[In memoriam] Roger Zuber (1931-2017)
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire littéraire de la France
4 – 2017, 117e année, n° 4. varia - Auteurs : Bury (Emmanuel), Millet (Olivier)
- Pages : 1021 à 1024
- Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
Article de revue : Précédent 18/18
ROGER ZUBER (1931-2017)
Le professeur Roger Zuber nous a quittés le samedi 17 juin 2017.
Né à Mulhouse en 1931, il avait été élève de l’École Normale Supérieure (1951). Après avoir réussi l’agrégation de Lettres (1954), il avait entrepris une thèse fondamentale sur la traduction au xviie siècle (Les Belles Infidèles et la formation du goût classique) qu’il rédigea durant ses années d’enseignement à Nancy et à Strasbourg, puis à Reims, où il fut maître assistant, avant de devenir professeur, une fois soutenue sa thèse à la Sorbonne en mai 1968. Il eut alors l’occasion d’enseigner à Montréal (université McGill, 1969-1971), puis devint professeur à l’Université de Paris X-Nanterre, de 1973 à 1988. Il enseigna enfin à la Sorbonne de 1988 à 1997, au sein de l’UFR de Littérature française et comparée.
Au fil de cette belle carrière, Roger Zuber s’est imposé comme un des maîtres des études dix-septiémistes et le parfait représentant de cette génération de chercheurs héritière de la tradition de l’histoire littéraire, mais enrichie par la redécouverte du vaste champ de la rhétorique, qui a su renouveler l’approche critique de notre « siècle classique » en l’enrichissant d’infinies nuances : au moment où le formalisme triomphait dans les études littéraires, Roger Zuber, disciple de René Pintard comme l’étaient ses amis Bernard Beugnot et Marc Fumaroli, demeura attaché à l’approche historique et documentée des auteurs et des textes, tout en explorant la pensée des formes telle qu’elle a été élaborée par les critiques et les écrivains de la première modernité. Dans la lignée de sa thèse, qui fut couronnée par l’Académie française en 1969, il contribua notamment à restituer une place centrale à Jean-Louis Guez de Balzac dans l’histoire de la pensée critique du premier xviie siècle, dont le recueil des Œuvres diverses (1654) fut édité par ses soins en 1995. L’unico eloquente, comme on l’appelait à l’époque de Louis XIII, l’a constamment intéressé, car il illustrait parfaitement le « classicisme » tel que le comprenait Roger Zuber : non pas 1022comme un « canon » d’auteurs ou une norme esthétique qui déboucherait sur un pur académisme, mais comme l’expression d’une tension vers le beau, nourrie de l’admiration des modèles anciens pour créer des œuvres nouvelles. Il n’est pas indifférent de voir en Balzac l’un des introducteurs décisifs de la notion de « sublime » dans la pensée littéraire française, puisée dans l’héritage néo-latin de l’humanisme savant, et métamorphosée en catégorie esthétique moderne et mondaine par Balzac, puis par Boileau, autre grande figure à laquelle s’attachèrent les travaux de Roger Zuber. Le lien entre les deux auteurs n’a d’ailleurs rien de factice, si on se rappelle que le titre original de la thèse était, explicitement, Traduction et critique de Balzac à Boileau. Cet intérêt conjoint annonce la précieuse mise au point sur la fortune de Boileau qu’il entreprit, lors de son séjour à Montréal, en collaboration avec Bernard Beugnot, un des grands spécialistes de Balzac (Boileau. Visages anciens, visages nouveaux 1665-1970, 1973).
On comprend bien cette conception nuancée du classicisme à la lecture du précieux recueil de ses articles qui lui fut offert par ses amis et ses disciples en 1997 : Les émerveillements de la raison. Classicismes littéraires du xviie siècle français. La notion de « merveille » illustre ce qu’il y a d’enthousiaste et de dynamique dans l’idée de classicisme qu’il défendait, et le pluriel attaché à ce terme montre aussi la continuité et les variations de cet idéal classique au fil du siècle, de l’âge d’Henri IV à la fin du règne de Louis XIV : l’« atticisme » en fut sans doute l’expression la plus aboutie, comme Roger Zuber l’a magistralement montré, en centrant l’attention sur la pensée critique des années 1650, véritable pivot et centre de gravité de l’histoire littéraire du siècle, où se jouent les choix esthétiques qui deviendront « naturels » pour la génération de 1660. Cette attention précise aux hommes et aux faits ne lui a pas interdit les larges perspectives, et l’appréhension juste de la longue durée que le prisme rhétorique et néo-latin appelle et favorise : à lire Roger Zuber, on saisit en effet à quel point le « classicisme » est un héritier de l’humanisme européen et à quel point les critères mondains (et français) du goût littéraire doivent à leurs étymons savants (et latins) élaborés depuis l’Antiquité et réactivés par la Renaissance. D’où cet intérêt constant qu’il témoigna pour les figures de passeurs, comme le fut le principal « héros » de sa thèse, le traducteur Nicolas Perrot d’Ablancourt, mais aussi les éminents représentants de la République des lettres comme Jacques-Auguste de Thou, les frères Pithou, Etienne Pasquier ou Peiresc.
