Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire littéraire de la France
4 – 2017, 117e année, n° 4. varia - Auteurs : Berthon (Guillaume), Montagne (Véronique), Bonnier (Xavier), Millet (Olivier), Crescenzo (Richard), Fanlo (Jean-Raymond), Goeury (Julien), Gabriel (Frédéric), Lefay (Sophie), Francès (Cyril), Casabianca (Denis de), Obitz-Lumbroso (Bénédicte), Plagnol-Diéval (Marie-Emmanuelle), Kompanietz (Paul), Pinon (Esther), Feuillebois (Victoire), Moussa (Sarga), Brix (Michel), Birch (Edmund), Mourad (François-Marie), Auraix-Jonchière (Pascale), Laroche (Hugues), Fraisse (Luc), Dambre (Marc), Prince (Nathalie)
- Pages : 979 à 1020
- Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
Usages et enjeux de l’apophtegme (xvie-xviiie siècles). Sous la direction de Bérangère Basset, Olivier Guerrier et Fanny Nepote. Littératures classiques, no 84, 2014. Un vol. de 278 p. (Richard Crescenzo)
Une « période sans nom ». Les années 1780-1820 et la fabrique de l’histoire littéraire. Sous la direction de Fabienne Bercegol, Stéphanie Genand et Florence Lotterie. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2016. Un vol. de 452 p. (Sophie Lefay)
Un cinéma de poésie. Textes recueillis et présentés par Didier Coureau. Recherches & travaux no 84, Université Stendhal – Grenoble 3, 2014. Un vol. de 220 p. (Claude Murcia)
Vérène de Diesbach-Soultrait, Six siècles de littérature française : xvie siècle (Bibliothèque Jean Bonna). Genève, Droz, 2017. 2 vol. de 224 et 211 p.
Cette nouvelle livraison du catalogue en cours de la bibliothèque Jean Bonna fait suite aux volumes déjà parus en 2007 et 2010, respectivement consacrés au xviiie puis au xviie siècle. Feuilleter ces deux derniers tomes magnifiquement illustrés et consacrés à la collection d’ouvrages du xvie siècle, c’est effectuer un passionnant voyage dans la littérature de la Renaissance dans toute sa diversité. Les « fleurs et grands jonchées » du « beau verger les Lettres plantureux » chanté par Marot dans son Enfer (dont Jean Bonna possède un exemplaire de la rarissime première édition française) s’y trouvent en effet soigneusement cultivées de façon à satisfaire le bibliophile autant que l’amateur de textes. Tous les grands auteurs du 980siècle s’y trouvent rassemblés en de copieux massifs : le collectionneur a ainsi réuni d’impressionnantes séries de livres qui jalonnent l’histoire éditoriale foisonnante de l’œuvre de Rabelais, Marot, Ronsard, Du Bellay ou Montaigne, mais aussi de Lemaire, Gringore, Magny, Peletier ou Tyard. Au-delà de ces points cardinaux, le regard s’étend des Regnars traversant de Jean Bouchet aux Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, des romans de chevalerie à la Bible d’Olivétan (dans l’exemplaire raffiné du comte d’Hoym), de minces occasionnels (comme les Tristes nouvelles d’une inondation survenue à Rome en 1530) et de quelques livrets facétieux (tels que la Pronostication des cons saulvaiges) aux admirables livres d’art (comme le Livre de perspective de Jean Cousin, les traités de Dürer ou les Vite de Vasari), sans oublier quelques textes rares qui témoignent de la vitalité de la création littéraire en dehors des cercles parisiens et lyonnais (ainsi de la première publication toulousaine du poète Jean Figon ou des Elegies de la belle fille, lamentant sa Virginité perdue du Bisontin Ferry Julyot). La soif inextinguible du collectionneur permet encore quelques excursus inattendus qui nous valent la description d’éditions renaissantes de textes anciens (le Roman de la Rose, Christine de Pizan, Villon ou la Farce Pathelin) et même de quelques éditions plus tardives d’auteurs du passé (notamment Rutebeuf et Charles d’Orléans dans des éditions des xviiie et xixe siècles). Ajoutons quelques belles aldines (des classiques latins, dont un De re rustica relié aux armes de François Ier par l’atelier d’Étienne Roffet), une poignée aussi d’auteurs étrangers, essentiellement italiens (Dante, Boccace, Pétrarque, Castiglione, Machiavel, Bruno et quelques autres), tantôt dans leurs premières éditions transalpines, tantôt dans leurs traductions françaises, et même un précieux exemplaire de l’editio princeps des Lusiadas de Camões.
Le bibliophile admirera les reliures somptueuses dans lesquelles beaucoup de ces livres sont conservés. Jean Bonna semble avoir une prédilection pour les reliures contemporaines de la publication des œuvres, qui montrent de quel soin les riches possesseurs de ces ouvrages les entouraient – on y trouve aussi de simples reliures en parchemin et même un Du Guillet enveloppé dans un simple papier dominoté datant de la fin du xvie ou du début du xviie siècle. Lorsque la reliure est plus tardive, elle témoigne généralement de l’intérêt porté par un collectionneur illustre, l’omnicurieux Nodier au premier chef, dont Jean Bonna a recueilli un grand nombre de livres qui rappellent la richesse stupéfiante de sa bibliothèque. L’historien du livre et de la littérature examinera avec intérêt certains ouvrages distingués par des ex-libris singuliers : passeront ainsi devant ses yeux un César acheté par Montaigne en 1549, alors qu’il n’a pas seize ans, un Livre de la conqueste de la Toison d’or ayant appartenu à Tabourot, plusieurs ouvrages de la collection impressionnante de Markus Fugger parmi lesquels un Marot magnifiquement relié et prolongé d’une trentaine de feuillets blancs préparés en index alphabétique pour recevoir des notes. On y trouvera encore un Rommant de Richard sans paour (Paris, Denis Janot, 1529-1530) acheté par le fils de Christophe Colomb à Montpellier en juillet 1535 dont c’est le seul exemplaire aujourd’hui connu, et le livre de dédicace d’un traité géographique de Jakob Ziegler (1532) offert à la duchesse de Ferrare, Renée de France.
Le seiziémiste y remarquera enfin quelques éditions, voire quelques textes, dont Jean Bonna possède l’unique témoignage. Ainsi d’une édition anonyme du Tiers Livre de Rabelais datée de 1547 qui couronne un volume conservant Gargantua et Pantagruel dans les éditions procurées par Dolet en 1542 – le tout dans un vélin 981souple de l’époque. L’édition du Nouvel Amour d’Almanque Papillon publiée à Lyon en 1543 par François Juste et Pierre de Tours n’a jamais été signalée non plus alors que l’ouvrage s’inscrit dans la Querelle des Amies et que la seule édition connue jusqu’ici (Rouen, Nicolas de Burges, 1543, un seul exemplaire recensé, conservé à la bibliothèque de l’Arsenal) livre avec le texte de Papillon une épître « en abhorrant folle amour » dont l’attribution à Marot fait débat. L’édition lyonnaise se contente de donner le seul texte de Papillon dont elle ignore le nom. Elle s’ouvre en effet par un intéressant avis de « P. de Tours au Lecteur » qui avoue son ignorance et s’interroge sur la possibilité qu’Héroet en soit l’auteur. Citons enfin un inédit absolu du poète courtisan Claude Chappuys, Le grant Hercules Gallique qui combat contre deux, texte mettant en scène François Ier en nouvel Hercule affrontant Charles Quint et Henri VIII réunis – on aimerait en savoir plus sur le contenu du texte et les circonstances de sa composition. L’ouvrage est conservé dans un exemplaire de dédicace imprimé sur vélin et enluminé, qui est peut-être l’exemplaire offert au roi.
Si la diversité des livres présentés donne parfois le vertige, les notices méticuleusement rédigées par Vérène de Diesbach-Soultrait constituent de bons remèdes et d’excellentes synthèses, qui brossent en quelques lignes le portrait de l’auteur et résument la plupart du temps le propos de l’œuvre considérée. Elles incluent toujours une description bibliographique d’une grande précision, faite de première main, et une bibliographie faisant la part belle à des sources sûres et récentes (ce qui n’est pas toujours la règle dans le domaine de la bibliophilie…). Un utile index termine les deux volumes de ce catalogue à la mise en page claire et soignée, appelé à constituer rapidement un nouvel outil à la disposition des bibliophiles et des chercheurs.
Guillaume Berthon
Gratien Du Pont, Les Controverses des sexes masculin et femenin. Édition Céline Marcy. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 1018 p.
Dans la continuité de sa thèse soutenue en 2008, Céline Marcy signe une édition très documentée des Controverses des Sexes Masculin et Femenin (1534) de Gratien du Pont, texte dont elle souligne à juste titre qu’il a été remis en lumière ces dernières années au travers de travaux divers sur la rhétorique anti-féminine et la poétique toulousaine, ce qui en rendait l’édition critique plus que nécessaire. Elle choisit d’élaborer cette édition à partir de la version princeps, toulousaine, parue chez Jacques Colomiès en 1534. L’ouvrage commence par une imposante introduction de 300 pages, dans lesquelles Céline Marcy souligne tout d’abord que son propos n’est pas de défendre le contenu d’une œuvre tenue pour violemment antiféministe, mais de saisir le contexte qui a permis son émergence et d’en offrir une interprétation nuancée. Soucieuse de saisir les interactions de Gratien du Pont avec ses contemporains, elle s’intéresse aux amitiés qui le lièrent à Guillaume de La Perrière – malgré des divergences d’ordre religieux, politique et poétique – ainsi qu’à Blaise d’Auriol, avec qui il partage le goût de la virtuosité poétique. L’introduction aborde également la question de la réception de l’œuvre, souvent controversée en son temps en raison d’une assimilation entre le choix (poétique) d’une rhétorique de l’invective à partir d’un lieu commun très exploité à la Renaissance et les convictions 982personnelles d’un auteur attaché à la poétique des Grands Rhétoriqueurs et donc, de ce fait, considéré comme conservateur voire réactionnaire, au rebours d’un courant humaniste traditionnellement tenu pour progressiste et féministe. Céline Marcy note que l’inimitié bien connue que Gratien du Pont entretenait avec Étienne Dolet a naturellement contribué à figer cette représentation qu’elle s’efforce de corriger. La question du traitement du sujet féminin est ensuite évoquée, avec un double ancrage, national et local, où la dimension interdiscursive de l’œuvre est bien mise en lumière : l’œuvre entre ainsi en résonance avec un paradigme d’autres textes qui s’emparent du même lieu commun des femmes et du mariage, lequel est alors à l’origine de succès éditoriaux notables. Céline Marcy précise ce que Gratien du Pont doit à ce « modèle » en étudiant minutieusement la structuration du texte : elle précise que l’auteur choisit ainsi de composer un récit-cadre, de nature juridique, et développe une rhétorique démonstrative foisonnante dans des pièces insérées. La véritable originalité de Gratien du Pont est de prendre le contre-pied du discours pro-féministe contemporain, pour vilipender les femmes vicieuses, d’où le choix du terme « controverses » dans le titre, au sujet duquel il est précisé qu’il désigne un raisonnement s’en tenant uniquement à la partie contra. Céline Marcy aborde ainsi la question du genre de la declamatio, un exercice déclamatoire dont Gratien du Pont expérimente les potentialités en ne plaidant que l’infériorité des femmes. Fidèle à son parti pris initial (celui de nuancer le portrait de l’auteur toulousain), elle souligne que l’auteur exploite la topique de la femme et du mariage, dans une rhétorique du blâme, mais en précisant par différents éléments qu’il n’adhère pas à un dénigrement systématique des femmes. Outre que l’œuvre n’est pas signée, il est ainsi précisé que le blâme peut s’inverser en éloge et que la réplique est attendue. Par ailleurs, il est évident que le texte est le support du déploiement d’une virtuosité métrique (pour ne pas dire son prétexte), laquelle correspond aux injonctions formulées dans l’Art et Science de rhetoricque metriffiée qui paraitra cinq ans plus tard. Un passage de l’introduction est consacré à l’analyse de la seconde rhétorique telle qu’elle s’écrit depuis le Moyen Âge (avec Eustache Deschamps, Pierre Fabri, etc.) et telle qu’elle se présente chez Gratien du Pont, dans l’Art et science de rhetoricque metriffiée, que les Controverses illustrent de maints exemples pratiques. Céline Marcy rappelle, à cet égard, le conservatisme de Gratien du Pont en la matière, dont l’impact sur la réception de l’œuvre a été précisé plus haut : dans la tradition des Grands Rhétoriqueurs, l’auteur utilise ainsi toutes sortes de rimes, que Céline Marcy passe en revue, comme la rime équivoquée, batelée ou emperière. La question de la coupe féminine fait évidemment l’objet d’un développement, puisqu’elle implique un parti pris de l’auteur à rebours de l’évolution poétique qui a cours depuis le xve siècle, celui de ne pas pratiquer la synalèphe sur un « e » muet à la césure. Céline Marcy rappelle que Gratien du Pont défend ce choix en mettant en avant des principes de contrainte et de virtuosité qui lui paraissent garantes d’une certaine qualité métrique. La pratique du chant royal, de l’arbre fourchu, de la ballade, du rondeau ou de l’échiquier confirment que la dimension formelle reste capitale pour un auteur qui écrit dans un contexte antérieur à la parution des « arts poétiques » à proprement parler : là, comme dans les engagements politiques et religieux qui affleurent dans son œuvre, Gratien du Pont se veut le garant d’une tradition dont nous savons qu’elle ne sera pas pérenne. L’introduction se clôt sur une description des différentes éditions du texte, depuis l’édition princeps prise comme modèle, jusqu’à l’édition parisienne de 1541 et en passant par les versions anonymes de 1536, 9831537 ou 1538 au sujet desquelles Céline Marcy donne des pistes d’attribution dans sa bibliographie finale. Le texte lui-même est suivi d’une abondante annotation, des illustrations qui figurent dans les Controverses, puis d’un glossaire très fourni qui précède une bibliographie conséquente. L’ensemble constitue un outil de travail précieux pour tous les chercheurs et les curieux qui s’intéressent à la rhétorique seconde, aux Jeux Floraux ou, plus largement, au travail contemporain sur la langue vernaculaire, ce dont on ne saurait trop remercier Céline Marcy.
Véronique Montagne
Blasons anatomiques du corps féminin et contreblasons. Présentation par Julien Goeury. Paris, Flammarion, « GF », 2016. Un vol. de 291 p.
Hormis la sélection d’une petite trentaine de pièces dépourvues d’apparat critique fournie par Françoise Charpentier en complément de son édition de poche des Œuvres poétiques de Louise Labé et des Rymes de Pernette du Guillet (Poésie/Gallimard, 1983/2006), le public ne disposait pas, jusqu’à ce jour, d’un ensemble cohérent, massif et clairement structuré de blasons (et contreblasons) anatomiques du xvie siècle. C’est que, tout en étant abondamment mentionné par les spécialistes de littérature renaissante comme typique du règne de François Ier, ce genre poétique a donné lieu dès cette époque à une diffusion imprimée qui, comme le rappelle Julien Goeury, « constitue un véritable maquis ». Les recueils successifs se pillent les uns les autres, se complètent, se corrigent, s’ordonnent autrement, et attribuent capricieusement les pièces, si bien qu’il relève de l’exploit de proposer un ensemble aux sources sûres, et qui fasse sens sans ignorer les autres. Autant de signes que ce genre en plein essor dans la première moitié du siècle est très vite saisi comme un ressort de stratégie éditoriale, et à cet égard il faut saluer les rappels historiques donnés dans la présentation, tant sur l’héritage médiéval effectif que sur la concomitance des travaux de dissection anatomique – qui n’ont pourtant pas l’influence mécanique que l’on aurait pu supposer – ou sur le rôle décisif de la querelle Marot-Sagon. Le premier des deux adversaires, à l’origine d’un concours informel mais bien probable dès 1535, est au centre de plusieurs groupes qui s’organisent de manière centrifuge en fonction de leur intérêt au retour en France du poète exilé, ce qui déclenche une émulation collective auprès de François Ier, lui-même auteur plausible de plusieurs blasons. Julien Goeury montre bien aussi l’émergence immédiate d’une critique du blason, dénoncé comme rhétorique et impie, chez les Corrozet et la Hueterie notamment.
Prenant judicieusement pour base la volumineuse édition parisienne de Langelier en 1543, qui se détache de l’Hecatomphile et des Fleurs de poësie françoyse auxquels était jusque-là liée la publication de blasons, il indique les variantes par rapport à d’autres éditions, antérieures et postérieures, en s’efforçant d’éclairer les choix aussi bien des éditeurs d’alors que de lui-même pour établir le texte, car nombre d’éditions – mais aussi de manuscrits disséminés dans plusieurs bibliothèques, car la production est considérable – se succèdent de 1536 (et même 1532 pour les premiers embryons marotiques) à 1553. De ce fait, sur les deux cents pages environ de texte édité, le lecteur peut ainsi découvrir près de quatre-vingt dix pièces de blasons, contreblasons et pièces associées à ce genre, assorties des emblèmes titulaires de l’époque, et se faire une idée réellement fiable et concrète, sinon absolument complète, de la floraison de cette variété si controversée d’épigramme.
984Soucieux de maintenir l’équilibre entre lisibilité pour le grand public (collection de poche de grande diffusion oblige) et rigueur académique, Julien Goeury fait preuve de retenue dans ses notes infrapaginales, qui ne dépassent jamais la mesure, d’une saine prudence dans les attributions discutables, et de transparence dans le choix des corrections, dont il donne d’ailleurs la liste exhaustive (p. 189-193), et agrémente les remarques purement techniques, toujours bienvenues, de considérations sporadiquement littéraires lato sensu (les n. 4 et 6 de la p. 83 en sont un bon exemple), non dépourvues de touches d’humour (n. 12 p. 201 par exemple), ce que le contexte thématique autorise parfaitement, voire encourage. Le dossier de fin de volume est riche, bien conçu, et permet de mettre les textes en perspective, notamment avec des pièces isolées ou restées manuscrites et les épigrammes de Jomet Garei d’Apt ; il est suivi d’un répertoire des auteurs, idéal pour le néophyte, d’une chronologie et d’une sérieuse bibliographie.
