi lorsquil dépiste chez Nietzsche une volonté de « renouer avec le barbare ». Dans ces formules lapidaires, on retrouve le côté « direct », juste, percutant, de Valéry, qui y apparaît souvent mieux que dans certaines pages excessivement soignées et élaborées. On pourra juste regretter que ces notes soient finalement si éparses, et si peu nombreuses. Le dialogue de Valéry avec Nietzsche aurait sans doute pu donner bien dautres résultats si lui-même lavait voulu. Mais Valéry naimait pas trop se laisser entraîner dans des vertiges, on le sait (il parle dans sa lettre à Guy de Pourtalès de limpression de « vertige intellectuel de lexcès de conscience » que lui laissait Nietzsche). Avec le recul, si la matière reste aussi mince, cette minceur apparaît assez significative, donc. Cette matière valait quon la connût, en tout cas, car elle apporte sans aucun doute un élément décisif dans la compréhension que nous pouvons avoir de lœuvre et du travail de Valéry.

Gilles Siouffi

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Paul Valéry, Lettres à Néère. Édition annotée, établie et présentée par Michel Jarrety. Paris, La Coopérative, 2017. Un vol. de 251 p.

Ce volume rassemble les lettres que Paul Valéry a adressées à Renée Vautier (1898-1991), une jeune sculptrice quil avait rencontrée en 1925 et quil a revue à partir de 1931, au moment où elle a réalisé son buste. Dès les premières séances de pose, rapidement, Valéry sest trouvé pris pour elle dune passion qui durera environ quatre ans, jusque vers 1935, les lettres sespaçant par la suite. Passion à sens unique, puisque, non seulement Renée Vautier, alors récemment divorcée de son premier mari, ny répondra pas, mais que, avec une certaine cruauté, elle entretiendra Paul Valéry de celle quelle éprouve elle-même pour un autre homme, René de Montaigu, avec qui elle aura une liaison de 1932 à 1937. Valéry a alors soixante ans. Il avait déjà connu dix ans plus tôt une passion similaire – réciproque celle-là – avec Catherine Pozzi, dite « Karine » (Renée sera « Néère », par lanagramme à la mode à lépoque et par référence à André Chénier). Mais – et Valéry, qui vient de lapprendre, en fait état à Néère dans une lettre de 1935 (p. 189-191) – à la mort de Catherine Pozzi, son exécuteur testamentaire a fait détruire toute leur correspondance (plus de 900 lettres, dessins et photos de Paul Valéry, et plus de 300 lettres de Catherine Pozzi). Le cœur serré, Paul Valéry se demande auprès de « Néère » si ce nétait pas là ce quil avait écrit, dit-il, « de plus… remarquable » (et les points de suspension, ici, disent bien ce quils veulent dire ; p. 190). Il se remémore : « pour répondre à cet amour – et puis pour le ressusciter – il nest pas de débauche didées, dinventions que je naie faite », tout en acceptant aussi que les témoignages de cette liaison forte, « achevée dans la haine », selon ses mots, soient ainsi emportés par une main extérieure.

Cette « débauche » étant perdue, il nous reste donc ces « lettres à Néère », qui étaient restées inédites (les manuscrits en sont déposés à la BnF). Et il est juste de dire que ces lettres nous procurent souvent, à la lecture, le sentiment que Valéry évoquait à propos de ses lettres à Catherine Pozzi : celle dun homme poussé dans ses retranchements, qui aborde presque à son corps défendant quelques-uns des ressorts les plus profonds de sa personnalité et de son activité. Elles nous disent beaucoup, à la vérité, ces lettres frénétiques et souvent chaotiques : beaucoup sur la psychologie profonde de Valéry, et beaucoup sur son rapport à lécriture. Lépisode était connu (voir M. Jarrety, Paul Valéry, Fayard, 2008, p. 801-892), et les Cahiers le documentent également. Mais on le suit ici dans tout le détail de son évolution, de ses « mouvements », pour ainsi dire, même si ce nest pas chose facile à reconstituer puisque, comme le rappelle Michel Jarrety, Valéry ne datait presque jamais ses lettres. Ce nest pas sans un sentiment deffraction, dailleurs, quon y pénètre, comme dans toute correspondance amoureuse, ou simplement privée, non destinée à la publication.

Dès le début, la rencontre de Valéry avec Renée est placée sous le signe du manque (le mot revient quatre fois dans les dix lignes dune des premières lettres, du 28 avril 1931). Il sensuit une spirale qui va lattirer sans cesse davantage dans un sentiment intime de dissolution, laspect de la relation passant, semble-t-il, au second plan par rapport à cette problématique personnelle. Michel Jarrety écrit dans sa préface que cet épisode aboutit chez lui à une « remise en cause de tout son être » (p. 14). Demblée, en effet, on remarque que Valéry se place dans une position inattendue dattente, de passivité. La situation ny invitait-elle pas, 1007dailleurs ? Devant la sculptrice, il devient une chose, ce qui lui permet de signer une de ses premières lettres, avec humour : « votre argile ». Cette objectification le ravit dun côté (le mot ravissement revient), mais lentraîne aussi vers une pente qui va savérer dangereuse : celle dun sentiment dabaissement progressif qui, tout en exacerbant sa sensibilité, va lui faire perdre de vue la réalité de ses émotions. Cest donc lattente (épisodes récurrents de lattente du facteur), le souci (« cher souci », p. 41) ; bientôt lamertume, les reproches, la négativité. « Depuis des années, je ne connaissais plus ce que cest que de vivre tué », écrit-il (p. 41). Néère devient « [s]a drogue », « [s]on obsession », « [s]on désespoir » (p. 49). On assiste progressivement à un envahissement par le narcissisme, motif valéryen sil en est. La lettre chaotique du 29 juillet 1933 (p. 144), dans ce sens, est emblématique, lettre bouleversante par sa franchise, sa lucidité, mais aussi la manière de « document » quelle nous procure sur ce qui devient une passion au sens étymologique. Ce que Valéry investit dans la figure de Néère déclenche chez lui une crise du « moi », un sentiment de dissolution dans le « Tout », une confrontation inattendue avec le « Rien ». Le motif de la « bêtise » revient souvent, ce qui nous conduit à interroger le sens de ce mot quon se souvenait davoir croisé avec Monsieur Teste. Petit à petit, cest une véritable aliénation qui se met en place. Valéry, visiblement, se nourrit de ce désespoir, de cette plongée dans le sentiment de nullité. « Souffre ! » sécrit-il à lui-même, surnommant Néère son « Waterloo » (p. 189). À partir de 1934, tout espoir étant visiblement perdu, certaines lettres lâchent complètement la bride, jusquà prendre des tonalités quasi mystiques. Valéry se trouvait-il alors menacé de dépression ? À plusieurs moments, il exprime le vœu de « dormir, dormir » (p. 86). Lorsquil écrit à Néère, il est souvent seul, en voyage, en tournée, en conférences, pris dans des activités dans lesquelles visiblement, il ninvestit plus beaucoup, qui lui paraissent affectées dune déperdition de sens. Son énergie, pourrait-on dire, il la met dans cette passion.

