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Classiques Garnier

[In memoriam] Roger Zuber (1931-2017)

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’Histoire littéraire de la France
    4 – 2017, 117e année, n° 4
    . varia
  • Auteurs : Bury (Emmanuel), Millet (Olivier)
  • Pages : 1021 à 1024
  • Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406071839
  • ISBN : 978-2-406-07183-9
  • ISSN : 2105-2689
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07183-9.p.0253
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 20/10/2017
  • Périodicité : Trimestrielle
  • Langue : Français
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ROGER ZUBER (1931-2017)

Le professeur Roger Zuber nous a quittés le samedi 17 juin 2017.

Né à Mulhouse en 1931, il avait été élève de lÉcole Normale Supérieure (1951). Après avoir réussi lagrégation de Lettres (1954), il avait entrepris une thèse fondamentale sur la traduction au xviie siècle (Les Belles Infidèles et la formation du goût classique) quil rédigea durant ses années denseignement à Nancy et à Strasbourg, puis à Reims, où il fut maître assistant, avant de devenir professeur, une fois soutenue sa thèse à la Sorbonne en mai 1968. Il eut alors loccasion denseigner à Montréal (université McGill, 1969-1971), puis devint professeur à lUniversité de Paris X-Nanterre, de 1973 à 1988. Il enseigna enfin à la Sorbonne de 1988 à 1997, au sein de lUFR de Littérature française et comparée.

Au fil de cette belle carrière, Roger Zuber sest imposé comme un des maîtres des études dix-septiémistes et le parfait représentant de cette génération de chercheurs héritière de la tradition de lhistoire littéraire, mais enrichie par la redécouverte du vaste champ de la rhétorique, qui a su renouveler lapproche critique de notre « siècle classique » en lenrichissant dinfinies nuances : au moment où le formalisme triomphait dans les études littéraires, Roger Zuber, disciple de René Pintard comme létaient ses amis Bernard Beugnot et Marc Fumaroli, demeura attaché à lapproche historique et documentée des auteurs et des textes, tout en explorant la pensée des formes telle quelle a été élaborée par les critiques et les écrivains de la première modernité. Dans la lignée de sa thèse, qui fut couronnée par lAcadémie française en 1969, il contribua notamment à restituer une place centrale à Jean-Louis Guez de Balzac dans lhistoire de la pensée critique du premier xviie siècle, dont le recueil des Œuvres diverses (1654) fut édité par ses soins en 1995. Lunico eloquente, comme on lappelait à lépoque de Louis XIII, la constamment intéressé, car il illustrait parfaitement le « classicisme » tel que le comprenait Roger Zuber : non pas 1022comme un « canon » dauteurs ou une norme esthétique qui déboucherait sur un pur académisme, mais comme lexpression dune tension vers le beau, nourrie de ladmiration des modèles anciens pour créer des œuvres nouvelles. Il nest pas indifférent de voir en Balzac lun des introducteurs décisifs de la notion de « sublime » dans la pensée littéraire française, puisée dans lhéritage néo-latin de lhumanisme savant, et métamorphosée en catégorie esthétique moderne et mondaine par Balzac, puis par Boileau, autre grande figure à laquelle sattachèrent les travaux de Roger Zuber. Le lien entre les deux auteurs na dailleurs rien de factice, si on se rappelle que le titre original de la thèse était, explicitement, Traduction et critique de Balzac à Boileau. Cet intérêt conjoint annonce la précieuse mise au point sur la fortune de Boileau quil entreprit, lors de son séjour à Montréal, en collaboration avec Bernard Beugnot, un des grands spécialistes de Balzac (Boileau. Visages anciens, visages nouveaux 1665-1970, 1973).

On comprend bien cette conception nuancée du classicisme à la lecture du précieux recueil de ses articles qui lui fut offert par ses amis et ses disciples en 1997 : Les émerveillements de la raison. Classicismes littéraires du xviie siècle français. La notion de « merveille » illustre ce quil y a denthousiaste et de dynamique dans lidée de classicisme quil défendait, et le pluriel attaché à ce terme montre aussi la continuité et les variations de cet idéal classique au fil du siècle, de lâge dHenri IV à la fin du règne de Louis XIV : l« atticisme » en fut sans doute lexpression la plus aboutie, comme Roger Zuber la magistralement montré, en centrant lattention sur la pensée critique des années 1650, véritable pivot et centre de gravité de lhistoire littéraire du siècle, où se jouent les choix esthétiques qui deviendront « naturels » pour la génération de 1660. Cette attention précise aux hommes et aux faits ne lui a pas interdit les larges perspectives, et lappréhension juste de la longue durée que le prisme rhétorique et néo-latin appelle et favorise : à lire Roger Zuber, on saisit en effet à quel point le « classicisme » est un héritier de lhumanisme européen et à quel point les critères mondains (et français) du goût littéraire doivent à leurs étymons savants (et latins) élaborés depuis lAntiquité et réactivés par la Renaissance. Doù cet intérêt constant quil témoigna pour les figures de passeurs, comme le fut le principal « héros » de sa thèse, le traducteur Nicolas Perrot dAblancourt, mais aussi les éminents représentants de la République des lettres comme Jacques-Auguste de Thou, les frères Pithou, Etienne Pasquier ou Peiresc.