Très peu de regrets seraient à formuler : de rares coquilles (le Poliphile de Colonna n’est pas un *« Polyphile » (p. 44, n. 1 et p. 45, n. 8), et l’Histoire naturelle de Pline, citée au pluriel p. 59 n. 8, devrait rester au singulier) ; il aurait également fallu signaler dès le départ les nombreuses césures épiques dont certains auteurs se font les spécialistes (quatre occurrences p. 57, trois p. 117) alors que d’autres les évitent avec un soin maniaque, ce qui signe une évolution en cours ; de rares interprétations paraissent discutables : les « râteaux » dont sont qualifiées les dents (p. 61) sont plus probablement la métaphore de la herse d’une place forte que celle de l’outil de jardinage, l’« ambassade » p. 63 évoque davantage un messager ou un diplomate qu’un sens architectural peu convaincant, le verbe « purger » p. 71 serait plus synonyme d’« excuser » ou « justifier », dans le contexte, que de « prouver », et la « chasse » p. 126 est plutôt l’objet convoité, le gibier, le but poursuivi, qu’une « châsse » reliquaire. Côté bibliographique enfin, il est regrettable que ne soient pas indiquées les éditions Guégan (1927) et Quignard (1974) de Maurice Scève, car on y trouve déjà ses cinq blasons parfaitement restitués. Enfin, mais là le cas est plus embrouillé, l’édition de l’Hecatomphile de la BNU de Strasbourg (item 2 p. 273), R. 102. 895, réputée provenir de D. de Harsy à Lyon en 1536, se trouve à l’identique, sous cette même cote, à la BnF et en ligne sur Gallica, mais sans nom d’éditeur (la notice évoque cependant F. Juste). Mais il s’agit là de réserves vraiment secondaires (et, pour le dernier cas, d’une simple perplexité), sur un ouvrage qui a le mérite non seulement de redonner pour longtemps une publicité tout à fait opportune au genre si équivoque du blason, mais aussi de servir d’excellente base, rigoureuse, pédagogique et accessible, à de nombreux travaux universitaires à venir.
Xavier Bonnier
Jean Paul Barbier-Mueller, Dictionnaire des poètes français de la seconde moitié du xvie siècle (1549-1615), C-D. Avec la collaboration de Nicolas Ducimetière et la participation de Marine Molins. Genève, Droz, 2015. Un vol. de 1 000 p.
Ce volume est la suite du premier, paru en 2014 et qui était consacré aux lettres A-B. L’entreprise dérive de la célèbre collection Ma Bibliothèque poétique du regretté Jean Paul Barbier-Mueller. L’ensemble est une bibliographie, sans égale, de collectionneur bibliophile également averti de l’existence des manuscrits, qui complète l’ouvrage de Marcel Raymond, L’Influence de Ronsard sur la poésie 985française (qui remonte à 1927/1965), et les ouvrages de référence anciens (La Croix du Maine, Du Verdier, Colletet, Moreri, abbé Goujet, Paul Lacroix) ou plus récents (Dictionnaire des lettres françaises. Le xvie siècle). On prendra garde au fait que ce xvie siècle déborde largement sur le xviie (on va dans certains cas jusqu’aux années 1630). Ce second volume présente les mêmes qualités que le premier. On y trouve 63 notices. Autant dire qu’une bonne part des poètes en question sont peu ou pas connus (qui a entendu parler de Pierre Cheminart ?), et qu’il y a des découvertes à faire. Le nombre de magistrats et de juristes qui se font poètes, au moins momentanément, est impressionnant. L’érudition (y compris la mention de documents d’archive) qui situe les auteurs sur le plan historique est impressionnante ; des points biographiques ou bibliographiques reçus (qui remontent souvent aux xviiie ou xixe siècles) font l’objet de corrections, et des faits nouveaux sont mis en évidence, des identifications proposées ; sans être systématiquement analysés, les recueils font l’objet d’une description minimale. Les poèmes latins ne sont pas oubliés, ce qui est essentiel. Dans une pareille somme, quelques erreurs sont inévitables (par exemple, p. 49, Carraciolo était arrivé à Rome dès 1555, et non en 1557 ; p. 75, le Melanchthon en question n’est pas, comme l’indique l’Index des noms, Philippe). Malgré son érudition, l’ouvrage se lit agréablement. On peut l’interroger aussi à partir de ses Index (nominum et rerum ; dans ce dernier figure une rubrique « Poètes réformés », qui renvoie aussi à leurs adversaires catholiques). Instrument désormais indispensable, cet ouvrage dont on tient ainsi au moins les deux premiers volumes, va permettre de nouvelles explorations critiques et sociogéographiques (milieux) de notre poésie de la Renaissance.
Olivier Millet
Pierre de l’Estoile, Journal du règne de Henri IV. Édition critique publiée sous la direction de Gilbert Schrenck, tome III 1595-1598 (transcription Ms. fr. 25004 et 13720 de la BnF). Édité par Marie Houllemare. Glossaire établi par Volker Mecking. Genève, Droz, 2016, Textes littéraires français, no 640. Un vol. de 343 p.
Ce volume constitue une nouvelle étape dans l’édition complète du Journal de Pierre de l’Estoile, inaugurée en 1992. Après les six tomes du Registre-Journal du règne de Henri III édités de 1992 à 2003 par Madeleine Lazard et Gilbert Schrenck, puis les tomes I et II du Journal du règne de Henri IV (2011 et 2014, par Gilbert Schrenck, Xavier Le Person et Volker Mecking), c’est la partie correspondant aux années 1595-1598 qui est ici éditée.
Le texte est celui de la dernière partie du Ms. fr. 25004 (qui se termine sur la fin de l’année 1597) et de la première du Ms fr. 13720 (qui commence en janvier 1598 pour prendre fin à la date du 25 février 1602).
Ces années sont celles d’un difficile retour à la paix. Si la capitale s’est rangée dès 1594 sous l’autorité du roi, la guerre reprend contre l’Espagne en janvier 1595 et les provinces encore rebelles sont peu à peu reconquises par les armes. La soumission du duc de Mayenne le 31 janvier 1596 marque une étape décisive dans l’affirmation du pouvoir royal. Soucieux de réconciliation nationale, après l’expulsion des Jésuites au début de 1595, Henri IV choisit l’apaisement avec les ligueurs, tout en entamant avec les Huguenots les longues négociations qui préparent 986l’Édit de Nantes, signé le 30 avril 1598. De ces trois années, le Journal de l’Estoile évoque les moments de la grande histoire, mais aussi les « prodiges » (comme le cas de cet enfant dévoré par un loup à Paris le 22 août 1595), les nombreuses exécutions de gens soupçonnés d’intentions régicides ou de criminels de droit commun, les disparitions de personnages connus ou encore les aléas climatiques et les fluctuations économiques qui les accompagnent.
Le volume s’ouvre sur une présentation du texte : introduction (p. ix-xiv), compléments bibliographiques (p. xv-xviii), établissement du texte (p. xix), présentation des manuscrits fr. 25004 et 13720 (p. xxi-xxiii). Suit le texte du Journal. Les notes explicatives sont regroupées à la fin de chaque année. Un lexique (p. 219-235), un glossaire (p. 237-321) et un index des noms de personnes et de lieux (p. 323-338) complètent le volume.
Richard Crescenzo
Guillaume du Vair, Traictez philosophiques. Édition critique par Alexandre Tarrête. Paris, Champion, 2016. Un vol. de 361 p.
S’il n’a pas le rayonnement européen d’un Juste Lipse, Du Vair est une importante figure du néo-stoïcisme français de la fin de la Renaissance. Le livre ici édité rassemble des œuvres qui remontent parfois au règne d’Henri III, et qui ont été intégrées en 1606 à un ensemble de cinq volumes : le Recueil des Harangues et Traictez, les Actions et Traictez oratoires, L’éloquence françoise, les Arrests sur quelques questions notables, et d’autre part les Traictez de pieté et sainctes meditations. Comme le souligne Alexandre Tarrête, l’ensemble est éclectique mais cohérent : la pensée du Portique intéresse aussi bien les trois livres sur la justice dans leur dimension oratoire et politique, que celui qui traite de dévotion. Le magistère d’une raison souveraine, la maîtrise de soi constituent un des fondements intellectuels de la restauration de l’État par Henri IV ; d’un autre côté, le stoïcisme est considéré comme une propédeutique de la foi, et la pratique du détachement rencontre la volonté chrétienne d’arracher l’âme aux séductions et aux troubles des sens. Le droit et l’éloquence parlementaire, la philosophie et l’éthique humaines, se relient à la piété catholique.
Le livre contient : la traduction du Manuel d’Épictète, la Philosophie morale des Stoïques, un centon qui essaie de recomposer selon un ordre précis les sentences du Manuel, l’Exhortation à la vie civile, qui donne au stoïcisme des inflexions politiques et patriotes, enfin De la constance, un livre de consolation situé dans le Paris de la guerre civile, et où l’épreuve citoyenne, la confiance en la Providence, la recherche d’une action raisonnable, la lutte contre ces passions qui sont à l’âme ce que les séditions civiles sont au royaume, font du stoïcisme une véritable « idéologie royaliste », comme l’écrit très justement Alexandre Tarrête. En tant que méditation sur l’Histoire, De la constance est plus qu’un compendium de morale stoïcienne : un véritable exercice spirituel de mise à distance des événements, de réflexion sereine sur le passé récent, de recherche d’un équilibre intérieur.
Le texte est bien édité : les protocoles sont clairs, la ponctuation respectée sauf cas dûment signalés, l’annotation, concise, éclaire avec précision les sources antiques mais aussi le contexte historique. Ce volume intéressera les historiens de la pensée mais aussi de la littérature, car entre le style sentencieux, la concision 987sénéquienne et l’équilibre d’amples propositions néanmoins capables de vigueur voire de véhémence, le stoïcisme de du Vair a divers styles. Profitons-en pour souhaiter que cette belle publication soit suivie de l’édition des œuvres oratoires.
Jean-Raymond Fanlo
Agrippa d’Aubigné, Œuvres, tome IV, Correspondance. Édition de Marie-Madeleine Fragonard. Paris, Classiques Garnier, 2016. Un vol. de 1 729 p.
Faire une recension raisonnée et raisonnable du tome IV des Œuvres complètes d’Agrippa d’Aubigné, sobrement intitulé Correspondance, constitue une gageure, et cela pour au moins trois raisons : d’abord parce que le livre compte pas moins de 1729 pages (ce qui repousse très loin les limites de la reliure thermocollée en usage chez Classiques Garnier) ; ensuite parce qu’il réunit un double recueil, le premier à peu près constitué (soit le ms T152 conservé à la Bibliothèque de Genève et présenté ici sous le titre « L’ébauche d’un monument ») et le second entièrement reconstitué (soit toutes les lettres dispersées dans les autres recueils manuscrits et réunies ici par ordre chronologique sous le titre « Le flux du temps »), le tout formant un ensemble considérable de près de 400 lettres aux sujets si variés, que leur seule énumération constituerait un défi ; et enfin parce qu’il offre, en guise de liminaires, plus de 300 pages d’analyses (un livre en soi). Bref, on a là affaire à une véritable prouesse scientifique et éditoriale, dont il est difficile de rendre compte dans toutes ses dimensions.
Afin de bien comprendre l’importance de cette Correspondance parmi les écrits d’Aubigné, il faut savoir plusieurs choses. La première, c’est qu’il ne s’agit pas là d’un massif d’écrits documentaires, conservés par un polygraphe maniaque se constituant des archives personnelles, auxquelles on aurait eu accès de façon un peu déplacée. Il s’agit bien d’une composante essentielle des Œuvres d’Aubigné, dont l’inachèvement ne doit pas faire douter de l’importance qu’elle possédait aux yeux de leur auteur. Élaborée dans les dernières années sa vie, au cours de son exil genevois, cette œuvre épistolaire est même un projet ancien, déjà évoqué dans l’« Avis au lecteur » des Tragiques en 1616, et promis à une publication imprimée toujours repoussée, comme c’est le cas pour la majorité des écrits d’Aubigné. Quant à la seconde chose à prendre en considération, c’est qu’on a là affaire – du moins en ce qui concerne le ms T152 central – à un ouvrage fait pour donner à son auteur une place dans l’Histoire. Les six livres qui composent la première partie (Missives et discours militaires ; Lettres et mémoires d’Estat ; Lettres d’affaires personnelles ; Lettres familières ; Lettres de piété ou poincts de théologie ; Lettres touchant quelques points de diverses sciences et touchant les personnes qui par elles ont acquis réputation) révèlent en effet à la fois toute l’étendue d’un travail d’écriture dont les orientations génériques (lettres, missives, discours et mémoires) sont aussi variées que les sujets abordés. En imposant un reclassement thématique, en déjouant l’ordre chronologique et en opérant un travail de réécriture dont l’ampleur est très difficile à estimer, d’Aubigné met en place les conditions d’une réception entièrement nouvelle. Cette correspondance se situe en contrepoint d’une autobiographie manuscrite prenant la forme de mémoires privés adressés à ses enfants par un patriarche écrivant sa légende (Sa vie à ses enfants) et d’une 988Histoire universelle en trois tomes, relatant l’histoire de France et du monde de 1550 à 1602, publiée en 1626 afin de rivaliser avec l’histoire officielle écrite par les catholiques. Cette correspondance met au jour à peu près tous les rôles sociaux endossés par un personnage qui aura été – successivement et/ou simultanément – soldat, conseiller, négociateur, théologien, historiographe, homme de lettres et homme de science, etc. Autant de rôles endossés au gré des passions amicales ou inamicales qui l’auront animé tout au long de sa vie. Cet ensemble monumental, mais inachevé, constitue donc un véritable laboratoire de l’œuvre albinéenne dans toutes ses composantes, sans pour autant être une correspondance d’écrivain, telle qu’on l’entendra beaucoup plus tard.
S’il faut définitivement se féliciter de pouvoir disposer d’une telle édition, c’est parce qu’elle offre beaucoup plus que celle déjà fournie par Réaume et Caussade dans le premier tome des Œuvres complètes en 1873. En offrant d’emblée une justification des principes d’édition, une description analytique des fonds, une étude du projet de publication (« garder, trier, publier »), une présentation matérielle et une procédure pratique, ainsi qu’une chronologie systématique, M.-M. Fragonard n’entend pas résoudre tous les problèmes que pose l’édition d’un tel massif d’écrits manuscrits, mais plutôt les soulever avec une autorité et une sincérité particulièrement stimulantes. Si l’on ajoute à cela une série de documents complémentaires presque tous inédits, des notices bio-bibliographiques très éclairantes, une bibliographie (sources et études) parfaitement à jour et une série d’index sans lesquels il serait difficile de tirer parti d’une telle somme, on ne peut que répéter toute l’admiration que suscite un tel travail, qui sera très difficile à surpasser.
Julien Gœury
Louis Machon, Apologie pour Machiavelle. Édition critique du manuscrit de 1668 par Jean-Pierre Cavaillé en collaboration avec Cécile Soudan. Paris, Honoré Champion, « Libre pensée et littérature clandestine », no 69, 2016. Un vol. de 738 p.
Depuis plus vingt ans, les travaux de Jean-Pierre Cavaillé ont profondément renouvelé l’étude et la compréhension des dissidences à l’époque moderne, qu’elles concernent la pensée, la religion, la politique et plus largement les relations sociales. Ses enquêtes se fondent avant tout sur un vaste ensemble de textes philosophiques, littéraires, poétiques, théologiques, historiques, et à l’occasion, il procure l’édition ou la traduction de certains d’entre eux. Après François La Mothe Le Vayer, Adrien de Monluc, Claude Le Petit, Francesco Chierroni, et récemment Antonio Rocco, un auteur négligé sort de l’oubli. L’enjeu n’est pas mince : il s’agit tout simplement de la première défense en français, à l’époque moderne, d’un des auteurs les plus attaqués de son temps. Doit-on cet ouvrage à un libertin notoire qui aurait usé d’une perfide dissimulation et d’un anonymat prudent ? Nullement : autographe, le titre est on ne peut plus explicite, l’auteur est un prêtre catholique. Sans être exceptionnel, son itinéraire n’est pas anodin et il est possible de le reconstituer depuis les recherches en archives de Raymond Céleste (et non René, comme il est indiqué p. 698), complétées par Kathleen Theresa Butler. Né en 1603, ce fils d’un conseiller de l’évêché à Toul étudia la philosophie à Paris avec Jean-Cécile 989Frey et le droit à Pont-à-Mousson avant d’entrer dans la carrière ecclésiastique en Lorraine, une région sensible en raison de sa situation stratégique. Du fait de ses fonctions, sa connaissance de Toul, Metz et Verdun est très utile à Richelieu qui entend subordonner la Lorraine au royaume. Machon se rallie à son parti et réunit des preuves archivistiques qui corroborent les prétentions régaliennes. Il est désormais en lien plus étroit avec les milieux parisiens et les centres du pouvoir, et c’est dans ce cadre qu’il termine une première version de son Apologie vers 1642. En la dédiant dès février 1643 au chancelier Pierre Séguier qui régnait sur le commerce de la librairie, Louis Machon pensait sans doute obtenir rapidement une permission et un privilège pour la publication de son manuscrit. L’accord ne vint jamais, même si l’auteur partageait avec Séguier la passion de la bibliophilie (Machon s’est d’ailleurs occupé de sa bibliothèque comme de celles de Mathieu Molé et d’Arnaud de Pontac entre autres). Pire, en 1648, il est accusé en tant que secrétaire du chancelier « d’avoir apposé de vrais sceaux sur de fausses lettres de noblesse » (p. 30 – on ajoutera à la bibliographie Yannick Nexon, Le chancelier Séguier, Ceyzérieu, 2015, p. 226-236, 338-339).
C’est un véritable tournant dans sa carrière : emprisonné, il perd ses bénéfices et tente de se suicider. Condamné, il échappe à la pendaison mais il est contraint de s’exiler quelque temps. Sans revenu, il met sa plume au service de la Fronde, sans que ses textes soient doctrinalement cohérents avec sa doctrine personnelle (p. 39). En 1654, on le trouve à Le Tourne, une cure sans importance de la Gironde où il montre peu d’empressement pour sa charge. De 1658 à 1663, il réside d’ailleurs à Bordeaux, chez Arnaud de Pontac, premier président du parlement de la ville. Désormais, il ne cherche plus à publier son Apologie, mais simplement à en préserver une dernière version, un testament politique sans aucune autocensure qu’il dépose dans la bibliothèque de son protecteur. C’est cet état final de 1668, conservé à la bibliothèque municipale de Bordeaux (ms. 535), que Jean-Pierre Cavaillé a judicieusement décidé d’éditer à la suite d’une copieuse introduction. L’orthographe et la ponctuation du manuscrit autographe sont respectées, de même que la disposition des marginalia, de ce point de vue il faut saluer le travail de mise en page. Les très nombreuses citations latines – elles-mêmes empruntées pour une part aux citations utilisées par Lipse, Charron et Grotius – sont traduites en notes, et l’absence de guillemets, qui suit là encore la présentation originale, permet de respecter le mouvement de la phrase qui incorpore les matériaux utilisés. On trouve en notes quelques rares passages de la version de 1643 (BnF, ms. fr. 19046-19047) qui ne figurent pas dans celle de 1668, mais l’intégralité des variantes est consultable dans l’édition en ligne qui, en revanche, ne comporte pas l’apparat critique de ce volume (<https://dossiersgrihl.revues.org/5949>).