Sans doute y a-t-il dans cette « relation » du « temps consumé vainement », comme il lécrit dans une affection de cynisme à propos de ses années avec Catherine Pozzi (p. 190). Mais il est conscient aussi de tout ce qui lui apporte cette expérience inattendue. Du moins estime-t-il que, de ce basculement de lhumain dans linhumain, il aurait pu tirer la matière dun « IIIe Faust » (p. 54). Cest aussi que cette dépersonnalisation brutale et cette « épreuve du narcissisme », pourrait-on dire, le conduisent à interroger le sens de lécriture. Lexpérience de lattente, déjà, qui le conduit à des « hypothèses », à des « conjectures », est très valéryenne en elle-même. Mais ce moment de vie douloureux le conduit aussi à sinterroger sur la valeur de ce quil appelle ses « recherches » (p. 148), lui, dit-il, qui a « la sale habitude de tripoter toujours dans sa vieille cervelle » (p. 197). Pour qui écrit-on ? Parfois, il déplore cette accumulation de « phrases pour inconnus » dont il se rend lauteur (p. 149). Qui est Néère ? Est-ce à elle quil parle, ou à lui-même ? Une confusion sinstalle. Plusieurs fois (voir p. 75), il se demande si ce quil lui écrit est adressé ou pas. Cest non seulement à une déstructuration de lécriture quon assiste, mais à une déstructuration de lénonciation. Sétant figé dans une impossibilité psychologique, le sujet se débat dans le langage, et Valéry le constate et lobserve avec une manière de fatalisme.

Cest donc un fort document sur Valéry que ces lettres nous livrent. Un document qui nous parle naturellement par sa valeur intime – jusquà la gêne (mais on relève aussi beaucoup dimpudeur, dans ces lettres – impudeur de sentiment sentend ; voir 1008par exemple p. 169). Un document qui nous fait entrer aussi dans quelques-uns des ressorts les plus profonds de lécriture chez Valéry : écriture désorientée, affective, confuse, elliptique, intense, erratique (ne se plaint-il pas à un moment décrire sans avoir « rien à écrire » ?, p. 55). On le savait par les Cahiers et tous les petits poèmes épars quil a laissés ici et là (voir ici les beaux poèmes des p. 69 et 72) : il y a dans cette direction un aspect essentiel de la personnalité littéraire de Valéry. Par lédition de ces lettres, Michel Jarrety nous le laisse encore mieux comprendre.

Gilles Siouffi

Dominique Millet-Gérard, Paul Claudel et les Pères de lÉglise. Paris, Honoré Champion, 2016. Un vol. de 483 p.

Ce livre vient combler, dans les études claudéliennes, une lacune que deux importantes publications de ces vingt dernières années avaient rendue manifeste – les deux volumes du Poëte et la Bible (Gallimard, 1998 et 2004, éd. M. Malicet, X. Tilliette et D. Millet-Gérard) dune part et, dautre part, limposante Correspondance de Paul Claudel avec les ecclésiastiques de son temps (Honoré Champion, 2005-2008, éd. D. Millet-Gérard). Cette lacune, cest celle de la place quoccupent réellement « les Pères » dans la pensée et lécriture de Claudel. Célébré comme « dernier des Pères de lÉglise » ou au contraire vilipendé pour ses propositions dinterprétation du texte sacré jugées plus que fantaisistes, Claudel attire de son vivant, de la part même des ecclésiastiques, les jugements les plus contradictoires. La controverse perdure aujourdhui encore, puisque daucuns font de lui linspirateur de la collection des Sources chrétiennes, vaste entreprise dédition des textes patristiques initiée par lécole de Fourvière, tandis que dautres continuent à condamner pour hétérodoxie le versant exégétique de lœuvre claudélienne, tout en encensant son théâtre. Il manquait donc une étude fouillée, sappuyant sur des données incontestables permettant détablir à la fois le degré de connaissance que Claudel avait de la patristique et lusage quil en a pu faire, tant dans les controverses avec ses contemporains que dans lélaboration de son œuvre. Par ses travaux dédition, par ses recherches antérieures qui se trouvent dans cet ouvrage reprises, prolongées et en quelque sorte couronnées, par son immense connaissance, enfin, et de lœuvre de Claudel et du corpus chrétien, tant patristique que liturgique ou magistériel, Dominique Millet-Gérard était probablement seule à même de mener à bien une telle enquête.

Divisé en quatre parties, louvrage souvre sur un balayage chronologique, permettant de faire émerger trois phases principales dans le rapport de Claudel aux « Pères », autour de deux charnières : 1929, tout dabord, moment où Claudel commence à composer ses propres textes « exégétiques » ; 1941, ensuite, quand sa fréquentation des Pères saccroît en même temps que se renforcent ses liens avec les jésuites de Fourvière, le Père de Lubac en tête. Pour les trois périodes, Dominique Millet-Gérard montre le caractère essentiellement aléatoire, « capricieux » (p. 423), des découvertes de Claudel, à la faveur du bréviaire (dont les leçons font une large part à la patristique), des bibliothèques fréquentées, des conseils de lectures donnés par tel confesseur ou tel correspondant. Ses lectures sont éclectiques, fragmentaires, de seconde main : Claudel constitue son savoir « sur le tas » (titre du deuxième chapitre), dune manière « moins érudite quintuitive » (p. 85). Les trois chapitres de cette première partie, qui sappuient principalement sur un 1009décryptage du Journal de Claudel ainsi que sur un dépouillement minutieux de la correspondance, constituent une mine dinformations extrêmement précieuse.