Ce lien avec la tradition humaniste sexplique aussi par lintérêt que Roger Zuber avait naturellement pour lhistoire du protestantisme, et son attachement à une meilleure connaissance des élites intellectuelles réformées qui, de la fin du xvie siècle au seuil du xviiie siècle, ont fait marcher du même pas histoire des idées, des savoirs et des lettres et histoire de la Réforme en France. À loccasion de sa thèse, il avait projeté une lumière nouvelle et très documentée sur Valentin 1023Conrart, qui joua un rôle décisif dans le paysage littéraire parisien avant même la fondation officielle de lAcadémie française, et qui fut un arbitre du goût et de la langue aussi important que Balzac en ces mêmes années : en 1967, à loccasion dun article sur « calvinisme et classicisme », Roger Zuber voyait dans la sensibilité et le goût de Conrart un indice majeur de ce que la sobriété et la discrétion chères à latticisme français doivent à la culture protestante. Maître de la prose dart classique, Perrot dAblancourt fut son digne disciple, autant quil létait de Guez de Balzac. De fait, les nombreuses contributions de Roger Zuber sur divers représentants de la pensée, de la spiritualité et de lesthétique réformée, de Calvin à Pierre Bayle, lui ont fait écrire, à côté de lhistoire littéraire « générale », quelques chapitres dune histoire littéraire spécifique de la Réforme en France au xviie siècle. Ce caractère non négligeable de sa production et de ses recherches lui valut dêtre président de la Société de lhistoire du protestantisme français de 1990 à 1996, après de longues années passées, au sein de la SHPF, à en animer le bulletin. Ce fut notamment dans ce cadre quil coorganisa le grand colloque de 1985 pour commémorer la Révocation de lédit de Nantes, colloque qui fit date dans les études sur le protestantisme en France sous Louis XIV.

Durant toutes ces années, Roger Zuber anima la recherche dix-septiémiste, tant par son enseignement que par son attachement à la Société détude du xviie siècle, dont il dirigea la revue de 1988 à 1991. Il contribua à maintenir les exigences dune histoire littéraire bien comprise en sassociant à des entreprises générales, où le xviie siècle apparaissait comme un moment dune tradition littéraire aux inflexions multiples. Dans un tel cadre, louvrage sur le classicisme (1660-1680) quil a co-écrit avec Micheline Cuénin en 1984 (dans la collection « Littérature française » Arthaud au format de poche) a contribué à diffuser cette vision dun « autre » classicisme, plus nuancé et moins caricatural que celui que colporte encore trop souvent la tradition scolaire – et dont demeurent tributaires, hélas, beaucoup de non spécialistes encore aujourdhui ! –, vision que consacra le dense « Que Sais-je ? » sur La littérature française du xviie siècle quil publia en 1993, où il tentait dassouplir la chronologie trop rigide imposée par cette tradition, où le « classicisme » 1660-1680 écrase les autres moments du siècle. Il prolongeait ainsi sa contribution au Précis de littérature française du xviie siècle (dir. J. Mesnard, 1991), sur le « temps des choix » (1630-1660) où il avait réaffirmé le caractère décisif du « classicisme » contemporain de Louis XIII et des années 1650, avant laffirmation des années 1660. Enfin, un recueil des articles du Dictionnaire universel des littératures (1994) publié sous le titre de Dictionnaire de littérature française du xviie siècle, regroupait les articles sur le xviie siècle initialement parus sous la direction de Roger Zuber et de Marc Fumaroli et contribuait à diffuser cette image rénovée de lhistoire littéraire du grand siècle.

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Au-delà de ses ouvrages, et même après avoir quitté ses fonctions, Roger Zuber a continué à animer la vie académique, tant par sa présence dans les réunions savantes, colloques et conférences, que par lamitié quil a toujours conservée avec plusieurs générations de chercheurs, de ses contemporains à ses plus jeunes disciples, pour qui il nétait jamais avare de conseils chaleureux, prolongeant ainsi linfluence profonde de la tradition critique et universitaire quil représentait avec autant de discrétion que de maîtrise. Cest donc un maître de notre discipline, fidèle membre de la Société dHistoire littéraire de la France et très attaché à notre revue, qui nous a quittés, en laissant en héritage à ses amis, à ses disciples et à ses lecteurs, présents et futurs, une contribution majeure à la connaissance de la littérature française et des valeurs quelle représente et quelle continue de transmettre.

Emmanuel Bury et Olivier Millet