Découpé en deux livres, le texte est structuré par des maximes qui introduisent autant de chapitres : après la maxime énoncée, un extrait de Machiavel en italien tiré de l’édition dite de la Testina (après 1588) est suivi par sa traduction, après quoi vient le commentaire de Louis Machon. Les treize maximes du premier livre sont tirées des Discours sur Tite-Live et les dix maximes du second livre sont tirées du Prince. L’annexe de Jérémie Barthas (p. 681-689) permet de comprendre la portée du choix qui sous-tend cette structure et qui n’est jamais énoncé par l’auteur : Louis Machon réfute l’Anti-Machiavel d’Innocent Gentillet (qui fonctionne lui aussi par maximes) mais il les reformule et les réorganise selon l’ordre de la traduction 990courante en usage dans le royaume (les Discours précédant le Prince), effectuée par Jacques Gohory et Gaspard d’Auvergne. Autrement dit, sous le nom de Machiavel, ce sont en réalité des maximes radicalisées par l’antimachiavélisme que l’auteur de l’Apologie se fait fort de défendre, alors même que le premier mouvement consiste d’habitude à montrer l’outrance des attaques. Bien plus, et là réside la puissante originalité de l’entreprise, Machiavel est réhabilité en montrant la pure et simple concordance de ses maximes avec la Bible et la tradition chrétienne.
Il fallait oser un tel retournement, aussi bien de l’opposition unanime au Florentin que de l’interprétation de sa doctrine. Non seulement l’œuvre qui a été mise à l’Index en 1559 n’est pas condamnable, mais elle découle de l’Écriture et n’y ajoute rien de nouveau ; elle est profitable car elle s’attaque aux vices, aux abus de pouvoir et plus largement à la corruption (p. 78-79). Ceux qui calomnient Machiavel pensent dissimuler leurs défauts en cassant le miroir qui les représente, mais « partout où la police est bonne et le gouvernement parfait », c’est pourtant bien ses principes que l’on suit, c’est-à-dire ceux d’une politique issue de la Bible. Un leitmotiv parcourt l’Apologie : « la religion est l’appui des États » (p. 158), et il faut « porter le peuple à la religion à quelque prix que ce soit » dans le but de garantir la paix (p. 156). L’auteur se pose en « politique chrétien » (p. 152), mais ce serait une erreur de s’arrêter à ce niveau de lecture, car non seulement l’anthropologie pessimiste ne fait jamais appel au péché originel, mais c’est aussi une tolérance maximale des différentes confessions qui est proposée. Il ne revient pas au prince de sonder les consciences et de juger de la bonne ou mauvaise religion, seuls importent la police « extérieure » et le bien commun de l’État (p. 201, 233). En fin de compte, retournant la raison d’État des antimachiavéliens, le critère ultime purement politique guidant l’ouvrage n’a plus rien de spécifiquement chrétien.
Du fait de l’itinéraire social de son auteur, mais aussi de son objet, ce texte n’a vraisemblablement connu aucune diffusion, il n’est même pas attesté dans la littérature clandestine. Son importance historiographique contraste avec le faible intérêt qu’il a suscité jusqu’à aujourd’hui, même s’il est mentionné par des travaux sur la réception de Machiavel, la raison d’État, la Fronde ou le libertinage (Giuliano Procacci, Étienne Thuau, William Church, Peter Donaldson, Hubert Carrier, Giuliano Ferretti, J.-P. Cavaillé lui-même). Nul doute que cette édition fort utile et bienvenue permette d’enrichir la connaissance de la réception de Machiavel.
Frédéric Gabriel
Valentina Vestroni, Jardins romanesques au xviiie siècle. Paris, Classiques Garnier, « L’Europe des Lumières », 2016. Un vol. de 214 p.
L’essai de Valentina Vestroni, intitulé Jardins romanesques au xviiie siècle, inspire un certain nombre de réserves. La plume souvent alerte de l’auteur et le brio de certains développements (p. 118-119 notamment) ne doivent pas masquer les faiblesses de cet ouvrage, par ailleurs assez mince.
Le livre s’ouvre sur des considérations générales et bien connues qui reprennent les caractéristiques les plus centrales des innovations introduites dans l’art des jardins en France dans la deuxième moitié du xviiie siècle. Il traite ensuite d’un certain nombre de romans, mis en relation avec les essais théoriques préalablement présentés mais arbitrairement sélectionnés : pourquoi, et à condition de déterminer 991des bornes chronologiques cohérentes, ne pas s’efforcer de conserver la totalité de la production de la période ? Les dernières pages, relatives au jardin de Julie dans La Nouvelle Héloïse, compilent les analyses, certes passionnantes, proposées sur ce sujet par Christophe Martin et, avant lui, par André Blanc et par Louis Marin.
Retenons tout d’abord l’hypothèse centrale de l’ouvrage. L’idée selon laquelle « les romanciers [auraient] réinventé ce lieu [le jardin] aussi bien que les architectes » (4e de couverture) est contredite par la méthode mise en œuvre : l’auteur applique une grille d’analyse élaborée sur la base des changements intervenus dans l’art des jardins à partir de 1760 et surtout de 1770 – dates avant lesquelles la France ignore le jardin pittoresque –, sur une production romanesque, notamment libertine, bien antérieure pour la plupart des titres évoqués, comme si les romanciers avaient pu anticiper ce que les auteurs des traités découvriraient quelques décennies plus tard.
Deux chapitres relatifs à la transplantation en France du style anglais et au problème de la description ont inspiré un certain étonnement à l’auteur de ce compte rendu, également auteur, sous le nom de Sophie Le Ménahèze, de L’Invention du jardin romantique (Spiralinthe, 2001). Le lecteur comparera les énoncés suivants : « la variété des formes de la nature constitue un frein à l’utilisation d’énoncés obéissant à des règles strictes » (V. Vestroni, p. 83) et « l’infinie diversité de la nature constitue un frein puissant à l’énoncé de règles strictes » (S. Le Ménahèze, p. 137) ; « les clôtures, apparemment supprimées réapparaissent en réalité sous d’autres formes » (V. Vestroni, p. 56) et « apparemment supprimées, les frontières du jardin réapparaissent sous des formes à la fois multipliées et déguisées… » (S. Le Ménahèze, p. 286) ; « la présence d’un tracé et sa forme circulaire permet au visiteur d’intérioriser les limites du jardin » (V. Vestroni, p. 56) et « le chemin ramène le visiteur à son point de départ. C’est alors dans la promenade que réside le plus sûrement la frontière du jardin ; elle permet en effet au visiteur d’en intérioriser la limite » (S. Le Ménahèze, p. 286). Moins que la parenté des formules, c’est ici l’appropriation des analyses qui est en jeu. La pratique paraît d’autant plus insidieuse que, quelques lignes plus haut ou plus bas, une référence est donnée à l’ouvrage en question.
Il est regrettable que n’aient pas été interrogés en profondeur les liens qui unissent la production des romans à la catégorie du « romanesque », souvent mise à contribution pour désigner les traits spécifiques d’un jardin. L’auteur rappelle certes l’existence de cette catégorie et la substitution, célèbre, par Girardin, de l’adjectif « romantique » à l’épithète « romanesque ». Mais la question des rapports de cette catégorie, qui revient de façon récurrente, avec les romans n’est pas posée. C’est dommage : il y avait là un moyen d’apporter une contribution à la réflexion sur les liens entre jardin et littérature, et sur l’idée, constamment évoquée, de la profonde affinité qui est supposée les relier. Si le sujet a été abordé pour la poésie (les jardins seraient un poème), il l’a été beaucoup moins pour le roman ; or il s’agit de comprendre en quoi, précisément, et au-delà d’une métaphore convenue, un jardin pourrait être assimilé à un roman. Quelle idée de la littérature expriment alors ceux qui s’efforcent de théoriser les jardins nouveaux et quelle contribution apportent-ils, indirectement, à la réflexion sur le genre romanesque ?
Ajoutons que le classement chronologique de la bibliographie la rend peu lisible et qu’il est fâcheux d’avoir fait figurer La Maison de campagne à la mode de Claude-Henri Watelet sous la rubrique des « romans ». De nombreuses références (d’articles en particulier) sont omises.
Sophie Lefay
992Adélaïde Cron, Mémoires féminins de la fin du xviie siècle à la période révolutionnaire. Enquête sur la constitution d’un genre et d’une identité. Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2016. Un vol. de 286 p.
Ce livre se propose de cartographier la vaste terra incognita des mémoires féminins écrits entre 1675 et la Révolution, soit un corpus allant des sœurs Mancini à Mme de Genlis qui n’avait encore jamais fait l’objet d’une étude d’ensemble. Partant de l’idée que ces œuvres ont des enjeux communs et des stratégies d’écriture comparables (concernant notamment la part importante accordée à la vie privée et à l’identité sexuelle des auteurs), l’étude s’attache moins à leur conférer une unité artificielle qu’à déployer un ensemble de questionnements permettant de souligner des analogies aussi bien que de dégager des spécificités. Les caractéristiques génériques des mémoires émergent ainsi sur le fond d’une histoire heurtée qu’Adélaïde Cron reconstitue en usant des ressources de la sociologie littéraire et de l’analyse du discours, mais aussi en retravaillant certaines frontières particulièrement labiles entre mémoires, roman et autobiographie sur lesquelles son corpus jette une lumière nouvelle.
La première partie s’applique à reconstituer les itinéraires sociaux des différents auteurs et à pointer la « discordance » (p. 24) entre la façon dont cet itinéraire est perçu par les contemporains et par les mémorialistes. Cette discordance a sur chaque œuvre des implications poétiques et rhétoriques qui ne sont pas du même ordre dans les deux périodes distinguées par Adélaïde Cron. Les mémorialistes de la première époque (1675-1720) sont pour la plupart des aristocrates en rupture avec leur milieu à cause de leur conduite jugée scandaleuse. Le caractère exceptionnel, et parfois transgressif, de leur destinée les amène à chercher leurs modèles du côté de l’écriture romanesque, plus propice à accueillir des récits de vies aventureuses ou marginales. L’écart entre les bienséances et l’existence vécue peut alors être soit assumé (chez Hortense Mancini par exemple, qui va jusqu’à publier le texte de son vivant), soit minoré (chez Charlotte de la Trémoïlle). Pour les mémorialistes de la deuxième époque (1755-1793), aux origines sociales plus diverses, la discordance entre l’identité sociale et la réputation compte moins que la progressive conquête d’une autonomie. Celle-ci, parce qu’elle suppose de s’affranchir de certains stéréotypes associés au féminin, conduit les auteurs à s’écarter de l’imaginaire romanesque par sa mise à distance ironique (Mme de Staal), par une forme de brouillage inédit entre fiction et non-fiction (Mme d’Épinay) ou encore par l’inscription des Mémoires dans la nouvelle voie ouverte par les Confessions de Rousseau (Mme Roland).
La deuxième partie se penche sur les lieux communs que parcourent les mémoires, dont la récurrence dessine une « biographie topique » (p. 69) qui débute avec le récit d’enfance. Cette période fondatrice où se joue, plus ou moins nettement selon les cas, la destinée future, apparaît comme le moment de la découverte d’une « identité féminine » (p. 75). Celle-ci se formule dans la reprise et le détournement ironique de plusieurs figures conventionnelles de l’enfant (le puer senex, le picaro rusé…) souvent articulées ensemble alors qu’elles sont a priori contradictoires. L’enjeu n’est alors pas de donner une vision unifiée de l’enfance mais, par la juxtaposition de modèles hétérogènes, de faire ressortir la singularité irréductible de la mémorialiste tout en manifestant le processus fictionnel qui soutient la démarche mémorative. La seconde topique concerne 993les rapports entre hommes et femmes, généralement mis en scène à travers le prisme du malheur conjugal : les conduites hors-normes et l’infortune des mémorialistes auraient pour cause principale le comportement indigne de leur mari. Cette perspective confère aux mémoires leur portée apologétique, leur caractère polémique ainsi que leur dimension romanesque. Le sens de cette dernière se révèle néanmoins ambivalent : le récit de la destinée malheureuse appuyant le plaidoyer pro domo est redoublé en creux de la revendication d’un droit au plaisir qui conduit les mémorialistes à négocier avec les figures moralement problématiques de la dame galante voire de la libertine. La plupart des récits sont ainsi partagés entre l’usage du registre judiciaire et la recherche d’une complicité mondaine capable d’apprécier le caractère ludique de certains épisodes au fort potentiel romanesque (travestissement, enlèvement…) et d’accepter leur ambiguïté morale. En marge de ces deux topiques, Adélaïde Cron analyse dans un troisième chapitre le modèle « alternatif » (p. 147) de la femme d’esprit lettrée, qui s’inscrit souvent dans le prolongement du récit d’éducation et d’un rapport au livre établi dès l’enfance. L’émerveillement procuré par les romans, tout autant que le plaisir pris à la lecture de textes savants, conditionnent une formation intellectuelle perçue comme « brouillonne » (p. 156) mais également profondément libératrice. Signe d’élection et instrument de conquête de soi, ce rapport au savoir peut pourtant accentuer le malheur de l’âge adulte en intensifiant le sentiment de discordance entre la valeur de l’individu et sa situation concrète. Il risque par ailleurs d’enfermer les mémorialistes dans le stéréotype de la « femme savante », ce qui explique pour une large part leur réticence à se présenter comme auteur. Adélaïde Cron préfère ainsi parler de femmes « écrivantes » plutôt que de femmes écrivains puisque l’écriture fonde un rapport à soi intime et vécu à l’écart de toute carrière publique. Enfin, le quatrième chapitre porte sur la perception du temps, marquée par deux constantes : une attention privilégiée portée aux micro-événements et la mise au second plan du temps historique. Chez Mme de Staal et Mme d’Épinay en particulier, il s’agit de reconstruire la cohérence et la signification de la temporalité du quotidien, d’abord vécue comme morcelée et destructrice, en déplaçant dans sa sphère le motif de l’héroïsme. Par contrecoup, cette écriture du détail et du petit fait vide la scène historique de sa substance, la transformant en une pantomime creuse.
La dernière partie de l’ouvrage porte sur l’énonciation et s’intéresse plus spécifiquement à la poétique des mémoires. La rhétorique « oblique » (p. 219) qu’ils mettent en œuvre traduit un refus d’assumer une transparence complète du dire ainsi qu’une interrogation sur le sens et la valeur de l’acte d’écriture. En ce sens, les modalités du « contrat mémorialiste » (p. 221) diffèrent de celles du pacte autobiographique, autorisant des jeux énonciatifs ou des agencements paratextuels générateurs de récits au statut trouble. Adélaïde Cron analyse notamment plusieurs exemples de « mémoires ambigus » (p. 227) prenant la forme de romans où le rapport au référent biographique n’est qu’indirect. Ces textes sont alors lisibles à la fois comme des écrits autobiographiques ou comme de pures fictions. L’ultime cas de figure est celui, à la fin du xviiie siècle, de l’hybridité générique. Certaines œuvres mêlent au récit rétrospectif des extraits de correspondances, des embryons d’essai et des passages de journal intime, d’autres sont partagées entre leur dimension ouvertement autobiographique et leur ambition historique. Elles s’offrent comme des autobiographies éclatées et « hésitantes » (p. 261), témoignant 994simultanément d’une reconnaissance des enjeux nouveaux de l’écriture du moi et d’une difficulté à se les approprier.
Aussi clair que subtil et rigoureux, ce livre marque un jalon important dans le champ des études sur les mémoires d’Ancien Régime, autant par les remarquables analyses de détails qu’il propose que par les perspectives stimulantes qu’il ouvre sur l’histoire du genre.
Cyril Francès
Federico Bonzi, L’Honneur dans l’œuvre de Montesquieu. Paris, Honoré Champion, « Les Dix-Huitièmes Siècles », no 190, 2016. Un vol. de 432 p.
Federico Bonzi se propose de mettre en évidence l’émergence du concept d’honneur dans la réflexion de Montesquieu, en ne se restreignant pas à une lecture de L’Esprit des lois : c’est en ayant une vue sur l’ensemble de l’œuvre, en mettant au jour les continuités et les déplacements qui opèrent entre les œuvres, que l’on peut éclairer le rôle que joue l’honneur dans L’Esprit des lois. On sait que dans L’Esprit des lois, l’honneur est présenté comme « principe » des gouvernements monarchiques, et c’est d’abord dans les distinctions que Montesquieu fait entre gouvernements que l’invention conceptuelle des « principes » opère. Pourtant, il ne s’agit pas simplement de produire les concepts qui permettent de rendre raison de la monarchie, et de la monarchie française en particulier, dont les Lettres persanes avaient mis au jour les tensions en faisant un tableau, à travers le regard persan, de la période de la Régence. La question de l’honneur engage bien la façon d’appréhender la réalité sociale et de déterminer les conditions de la liberté et les ressorts de l’obéissance. En ce sens, tirer les fils d’une politique de l’honneur, c’est-à-dire examiner la genèse de ce concept, c’est bien se donner les moyens de proposer un parcours dans l’œuvre qui entend délivrer une interprétation d’ensemble de la pensée de Montesquieu. C’est ce qui permet d’affirmer que si dans l’œuvre de 1748 Montesquieu revendique un rôle politique pour la noblesse, « il n’en reste pas moins qu’il ne s’agit pas d’une défense des intérêts nobiliaires, mais plutôt d’une conviction qui semble caractériser tout le parcours intellectuel de l’auteur et qui ne reçoit son argumentation et sa justification théorique que dans L’Esprit des lois. »
Ce qui fait l’intérêt de ce travail est aussi ce qui en assigne les limites. S’il est assurément précieux de disposer d’une lecture scrupuleuse des passages des œuvres qui mobilisent les questionnements qui vont jouer dans L’Esprit des lois, cela oblige à déterminer des « noyaux thématiques » – la question de la distinction et du rapport au peuple, l’honneur comme principe de la monarchie, la considération du pouvoir et de son exercice, les rapports entre honneur et liberté, le rôle de la noblesse – qui n’ont pas tous exactement le même statut et qui sont finalement déterminés relativement à L’Esprit des lois. Il n’est pas sûr que l’approche génétique échappe, malgré les nuances des analyses, à une lecture rétrospective. D’autant que ces « noyaux thématiques » ne sont pas sans rapport, et que l’étude même tisse ces rapports au fil de la lecture des textes, mais sans exposer vraiment une « vue d’ensemble ». L’ordre de l’ouvrage suit un découpage par « périodes » centrées sur les œuvres dont sont extraits les points remarquables qui manifestent l’état de la réflexion de Montesquieu. Il y a donc une double contextualisation des œuvres, puisqu’elles sont mises en écho les unes par rapport aux autres, et aussi par rapport aux auteurs que Montesquieu mobilise ou qu’il discute (Cicéron, Hobbes, Mandeville, etc.). Federico 995Bonzi repère que la pensée de Montesquieu subirait un « véritable changement vers la moitié des années 1720 » (l’abandon de la rédaction du Traité des devoirs en serait la marque), bien qu’il ne s’agisse pas d’une « transformation » : on passerait d’une attention à l’action des hommes aux processus impersonnels qui jouent dans la politique et qui définissent les conditions de leurs actions. Changement où s’ébauche une perspective historique, qui remodèle aussi le rapport aux romains, et qui rend possible l’élaboration d’une politique où l’homme politique n’est pas le seul acteur de l’histoire. Si cette approche a également le mérite de donner à lire des ouvrages de l’auteur souvent peu examinés par la critique, elle conduit dans sa présentation à des renvois incessants – entre annonces d’analyses différées et renvois à des éléments déjà examinés par ailleurs. Si l’on accordera qu’il est « impossible de saisir le discours de L’Esprit des lois sans connaître l’œuvre antérieure du Président », il n’est pas sûr que l’étude suivie des œuvres qui vise à reconstruire l’origine de l’honneur suffise à donner sens à l’ensemble de l’œuvre. Peut-être ici l’étude est-elle emportée par cette envie de saisir le « dessein », le « tout ensemble » de l’œuvre, sans voir ce qu’une telle expression recouvre de « systématique » – un ordre du texte et une invention des concepts qui ne sont pas délivrés dans l’éclairage de sa genèse, ni dans les renvois aux différents textes (échos internes ou externes).