La deuxième partie est consacrée aux « Pères fondateurs » que sont Grégoire le Grand, Augustin et Denys lAréopagite. « Fondateurs », ils le sont car cest vers eux les premiers que se tourne Claudel. Les trois chapitres qui leur sont respectivement consacrés prolongent des travaux antérieurs de Dominique Millet-Gérard et mettent en évidence non seulement ce quon peut exactement savoir de la connaissance que Claudel avait de ces Pères, mais encore linfluence quils ont eue sur sa pensée et sur son œuvre. De Grégoire, Claudel retient la pratique de linterprétation morale de lÉcriture, ainsi que lattention au concret et le mélange des styles : il est pour lui un maître de liberté, tant intellectuelle que stylistique. Augustin fournit avant tout un répertoire de thèmes gravitant autour de lorigine, de la création et du rythme ; mais il présente également le modèle dun sublime que Claudel convertira en lyrisme exégétique. Denys, enfin, enseigne à Claudel le « symbolisme dissemblable » et le pousse à réfléchir, en réaction au courant mystique qui se développe alors en France, à la question du retrait de Dieu et à la définition (en termes de passivité ou au contraire dactivité) de la vie contemplative.

La troisième partie sintitule « Le “bédouin de lexégèse” et la caution des Pères ». Elle sintéresse, en six chapitres, à la manière dont Claudel a pu se servir des « Pères » comme argument dans les multiples controverses qui lont opposé aux tenants de la science biblique « moderniste » à partir des années 1930. Dominique Millet-Gérard y explore ce que Claudel a appris des textes magistériels (chap. viii) comme des revues quil fréquentait (chap. ix). Elle montre également comment Claudel sest servi de ce quil percevait des « Pères » pour rejeter les positions des exégètes contemporains (chap. x et xi), non sans malentendus ni « crispation » (p. 426). Enfin, elle met en évidence la manière dont Claudel a retrouvé, chez des écrivains du xviie siècle – Pascal et Bossuet (chap. vii), les exégètes baroques (chap. xii) – un type dherméneutique héritier de la patristique et les prolégomènes de sa propre guerre contre les littéralistes.

La dernière partie de louvrage, délaissant lhistoire, se concentre sur des questions poétiques et interroge la marque que cet amour des « Pères » a laissée dans lécriture même de Claudel. Elle permet de mettre en évidence limportance capitale que Claudel accorde au mot, bien distinct en cela des Pères qui, « se cantonnant dans le réseau syntagmatique, raisonnent plus volontiers sur des épisodes dont le mot concerné leur semble être le cœur, tandis que Claudel, installé dans le réseau paradigmatique, explore en poète les réseaux dimages suscités par le même mot » (p. 433). En cela, Claudel effectue « la transposition du Symbolisme de sa jeunesse sur le terrain de la parole absolue » (p. 430), poursuivant cette « nostalgie éperdue de la langue parfaite » (p. 435) emblématique de la génération symboliste. La démonstration sappuie alors tout autant sur la théorie de lherméneutique sacrée (chap. xiii, sur le sens accommodatice ; chap. xvi, sur la Bible comme texte « auto-herméneutique ») et le statut de la langue biblique (chap. xiv, sur lhébreu ; chap. xvi, sur la traduction) que sur de délectables études de texte (chap. xv) où Dominique Millet-Gérard déploie le texte claudélien dans tout son chatoiement. Elle montre ainsi que loin de lire dans la prose exégétique claudélienne une simple « imitation » ou encore lultime soubresaut dune herméneutique dépassée, il importe plutôt de se rendre sensible aux « audaces de la modernité » (p. 432) que cette écriture porte en elle.

Marie-Ève Benoteau-Alexandre

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Aline Marchand, Robert Pinget, poète à minuit. LÉthos poétique dun Nouveau Romancier. Paris, Honoré Champion, 2018. Un vol. de 692 p.

Louvrage quAline Marchand a consacré à Robert Pinget est une somme, portant sur lensemble de lœuvre dans ses divers aspects, péritexte et paratexte compris. Elle a minutieusement pris en compte les résultats de recherches antérieures, comme latteste la bibliographie critique considérable. Elle ouvre ce faisant un champ détude peu exploré en observant que léthos poétique de Pinget demeure, au niveau de la réception, un « point aveugle ». Sous cet angle elle éclaire à neuf lévolution de lécrivain, sans occulter son appartenance aux éditions de Minuit, au Nouveau Roman. Elle adopte judicieusement un ordre chronologique, lévocation de la biographie étant dailleurs limitée au strict nécessaire.

Elle présente Pinget sinvestissant en Suisse au départ dans la poésie, son souci dêtre non seulement écrivain mais auteur dans lacception sociale du terme (les notions sont constamment définies avec soin). Les divers partenariats sont évoqués – la Tour de Feu, puis Laffont, Gallimard, et Minuit en 1956. Lintégration à Minuit (que matérialisent les photographies de Dondero) donne lieu à un travail précis et nuancé sur lidentification de la mouvance « Nouveau Roman » elle-même. Ainsi se définit l« éthos paradoxal dun écrivain se présentant comme poète tout en publiant une œuvre néo-romanesque », sur fond danalyse sociopoïétique solidement étayée de la notion de genre. Les œuvres sont toutes étudiées avec précision, selon une méthodologie très sûre, fondée constamment sur lobservation à la fois des macrostructures et des microstructures stylistiques.