Ce lien avec la tradition humaniste s’explique aussi par l’intérêt que Roger Zuber avait naturellement pour l’histoire du protestantisme, et son attachement à une meilleure connaissance des élites intellectuelles réformées qui, de la fin du xvie siècle au seuil du xviiie siècle, ont fait marcher du même pas histoire des idées, des savoirs et des lettres et histoire de la Réforme en France. À l’occasion de sa thèse, il avait projeté une lumière nouvelle et très documentée sur Valentin 1023Conrart, qui joua un rôle décisif dans le paysage littéraire parisien avant même la fondation officielle de l’Académie française, et qui fut un arbitre du goût et de la langue aussi important que Balzac en ces mêmes années : en 1967, à l’occasion d’un article sur « calvinisme et classicisme », Roger Zuber voyait dans la sensibilité et le goût de Conrart un indice majeur de ce que la sobriété et la discrétion chères à l’atticisme français doivent à la culture protestante. Maître de la prose d’art classique, Perrot d’Ablancourt fut son digne disciple, autant qu’il l’était de Guez de Balzac. De fait, les nombreuses contributions de Roger Zuber sur divers représentants de la pensée, de la spiritualité et de l’esthétique réformée, de Calvin à Pierre Bayle, lui ont fait écrire, à côté de l’histoire littéraire « générale », quelques chapitres d’une histoire littéraire spécifique de la Réforme en France au xviie siècle. Ce caractère non négligeable de sa production et de ses recherches lui valut d’être président de la Société de l’histoire du protestantisme français de 1990 à 1996, après de longues années passées, au sein de la SHPF, à en animer le bulletin. Ce fut notamment dans ce cadre qu’il coorganisa le grand colloque de 1985 pour commémorer la Révocation de l’édit de Nantes, colloque qui fit date dans les études sur le protestantisme en France sous Louis XIV.
Durant toutes ces années, Roger Zuber anima la recherche dix-septiémiste, tant par son enseignement que par son attachement à la Société d’étude du xviie siècle, dont il dirigea la revue de 1988 à 1991. Il contribua à maintenir les exigences d’une histoire littéraire bien comprise en s’associant à des entreprises générales, où le xviie siècle apparaissait comme un moment d’une tradition littéraire aux inflexions multiples. Dans un tel cadre, l’ouvrage sur le classicisme (1660-1680) qu’il a co-écrit avec Micheline Cuénin en 1984 (dans la collection « Littérature française » Arthaud au format de poche) a contribué à diffuser cette vision d’un « autre » classicisme, plus nuancé et moins caricatural que celui que colporte encore trop souvent la tradition scolaire – et dont demeurent tributaires, hélas, beaucoup de non spécialistes encore aujourd’hui ! –, vision que consacra le dense « Que Sais-je ? » sur La littérature française du xviie siècle qu’il publia en 1993, où il tentait d’assouplir la chronologie trop rigide imposée par cette tradition, où le « classicisme » 1660-1680 écrase les autres moments du siècle. Il prolongeait ainsi sa contribution au Précis de littérature française du xviie siècle (dir. J. Mesnard, 1991), sur le « temps des choix » (1630-1660) où il avait réaffirmé le caractère décisif du « classicisme » contemporain de Louis XIII et des années 1650, avant l’affirmation des années 1660. Enfin, un recueil des articles du Dictionnaire universel des littératures (1994) publié sous le titre de Dictionnaire de littérature française du xviie siècle, regroupait les articles sur le xviie siècle initialement parus sous la direction de Roger Zuber et de Marc Fumaroli et contribuait à diffuser cette image rénovée de l’histoire littéraire du grand siècle.
1024Au-delà de ses ouvrages, et même après avoir quitté ses fonctions, Roger Zuber a continué à animer la vie académique, tant par sa présence dans les réunions savantes, colloques et conférences, que par l’amitié qu’il a toujours conservée avec plusieurs générations de chercheurs, de ses contemporains à ses plus jeunes disciples, pour qui il n’était jamais avare de conseils chaleureux, prolongeant ainsi l’influence profonde de la tradition critique et universitaire qu’il représentait avec autant de discrétion que de maîtrise. C’est donc un maître de notre discipline, fidèle membre de la Société d’Histoire littéraire de la France et très attaché à notre revue, qui nous a quittés, en laissant en héritage à ses amis, à ses disciples et à ses lecteurs, présents et futurs, une contribution majeure à la connaissance de la littérature française et des valeurs qu’elle représente et qu’elle continue de transmettre.
Emmanuel Bury et Olivier Millet
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-07183-9
- EAN : 9782406071839
- ISSN : 2105-2689
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07183-9.p.0253
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/10/2017
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français