Denis de Casabianca
Montesquieu, Correspondance choisie. « Avec respect et l’amitié la plus tendre ». Édition critique par Philip Stewart. Paris, Classiques Garnier, « Correspondances et Mémoires », 2015. Un vol. de 283 p.
En donnant à son anthologie de lettres de Montesquieu le titre Correspondance choisie, Philip Stewart désigne autant une correspondance sélectionnée par ses soins qu’une correspondance de choix. Au moment où l’équipe Montesquieu de l’ENS de Lyon à laquelle il appartient travaille à la parution du 3e volume de la correspondance complète de l’épistolier, cette édition se lit donc comme une mise en bouche. Destinée prioritairement à un public amateur et curieux plutôt qu’à un lecteur spécialiste, elle privilégie ainsi le plaisir de la découverte sur celui de l’érudition, la restriction volontaire aux notes indispensables à la compréhension du texte sur l’exhaustivité de notes très documentées, la modernisation de la graphie et de la ponctuation sur le respect scrupuleux du manuscrit. Philip Stewart s’en explique très simplement dans sa présentation : « Ce recueil veut être accessible et compréhensible sans être trop chargé de documentation » (p. 19). L’édition de référence que constituent les Œuvres complètes et la numérisation des manuscrits sur le site de la bibliothèque de Bordeaux permettent de compléter et d’approfondir cette lecture.
Le critère de choix de ces lettres est celui de la « variété » (p. 10 et 19), qui permet d’embrasser les différentes facettes de la vie, de l’époque, de la plume aussi de l’épistolier. Dans ce travail de sélection, c’est donc l’image la plus complète possible de cette correspondance d’un épistolier affairé que l’éditeur a choisi d’offrir. On regrettera peut-être tout au plus une note explicative sur le découpage chronologique 1721-1755 : la première borne se justifie-t-elle par la conservation plus importante de lettres à partir du succès des Lettres persanes ou par un changement dans la pratique épistolaire de Montesquieu ?
La citation de Montesquieu « Avec respect et l’amitié la plus tendre » qui fait l’objet du sous-titre de cette édition illustre parfaitement l’une des caractéristiques 996du genre épistolaire de l’Ancien Régime : l’intrication subtile entre les exigences protocolaires et les relations personnelles. Ce qui nous semble aujourd’hui relever presque de l’oxymore traduit la réalité des échanges de l’époque et la complexité de nuances qui doivent concilier distance de la hiérarchie sociale et proximité des liens affectifs. Ce « panorama des intérêts et activités » de Montesquieu, de ses « divers rôles » (quatrième de couverture) est donc aussi la palette colorée des relations sociales, privées, rarement intimes, de cet homme du xviiie siècle. Vouées à la souplesse, ces 157 lettres – auxquelles on ajoutera 19 à lui adressées – mêlent donc sujets, tons et styles, s’adaptant en permanence aux circonstances et aux 86 destinataires différents. Académie des Sciences, Académie de Bordeaux, Royal Society ; intendance des domaines et des terres, ventes et achats, procès ; voyage en Italie, souhait de carrière diplomatique, nouvelles politiques : tout cela informé par le style propre aux lettres de sociabilité, lettres d’affaires, lettres galantes, lettres en vers semés, lettres d’amitié, lettres familiales.
C’est ainsi que la lettre révèle l’usage du monde d’un Montesquieu tout autant provincial et parisien. Elle donne les règles du jeu social, participe à la circulation des piques et des bons mots, rend compte de l’esprit des cercles de sociabilité. On suit aussi de 1741 à 1751 la carrière de cette œuvre majeure qu’est L’Esprit des lois au gré de formules fortes, depuis la rédaction jusqu’aux censures. Les lettres rapportent les premières réactions enthousiastes et admiratives parmi les lecteurs les plus renommés. Elles montrent aussi les stratégies de défense de Montesquieu à l’heure des censures : corrections et suppressions, silence, soumission, combat, jeu des protecteurs haut placés. Mais ce qui ressort principalement de ces lettres est l’importance de ce sentiment majeur du xviiie siècle qu’est l’amitié. « Quand on parle à son ami, confie Montesquieu à Martin Folkes le 19 août 1738, on parle à soi-même » (p. 91). En prenant le parti de donner les lettres dans leur intégralité, Philip Stewart ne confisque pas exordes et conclusions, lieux clés où se déploie l’art de la variation épistolaire, révélatrice des nuances des sentiments.
Cette anthologie permet donc d’accéder aisément à une partie de l’œuvre de Montesquieu encore assez peu connue. Elle complète notre connaissance de sa personnalité, de ses relations. Souhaitons que l’immense travail éditorial consacré à cette correspondance donne lieu à des études permettant d’éclairer la pratique épistolaire de Montesquieu, sa maîtrise du genre, ses relations éventuelles avec le roman épistolaire, son évolution sur la longue durée de plus de trente années.
Bénédicte Obitz-Lumbroso
Louis-Philippe d’Orléans et Charles Gardeur-Lebrun, Journaux de voyage et d’éducation : Spa, été 1787. Édition critique par Isabelle Havelange. Préface de Dominique Julia. Paris, Classiques Garnier, « Correspondances et mémoires », 2015. Un vol. de 198 p.
Préfacée par Dominique Julia, l’édition présentée par Isabelle Havelange de ces deux manuscrits de journaux de voyage rédigés durant l’été 1787 par Louis-Philippe d’Orléans alors âgé de 14 ans et par l’un de ses sous-gouverneurs, Charles Gardeur-Lebrun, est un passionnant modèle d’érudition et de vulgarisation. Pour la première fois sont réunis dans leur intégralité le journal du futur roi des Français (qui en écrira d’autres ainsi que des mémoires) et celui d’un de ses précepteurs, 997sous la houlette de Mme de Genlis, célèbre « gouverneur » (ou « Amie » selon la dénomination des journaux). Les deux textes relatent le voyage et le séjour à Spa, qui conjuguent le prétexte médical (la santé de la duchesse d’Orléans) et les velléités politiques du duc d’Orléans sur une éventuelle « couronne de Brabant » dans une stratégie générale de mise en avant de la famille d’Orléans, comme le montrent à l’aller les haltes à Lille et au retour à Givy, lieu des premiers commandements militaires du duc de Chartres, couronné par le séjour festif à Sillery, propriété héritée par M. de Genlis, preuve de la faveur dont jouit alors le couple.
Une ample introduction de 44 pages rappelle les études consacrées aux séjours à Spa, haut lieu européen de sociabilité, la biographie des protagonistes, l’éducation originale des enfants d’Orléans confiée à Mme de Genlis dont la renommée est à son point culminant, le rôle des journaux dans le système panoptique selon Philippe Lejeune mis au point par le « gouverneur » qui organise une circulation interne via les journaux entre elle et ses élèves, comme entre elle et les sous-gouverneurs (à qui elle n’adresse pas la parole directement…) et évidemment les tension qu’engendre ce système global entièrement contrôlé. Le contenu de ces deux manuscrits montre une absence totale d’introspection, mais révèle l’omniprésence de Mme de Genlis qui vérifie et corrige les annotations de Louis-Philippe, intercale ses commentaires – le plus souvent acerbes – entre les paragraphes de Lebrun qui, de son côté, détaille avec minutie, à la manière d’Héroard, l’emploi du temps des trois frères (les renseignements relatifs à leur sœur étant très rares), les activités sportives imposées par Mme de Genlis qui font parfois l’objet de démonstrations devant les visiteurs, les différents cours, l’alimentation, les contraintes de la cure thermale, les excursions, les distractions de l’après-midi, voire de la soirée, les disputes entre frères, les remontrances, les progrès, les actions charitables (avec un relevé des dépenses et des dons à la fin du texte de Louis-Philippe). On y voit comment la vie de la famille d’Orléans, qui voyage sous l’incognito tout relatif de « Joinville », est théâtralisée. Si la postérité a essentiellement retenu la fête de la Sauvenière, cet hommage, dans une veine champêtre rousseauiste, aux eaux bénéfiques à la duchesse d’Orléans, immortalisé par un monument et un tableau de Mirys maintes fois recopié, c’est le quotidien des princes qui offre matière à démonstration.
L’intérêt de cette édition scientifique vient bien sûr de la confrontation rare des deux manuscrits, celui de l’élève et celui du précepteur pour une même période, de la précieuse annotation, des illustrations, des index de noms et de lieux : les manuscrits illustrent la vogue du journal de voyage et l’utilisation pédagogique de l’écriture diariste (à laquelle recourt à plusieurs reprises Mme de Genlis elle-même, parfois dans une optique politique).
Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval
Olivier Ritz, Les Métaphores naturelles dans le débat sur la Révolution. Paris, Classiques Garnier, « L’Europe des Lumières », 2016. Un vol. de 371 p.
« Pourquoi la Révolution est-elle si pauvre en grandes œuvres littéraires ? […] Pourquoi ? La raison est bien simple. Ce phénomène est une loi. Ce n’est pas au milieu de la tempête qu’on la décrit. » (Maurice Albert, La Littérature française sous la Révolution, l’Empire et la Restauration, 1891). Dans la continuité des nombreuses études qui, depuis une trentaine d’années, ont contribué à poser les 998fondements d’une histoire littéraire du tournant des Lumières, dont une nouvelle synthèse reste encore à écrire, Olivier Ritz pose un regard critique sur le jugement formulé à la fin du xixe siècle par Maurice Albert. Loin des accusations dont elle a longtemps souffert, la littérature de la Révolution est désormais envisagée selon une double dynamique, celle de la perte des repères anciens et de l’ouverture des possibles. Mais l’auteur est aussi attentif aux implications de la « métaphore naturelle » qui sous-tend ce propos, si fréquente, il est vrai, qu’elle pourrait presque passer inaperçue. C’est d’ailleurs là l’un des enjeux du livre : au lieu de considérer la métaphore comme un trait figé, vidé de signification, Olivier Ritz, dans le sillage des travaux devenus classiques de P. Ricœur et de J. Gardes-Tamine, y voit une « métaphore vive » dont il dévoile avec élégance et érudition les soubassements politiques, scientifiques et esthétiques. L’ouvrage porte sur un vaste corpus de textes publiés entre 1789 et 1815, où domine sciemment la prose d’idées, même si l’auteur ne se prive pas ici et là de quelques incursions dans la poésie, le roman ou le théâtre. La variété des références s’accompagne de commentaires plus approfondis sur certaines grandes œuvres de la période : Burke, Chateaubriand, Condorcet, Mercier, Robespierre, Staël et Volney sont des noms qui reviennent souvent sous la plume d’Olivier Ritz, aux côtés d’autres patronymes moins connus, comme celui de François Emmanuel Toulongeon, auquel l’auteur consacre un chapitre passionnant dans lequel il rend justice à son Histoire de France depuis la révolution de 1789, ouvrage injustement méconnu en dépit de sa « haute ambition intellectuelle » et de ses rigoureuses méthodes historiographiques.
Le livre s’intéresse au rôle des métaphores naturelles dans le « débat sur la Révolution », catégorie empruntée aux chercheurs anglo-saxons. L’angle d’approche peut sembler ténu, mais il l’est en réalité beaucoup moins qu’il n’y paraît : suivant ce fil d’un texte à l’autre, Olivier Ritz explore les relations nouvelles qui, à travers ces métaphores, se tissent entre politique, science et littérature. La première partie du livre envisage les fonctions rhétoriques des métaphores naturelles, qui servent d’abord d’instruments de débat sur la Révolution. Le livre s’ouvre sur un beau chapitre consacré à la politisation des discours météorologiques autour de la Fête de la Fédération. Dans ce contexte, la pluie et les rayons de soleil prennent valeur de symboles. Les usages des métaphores naturelles sont variés et se distinguent aussi du fait de leur polyvalence et de leur réversibilité idéologique. Dans les chapitres suivants, les métaphores apparaissent comme des « ouvrières de persuasion » (Platon) qui permettent d’émouvoir, d’argumenter et d’inciter à l’action ou à l’inaction. Les images de la foudre, du tremblement de terre, du volcan et de la tempête sont fréquentes dans les textes de la période, mais leur sens change en fonction du contexte et de la préférence politique de ceux qui les mobilisent. La deuxième partie envisage les métaphores comme des instruments de connaissance et s’intéresse à leurs usages cognitifs et heuristiques. Par rapport à celle qui précède, cette partie entretient un rapport plus distancié avec son objet. Les métaphores permettent de construire des configurations nouvelles entre sciences naturelles et sciences politiques. La nature sert alors de modèle pour penser la politique, à une époque qui fut aussi un temps de révolutions scientifiques, ce qui conduit Olivier Ritz à examiner le rôle social et politique des savants au cours de la période. Les échos suscités par la figure de Franklin illustrent bien le rapport métaphorique qui s’instaure entre science et politique. La troisième partie du livre aborde enfin le « débat sur la littérature qui se développe au cœur du débat sur la Révolution » 999et évoque le rôle des métaphores dans l’invention de la « littérature ». Cette partie fait émerger un corpus original, celui des premières histoires de la Révolution, où les images de la nature, outre leur force rhétorique, ont valeur de « marqueurs littéraires ». L’historien immédiat apparaît comme le témoin privilégié d’une « catastrophe » décrite en des termes pittoresques qui renouent avec la tradition des grandes tempêtes littéraires.
L’ouvrage d’Olivier Ritz est un livre important, aussi bien pour les littéraires que pour les historiens de la période. Il brasse et examine quantité de textes et ne se limite, ni par son corpus ni par sa méthode, à une approche francocentrée de la Révolution. En accord avec son objet, il se distingue aussi par sa capacité à débattre et à prendre position dans une historiographie elle-même largement polarisée. Olivier Ritz démontre ainsi le rôle des métaphores naturelles dans « l’invention de la Terreur » et prend ostensiblement ses distances avec l’image du « dérapage » naguère introduite par François Furet et Denis Richet, héritée des discours thermidoriens sur la « Terreur ». Il permet de souligner, en définitive, le rôle de la fiction et des imaginaires dans la construction des représentations idéologiques de la période. Rappelons-nous, à cet égard, que cette époque est aussi celle où les romanciers conduisent leurs héroïnes au sommet du Vésuve (Sade, Histoire de Juliette) et où de folles machines s’introduisent dans des fictions qui se donnent elles-mêmes pour tâche de penser la Révolution (Révéroni Saint-Cyr, Pauliska ou la Perversité moderne). De manière consciente, le terme de « métaphore » est parfois employé de manière très extensive jusqu’à englober, plus généralement, les discours sur la nature dans le cadre du débat sur la Révolution. Mais ces glissements sont eux-mêmes inséparables de l’ambition d’un livre qui, tout en traitant rigoureusement son objet, contribue plus largement à explorer le tremblement des frontières entre sciences naturelles, actualité politique et création littéraire au tournant des Lumières.
Paul Kompanietz
René-Charles Guilbert de Pixerécourt, Mélodrames. Sous la direction de Roxane Martin, tome III : 1804-1808. Édition critique de Katherine Astbury, Barbara T. Cooper, Roxane Martin et Sylviane Robardey-Eppstein. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français » no 40, 2016. Un vol. de 1 234 p.
Depuis 2013, Roxane Martin dirige une entreprise monumentale et nécessaire : l’édition critique de l’intégralité des mélodrames de Pixerécourt, soit quarante-trois ans (de 1792 à 1835) d’une production théâtrale extrêmement fournie, célèbre pour son succès et son rôle déterminant dans l’évolution du théâtre au xixe siècle, mais largement méconnue aujourd’hui. En 2005, la publication par Olivier Bara, dans la revue Orages d’un texte inédit, Le Moine ou La Victime de l’orgueil, avait montré tout l’intérêt que pouvait revêtir une meilleure connaissance de l’œuvre de Pixerécourt, mais la grande majorité de ses pièces, à l’exception de quelques morceaux choisis comme la fameuse Cœlina ou L’Enfant du mystère, était jusqu’à présent demeurés très difficilement accessible.
C’est donc à la redécouverte de tout un continent littéraire que nous invitent Katherine Atsbury, Barbara T. Cooper, Roxane Martin et Sylviane Robardey-Eppstein 1000dans ce troisième tome, consacré aux quatre premières années de l’Empire. Les six mélodrames réunis dans ce volume (Les Maures d’Espagne, Le Grand Chasseur, La Forteresse du Danube, Robinson Crusoé, Le Solitaire de la roche noire et L’Ange tutélaire ou Le Démon femelle) donnent la mesure de la créativité de l’auteur : en dépit de la forte unité générique et idéologique de l’œuvre, que les éditrices mettent en évidence dans leurs présentations des pièces, ces dernières, tout en se succédant à un rythme soutenu, offrent une grande variété de situations et d’inspiration. L’on perçoit ainsi, de pièce en pièce, la remarquable vitalité d’une époque et d’un genre théâtral en prise avec son temps.