Dans la « dynamique conflictuelle par laquelle lécrivain se fait auteur » émergent létape des poèmes, le Jean Loiseau récemment publié. Des caractéristiques apparaissent vite qui prévaudront ensuite : échos de Virgile et Bach, musicalité, inspiration religieuse mais aussi ironie, veine sentimentale, interrogation sur le temps. Dans Entre Fantoine et Agapa et Mahu ou le matériau Aline Marchand relève les affinités avec Michaux et Max Jacob, lénonciation brouillée, le bafouillage assumé, la démarche poétique dans les créations onomastiques en particulier, les échos du surréalisme, les allusions à Don Quichotte, à la Bible.

Le passage à Minuit, voulu par Lindon et Robbe-Grillet, leurs observations, la rencontre de Beckett, accentuent la professionnalisation de Pinget. Chaque ouvrage apporte de nouveaux échos : dans Graal Flibuste les multiples pastiches de genre et de ton, la préciosité, lalchimie, Roussel, Mallarmé. Puis au fil des œuvres suivantes, la problématisation de lunité du texte se poursuit : ironie blasphématoire et son désamorçage, dislocation des thèmes, des genres, des styles, utilisation ludique du langage. Lanalyse montre ensuite lautonomisation de Pinget dans les œuvres des années 1960 : le gigantesque Inquisitoire, transcrivant presque sans ponctuation une enquête hétéroclite dans un dialogue qui pulvérise la narration ; dans Quelquun (1965), derrière une apparence plus réaliste, le floutage général, une logorrhée cathartique, une ironie qui fait songer à Bouvard et Pécuchet.

La place de Pinget comme théoricien apparaît nettement : Aline Marchand insiste sur la postface du Libera. Léthos du poète est judicieusement mis en relation avec lévolution du Nouveau Roman lui-même, dans la succession des positions prises par Pinget au fil des colloques, de Cerisy en 1971 à New York en 1981. Quelques jalons sont soulignés : le lyrisme de Fable, le « enfin rendu en 1011poésie » final dans Cette voix, la prise en compte de lhéritage de Mallarmé, les échos religieux (LApocryphe, Théo ou le temps neuf), les références à Virgile, Saint Augustin, Jung.

Au-delà de cette partie sans doute la plus connue de lœuvre, Aline Marchand en éclaire les coulisses : les activités de traduction par exemple, quil sagisse de Virgile, de Beckett – Pinget et lui se traduisant réciproquement. Dans le champ des arts Pinget collabore pour des livres remarquables graphiquement, picturalement, poétiquement, avec Deyrolle, Matias, avec Eduardo Arroyo, Valérie Batel. Il aborde la mise en scène dès 1959, dans des œuvres très diverses produites entre 1961 et 1995 ; il en a parlé abondamment dans Pinget à la lettre (1993), le livre dentretiens avec Madeleine Renouard. Partout apparaît la même esthétique présentant un séduisant « kaléidoscope de contradictions ». Le Fiston, publié sous le titre Lettre morte, parodie le genre épistolaire, évoque la Bible, la problématique de la culture, et Aline Marchand évoque Bourdieu.

Létude fait ressortir le travail particulièrement minutieux de Pinget dans le domaine du son, pratiqué dès 1951, lieu démergence du personnage de Mortin, écho de Cervantès, Artaud, Jarry, Brecht. Léthos poétique apparaît pleinement dans le travail sur les rythmes, les parataxes constantes, les thématiques, lintertextualité. Aline Marchand souligne aussi léthos daudiodramaturge, manifeste au temps de la collaboration avec les studios de Stuttgart.

À partir de 1982, Monsieur Songe, puis quatre autres carnets se sont succédé, dans lesquels le « déni autobiographique » est théâtralisé, marqué par le registre humilis, le « flottement énonciatif ». À New York Pinget prend ses distances, sans se dissocier. Éclairant la question de genre en sappuyant sur les analyses de Michel Maulpoix, Aline Marchand fait de M. Songe un « avatar incertain du confiant monsieur Teste », proche du M. Plume de Michaux. Les carnets se situent au croisement des genres fictionnels et référentiels, en une sorte de « contrat du soupçon ».

Dans une troisième partie consacrée aux « scènes poétiques » apparaît transversalement limportance dans lœuvre des lieux, du temps. Les récurrences de lieux contrebalancent léparpillement, avec cette « cartographie fantoinesque » tissée de patronymes et toponymes, jouant sur les mots entre réel et fantaisie. Les noms ne suscitent pas des référents mais des échos poétiques. Aline Marchand considère de même le temps comme marqué par lincertitude, tendant à la « mimésis lyrique ». LHistoire lui paraît très peu présente, avec quelques vagues allusions à la guerre, réduite à la rumeur. Pinget est réticent face à la littérature engagée, privilégie le mythe, sans pour autant en faire le modèle du récit. Lanalyste montre lécart avec Proust, Ricœur, la tonalité augustinienne de la conception du temps. Léthos poétique se manifeste dans l« écriture rebondissant de mots en sonorités », dans les blancs, la technique musicale qui tisse Passacaille, la polyphonie impliquant une oscillation posturale constante du locuteur. Sous le titre « Lart et la matière » est analysée limportante relation de Pinget aux arts plastiques et musicaux. À propos de ces divers investissements, Aline Marchand parle globalement d« abrasion créative ».

Lœuvre de Pinget apparaît ainsi nettement dans sa double postulation. La poésie constitue une « ligne de fuite » de lœuvre, son horizon, mais aussi son origine. Mais dans sa conclusion Aline Marchand évoque judicieusement la place prise par la poésie chez les autres « nouveaux romanciers ».

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Grâce à une extrême attention prêtée au texte, lœuvre est ainsi clarifiée, de façon judicieusement ouverte, dans sa démarche fondamentalement mouvante. Robert Pinget poète à Minuit constitue un ouvrage de référence, et on peut souhaiter que cette aura poétique soit examinée de même dans lensemble du Nouveau Roman.

Francine Dugast-Portes

Dictionnaire Marguerite Yourcenar. Sous la direction de Bruno Blanckeman. Paris, Honoré Champion, 2017. Un vol. de 660 p.

Dirigé et préfacé par Bruno Blanckeman, le Dictionnaire Marguerite Yourcenar, qui compte 325 entrées, sattache à mettre en évidence la complexité du parcours personnel et intellectuel de Marguerite Yourcenar, dont lœuvre recouvre une soixantaine dannées. Sinscrivant dans le développement des études yourcenariennes depuis 1980 (voir lentrée « Réception »), cet ouvrage collectif, rassemblant 41 chercheuses et chercheurs de générations et de nationalités différentes, dessine un portrait nuancé et en mouvement dune Femme de lettres française, née en Belgique et naturalisée américaine. Lacadémisme de Yourcenar, son élitisme ou encore son style marmoréen, pour reprendre certains lieux communs fréquemment accolés au nom de lauteure, se voient sans cesse questionnés. La diversité des entrées proposées – entrées monographiques (œuvres majeures et mineures), thématiques, biographiques, stylistiques, entrées par personnage – fait apparaître le syncrétisme de lauteure, son inscription dans un réseau de filiations et le rôle joué par ses proches dans une œuvre multiforme et un itinéraire traversé par de multiples tensions. « Écrivaine américaine dexpression française » ; première femme à être élue à lAcadémie Française, en 1980, mais qui choisit de ne pas y siéger ; auteure qui exploite toutes les pratiques décriture sans pour autant les transgresser ; intellectuelle impliquée dans de multiples associations se défiant néanmoins de toute approche partisane : les paradoxes ne manquent pas chez Marguerite Yourcenar.

Si lauteure de Mémoires dHadrien, ouvrage qui lui apporte une reconnaissance internationale, a pu apparaître, de son vivant surtout, comme à rebours de son époque, de nombreux exemples attestent au contraire du caractère pionnier de son œuvre et de ses prises de position. Lon pense notamment à son exploration des archives dans la trilogie du Labyrinthe du moi, annonçant les récits transpersonnels dAnnie Ernaux et de Pierre Michon, mais aussi à son investissement en faveur de la cause animale et environnementale, qui, dans les années 50, préfigure « lavènement de disciplines nouvelles comme lécopoétique ou lécocritique ». Catherine Douzou, dans lentrée « Blues et Gospels », note par exemple que Marguerite Yourcenar peut même être parfaitement « synchronisée » à lactualité : 1964, date de la composition de Fleuve profond, sombre rivière, recueil de spirituals collectés lors de rencontres dans le deep south, est aussi lannée où Martin Luther King reçoit le Prix Nobel de la Paix. Cest moins la modernité en soi que la modernolâtrie, l« injonction à être moderne », que rejette Yourcenar, peu intéressée par les expérimentations formelles des surréalistes ou des Nouveaux Romanciers et plutôt méfiante à légard de ce quelle nomme le « jargon freudien ou postfreudien ». Et si lintérêt érudit de lauteure pour lAntiquité grecque et latine, la Renaissance humaniste et le xviiie siècle occultiste a contribué à lui forger une image de lettrée à lancienne, 1013il serait fort réducteur de voir dans ces multiples héritages, pleinement assumés, une forme de culte passéiste. Non seulement Yourcenar nest pas prisonnière de ses sources – la rigueur avec laquelle elle exploite les documents nest nullement un frein à lempathie et à limaginaire – mais son travail dexploration des archives sinscrit avant tout dans « une vaste entreprise de reviviscence du passé, prospectant les invariants de lêtre en deçà des variations de lhistoire. » Cette quête dinvariants éclaire dailleurs le recours fréquent dans lœuvre à lanalogie, établissant des passerelles entre les époques et les cultures mais aussi entre les règnes humain, animal et végétal (voir les notices « Animal », « Arbre », « Bestiaire »). Les choix et le mode de vie de Yourcenar – son nomadisme, ses quarante ans de vie commune avec une femme, son soutien à la cause Noire, ses prises de position contre la guerre du Vietnam – suffisent amplement à faire voler en éclats limage dune auteure conservatrice. Cest ce constat qui amène Bruno Blanckeman à opérer une distinction entre conservatisme, frilosité à légard du présent conduisant à pétrifier le temps, et conservatoire, « lieu qui retient ce qui fait sens dun âge à lautre », terme bien plus à même de rendre compte de la démarche de régénération du passé entreprise par Yourcenar tout au long de son œuvre.

Mais le Dictionnaire Marguerite Yourcenar ne se contente pas de montrer comment lauteure met à mal la ligne de partage entre classicisme et modernité. Par lattention portée à la genèse des textes, à leur(s) édition(s), à leur réception mais aussi à la correspondance et au paratexte qui redoublent lœuvre, cet ouvrage éclaire la manière dont se construit progressivement la figure auctoriale dune femme de lettres qui croise différents champs de savoirs (histoire, philosophie, généalogie, alchimie, arts, religions telles que le bouddhisme) et investit tous les supports génériques (roman, nouvelle, mémoires, théâtre, poésie, biographie, essai, traduction). Laffirmation dune autorité absolue sur son œuvre se manifeste, très tôt, par le nom de plume quelle se choisit à seize ans, anagramme de son patronyme, délesté de sa particule, qui lui permet de sémanciper de son milieu social, dont elle se sent étrangère. Quant au paratexte (préfaces, postfaces, notes, carnets de notes) qui encadre lœuvre et dans lequel lauteure expose ses sources et justifie ses choix, il atteste, pour reprendre les propos de Pierre-Louis Fort, dun « contrôle exacerbé sur tout sujet la concernant ». La volonté dédification dune auctorialité et dune autorité trouve dans la correspondance un espace privilégié. Lauteure y explique et réexplique ses intentions, retrace la genèse des textes, intègre parfois des réactions de lecteurs et affirme son droit de regard sur lédition et ladaptation de ses œuvres. Les notices « Adaptation », « Gallimard », « Procès », « Droits d (e l)auteur » éclairent dailleurs sensiblement cet aspect peu connu du grand public. Les procès intentés – et gagnés – par lauteure à léditeur Plon, au metteur en scène Jean Marchat au sujet de la distribution dÉlectre ou la chute des masques et les lettres véhémentes adressées au cinéaste Volker Schlöndorff pour son adaptation du Coup de Grâce ne sont pas seulement à mettre sur le compte de lautoritarisme et du tempérament procédurier de Yourcenar. Loin de se réduire à un aspect financier, cette défense des droits de lauteur et de la propriété littéraire est là encore à faire figurer parmi les combats pionniers de lautrice. Mais là aussi, les contributeurs de louvrage montrent que lavènement de Marguerite Yourcenar comme figure auctoriale nest pas exempt dambivalences. Non seulement cette reconnaissance se fait en marge de la France et de Paris mais les différents genres littéraires que Yourcenar investit sont loin de connaître la même notoriété. 1014Alors même que lauteure affiche une certaine méfiance à légard du roman, dont elle exploite pourtant pleinement la plasticité, sa poésie, néo-classique, et son théâtre, « plus littéraire que dramatique », note Sylvie Jouanny, restent peu connus. Paradoxalement, cest du côté des récits – Anna, soror…, Feux, Alexis ou le Traité du vain combat – et non du théâtre, qui « peine à trouver une deuxième vie », quil faut se tourner pour voir des adaptations scéniques des œuvres de Yourcenar, en France comme à létranger.