L’édition des six mélodrames met en effet l’accent sur la pensée politique qui sous-tend l’écriture de Pixerécourt, en même temps que sur les enjeux et évolutions esthétiques de ses mélodrames. L’avant-propos de Roxane Martin attire l’attention du lecteur sur le fait que les pièces recueillies sont ancrées dans l’actualité mouvementée des années 1804-1808. Cette méditation sur les événements contemporains est presque invisible à la seule lecture, car Pixerécourt ne recourt pas au régime de l’allusion directe, mais les éditrices la décèlent notamment grâce à une étude générique minutieuse, qui met au jour des phénomènes de brouillage, masquant parfois des intentions que les exigences de la scène ou les corrections demandées par les censeurs ont amené à estomper. Ainsi, Sylviane Robardey-Eppstein lit dans Les Maures d’Espagne une « moralité intemporelle » (p. 63), d’ordre métaphysique, mais aussi une réflexion sur les conditions de réconciliation d’un peuple divisé, dont les implications renvoient à la France post-révolutionnaire. Roxane Martin voit quant à elle dans le mélodrame suivant, Le Grand Chasseur, écrit en collaboration avec Loaisel de Tréogate, le tableau d’une société en mutation, d’un ordre injuste à une harmonie humaniste, propos sous-jacent qu’elle repère en analysant une complexe intrication d’influences bibliques et littéraires. La Forteresse du Danube, éditée par Katherine Astbury, offre une pensée complexe du paternalisme politique qui entre en résonnance avec le sacre récent de l’empereur, sans qu’il soit possible d’assigner à l’auteur une posture politique univoque, dans la mesure où le discours relève moins de la propagande que du questionnement. De même, la confrontation entre « sauvages » et « civilisés » qui constitue l’une des lignes de force de Robinson Crusoé relève d’une réflexion nuancée, non manichéenne : Barbara T. Cooper montre avec finesse comment Pixerécourt, « à la suite de Defoe, mais avec, en plus, son expérience de la Révolution française toujours à l’esprit (et peut-être des guerres napoléoniennes), choisit de condamner l’inhumanité, l’égoïsme, la férocité des marins mutins plutôt que les pratiques des sauvages ». Dans Le Solitaire de la roche noire et L’Ange tutélaire enfin, Roxane Martin et Sylviane Robardey-Eppstein repèrent des échos plus précis encore aux événements récents : le premier de ces deux mélodrames serait nourri par le souvenir de la campagne d’Italie, et le second ferait référence à l’intervention de Napoléon en Sicile, cadre originel du drame, auquel est ensuite substitué le duché de Ferrare. Ces interprétations, qui reposent sur des indices parfois ténus (l’étude de l’onomastique, notamment), peuvent parfois dérouter le lecteur, mais les démonstrations séduisent par leur rigueur et par la cohérence de l’ensemble.
Outre cette étude approfondie du contexte politique et idéologique dans lequel les mélodrames ont été conçus, chaque présentation contient une analyse détaillée des conditions de création des pièces, de leur fortune scénique et des sources auxquelles puise Pixerécourt. Son rapport complexe et évolutif à Kotzebue est notamment mis en évidence : l’œuvre du dramaturge allemand alimente à la 1001fois Les Maures d’Espagne, Le Grand Chasseur, La Forteresse du Danube et Le Solitaire de la roche noire, mais l’on voit « le Corneille des Boulevards » prendre graduellement ses distances avec son modèle d’outre-Rhin.
L’analyse littéraire se double, dans le cas de L’Ange tutélaire, d’une analyse musicale : le texte de la pièce est en effet accompagné de la partition de Piccini, établie par Clara Rico Osès et étudiée par Sylviane Robardey-Eppstein, de manière à offrir au lecteur la compréhension la plus fidèle possible de ce que pouvait être la réalité scénique du « grand spectacle » pixerécourtien.
L’ensemble du volume se distingue par cette ambition, mais aussi par son irréprochable rigueur scientifique : les principes d’établissement du texte sont présentés avec clarté et précision, le relevé des variantes est extrêmement complet et éclairant, et les annexes (chronologie, bibliographie, index des noms, des œuvres, des personnages et index topographique) sont fort utiles et facilitent la circulation d’une pièce à l’autre au sein d’un volume imposant qui constitue une ressource précieuse pour la connaissance de la vie littéraire, théâtrale et culturelle du premier xixe siècle.
Esther Pinon
Alain Vaillant, Qu’est-ce que le romantisme ? Paris, CNRS éditions, « Biblis », 2016. Un vol. de 236 p.
« Le romantisme dans le monde » : telle était l’ambition que se fixait le Dictionnaire du romantisme paru en 2012 sous la direction d’Alain Vaillant, dont le présent essai reprend aujourd’hui sous forme séparée la longue introduction élaborée alors par le maître d’œuvre du volume. On voit d’emblée le caractère risqué et provocateur de ce cri de ralliement : outre le traditionnel reproche du « Qui trop embrasse, mal étreint », la question de l’unité du romantisme est depuis longtemps un point très débattu par la critique littéraire. Dès le début du xxe siècle, il avait donné lieu à une polémique à distance entre Arthur Lovejoy, qui défendait que l’on parlât d’autre chose que de romantismes, et René Wellek, qui avait tenté de circonscrire un programme minimal du romantisme sur lequel chacun devait pouvoir s’accorder. Mais la querelle entre relativistes et essentialistes n’a jamais pu être soldée et la question est restée ouverte : le premier numéro, en 1971, de la revue Romantisme, dont Alain Vaillant a longtemps été le directeur, s’intitulait précisément « L’impossible unité ? ». Devant tant d’hésitations et d’atermoiements, Alain Vaillant n’hésite pas à mettre un bonnet d’âne à l’histoire littéraire : il récuse « le scepticisme historique et le relativisme notionnel », qu’il assimile à des formes de « paresse intellectuelle » (p. 9), mais ajoute qu’on ne saurait se contenter de définir le romantisme par l’exacerbation de la subjectivité et de la sphère personnelle, renvoyant ainsi dos à dos les héritiers de Lovejoy comme de Wellek.
Ce que propose le critique à la place, c’est de considérer le romantisme comme un phénomène historique et de partir de l’histoire pour en comprendre le sens : selon le critique, « l’histoire du romantisme nous ramène […] toujours à celle des peuples et des sociétés ; c’est par elle que nous devons commencer, pour trouver ce que nous cherchons toujours : une définition du romantisme » (p. 28). Pour mener à bien son enquête, le critique prend en quelque sorte au mot la perspective téléologique qui fait du début du xixe siècle le moment de l’entrée dans ce que nous appelons la modernité – notion au moins aussi difficile à définir, et qui à 1002cette époque fait office de synonyme de « romantisme » lui-même. Alors qu’une telle approche n’est en général pas facteur de nuance et de subtilité, conduisant à affirmer que le romantisme est l’ancêtre, au choix, de la rébellion anticapitaliste, de la pensée anti-Lumières contemporaine, du triomphe ou du nivellement démocratique, le caractère précis et systématique de l’interrogation entreprise par Alain Vaillant lui permet d’éviter de tels écueils : lorsqu’il se demande pourquoi le romantisme est une rupture, ce qu’il a changé et comment nos vies modernes portent encore la trace de ces révolutions, c’est pour mieux revenir à la lettre du texte comme à l’esprit du temps. Ainsi, le lecteur appréciera tout particulièrement l’attention accordée au contexte socio-historique, qui détaille l’éveil des nations, le développement d’une culture médiatique ou la naissance d’une société du loisir pour mieux expliquer des mutations de sensibilité dont les œuvres se font l’écho, mais non le simple reflet. Cette attention permet d’isoler un « critère de délimitation clair et précis » : « on peut considérer que le romantisme correspond à la période qui, pour chaque pays européen ou sous influence européenne, s’est étendue de l’émergence des premières aspirations politiques nationales à l’établissement d’une démocratie parlementaire – avec tout son appareil légal et administratif –, et désigne globalement les activités culturelles, artistiques, intellectuelles et littéraires qui se sont développées pendant cette période de transition » (p. 42). On voit ici que, si Alain Vaillant se concentre sur le romantisme français, son domaine de spécialité, son ambition est bien d’élever ses analyses à un niveau plus général, ici dans une tentative de dissoudre les difficultés habituelles pour déterminer les limites géographiques et temporelles du romantisme.
Mais pour autant, il ne s’agit pas de faire primer l’étude du contexte sur la perspective proprement littéraire : on ne saurait le reprocher à l’essai d’Alain Vaillant, lequel se penche un nombre conséquent, pour un ouvrage de synthèse, de textes critiques, comme la préface de Cromwell, Le Peintre de la vie moderne ou d’autres moins attendus comme le compte rendu qu’écrit Balzac en 1822 pour son roman Le Centenaire. Plus généralement, il ressort que cette méthode d’analyse est particulièrement pertinente pour le romantisme précisément parce qu’elle en épouse une des convictions fondamentales, à savoir que l’on « ne perd pas son âme […] en se fondant dans le paysage social et [en] s’incarn[ant] dans des réalités concrètes » (p. 142-143). C’est ainsi qu’apparaît l’une des originalités du livre, qui le singularise parmi les nombreux volumes sur le sujet aspirant à devenir des ouvrages de référence. Ce que propose Alain Vaillant n’est pas tant une étude objective du romantisme qu’une étude qui applique des outils romantiques à l’objet « romantisme » : à ce titre, il prend au mot l’idée de constituer un ouvrage de synthèse, moins parce que c’est le cahier des charges de la collection où il est publié que parce que la synthèse est la grande ambition du romantisme et le trait d’union de ses différentes instanciations.
Car si l’on ne sait pas ce qu’est le romantisme, on sait au moins ce qu’il veut faire, à savoir « réaliser la fusion alchimique de l’esprit et de la matière » (p. 115) : ce désir de synthèse permet de rassembler sous une même bannière des projets qui semblent à l’origine d’esprits différents – ainsi, le romantisme spiritualiste des romantiques allemands ou d’un Lamartine ne prend pas cet idéal comme un donné, mais travaille consciencieusement à la sublimation de la matière par l’esprit, tandis que le romantisme matérialiste d’un Balzac reconnaît pleinement les droits de l’esprit tout en investiguant la manière dont il s’incarne dans des formes concrètes. Entre les deux, il existe moins un antagonisme fondamental qu’un continuum complexe, 1003une série d’oscillations et de constructions singulières qui ne cessent de redéfinir leur rapport entre deux pôles bien définis. C’est à cette obsession de la synthèse qu’Alain Vaillant propose d’articuler ce qui constituait auparavant, par exemple chez un Wellek, la liste attendue des thématiques romantiques : qu’est-ce que la promotion du sujet individuel, sinon la quête d’une manière d’injecter de l’idéal dans le monde, par exemple par le travail génial de l’artiste, de même que la conscience qu’il n’existe pas d’accès à l’idéal autrement qu’incarné dans un trajet singulier, borné et concret ? Cette lecture elle-même synthétique du romantisme permet, sinon d’en élargir la définition, du moins d’effacer les discontinuités apparentes avec les mouvements ultérieurs et de le rendre ainsi à son statut de moment fondateur : ainsi, le réalisme ne saurait être lu comme la tentative de poser un regard purement objectif sur le monde, comme le rappelle Alain Vaillant, et la nécessaire subjectivation dont il procède le rend dans une large mesure l’héritier du romantisme. De même, la « part croissante d’ombre et d’obscurité » qui caractérise la poésie moderne depuis Mallarmé (p. 112) doit être, selon le critique, mise au crédit de la « transmutation romantique de la subjectivité » qui veut que le poète soit dissout et partout présent dans son objet, qu’il soit à la fois énonciateur et énoncé.
Madame Bovary, c’est le romantisme, nous dit Alain Vaillant (p. 110-111), et le romantisme, c’est nous : on voit bien que le propos risque de déranger les tenants d’une posture plus relativiste, comme les critiques habitués à distinguer plus nettement remous de l’histoire et productions artistiques. Envers ceux-là, Alain Vaillant ne prend pas de gants : il multiplie les formules qui soulignent de manière parfois provocante sa conviction qu’il est possible de réduire le romantisme à une essence unique, qui ne se comprend que dans le mouvement de l’histoire (« le romantisme n’est rien d’autre que le vaste mouvement culturel qui accompagne, principalement aux xviiie et xixe siècles, l’irrésistible ascension de la bourgeoisie et des classes moyennes, remettant alors en cause les prérogatives de l’aristocratie traditionnelle », p. 36, nous soulignons) et qui ouvre indéniablement sur les grands phénomènes contemporains (voir le septième chapitre, « Romantisme et mondialisation » ; sur la forme, certains seront d’ailleurs désarçonnés par la manière qu’a l’auteur de retraduire en termes modernes les perspectives du temps, en définissant par exemple les romantiques comme « des fils de notables provinciaux montés à la capitale pour y faire leurs études puis happés par le tout-Paris culturel », p. 37). Mais le lecteur de cet ouvrage sera certainement aussi happé par le volontarisme énergique d’un auteur refusant de confiner le romantisme à des points d’interrogation et par sa « recherche obsessionnelle de la meilleure formule synthétique » (p. 64) qui le rapproche des penseurs et artistes qu’il évoque.
Victoire Feuillebois
Roland Le Huenen, Le Récit de voyage au prisme de la littérature. Préface de Philippe Antoine. Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, « Imago Mundi », 2015. Un vol. de 392 p.
Avec Le Récit de voyage au prisme de la littérature, Roland Le Huenen, professeur de littérature française à l’Université de Toronto (Canada), publie un fort volume composé de 24 chapitres qui correspondent à différents articles et à 8 conférences (presque toutes prononcées au Centre de Recherche sur Littérature des Voyages fondé par François Moureau et dirigé actuellement par Philippe 1004Antoine), dont la production s’échelonne sur 25 années. C’est dire que nous tenons avec ce livre bien autre chose qu’un rassemblement circonstanciel de textes plus ou moins liés les uns aux autres : l’auteur nous livre ici une véritable somme, qui couvre 5 siècles de voyageurs, de Jacques Cartier à Claude Lévi-Strauss (avec néanmoins, et comme il est normal s’agissant du genre viatique, une forte dominante du xixe, siècle d’or des Voyages d’écrivains) – somme qui révèle tout à la fois l’ampleur du savoir de Roland Le Huenen et sa capacité à analyser des récits de voyage aussi bien en historien de la littérature qu’en historien de la culture, en poéticien ou en stylisticien.
L’ouvrage est divisé en 6 parties : « Archéologie du voyage », « L’entrée en littérature », « Voyageuses », « Périples et promenades », « Diplomates voyageurs », enfin « Dans les marges du voyage ». On trouve également en fin d’ouvrage une bibliographie des sources, une bibliographie critique, et un index des noms de personnes. Signalons d’emblée que la bibliographie critique (même appelée « Éléments bibliographiques ») comporte quelques lacunes – ainsi elle aurait pu prendre en compte un ouvrage comme celui de Nicole Hafid-Martin (Voyage et connaissance au tournant des Lumières, Oxford, Voltaire Foundation, 1995, où il est notamment question de Volney), ainsi que le livre fondateur, pour les études de genre dans le récit de voyage, de Bénédicte Monicat, Itinéraires de l’écriture au féminin (Amsterdam, Rodopi, 1996), ou encore l’essai théorique d’Adrien Pasquali (Le Tour des horizons. Critique et récits de voyage, Paris, Klincksieck, 1994). Cette réserve est bien peu de choses en regard de ce que Roland Le Huenen apporte et apportait déjà il y a un quart de siècle, alors que le récit viatique commençait seulement à obtenir un droit de cité dans l’enseignement universitaire.
Malgré quelques rares redites, le rassemblement de ces différents textes, même déjà publiés, se justifie amplement : si les spécialistes du récit de voyage connaissent depuis longtemps l’article fondateur « Qu’est-ce qu’un récit de voyage ? » (qui constitue le premier chapitre du Récit de voyage au prisme de la littérature), peu de gens, sans doute, possèdent dans leur bibliothèque le numéro 7 (1990) de la revue de l’Université de Nanterre Littérales, avec un remarquable dossier intitulé « Les modèles du récit de voyage » coordonné par Marie-Christine Gomez-Géraud, et où l’on retrouve quelques noms, outre celui de Le Huenen, qui marqueront le champ désigné maintenant couramment sous le nom d’« études viatiques ».
L’un des nombreux intérêts du Récit de voyage au prisme de la littérature est de donner aux lecteurs la possibilité de suivre l’évolution du genre viatique, divisé lui-même en sous-genres (récits de pèlerins, de diplomates, de commerçants, de savants, d’artistes, d’écrivains etc.). R. Le Huenen prend ainsi en compte des récits à vocation scientifique comme la Relation historique (1814-1825) d’Alexandre de Humboldt, qui hérite de l’idéal tout empreint de l’encyclopédisme des Lumières, ce qui permet, par comparaison, de mieux saisir la spécificité du Voyage romantique, avec ses postures digressives et subjectives (Gautier, Nerval). Le chapitre vii (« Le récit de voyage à l’orée du romantisme »), paru initialement dans le numéro 1 (2014) de la revue en ligne Viatica, est à ce titre particulièrement bienvenu, puisqu’il traite de voyageurs moins souvent commentés comme Choiseul-Gouffier (le tome I du Voyage pittoresque de la Grèce date de 1782), tout en retraçant une lignée qui conduit au « changement d’épistémologie » (p. 118) de Chateaubriand, lequel convoque les événements du passé pour les faire revivre à travers sa propre mémoire d’écrivain voyageur. À la suite de Jean-Claude Berchet, 1005Roland Le Huenen montre bien en quoi le je qui apparaît dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) n’est plus le même que celui des voyageurs du xviiie siècle : il est désormais (aussi) son propre objet d’étude, et en ce sens, le genre viatique s’oriente, au début du xixe siècle, vers l’autobiographie, même si les voyageurs affirment plus que jamais, y compris à l’époque romantique (topos bien analysé par Philippe Antoine dans Quand le voyage devient promenade, PUPS, 2011) la « transparence » du monde, comme si aucune médiation n’interférait entre l’œil du voyageur et les objets qu’il décrit.