Lapport considérable de louvrage, dont on appréciera le système rigoureux de renvois et de référenciation des citations, en conformité avec « lexigence de contrôle des sources » chère à Yourcenar, tient aussi au choix même de la forme du dictionnaire. À même, par définition, de nous immerger dans le lexique de lauteure, le dictionnaire montre comment Yourcenar sapproprie ou au contraire évite certains termes – le mot homosexuel est jugé par exemple réducteur et trop scientifique – ou joue de leurs différentes acceptions. Le terme « Abîme », première entrée du dictionnaire, est un mot dont Yourcenar exploite pleinement la « fécondité sémantique », en mobilisant son sens géologique, son sens métaphorique mais aussi son acception réflexive, si souvent investie par Gide à travers des dispositifs spéculaires. De même, lauteure sécarte du sens purement biologique du mot nourriture pour envisager ce terme dans sa dimension « non seulement diététique mais mythique, religieuse et pionnière ». Quant au syntagme fait divers, Aurélie Adler constate quil est pris dans son extension maximale, à en juger notamment par le début dArchives du nord, suggérant que lhistoire humaine, fruit dune série de hasards, « nest peut-être quun fait divers ». Et si lauteure affectionne manifestement le terme érudition, elle se méfie des mots docte et savant, quelle associe souvent au dogmatisme ou à la vanité. Lérudition, socle sur lequel se construit en partie lœuvre de Yourcenar, ne doit pas donner limage dune auteure enfermée dans sa tour divoire, totalement imperméable à la culture populaire. Les notices « Bardot (Brigitte) » et « Dylan (Bob) » sont à cet égard fort instructives : non seulement Yourcenar adresse en février 1968 une longue lettre à licône glamour des années 1950-1960, investie, comme elle, dans la défense de la cause animale mais elle choisit comme épigraphe de la troisième partie dArchives du nord un extrait de Blowin in the wind, preuve quelle connaît le répertoire du chanteur folk pacifiste.

Marie Sorel

Céline Hromadova, Françoise Sagan à contre-courant. Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, « Écrivains daujourdhui », 2017. Un vol. de 241 p.

Cet ouvrage monographique nest pas, fort heureusement, la énième biographie plus ou moins romancée de Françoise Sagan (1935-2004) – Céline Hromadova, dans sa bibliographie, nen recense pas moins de dix-sept. Le « mythe » Sagan continue trop souvent à éclipser une œuvre abondante et multiforme. Or la vie de Françoise Quoirez alias Sagan, nen déplaise à sa réputation (fondée) de noceuse infatigable, « cest dabord une vie consacrée à lécriture ». Cest pourquoi lauteure de Françoise Sagan à contre-courant privilégie clairement lapproche textuelle. Si elle sappuie principalement sur un corpus romanesque, cette étude rend compte des différents supports génériques investis par lécrivain : récits et nouvelles bien 1015sûr mais aussi théâtre, fragments autobiographiques, chroniques journalistiques, scenarii, textes de chansons, carnets de voyage, livret de ballet … Il sagit non seulement dans cet ouvrage de se détourner un peu de la figure médiatique Sagan, mais aussi de prendre le contre-pied de nombreux critiques qui, plutôt que de se pencher sur lœuvre, relaient lidée dune écriture inconsistante et légère. Récusant cette frivolité posée comme un a priori, Céline Hromadova sattache à montrer la complexité dune œuvre tiraillée entre morale et immoralité, désengagement et prises de position, hédonisme et amertume. À ces paradoxes sajoute, sur le plan de la réception, une tension « entre le succès populaire, les personnages bourgeois et léthique aristocratique des romans de Sagan ». Parce quelle nappartient à aucune école, cette auteure à contre-courant, en marge du Nouveau Roman et parfois rattachée à la tradition du roman sentimental ou au groupe des Hussards, défie les tentatives de classement.

À contre-courant ne signifie pas en marge de son époque. Le travail de contextualisation mené dans la première partie de létude, intitulée « Une romancière des Trente Glorieuses », démontre que le « petit monde » feutré des romans de Sagan est moins fermé sur lui-même quil ny paraît. De 1954, année de publication de Bonjour Tristesse, best seller qui lance la carrière de celle que Mauriac qualifie de « charmant petit monstre », à 1996, date de parution de son dernier roman, se dessine le parcours singulier dune auteure qui, sans être militante, sait prendre position sur les questions qui agitent ses contemporains. Si la guerre dAlgérie est absente de ses romans, Sagan dénonce la politique française à partir de 1960 et signe, aux côtés de Beauvoir, Duras, Sartre, Truffaut et dautres intellectuels, le « Manifeste des 121 ». Onze ans plus tard, elle fait partie des signataires du « Manifeste des 343 salopes », choix ne détonnant en rien avec la liberté sexuelle de ses héroïnes. À travers le prisme de la sensualité, du travail ou du vêtement – « la Mademoiselle Chanel de la littérature » a consacré à la mode une douzaine darticles – les rapports hommes/femmes et la domination masculine, pour parler en termes bourdieusiens, sont très souvent abordés dans les romans faussement frivoles de Sagan. Quant au traitement que lauteure réserve à la figure de lhomosexuel, il atteste indéniablement dune volonté de normaliser lhomosexualité sans pour autant sinscrire dans une démarche militante. Les comparaisons établies avec Proust, Gide, Colette et Leduc permettent de pointer la spécificité de lapproche de Sagan, qui, fait notable, naborde pas la question de lhomosexualité féminine dans son œuvre. La « conscience éclairée » de lauteure quand il sagit de lhomosexualité, de lAlgérie ou de la condition féminine, entre en tension avec un « dégagement vis-à-vis de lHistoire ». Ce désenchantement et ce refuge dans lhédonisme, qui conduisent certains critiques à présenter Sagan comme une « Hussarde », sancrent dans une défiance de lauteure à légard de toute forme de dogmatisme et dautoritarisme. Reprenant le substantif faux-fuyants, titre du dernier volume de la trilogie de Sagan sur la Seconde Guerre mondiale, Céline Hromadova note que lesquive est chez lauteure un choix éthique et esthétique lié au refus de délivrer un message univoque, une doctrine politique ou philosophique.

Sans pour autant tourner le dos à lHistoire, Sagan reste avant tout une « spécialiste du sentiment amoureux » qui ne cesse de travailler les topoi que sont la rencontre, la trahison et la séparation. Cette fidélité thématique, combinée à un sens aigu de lanalyse, amène Céline Hromadova à établir des filiations avec Marivaux et Stendhal, de manière à mettre en avant la culture classique de lauteure 1016et à récuser son classement dans la paralittérature cartlandesque. Si les intrigues des romans peuvent apparaître stéréotypées, Sagan sécarte du schéma attendu de lidylle petite-bourgeoise et adopte une « esthétique de la déliaison », passant par une désacralisation du sentiment amoureux. Le titre choisi pour la deuxième partie de cette étude – « Lillusion des sentiments » – annonce en effet ce refus de verser dans le sentimentalisme, refus qui se traduit par le rejet du pathos et de la rhétorique courtoise. Reprenant avec humour le topos du theatrum mundi, Sagan, qui est aussi dramaturge, puise par exemple dans les pièces de Molière et de Feydeau pour exploiter dans ses romans le schéma du trio amoureux. Mais les influences de Sagan ne sont pas uniquement dordre littéraire, à en juger par les passages que Céline Hromadova consacre à lintérêt de la romancière pour le cinéma (la Nouvelle Vague) et à ses goûts picturaux (les Espagnols, les Flamands, les impressionnistes). La mise à distance des clichés amoureux saccompagne dune peinture satirique de la bourgeoisie et appelle une lecture au second degré : ladhésion de lauteure au « petit monde » quelle dépeint nest quapparente.

Cest avec un certain sourire – titre du deuxième roman de Sagan et de la troisième partie de louvrage – que la romancière, à la suite de Proust, brosse le portrait caricatural de héros « hypersnobs », dont elle nous fait partager les luttes dinfluence, les rituels initiatiques mais aussi les rituels dexclusion. Le sourire saganien se décline sous différents modes tels que lironie, le pastiche, la dérision. Lironie, que Céline Hromodova entend au sens de mention, déchos dénoncés auxquels le locuteur nadhère pas, passe par la reprise de codes littéraires et la présence de passages réflexifs, attestant du pouvoir libérateur que lauteure attribue au rire. Sagan sadonne aussi au pastiche du roman policier, genre quelle affectionne particulièrement. Si ses récits ne comportent pas dintrigue policière à proprement parler, ses personnages manifestent un goût certain pour lenquête et aiment endosser le rôle de détective. Bel exemple dhybridation entre roman policier et roman western, Le Garde du cœur (1968) est un pastiche à travers lequel lécrivain convie son lecteur à un jeu intertextuel. La dimension ludique des romans de Sagan transparaît également dans lautodérision avec laquelle lauteure, par le biais dinterventions métadiégétiques, brise lillusion romanesque et met en scène des personnages décrivains plus ou moins ratés. Céline Hromadova voit dans ces « figures auctoriales dérisoires » des doubles de lauteure non dénués dambivalence : signe dautodistance et de second degré, ces figures décrivains médiocres sont aussi sans doute un « appel insistant pour faire admettre son propre talent au lecteur. » Placés en annexe, les résumés de vingt romans, corpus principal de létude, invitent le lecteur à (re)découvrir lœuvre de cette auteure prolixe – un livre tous les dix-huit mois – qui, mieux que personne, avait compris les risques quelle encourait en devenant « une chose, une denrée, le phénomène Sagan, le mythe Sagan ».

Marie Sorel

Madeleine Bertaud, Lire François Cheng / poète français, poète de lêtre. Paris, Hermann, « Savoir lettres », 2017. Un vol. de 204 p.

Pour François Cheng, la langue, bien plus quun outil de communication, constitue un élément fondamental de notre existence. Or, pour un poète, « être », au véritable sens du terme, cest créer. Madeleine Bertaud a été parmi les rares 1017premiers à mettre en évidence la portée existentielle et donc créatrice de « laventure linguistique » de François Cheng.

Dans la création de François Cheng, sest opérée une osmose rare, voire unique, entre le génie graphique du chinois et la virtuosité phonique du français. Il dit lui-même quil a tendance à « vivre un grand nombre de mots français comme des idéogrammes », et que le français lui permet de déployer toute une potentialité de mélodie et de rythme, capable de susciter en lui des images. Ainsi peut-on observer, avec Madeleine Bertaud et grâce à de nombreux exemples cités et commentés, que la perte du riche répertoire dimages et de métaphores, dont les anciens maîtres chinois se servaient à souhait, se trouve largement compensée par un socle sonore offrant une infinité de variations phoniques, qui permet ainsi « dincarner phonétiquement lidée dune image ». Ces « images phoniques » ouvrent dans la poésie de François Cheng un nouveau champ de vérité.