Plusieurs chapitres du Récit de voyage au prisme de la littérature sont consacrés entièrement ou partiellement à Chateaubriand. On connaissait le rôle pionnier joué par l’Itinéraire dans l’« invention » du voyage en Orient au xixe siècle. On sait moins, sans doute, à quel point ce texte a hanté aussi une George Sand, dont Roland Le Huenen montre qu’elle cherche constamment à le mettre à distance (posture du promeneur déambulant librement opposée à celle du moderne pèlerin suivant un itinéraire bien maîtrisé), tout en retrouvant le même type d’ambivalence que Chateaubriand, que ce soit dans les Lettres d’un voyageur (1837) ou dans Un hiver à Majorque (1842), à savoir la difficulté à « parler de soi en faisant semblant de ne pas en parler » (p. 158). R. Le Huenen montre aussi en quoi les récits viatiques de Sand obéissent à la même logique chateaubriandienne d’un double mouvement narratif, fondé sur une alternance d’expansion vers le monde et de réflexion sur soi-même. On retrouvera encore la présence à la fois implicite et obsédante de Chateaubriand, de manière plus surprenante, dans les Pérégrinations d’une paria (1837) de Flora Tristan, dont une analyse de la poétique viatique montre que cette dernière est très soucieuse, comme l’auteur de l’Itinéraire, de « ne rien omettre » (p. 191) tout en racontant « deux année de [sa] vie » (p. 193).
Chateaubriand, encore lui, apparaît aussi comme celui auquel Gautier cherche à se mesurer tout en le mettant à distance. C’est le chapitre xv du Récit de voyage au prisme de la littérature qui traite successivement de ces deux auteurs, pour rappeler le rôle capital (qui renvoie aux historiens de l’Antiquité grecque) que le regard continue à jouer, dans la poétique viatique du xixe siècle – mais de manière très différente, selon les auteurs considérés : ainsi R. Le Huenen montre bien comment, dans l’Itinéraire, un intertexte savant, ou parfois la rêverie du voyageur (mais celle-ci est elle-même bien souvent ancrée dans une culture livresque), peut se substituer au regard du narrateur, alors que chez l’auteur du Voyage en Espagne (1843), il y a une « disponibilité du regard » (p. 243) qui permet au relateur de décrire littéralement tout ce qui lui passe sous les yeux, des splendeurs andalouses aux détails les plus triviaux liés à la vie de « touriste ». On notera également que R. Le Huenen rend ici justice à Maxime Du Camp (en général vilipendé pour ses piques contre Flaubert), qui a su voir la « probité descriptive » de Gautier dans la biographie qu’il lui a consacrée à la fin de sa vie. Et de même que celui-ci entretenait, selon la formule de R. Le Huenen, un « rapport privilégié […] avec le présent » (p. 248), de même le jeune Flaubert de Par les champs et par les grèves (dont il rédigea seulement les chapitres impairs), fait l’objet d’une analyse qui montre non seulement que ce texte peut se lire comme un « laboratoire du roman » (formule employée dans le titre du chapitre xviii), mais aussi l’extrême attention portée par le voyageur, dans une Bretagne somme toute assez différente de sa Normandie natale, à la vie des paysans, à leurs mœurs et à leur langue, à leur misère sociale aussi (p. 279).
1006Éminent balzacien, Roland Le Huenen se devait d’écrire un article sur le Voyage de Paris à Java (1832) de Balzac, texte de pure imagination, et dont la filiation viatique est parfaitement retracée, de Sterne à Nodier – une tradition « excentrique » (ou « humoristique ») que Daniel Sangsue a lui-même bien étudiée dans un article très informé paru dans la RHLF (vol. 101, 2001/4). Méfiant à l’égard des poncifs orientalistes comme, plus généralement, à l’égard des récits de voyage, Balzac ne pouvait écrire un Voyage que contre les Voyages, ou en tout cas contre certains d’entre eux, tels ceux du Grand Tour, auquel le grand romancier, à la suite de l’auteur de Tristram Shandy, opposera la radicale subjectivité du voyageur « sentimental », ce qui n’exclut pas la rêverie sur les mots exotiques.
Mais le bouquet final du Récit de voyage au prisme de la littérature, c’est bien entendu le dernier article du recueil, celui que Roland Le Huenen a consacré à l’auteur de Tristes Tropiques (1955). On savait que Claude Lévi-Strauss était un véritable auteur, au sens littéraire du terme, mais l’analyse magistrale qui en est proposée ici le situe en outre dans la lignée des grands écrivains de la mémoire, de Rousseau à Proust, en passant par Chateaubriand. C’est sans doute le parallèle avec l’auteur de l’Itinéraire qui est ici le plus novateur. Le Huenen montre « une forme de connivence » entre le mémorialiste et l’anthropologue, à un siècle et demi de distance, à la fois dans le goût de l’aventure, dans la curiosité intellectuelle et dans le sens de la quête. Mais surtout il y a chez Lévi-Strauss une capacité, plus encore, sans doute, que chez Chateaubriand, à s’interroger sur les pouvoirs (et les impouvoirs) de l’écriture, une manière à la fois un peu emphatique et tout empreinte de mélancolie à parler de soi-même et du monde. Le Huenen analyse ainsi le chapitre sur le coucher de soleil qui clôt la seconde partie de Tristes Tropiques non seulement comme un « morceau d’anthologie qui trouverait fort bien sa place dans un florilège de couchers de soleils légués par tant de voyageurs du siècle précédent » (p. 364), mais aussi comme une sorte de grande métaphore racontant « le crépuscule des hommes » (p. 365), en l’occurrence celui des populations indiennes du Brésil dont il étudiait les mœurs, les mythes et les croyances. Par ce double regard, à la fois ethnographique et esthétisant, Lévi-Strauss peut en effet être rapproché, une fois encore, de Chateaubriand, même si ce dernier est évidemment beaucoup plus immergé dans une culture livresque qui fait parfois écran au réel qu’il prétend décrire, alors que l’anthropologue, à la suite de Rousseau, se méfiait des livres pour leur préférer « le sens concret des choses » (p. 364), retrouvant peut-être, finalement, le « discours des découvreurs » (titre du chapitre ii), des voyageurs de la Renaissance comme Cartier ou Léry.
Roland Le Huenen est un maître discret. C’est peu avant de prendre sa retraite qu’il publie ce qui restera comme un livre capital sur le Voyage, interrogé tout à la fois dans sa dimension historique et dans ses caractéristiques génériques. Ce livre est écrit avec une élégance parfaite et avec une exigence intellectuelle de tous les instants. On sent qu’aucun commentaire n’est fait sans s’appuyer sur des textes dont le sens se dégage avec un sentiment d’évidence partagée. La cohérence de ces 24 articles est bien celle d’un homme dont on admire la très grande culture (qui va d’ailleurs, à l’occasion, bien au-delà de la littérature), ainsi que l’immense probité dans l’analyse des récits viatiques, dont il est l’un des meilleurs interprètes contemporains.
Sarga Moussa
1007Charles-Augustin Sainte-Beuve, Le Cahier brun (1847-1868), augmenté de Notes intercalées dans le deuxième Cahier (1867 [sic pour 1847]-1868) [et] Troisième cahier (1869). Texte établi, présenté et annoté par Patrick Labarthe, avec la collaboration de Bénédicte Élie. Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 2017. Un vol. de xxviii + 535 p.
Sainte-Beuve a laissé deux épais cahiers manuscrits remplis de pensées, de notes, d’impressions et d’observations, le Cahier vert et le Cahier brun, qui se trouvent tous deux dans le fonds Spoelberch de Lovenjoul de la bibliothèque de l’Institut. Les dénominations de « Cahier vert » et de « Cahier brun » viennent de l’auteur lui-même. Le Cahier vert renferme des notes rédigées entre le 31 décembre 1834 et le 24 septembre 1847. Son contenu a été intégralement transcrit et édité en 1973 (Gallimard) par Raphaël Molho, lequel projetait d’accomplir le même travail pour le Cahier brun. Mais le décès prématuré de R. Molho a empêché l’aboutissement de cette entreprise. En histoire littéraire, on doit souvent s’armer de patience : en l’occurrence, il a fallu attendre 2017, c’est-à-dire 44 ans, pour que soit publié le contenu du deuxième cahier. C’est à Patrick Labarthe que nous devons de connaître enfin les observations qu’a portées Sainte-Beuve, entre le 28 septembre 1847 et la fin de l’année 1868, sur le Cahier brun. Et le présent volume nous offre aussi, dans des annexes, la transcription des notes qui étaient intercalées dans ledit Cahier brun (elles sont conservées à l’Institut sous une cote distincte) ainsi que de 13 pages d’un troisième cahier, où figurent les « Observations et pensées » de l’année 1869 (Sainte-Beuve est mort le 13 octobre 1869).
À l’instar du Cahier vert, le Cahier brun n’est que partiellement inédit. Sainte-Beuve a en effet puisé dans ses écrits intimes pour alimenter des sections comme les « Notes et pensées » qui figurent à la fin du tome XI des Causeries du Lundi, mais ces publications laissent néanmoins dans l’ombre une bonne part du contenu des Cahiers. On sait aussi que des éditeurs ont fait paraître des florilèges d’observations beuviennes extraits des mêmes Cahiers, mais en proposant celles-ci dans des rubriques thématiques, et en-dehors de tout contexte (ainsi Jules Troubat, en 1876 [Cahiers de Sainte-Beuve], Ch. Pierrot, en 1881 [dans la Table des Causeries du Lundi], Victor Giraud, en 1926 [Mes poisons], et Maurice Chapelan, en 1954 [Pensées et Maximes]). À l’évidence, ces publications obsolètes ne peuvent plus servir de référence, et il importe de revenir à la lettre des observations laissées par le critique.
L’objectif nourri par l’auteur, en recueillant ses notes intimes, consistait à former une espèce de réservoir où se trouvaient en attente des pensées ou des jugements prêts à être utilisés dans un article : ainsi, certaines notes font l’objet de corrections de style, et les Cahiers, en outre, sont pourvus d’une table des matières à l’usage du rédacteur, qui pouvait de la sorte facilement s’y retrouver. En général, les observations se suivent chronologiquement, mais il arrive que Sainte-Beuve revienne à des pages déjà anciennes pour y faire apparaître une nuance ou un complément (on trouve, dans les marges, de nombreux ajouts, difficilement datables). La présentation adoptée par Patrick Labarthe s’efforce de rester au plus près du texte manuscrit, reproduit les biffures et rend le lecteur sensible au statut particulier de certaines réflexions, qui constituent sans doute des ajouts postérieurs. De surcroît, désireux de rester autant que possible fidèle à l’original, l’éditeur a renoncé à numéroter les pensées, au contraire de Raphaël Molho, qui 1008avait fait ce choix en transcrivant le Cahier vert (et alors qu’aucune numérotation n’apparaît dans les Cahiers).
Tandis que le Cahier vert date de l’époque où furent composés les séries de Portraits (Portraits de femmes, Portraits contemporains, Portraits littéraires), le Cahier brun donne à connaître l’homme des Lundis, que Sainte-Beuve a mis en chantier à partir de l’année 1849, après son retour de Liège. Le critique lui-même appelle ses carnets des « Sanboviana ». Il y consigne des citations diverses, ses impressions au sortir d’un théâtre et les idées qui lui sont venues dans la journée ; il y recopie des fragments de lettres qu’il a reçues ou que lui-même envoie, ainsi que des passages de livres qu’il est en train de lire et dont il veut garder le souvenir ; il rapporte des extraits de conversation, des propos entendus, des anecdotes, des scènes vues (parfois surprises). Les personnes évoquées, comme on s’en doute, appartiennent essentiellement aux sphères politique et littéraire, mais un ensemble non négligeable d’observations concernent aussi l’auteur lui-même, qu’on voit s’interroger sur les procédures critiques qui sont les siennes et essayer d’en formuler la théorie, ou évoquer les inimitiés qu’il s’est créées dans le milieu des gens de lettres. À l’occasion, les pensées ressortissent aussi au domaine sentimental et privé : Sainte-Beuve mentionne les deuils qui l’ont touché (en grande majorité des disparitions féminines) et revient plusieurs fois sur sa souffrance de vivre sans compagne ; ce célibataire reconnaît que les femmes ont constitué la grande aspiration, sinon la grande obsession, de son existence, et note que cette préoccupation a pu parfois aller jusqu’à aliéner sa liberté de jugement (ainsi quand il a voulu plaire à Adèle Hugo, ou à Juliette Récamier).
Même si les écrivains évoqués dans le Cahier brun appartiennent parfois au passé, la majorité des noms qu’on y rencontre sont ceux de contemporains de Sainte-Beuve (font l’objet du plus grand nombre de mentions : Cousin, Hugo, Lamartine, Guizot, Musset, Villemain, Thiers et Chateaubriand). L’auteur se trouve libre, dans le secret de ses Cahiers, de dire ce qu’il pense, et avait même prévenu ses éventuels lecteurs, en tête du Cahier vert, que « [c]e recueil d’observations et de pensées […] ne devra tomber que dans des mains amies, il n’est pas fait pour le public ». Sainte-Beuve dit encore, à propos de ses Cahiers : « C’est un fond de palette très noir et très chargé, c’est le fond de l’écritoire, un meuble du dedans, on n’expose pas cela. […]. Ici est ma pensée à l’état d’écorché : en la produisant, je la revêts de chair et de ouate. » Il ne craint donc pas, dans l’intimité de ces pages, de se faire sévère et de montrer ses irritations, voire ses colères, notamment vis-à-vis des écrivains qu’il juge infatués et glorieux, bavards, emphatiques et ampoulés, renvoyant toujours à eux-mêmes, ceux qui « posent » et se mettent en scène. « Qui donc me crèvera cette vessie ! » (p. 4), s’écrie-t-il notamment en parlant de Hugo. Sainte-Beuve – et c’est là sans doute l’une de ses faiblesses, sur laquelle il revient systématiquement – est persuadé que dans le milieu littéraire, tout est calculé, tout est comédie ; il ne croit jamais à la sincérité, et pense en outre que le « rôle » tenu par un auteur discrédite ipso facto l’œuvre tout entière de celui-ci. Le Cahier brun ne laisse rien ignorer non plus de la misanthropie profonde du critique : « Connaître à fond, et tel qu’il est, un être humain et l’aimer, c’est impossible » [p. 296] ; « Ôtez la religion, vous avez l’immoralité ; laissez la religion, vous avez le fanatisme » [p. 358]).
Les historiens de la littérature du xixe siècle feront leur miel de certains des jugements de Sainte-Beuve que donne à lire le présent volume. Ainsi, le critique fait le lien entre l’exaltation romantique du moi, chez les auteurs de son temps, 1009et « l’École de la couleur et de la métaphore à tout prix » (p. 171), formule par laquelle il vise Hugo et Gautier, principalement : ceux-ci sont accusés par Sainte-Beuve de privilégier le mot et le style au détriment de l’idée (« L’idée, cette dernière ressource des écrivains qui n’ont pas de style », aurait écrit Gautier en 1853 [p. 171]). Pareille volonté de se montrer « d’un raffinement de détail excessif et tout en main-d’œuvre » (p. 214) participe de la mise en scène, dans les écrits, du moi de l’écrivain, qui – laissant de côté les préoccupations liées au contenu – vise seulement à se faire admirer comme un génie de la littérature. Cette queue de la comète romantique débouche sur Flaubert, Leconte de Lisle et la “modernité”.
Un bémol, peut-être, pour terminer. La présente édition n’est pas, philologiquement, sans reproche. Ainsi, même si je conviens que la petite écriture de Sainte-Beuve est des plus malaisée à déchiffrer, j’ai cependant été étonné de lire, p. 213, « J’ai eu le plaisir d’exciter bien des sympathies chez des lecteurs censés [sic pour “sensés” ?] et répandus çà et là que je ne connaissais pas auparavant », et, p. 328, « que de billets il lui a fait endosser à la trois ans [sic] ». D’autre part, le commentaire relatif aux « Notes intercalées » dans le Cahier brun aurait dû signaler que certains de ces ajouts ne sont pas de la main de Sainte-Beuve (si j’en juge par le contenu, c’est notamment le cas, sauf erreur, des lignes sur Étienne Geoffroy Saint-Hilaire ; voir p. 432-433). Enfin, l’annotation est parfois déconcertante. À la note 1 de la p. 3, par exemple, à quoi correspond l’abréviation « LR » ? P. 65 et p. 106, les notes 199 et 299 paraissent renvoyer à des discours de Montalembert qui ne sont pas ceux qu’évoque le texte de Sainte-Beuve. La note 243 de la p. 81 confond deux attentats différents contre Louis-Philippe : l’attentat de Fieschi, en 1835, et celui que commit Pierre Lecomte, le 16 avril 1846, dans le parc du château de Fontainebleau. À la p. 84, Sainte-Beuve évoque la pièce de Dumas et Maquet intitulée Le Chevalier de Maison-Rouge (création le 3 août 1847 au Théâtre-Historique) et non le roman du même titre publié en 1845 (voir la note 252). P. 107, la formule « Le pied leur a glissé dans le sang » renvoie à « Le pied lui a glissé dans le sang », parole de Chateaubriand visant Élie Decazes, après l’assassinat du duc de Berry, en février 1820. P. 191, il serait étonnant que le « Vivien » mentionné par l’auteur, et qui semble être un de ses contemporains, renvoie à un personnage mort en 1775 (voir la note 513). P. 398, le « Jaucourt » qui aurait servi de modèle au personnage de M. de Lebensei dans Delphine de Mme de Staël n’est pas le chevalier de Jaucourt, collaborateur de l’Encyclopédie (voir la note 979), mais bien le marquis de Jaucourt (1757-1852), deuxième mari de la comtesse de La Châtre.
Mais laissons là ces menues réserves, et réjouissons-nous de disposer enfin, grâce à Patrick Labarthe et à Bénédicte Élie, de l’édition du texte intégral du Cahier brun. Le Cahier vert et le Cahier brun trouveront à présent la place qui leur revient dans toute bonne bibliothèque de recherche, à côté du Journal des Goncourt.
Michel Brix
Edmond et Jules de Goncourt, Charles Demailly. Édition critique par Serge Zenkine. Paris, Honoré Champion, 2016. Un vol. de 390 p.
Charles Demailly, roman du champ littéraire au second Empire, fait l’objet d’un nombre croissant d’études s’inscrivant dans le sillage des travaux presse-littérature, des recherches sur la sociabilité littéraire, et des réflexions sur la bohême à l’époque 1010de Napoléon III. Cette nouvelle édition du texte des frères Goncourt, accompagnée d’une érudite préface de Serge Zenkine et de ses abondantes notes de bas de page, suit celles d’Adeline Wrona (Flammarion, 2007) et de Françoise Cestor et de Jean-Didier Wagneur (Classiques Garnier, 2014), témoignant, semble-t-il, d’un regain d’intérêt pour un roman du journalisme écrit sous l’ombre de Balzac. Si la réaction critique, en plein second Empire, fit preuve d’une antipathie immédiate et implacable à l’égard du roman, les jugements de nos jours soulignent au contraire la valeur du texte à l’historien du culturel, qui s’intéresse à l’entrecroisement du roman et du théâtre et aux rapports entre littérature et presse dans les années 1850.