Or, ce « nouveau champ de vérité » ne se limite pas à la poésie. Le sujet du nouvel horizon esthétique ouvert par le poète est analysé avec profondeur dans les deux chapitres intitulés « Entre mal et beauté, tenir les deux bouts » et « Toi le féminin ». À ce propos, létude des portraits de « deux femmes dexceptions » est à la fois originale et suggestive.

Il sagit donc de lire parallèlement le portrait de Chun-niang dans Quand reviennent les âmes errantes, et celui de La Joconde contemplé par « le pèlerin du Louvre ». Dans le premier portrait, François Cheng se positionne en artiste, tandis que dans le second, sa posture est celle du « spectateur ». Mais à travers ces deux positionnements, apparemment différents, se révèle un même « étonnement ontologique » : la promesse du beau est contenue dans la promesse de la vie, autrement dit, dans la promesse de lunivers vivant. Pour François Cheng, ce qui anime un artiste, cest, après létonnement, le désir de scruter et de révéler les secrets de lunivers vivant. Ainsi, en tant quartiste, il chante la beauté de Chun-niang comme un accomplissement de la vie ; en tant que « spectateur », il cherche à ressentir létonnement de Léonard « devant ce qui est donné là, devant le fait que lunivers est, que la femme est, que cet univers originel, un jour, a abouti à cette femme dans tout léclat de sa présence ». Quil soit artiste ou spectateur, François Cheng a le souci « de ne plus séparer la figure de la femme du paysage qui lenvironne et la porte ». Ce lien originel de la beauté de la femme à la beauté de lunivers trouve sa plus haute résonance que seule lâme est capable dentendre. De même que le « spectateur » observe en La Joconde un mouvement ascensionnel, « une montée vers lâme », en voyant dans la bouche et les yeux de Mona Lisa « les balcons de lâme », lartiste entend et donne à entendre la résonance à « lâme cachée de lunivers » avec le « chant des âmes retrouvées ».

Le grand sujet de réflexion pour le poète est lhomme, sa place dans lunivers. Depuis plus dune décennie, tout en privilégiant la poésie pour « appréhender le mystère de lunivers créé et du destin humain », le poète nhésite plus à mener cette réflexion de façon « frontale », en offrant au public trois essais sur la beauté, sur la mort et sur lâme, qui sont désormais considérés comme sa trilogie majeure. Ici, Madeleine Bertaud se livre à une recherche de type « archéologique » : tout en montrant lavancement progressif de sa lecture quon peut qualifier de « fouille archéologique », elle avance une piste, sans en exclure dautres, pour suivre strate par strate le cheminement spirituel de François Cheng. Au travers des fouilles minutieuses dans les différentes strates dune « symbiose vivante », Madeleine 1018Bertaud indique une piste pour mieux comprendre comment « message taoïste et message christique se rejoignent ou plutôt se confondent dans un même élan, né dune double confiance ».

Pour François Cheng, « il ny a quune seule aventure, celle de la vie ». Cette conviction fondamentale trouve bien évidemment sa racine dans la culture chinoise, selon laquelle « la vie engendre la vie, il ny aura pas de fin ». Cest la spiritualité taoïste qui lui permet daffirmer : ce nest quen acceptant et donc en assumant notre finitude, que nous pouvons accéder à linfini. Pour lui, cest entre les êtres marqués par la finitude que jaillit une joie propre à linfini, qui est la marche de la Voie ou du Tao dont chaque vie participe.

Mais François Cheng ne sarrête pas « de ce côté-ci du royaume ». Tout en assumant lhéritage de sa culture dorigine considérée comme « une vieille nourrice fidèle », il nhésite pas non plus à lui porter un regard critique, grâce à la « nécessaire et salutaire distanciation » creusée par sa culture dadoption. Pour lui, il faut, à cette conception unitaire et organique de lunivers, « une tension vers la transcendance ».

Les « fouilles » de Madeleine Bertaud montrent ainsi une autre strate de la spiritualité de François Cheng : « la Voie christique ». De « notre tension vers la transcendance », François Cheng reconnaît la suprême représentation en Jésus crucifié, « un des plus “beaux gestes” que lhumanité ait connus ». Mais le propos est à entendre en dehors de toute considération dogmatique. Taoïste ou chrétien, on ne peut pas sempêcher de sémouvoir, et donc de résonner, en voyant quaux « confins du paysage taoïste, où sélance vers le ciel larbre à “lardent frondaison” [], se dresse le bois du Calvaire ». Cette Voie christique nous amène à « lautre côté du même royaume », où « nous jouirons dune vue plus globale de notre devenir personnel au sein du devenir universel ».

Dans les deux chapitres intitulés « Retour sur la vie ouverte » et « Dâme(s) à âme(s) : résonance et chant », Madeleine Bertaud montre que chez François Cheng, lordre de la « vraie vie », cet ordre supérieur, nest pas un concept abstrait. Il voit en Jésus-Christ crucifié et ressuscité la vérité incarnée de la grande aventure de la Vie qui ne sarrête pas à la mort, mais englobe la mort. Autrement dit, la transcendance nest possible quà partir de chaque vie, de chaque vécu de « ce côté du royaume ». Or, « la marque indélébile » de lunité et de lunicité de chaque vie, cest lâme. Grâce à lâme, « quelque part, la vie vécue reste entière ». Cest donc « dâme à âme » quon peut entendre la résonance du « double royaume », celle entre le désir individuel de chaque vie et « le Désir initial qui du Rien a fait advenir le tout ». Il était donc inévitable et nécessaire que la trilogie chengienne sachevât avec De lâme.

Pour le « grand public » français, lune des difficultés de « lire François Cheng » consiste à entendre la résonance issue dune profonde rencontre entre deux langues et deux cultures radicalement différentes. Louvrage de Madeleine Bertaud donne une clef daccès à lœuvre de lacadémicien que la Chine nous a offert. Lire François Cheng avec elle permet à ses lecteurs de bénéficier des fruits dune recherche poursuivie depuis son premier ouvrage consacré au poète paru en 2009, François Cheng, un cheminement vers la vie ouverte. Académique, didactique et poétique, louvrage de Madeleine Bertaud compte dorénavant parmi les références incontournables des études sur François Cheng.

Cheng Pei