Le commentaire de Jules Janin dans les Débats du 30 janvier 1860, noté par Zenkine, était alors sans ambiguïté : « Non, jamais, que je sache, il n’y eut, livre ou drame, un spectacle à la fois plus triste et plus déshonorant que le spectacle d’une littérature en proie à ces trahisons, à ces perfidies, à ces monstruosités » (p. 25). Publié d’abord en 1860, le texte a subi un changement de titre au moment d’une nouvelle édition en 1868, comme l’indique Zenkine : « la généralisation risquée des Hommes de lettres céda la place à la singularité d’un nom propre – Charles Demailly » (p. 29). Auteurs du fameux Journal, les frères Goncourt font preuve d’une hostilité impitoyable face aux journaux et aux journalistes du second Empire ; la réaction de Janin s’avère donc emblématique d’un milieu journalistique que tout le roman s’acharne à dénigrer. Retraçant l’histoire de Charles Demailly, Zenkine s’attarde sur ses origines dans une pièce de théâtre (actuellement perdue) tout en considérant les divers contretemps qui ponctuent la période avant (et après) sa publication chez Dentu : roman à clef, le texte des Goncourts dénonce le monde de la petite presse au cœur des années 1850 d’une façon peu subtile – dénonciation, d’ailleurs, qui provoqua l’hostilité de certains journalistes impliqués dans le texte. Cette édition met au jour toute une histoire du champ littéraire cachée sous la surface d’un texte souvent inaccessible aux lecteurs du xxie siècle : il s’agit donc d’un roman ancré dans la spécificité d’un univers culturel perdu. Comme le fait remarquer Zenkine, la position du lecteur reste ambiguë : « En lisant Charles Demailly nous ne savons pas si nous devons adopter la position in ou out, la complicité avec les “hommes de lettres” ou la curiosité distante d’un non initié » (p. 21).
Document des années du second Empire, le roman nous offre le portrait d’un monde conflictuel, caractérisé par les rivalités, les inimitiés tenaces – c’est une des raisons pour lesquelles plusieurs analyses de Charles Demailly évoquent le modèle du champ littéraire tracé par Pierre Bourdieu dans ses Règles de l’art (1992). Une dichotomie centrale s’impose au cœur du roman : la tension inhérente entre deux systèmes de production littéraire s’articule à travers la division entre journalistes et cénacle – structure qui évoque, bien entendu, celle des Illusions perdues. Signe d’un conflit primordial – littérature ou journalisme ? – les frères Goncourt soulignent les enjeux du roman dans leur Journal de manière aphoristique et misogyne : « La morale des HOMMES DE LETTRES, la voulez-vous en deux mots ? Le livre est un honnête homme, le journal est une fille. » Il ne faut donc pas s’étonner des tentatives des Goncourt, lors d’une adaptation théâtrale du texte proposée à l’Odéon, de réinventer leur création littéraire sous le titre de La Guerre des lettres. Charles Demailly dresse alors le portrait d’un champ littéraire en proie aux divisions profondes ; mais les auteurs du roman ne cessent de réfléchir à la valeur d’une littérature préservée de toute influence d’un journalisme en plein essor.
Edmund Birch
1011Frédérique Giraud, Émile Zola, le déclassement et la lutte des places. Les Rougon-Macquart, condensation littéraire d’un désir d’ascension sociale. Paris, Champion, 2016. Un vol. de 504 p.
Contrairement à ce qu’affirme Frédérique Giraud dans son introduction, la sociologie n’est pas si absente qu’elle le croit de la critique érudite relative à Zola. Il n’est qu’à lire par exemple le chapitre iii de la première partie de la grande thèse (soutenue en 1977, publiée en 1981) de Roger Ripoll, Réalité et mythe chez Zola, pour trouver de premières analyses concluantes sur le décalage familial, le déclassement, le culte du père, la valorisation de l’intimité comme valeur de refuge (plutôt négligée ici), les stratégies d’entrée par irruption dans un champ littéraire en pleine mutation, le rapport décomplexé à l’argent, etc. La monumentale biographie d’Henri Mitterand publiée chez Fayard, la thèse d’Alain Pagès sur La Bataille littéraire, les notices très détaillées de la Correspondance publiée aux presses du CNRS et les récents travaux sur la critique et l’autodidaxie zoliennes (O. Lumbroso) forment déjà un corpus quasi complet, dont le mérite est justement de ne pas scinder le social de l’analyse intellectuelle et littéraire des œuvres, ici représentées sans nuances comme des « transpositions » (p. 51) des expériences personnelles de l’individu Émile Zola, quels que soient le vocabulaire et les artifices méthodologiques allégués, notamment la métaphore éculée du « prisme » (p. 26, 39).
Prenons l’exemple du personnage de Silvère Rougon, dont Frédérique Giraud affirme qu’il serait, dans La Fortune des Rougon, comme Étienne dans Germinal et Claude dans L’Œuvre, un « double fictif » (p. 82) de son créateur, tant pour l’amour de la Provence que pour l’utopisme. C’est faire peu de cas d’une représentation politique réussie du « magma démoc-soc », pour reprendre l’expression de Maurice Agulhon, d’une figure sortie tout droit du Peuple de Michelet et plus encore du Ruisseau d’Élisée Reclus, comme le montre le soin apporté par Zola à la scène de l’hylogénie au chapitre v de La Fortune des Rougon. Acteur de l’idylle, adolescent « inachevé », victime sacrificielle… Silvère est un personnage complexe plutôt mal choisi pour invoquer la « mise en scène médiatisée de soi » (p. 83), modèle un peu court que Frédérique Giraud peine à illustrer. Ressaisi par la confrontation romanesque des genres et des tons, mais sans se disloquer dans leur opposition, le destin exemplaire de Silvère résulte en fait de l’union a priori impossible mais féconde entre la nostalgie poétique de l’idylle, la virulence de la satire et l’ampleur pathétique du « grand drame de l’histoire ». On est loin du schématisme et des restrictions qu’imposent les pétitions de principe de la thèse que Frédérique Giraud soutient, à savoir que la « biographie sociologique du producteur culturel » puisse – et doive – servir de support à l’explication de ses œuvres. David Baguley (orthographié Bagueley* dans un livre insuffisamment corrigé) a déjà montré, dans Le Naturalisme et ses genres (Nathan, 1995), la dette de Zola envers une tradition littéraire largement mésestimée, au-delà des références explicites aux « romanciers naturalistes ». Les appropriations culturelles, qui entrent de plein droit dans la sociologie des créateurs, ne sont pas examinées avec tout l’intérêt qu’elles exigent, alors qu’elles auraient permis de réfuter le préjugé persistant de l’écrivain « populaire ». Les quelques pages consacrées à Balzac, Flaubert, Goncourt, même, déçoivent par leur superficialité, quand il y aurait encore tant à dire sur la complémentarité de ces affiliations et sur le rôle 1012séminal, plus que conjoncturel, de l’avant-propos de La Comédie humaine, par exemple, dans la naissance des Rougon-Macquart, dont la conception est rapportée ici à « une démarche stratégique et commerciale » (p. 150), qui masque la richesse du point de vue sur l’évolution littéraire et ignore la complexité des opérations intellectuelles effectuées par un Zola déterminé à ne pas se fourvoyer dans une carrière d’« homme de lettres ». Le travail de Frédérique Giraud, pour rester sur le plan de la sociologie, aurait dû au moins prendre en compte, en sus de Bernard Lahire, les travaux de Pierre-Michel Menger, en particulier son Travail créateur (Seuil/Gallimard, 2009), qui serre de près les conditions et les facteurs d’une poétique de l’innovation en horizon incertain. Les formules théoriques de l’analyse des « Soi multiples » sont plus nombreuses que celle à laquelle s’arrête l’auteure, et il nous a semblé que sa lecture de l’œuvre de Zola était réductrice, parce que, comme dit Bakhtine dans Esthétique de la création verbale, si l’auteur est « l’unique source de l’énergie productrice des formes », le « tout de l’œuvre » renvoie, lui, à un principe esthétique qui transcende chacun de ses constituants pris isolément. Ainsi le biographique et non la biographie, fût-elle sociologique, entre-t-il dans une analyse rédimée par l’herméneutique : l’interprétation se déploie en évitant les risques d’une seule fiction savante ; les lecteurs sont invités à multiplier les inférences sans se borner à un seul alphabet pour apprécier des langages de l’art (Nelson Goodman) décidément rebelles à la constitution d’un « objet social » aussi artificiel que sommaire.
François-Marie Mourad
Reto Zöllner, La Physiognomonie dans l’œuvre de Barbey d’Aurevilly. Paris, Classiques Garnier, 2016. Un vol. de 558 p.
Avec cet ouvrage, désireux de saisir au plus près ce qui serait une possible sémiotique des corps chez Barbey d’Aurevilly, Reto Zöllner embrasse l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain – œuvre romanesque, autobiographique et critique – pour y mettre à l’épreuve un concept problématique, en ce qu’il s’oppose a priori par la prétendue rationalité et scientificité de son approche, à la poétique, à l’esthétique et à la métaphysique de ce déchiffreur de l’âme à l’écriture réputée opaque qu’est Barbey. L’objectif est de comprendre la réception et de traquer dans leurs infimes nuances les possibles traductions par Barbey de ces « théories de la lisibilité » si vivaces à l’époque du réalisme pour en mesurer les implications dans l’écriture.
Dans la première partie – « Une dialectique créatrice. Mystère et observation » –, la réflexion se fonde sur l’appréhension détaillée de la tension propre à l’écriture aurevillienne : si esthétique du mystère il y a (ce mystère catholique qui postule profondeur et transcendance), celle-ci n’évacue pas pour autant les tentatives de décryptage des êtres et des corps. En recoupant maintes considérations théoriques ou critiques de l’écrivain, Reto Zöllner dégage en effet un faisceau de traits saillants qui contribuent à l’élaboration d’une poétique qui conjugue « non-savoir » et « savoir » : c’est une poétique du fragmentaire, du lacunaire, du silence, de la stratification sémantique et de l’occultation, mais aussi de la transparence, ou plutôt d’une dynamique de la transparence qui prend assise sur un dépassement de l’observation, à la fois centrale et rendue à sa marginalité inopérante. Car les paradoxes se multiplient, de sorte que ces images de l’écrivain que l’on croit (re)connaître se diffractent et se compliquent : la lecture somatique pourtant 1013convoquée perd ainsi toute efficace. C’est de ce constat tout à la fois stimulant et déceptif que part le critique pour repenser le statut du corps dispensateur d’indices dans un contexte culturel centré sur le paradigme de la lisibilité.
Le deuxième volet – « lisibilité du corps » – propose une synthèse extrêmement précise des savoirs dont hérite un Barbey sensible aux approches de Lavater. On lira avec intérêt les réflexions comparées sur la réception par l’écrivain de la phrénologie et de la physiognomonie, cette dernière étant jugée plus perméable à l’expression du religieux. La dimension historique de ces chapitres est certes utile en soi, mais sa grande pertinence tient surtout à ce qu’elle permet de mesurer les stratégies d’adaptation auxquelles procède Barbey pour se réapproprier des principes auxquels il n’adhère qu’imparfaitement. Au cœur de cette réflexion, le rapport essentiel entre le corps et l’âme met en lumière le lien sans doute moins connu entre physiognomonie et métaphysique, le principe central de l’analogie servant le dépassement de « l’apparence physique par la part divine de l’individu » (p. 186). L’ensemble de ces considérations est étayé à la fois par l’analyse pointue du raisonnement de l’écrivain et par celle du dialogue en acte des œuvres (théorique et littéraire), ce qui permet de faire retour avec profit sur maintes appréciations un peu hâtives véhiculées par la critique. La réception poétique de l’œuvre de Lavater est exemplifiée dans une belle étude du portrait aurevillien, qui pose la distinction entre corps sémiotique et corps symbolique. L’approche de l’œuvre est renouvelée grâce aux choix opérés : en sus des portraits romanesques, les ekphraseis des journaux intimes ou des articles critiques montrent la porosité d’une œuvre où circulent et se modulent les mêmes principes. L’étude des portraits peints dans les romans, celle du corps dans les œuvres de jeunesse ou encore de la dynamique des signes dans le « triangle érotique » et ses diverses configurations, celle des corps « marqués » en une forme de somatisation de l’Histoire, sont autant de chapitres stimulants et en partie novateurs. Des aperçus originaux complètent l’analyse, comme les pages consacrées à la « physionomie du dos » et à son expressivité révélatrice.
On retrouve certes au fil des pages des images et des développements plus attendus, presque familiers (comme les développements consacrés à la « physiologie de la sainte et du démon » dans Un Prêtre marié ou à l’analyse du corps amoureux – avec Jeanne dans L’Ensorcelée ou Aimée de Spens dans Le Chevalier des Touches), mais comment faire l’économie de telles scènes, prises, qui plus est, dans une vigoureuse saisie intellectuelle qui tout à la fois donne à lire, à sentir, et à comprendre les enjeux majeurs d’une œuvre polymorphe et foisonnante, dont l’auteur de ce bel ouvrage ne néglige aucun aperçu ?
Pascale Auraix-Jonchière
Stéphane Gougelmann, Jules Renard, écrivain de l’intime. Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », no 62, 2017. Un vol. de 685 p.
La publication de la thèse de Stéphane Gougelmann, soutenue en 2009, était attendue de ceux qui avaient pu en avoir connaissance. La voici donc, en partie retouchée, qui propose de Jules Renard une lecture essentiellement psychologique à partir d’un plan centré sur la question de l’intime. L’ouvrage de S. Gougelmann n’est donc pas une suite de monographies ordonnées par la chronologie, même 1014s’il ne la néglige pas dans le courant des ses analyses. Il essaie plutôt de proposer une sorte de genèse théorique de l’œuvre qui pourrait se formuler de la façon suivante : comment Poil de Carotte devient-il Jules Renard ?
C’est à cette question que la notion d’écriture de l’intime entend donner une réponse. L’intime est défini comme « continuum affectif entre le moi et le monde » (p. 18) dans une double dynamique d’intériorisation et d’extériorisation de son rapport au monde : il y a donc évidemment le moi mais aussi les « cercles » (p. 103) de plus en plus larges qui l’entourent, de la famille au milieu social, et dans lesquels il se projette et se construit. Or c’est bien dans cette perspective que Renard conçoit la littérature, en quoi il se distingue très vite du réalisme malgré son obsession pour le réel. L’Écornifleur, seul roman publié par Jules Renard, est longuement étudié comme symptôme de cette rupture : il apparaît en effet comme un roman satirique reprenant des traits essentiels de l’esthétique réaliste mais pour les subvertir. Renard est ainsi qualifié d’« écornifleur du réalisme qui s’en nourrit et qui s’en moque » (p. 60) : façon pour lui de prendre congé d’une littérature impersonnelle par laquelle il a débuté avant de s’apercevoir qu’elle ne lui convient pas et de trouver « son originalité chez soi » (p. 83 et suivantes).
Après avoir situé son auteur par rapport à la mouvance dominante quoique faiblissante de son temps, S. Gougelmann entre dans le détail de ce qu’il entend par intime en mettant en relation de façon systématique et dialectique le moi, son entourage et leur transfiguration par l’écriture. À l’origine de l’écriture de l’intime, il y aurait donc Poil de Carotte, c’est-à-dire la blessure narcissique infligée à un enfant non désiré et maltraité qui expliquerait l’ambivalence du rapport au monde de Renard, entre rosserie et désir d’affection, tel qu’il s’exprime à propos de l’amour, de l’amitié et plus généralement dans les relations sociales (p. 367 et suivantes). Cependant tout le travail de Renard serait de se débarrasser de cette agressivité originelle (celle de Poil de Carotte) pour aller vers une plus grande fraternité. De ce point de vue, Renard est présenté comme l’anti Proust (p. 539) : si le passé est un thème obsessionnel de l’œuvre, ce n’est pas pour le retrouver mais au contraire pour le conjurer. De là notamment le rôle du dialogue et surtout du théâtre dans les textes sur l’enfance : ils conviennent davantage à cette volonté d’objectiver le passé et de présenter « la dépouille de son ancien moi » (p. 540).
Plusieurs facteurs aident Renard dans son évolution vers ce qu’il appelle lui-même « l’homme régularisé » : S. Gougelmann rappelle le rôle de la propre épouse de l’auteur, présente dans son œuvre comme un « radieux démenti apporté à une vision trop négative de l’humanité » (p. 425), il signale aussi la politisation progressive de l’écrivain liée à son admiration pour Jaurès et à son installation dans la vie politique de son village, notamment après la mort de son père. Enfin et surtout, il s’attache à montrer comment cette évolution est une pratique qui passe en grande partie par la littérature, et plus précisément par l’écriture de l’intime comme moyen d’analyse et de correction de soi.
S. Gougelmann situe ce qu’il entend par cette notion en montrant ce qu’elle doit mais aussi ce qui l’oppose à l’autobiographie avant de proposer une étude minutieuse des différents moyens littéraires d’analyse du moi pratiqués par Renard, ce qui l’amène à la fois à préciser les rôles de l’œuvre publiée (« face présentable de l’intime », p. 552) et du Journal (« face honteuse et cachée ») ainsi qu’à comparer la pratique de l’auteur à celle des moralistes du Grand Siècle, que Renard admirait : or s’il s’agit dans les deux cas d’une entreprise de dévoilement, de démystification 1015de l’humain, elle s’appuie chez Renard sur une expérience personnelle. « Moraliste à partir de lui-même » (p. 518), Renard cherche « l’universel (…) plus dans le particulier que dans le général » (p. 621), pratique qui trouve dans la forme du journal un cadre idéal d’où la tendance de l’œuvre publiée à chercher également cette forme, à aboutir elle-même en quelque sorte au journal, c’est-à-dire à une « écriture (…) personnelle, fragmentaire et composite » (p. 598), faite de moments retranscrits dans des notes de la façon la plus juste possible.
Cette recherche d’une adéquation parfaite du vécu et du rendu aboutit à un « style blanc » (Renard), à une écriture de plus en plus dépouillée et guettée par le silence, mais il s’agit, pour S. Gougelmann, d’un « silence plus signifiant que n’importe quel langage » (p. 641) car conciliant vérité de l’intime et pudeur pour édifier une œuvre qui serait « une vaste litote » (p. 644) laissant au lecteur la charge d’investir ce silence de sa propre émotion pour « devenir un intime » (p. 643) de cet écrivain de l’intime : façon aussi pour Stéphane Gougelmann d’ajouter un dernier cercle à cette solide et minutieuse étude du monde sensible de Jules Renard, de sa genèse à sa réception en passant par sa transfiguration par l’écriture.
Hugues Laroche
Aude Briot, Le Plaisir chez Proust. Paris, Champion, « Recherches proustiennes », 2017. Un vol. de 403 p.
La notion, et pour commencer le mot de plaisir interviennent sur toute la surface du texte d’À la recherche du temps perdu. Aussi apparaît-il justifié d’y consacrer une étude d’ensemble. Celle-ci est en l’occurrence très minutieuse : absolument toutes les acceptions et tous les contextes du plaisir chez Proust sont pris en compte, en suivant un itinéraire dialectique, soulignant tout d’abord l’importance du plaisir dans cet univers romanesque, pour décliner ensuite les difficultés de toutes natures que rencontre la recherche du plaisir, avant de reconstituer pour finir l’acheminement vers le plaisir pur.
Reconnaissons qu’une enquête de ce type a ses revers, dérivant du fait de s’appuyer uniquement sur le texte de la Recherche, sans presque aucun environnement. Les autres écrits de Proust sont certes lus et cités de loin en loin, mais non la correspondance. Mis à part quelques rapprochements fructueux avec Freud, d’ailleurs complétés par Jean-Yves Tadié dans sa préface, la notion de plaisir est assez sommairement définie, et abordée dans le texte sans outils théoriques. Il en résulte un exposé bien ordonné, relevant de la leçon d’agrégation étendue aux dimensions d’un ouvrage. Les exemples sont soigneusement choisis et contiennent presque tous le mot plaisir, mais la succession des citations fait argument, et les commentaires restent le plus souvent au ras de la grammaire, sans suffisamment dégager les reliefs et enjeux de la démarche proustienne. La démonstration souffre d’un manque de dynamique, peut-être aussi de nouveauté, même si divers aspects, certes bien identifiés déjà, de l’univers romanesque proustien, sont, on va le voir, utilement revisités.
Dans un premier tour d’horizon sont soulignées l’utilité et même la nécessité du plaisir pour les personnages de la Recherche. La volonté y joue un rôle ambivalent, à la fois ressort et victime de la recherche du plaisir. Celui-ci est essentiellement lu, sur les visages et dans les comportements (notamment à travers le rire). Mais cette lecture se voit compliquée par tout un système de feintes. Le 1016lecteur est encore renseigné par les jugements réciproques des personnages sur le comportement des autres. Au total, le plaisir constitue une manière d’appréhender le monde, dans une vision tendant vers la loi générale. L’intérêt notable des personnages pour le plaisir d’autrui nourrit grandement les conversations. C’est ici que l’on rencontre utilement le rôle du désir triangulaire selon René Girard. Le plaisir apparaît comme un objet d’échange conférant un certain pouvoir (à travers par exemple le refus de faire plaisir). Il sous-tend un principe d’inclusion ou d’exclusion au sein d’une coterie. Il met en exergue le rôle du langage, notamment dans la plaisanterie. Une originalité majeure de Proust romancier est que les plaisirs recherchés par les personnages concourent grandement à les portraiturer, d’où résulte l’exemple, ici très développé, du baron de Charlus. On peut, au sein du personnel romanesque, distinguer les jouisseurs et au contraire ceux qui sont inaptes au plaisir. La singularité du plaisir fait à vrai dire toute son opacité. Il produit dès lors certains effets sur la narration même : les coups de théâtre, les éclairages nouveaux. L’observation des plaisirs concourt à dégager le rôle et même la figure d’un narrateur moraliste (cette section aurait pu se nourrir de l’ouvrage de Stéphanie Fonvieille et Jean-Christophe Pellat, Préludes à l’argumentation proustienne. Perspectives linguistiques et stylistiques, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque proustienne », 2015, notamment en ce qui concerne l’insertion des maximes – ou demi-maximes – dans le tissu de la narration).
L’examen des difficultés que rencontre la recherche du plaisir prépare dès maintenant une dialectique du dépassement. Il faut tout d’abord constater que la parole dénature ou affaiblit le plaisir : le mot même de plaisir est d’ailleurs assez souvent pris dans des expressions qui le lexicalisent. Les détours variés qu’emprunte la formulation de tout plaisir indiquent la difficulté à l’exprimer. Si bien que même sous le regard pourtant analytique du narrateur, il est généralement passé sous silence. Par ailleurs, la difficulté, non seulement à dire, mais à vivre le plaisir, se révèle à travers les temps auxquels sa recherche se trouve conjuguée : espérance prochaine, il prend la forme du désir (la porosité entre ces deux notions n’est pas suffisamment maîtrisée dans l’ouvrage) ; mais c’est la perte du plaisir qui provoque les prises de conscience plus générales ; ainsi, le plaisir s’exprime le mieux une fois qu’il est révolu – masqué qu’il est, dans le présent, par des éléments qui en parasitent la perception ; car le plaisir vécu dans le présent constitue, chez Proust, une quasi-impossibilité. Les personnages se font essentiellement obstacles entre eux, la famille du héros offrant d’emblée le prototype de cette situation. Fragile donc, le plaisir passe aisément pour une chimère. C’est sa forte solidarité avec la douleur qui lui redonne consistance. Au total, la Recherche suggère une vision négative du plaisir, socialement répréhensible, entachée de mépris s’il n’est pas suffisamment et préventivement dissimulé, à cause de quoi il se cherche des cautions, mais se pense confondu avec le Mal. Universellement culpabilisé, il sait devoir encourir le châtiment.
Se fait jour toutefois un acheminement vers le plaisir pur. Si le plus souvent le plaisir n’a pas lieu, ce qui suscite une déception qui ne devrait pas connaître de fin, le sujet dès l’abord s’échappe dans l’imagination ou le rêve, et les autres personnages (le héros par la seule expérience du voyeurisme) dans diverses formes de perversion, culminant dans le sadisme. Le héros quant à lui suit une autre voie, précédé en cela par Swann qui a su éprouver de véritables plaisirs esthétiques. Car le contact avec les œuvres d’art suscite un authentique plaisir qui, tout à rebours 1017des autres, s’avère fiable et immarcescible. Il en résulte, par l’entremise du souvenir involontaire, une revalorisation des sens. Tout ici est ainsi placé sous le signe du renversement. Le plaisir pris initialement à lire Bergotte conduit pour finir à une création littéraire qui s’accompagne (alors même qu’il s’agira de relater une longue série d’échecs) d’une joie continue. La création sera plaisir ; il y a même un plaisir manifeste à être narrateur (pourquoi ne pas invoquer ici le Proust ou l’euphorie de la prose de Michel Sandras, Paris, Champion, 2010 ?). Un plaisir qui remplace et efface tous les paradis artificiels et autres perversions.
La correspondance (il est vrai qu’elle est longue à lire ou même à seulement parcourir) aurait apporté des éléments d’interprétation parfois essentiels. Les systèmes philosophiques connus de Proust aussi, dont le résumé est accessible dans le manuel de Paul Janet et Gabriel Séailles destiné aux étudiants de licence à l’époque (quand un philosophe étranger est cité, mieux vaut le citer dans la traduction de l’époque, les mots étant essentiels pour un écrivain). L’absence d’environnement dans l’enquête crée divers manques : quand on reconnaît sans qu’elle soit nommée l’influence de la sociologie de Gabriel Tarde (p. 87), le motif de la rue en fête (p. 88) relevant du mouvement contemporain de l’unanimisme. Le plaisir à l’état de perspective (p. 182-190) est sous-tendu par le rôle général de la croyance chez Proust, qui n’est pas ici clairement identifié (p. 237), de même que celui d’autres notions aussi essentielles que le temps perdu et le temps retrouvé. À relever chez Proust « cette théorie de l’imagination comme source de plaisir » (p. 323), la constatation qui semble, formulée ainsi, banale, cesserait de l’être resituée dans une tradition philosophique discrètement mais sûrement présente, sous la plume du narrateur. Parce qu’elle se fonde sur le texte seul, qu’elle suit au lieu de le soumettre à la question, l’enquête soulève ainsi une série de thèmes connus, auxquels un plus grand relief pouvait être redonné. La bibliographie finale, qui ne répertorie aucun article consacré à Proust, renferme tel doublon (le Laplanche et Pontalis classé deux fois) ou telle erreur (Brunel avec deux n). Après d’utiles index des thèmes et des personnages, l’index des noms de personnes reste malheureusement embryonnaire.
Conjugué au prisme du plaisir, l’univers proustien révèle donc peu de facettes nouvelles. Divers traits saillants sont néanmoins placés sous nos yeux, qu’il convient de retenir. L’originalité du romancier, de portraiturer ses personnages à partir de ce qui constitue leur conception du plaisir, a été relevée plus haut. L’auteur de l’ouvrage a raison de souligner que la singularité de la Recherche est sans doute en effet de parler sans cesse du plaisir – et de le laisser vivre si peu à ses personnages. La tante Léonie est à ce titre pascalienne, car elle montre d’emblée comment l’ennui suscite la recherche du divertissement (p. 29). Plus tard, l’inversion deviendra le prisme à travers lequel observer le monde qui entoure le sujet (p. 35). C’est encore un fait que « le principe de plaisir est plus fort que le principe de réalité » (p. 39) pour les personnages, même si le plaisir que suscite le souvenir involontaire caractérise le héros en ce qu’il est le seul à l’éprouver (p. 134). Il est encore intéressant d’observer que la révélation de l’homosexualité de certains personnages entraîne toute une relecture des passages antérieurs (p. 139-140). Quoi qu’il en soit, Proust jette un voile de tristesse sur le plaisir (p. 153), et son héros se montre beaucoup plus sensible au désagrément qu’à l’agrément, en faisant supporter au plaisir tout un jeu d’amoindrissements par anticipation. D’un bout à l’autre de la Recherche, le poids d’une interdiction tacite pèse de fait sur les personnages (p. 252) ; « sans 1018plaisir » est une formule favorite du narrateur. Mais dans le renversement final (maintes fois annoncé : l’ivresse du héros dans le train le menant à Balbec offre déjà « une métaphore de la création » – p. 371), « l’adversatif va régler son compte à l’infécondité » (p. 353).
Moins qu’un jour véritablement nouveau jeté sur l’univers de la Recherche ou la perspective du romancier, ce travail nous arrête sur diverses facettes a priori connues mais insuffisamment soupesées, et par là invite à la méditation.
Luc Fraisse
Jeanyves Guérin, Les Listes noires de 1944. Pour une histoire littéraire de l’épuration. Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2016. Un vol. de 289 p.
Curieusement, les « listes noires » n’ont pas suscité de livre parmi les historiens français ou étrangers qui ont pourtant beaucoup publié sur la période. Est-ce parce que le sujet était au creux de tout traitement de l’épuration ? Quoi qu’il en soit, Les Listes noires de 1944 comble une évidente lacune, et c’est un premier mérite. L’auteur prend ces listes pour fil ou écheveau de fils de son propos, et du début à la fin, ne lâchant pas la question, il met au jour des faits et des aspects qui n’avaient pas tous été révélés à fond. Peu faciles d’accès, les voici rassemblés pour la première fois, et en pleine lumière. Le livre est donc une incontestable contribution à une histoire littéraire de l’épuration (l’auteur a pris soin de préciser qu’il n’aborde pas les listes d’artistes).
Excellent connaisseur de Camus et d’Audiberti, Jeanyves Guérin vient de diriger l’ouvrage sur Le Théâtre français des années noires 1940-1944 (Presses Sorbonne Nouvelle également). On sait aussi que, plus d’une fois en collaboration avec des historiens, il s’est intéressé de près aux rapports de la littérature avec la politique et l’événement. Il était en quelque sorte l’homme de la situation. Tirant parti de l’ouverture plus grande des archives nationales, il apporte nombre d’éléments nouveaux. Il traque l’information sûre, soumet à la critique les avis divergents et convergents, synthétise l’état des recherches, et nous donne des sources. Sa bibliographie est à la fois utile et d’une étendue raisonnable. Non moins précieuses sont les notes, elles-mêmes points de départ possibles pour la réflexion et le commentaire. Les périodiques de l’Occupation consultés sont répartis entre presse autorisée (une centaine) et presse clandestine (une vingtaine) ; la période suivante est représentée par une trentaine de titres. Il faut saluer l’étendue du travail et la maîtrise d’un corpus hétéroclite.
Avec rigueur, Jeanyves Guérin place dans une perspective claire et mesurée les éléments qui prêtent à la polémique et obligent à l’interprétation. Cet équilibre nécessitait savoir-faire et honnêteté intellectuelle, ils sont ici réunis. Un ouvrage fouillé sur un sujet aride peut être lassant. Ce n’est presque jamais le cas, même dans les trois premiers chapitres, où il faut bien que soient fournies les pièces du dossier : « Genèse des listes », « Autour de la deuxième liste noire » et « Leurs figures ». L’essentiel du chapitre iii est d’ailleurs constitué par une cartographie éclairante des « listés », petit dictionnaire ou tableau des épurés (p. 81-103) auquel répond au chapitre vi l’annexe « Que sont-ils devenus ? » (p. 189-194). Ces tableaux donnent une respiration à un ensemble d’un très grand intérêt où les bonheurs d’écriture ne manquent pas.
1019L’approche combine et alterne habilement la distinction analytique, dans « Des cas » (iv) et « Leur après-guerre » (vii), avec les tentatives de synthèse, dans « De l’épuration » (v) et « Crimes de plumes et châtiments » (vi). La ligne générale chronologique donne au lecteur le sentiment agréable de toujours savoir où il en est. Aussi bien, la culture historique et littéraire de l’auteur lui permet de rendre compte des enjeux et des situations avec le recul nécessaire. Cette hauteur de vue confirme que le livre devrait faire référence.
Marc Dambre
Cyril Piroux, Le Roman de l’employé de bureau ou l’art de faire un livre sur (presque) rien. Éditions Universitaires de Dijon, 2015. Un vol. de 300 p.
« Forger (…) une poétique de l’histoire littéraire de l’employé de bureau » (p. 264), telle est l’ambition première de Cyril Piroux alors qu’il publie aux éditions universitaires de Dijon sa thèse intitulée Le Roman de l’employé de bureau ou l’art de faire un livre sur (presque) rien. Le corpus s’étend de 1823 avec L’Intérieur d’un bureau d’Eugène Scribe à 2011 avec Un certain Pétrovitch de Fabrice Lardreau, un corpus qui puise essentiellement à la littérature française (on croise au fil des pages Balzac, Huysmans, Flaubert, Courteline, Maupassant, Zola, Blanchot, Butor, Camus, Houellebecq, Nothomb, etc.) tout en s’appuyant sur quelques grandes incarnations étrangères, qu’il s’agisse de Bartleby (1853) sous la plume de Melville, d’Akaki Akakiévitch (1843) sous celle de Gogol (Le Manteau) ou encore de certains personnages kafkaïens, susceptibles d’avoir servi de modèle, respectivement, aux tristes sires de Tristan Bernard (Aux Abois, 1933), Georges Hyvernaud (Le Wagon aux Vaches, 1953) et de Jean Meckert (L’Homme au marteau, 2006).
Le portrait de ce personnage raté, dont le nom même est placé sous le signe de la banalité (Jean Dézert, Louis Salavin, Augustin Marcadet et alii), se dessine sous nos yeux dans une perspective résolument diachronique : en « costume élimé » (Henri Calet, Peau d’ours) ou en robe de chambre (Bartleby de Melville), ce « petit zéro ambulant » (Jean Meckert, L’Homme au marteau) traverse l’histoire littéraire en la marquant profondément. Le projet de Cyril Piroux consiste à mettre en relief les enjeux esthétiques, anthropologiques et axiologiques des romans du bureaucrate et le talent des romanciers de l’insignifiance qui « seraient en quelque sorte des passeurs des codes esthétiques empruntés aux romans de la fin du xixe siècle, qu’ils ont su faire glisser vers les nouveaux romans, non sans y avoir déposé une nouvelle sédimentation » (p. 265). Les quelque cinquante auteurs français dont les ouvrages ont été retenus s’approprient, chacun à sa manière, l’art de ne (presque) rien raconter au profit d’une poétique de la privation, de la négation, du gommage de l’histoire et/ou du martèlement répétitif qui passe par la reprise, le radotage, le piétinement. Se dégage une esthétique de l’échec qui sait dire par le menu notre fondamentale médiocrité humaine, en revenant au quotidien, à la platitude du banal, aux vies minuscules, au désœuvrement, à l’ennui, à l’absence d’envergure, à la médiocratie… tout cela constituant une source d’inspiration en or.
Construite en quatre parties (« Le xixe ou l’âge d’or littéraire des employés », « 1900-1970 : l’ère du soupçon… bureaucratique », « Les nouveaux romans de la bureaucratie » et « Actualités romanesques du rond-de-cuir »), la thèse capte l’intérêt 1020du lecteur par la sympathie profonde qu’inspirent les personnages envisagés : « il y avait quelque chose en Bartleby qui me désarmait étrangement, bien plus, qui miraculeusement me touchait et me déconcertait » (dans Bartleby, de Melville). Le personnage ordinaire, l’anti-héros apparemment dénué de possibilités romanesques, qui meurt à petit feu entre les quatre murs de son bureau par excès de rumination métaphysique, devient sous nos yeux « l’un des principaux ferments de renouvellement du genre romanesque » (p. 15). Bartleby et son pacte de non préférence (I would prefer not to) traverse toute la période envisagée, que sert in fine la plume de Philippe Delerm dans Quelque chose de Bartleby (2009).
L’employé de bureau porte avec lui toutes les valeurs de la négation : aboulie, apathie, inconsistance, impuissance, inutilité, impotence, et incarne le « fantasme du Neutre » (Barthes). Mais l’homme sans qualité, ratatiné, sans envergure, peut devenir un artiste paradoxal lorsqu’il raconte son histoire, fondamentalement romanesque, qu’il la couche dans un journal (fictif ou non) ou qu’elle soit relayée par le biais d’une narration à la troisième personne, toujours énoncée sur un ton morne et plat : « (l)orsque Jean Dézert résolut de se suicider, il choisit un dimanche afin de ne pas manquer le bureau » (Les Dimanches de Jean Dézert, de Jean de la Ville de Mirmont). Jean Dézert, par ce geste à la limite du sublime, passe de la négation à l’abnégation, et dépasse l’aphasie ou le désengagement pour toucher l’universalité. Le livre sur (presque) rien dit (presque) tout de l’humaine condition…
Nathalie Prince
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-07183-9
- EAN : 9782406071839
- ISSN : 2105-2689
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07183-9.p.0211
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/10/2017
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français