Comptes rendus
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d'Histoire littéraire de la France
2 – 2023, 123e année, n° 2. varia - Pages: 459 to 502
- Journal: Journal of French Literary History
COMPTES RENDUS
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
Littératures, no 84, « Le Paysage musical. Musique et littérature dans la première moitié du xixe siècle ». Sous la direction de Fabienne Bercegol. Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 2021. Un vol. de 225 p. (Capucine Echiffre)
La Parisienne du Second Empire aux Années folles. Sous la direction d’Anne-Simone et Pierre-Jean Dufief. Paris, Honoré Champion, « Romantisme et Modernités », 2020. Un vol. de 464 p. (Catherine Nesci)
Études françaises, vol. 57-1. L ’ insurrection kabyle de 1871. Représentations, transmissions, enjeux identitaires en Algérie et en France. Les Presses de l’Université de Montréal, 2021. Un vol. de 159 p. (Franck Laurent)
Alfred Capus ou le sourire de la Belle Époque. Sous la direction de Marie-Ange Fougère. Dijon, Éditions universitaires de Dijon, « Écritures », 2022. Un vol. de 165 p. (Denis Pernot)
Le Sourire de Camus. Actes du colloque d’Aix-en-Provence (8-11 novembre 2017), réunis et présentés par David H. Walker. CreateSpace Independent Publishing, 2018. Un vol. de 279 p. (Anne Prouteau)
Frank Lestringant, Sous la leçon des vents. Le monde d’André Thevet, cosmographe de la Renaissance. Seconde édition mise à jour et augmentée. Paris, Classiques Garnier, « Géographies du monde », 2021. Un vol. de 642 p.
Cornucopie à l’image de son objet même, la thèse monumentale soutenue par Frank Lestringant en 1988 n’a cessé d’engendrer des livres et des articles de tout premier plan sur la culture géographique de la Renaissance, le cosmographe André Thevet et son contradicteur Jean de Léry, de nourrir aussi l’apparat critique de plusieurs éditions remarquables de ces deux auteurs. Les travaux sur Thevet ont 460essentiellement pris la forme d’un triptyque constitué d’une enquête biographique (André Thevet, cosmographe des derniers Valois, Genève, Droz, 1991), d’une réflexion plus théorique (L’Atelier du cosmographe ou l’image du monde à la Renaissance, Paris, Albin Michel, 1991) et de ce beau recueil d’études placé « sous la leçon des vents », ouvrage en archipel paru une première fois en 2003 dans la luxueuse collection « Imago Mundi » des Presses de l’Université Paris-Sorbonne (édition épuisée) et aujourd’hui réédité sous couverture jaune, complété de quelques études ainsi que de nouvelles références bibliographiques.
Légèrement modifiée, la structure du livre ne se limite plus à un parcours orienté « selon les quatre vents de la mappemonde » (p. 33), mais s’organise désormais en cinq parties : la première, à dominante historique, s’intéresse de façon privilégiée aux relations complexes et mouvantes de Thevet avec ses différents protecteurs (« Le cosmographe en son siècle », p. 65-173) ; la seconde s’attache principalement à la place et à la fonction, dans l’œuvre du cosmographe, de cet espace géographique depuis longtemps balisé qu’est l’Orient méditerranéen (« L’Orient captif », p. 175-250) ; la troisième se tourne, à l’inverse, vers les nouveaux horizons de l’Afrique et du Nouveau Monde (« Le monde ouvert », p. 251-322) ; la quatrième étudie les singularités emblématiques observées ou recueillies à l’école des nouvelles latitudes (« Leçons de plein vent », p. 323-408) ; la dernière, enfin, interroge les dispositifs cartographiques, entre fiction et fragmentation insulaire (« Cartes éparpillées », p. 409-483). On retrouve par ailleurs, avant et après cet ensemble déjà extrêmement riche, certains outils devenus indispensables à la recherche sur Thevet : les « Données biographiques » (p. 39-63), les « Thevetiana » (p. 505-566), qui proposent un vaste répertoire analytique des différents ouvrages témoignant de la réception de Thevet du xvie au xixe siècle, ou encore une précieuse « Orientation critique (1901-2020) » (p. 581-600).
Les trois nouveaux chapitres ajoutés à cette édition portent respectivement sur la représentation de Paris dans les cosmographies de Münster, Belleforest et Thevet (« Le Paris des cosmographes », p. 93-100), sur la présence de Jean de Meung dans les Vrais Pourtraits et Vies des hommes illustres (« Vrai portrait et vie de Jean Clopinel, dit de Meung », p. 101-113) et sur la singulière aérophagie du caméléon, du paresseux ou de l’improbable « Hulpalim » (« Animaux qui vivent de vent », p. 343-364).
Par l’infinie curiosité et l’érudition prodigieuse dont il témoigne, par la belle varietas qui le caractérise et qui lui permet d’accueillir aisément dans ses structures souples de nouveaux matériaux, Sous la leçon des vents prolonge autant qu’il étudie les magnifiques cosmographies de la Renaissance. Un seul regret : la disparition de quelques illustrations (on passe de 40 à 33) et, surtout, la beaucoup moins bonne qualité des reproductions. Comme si l’imprimeur-libraire avait délaissé la taille-douce pour revenir à la gravure sur bois…
Frédéric Tinguely
Frank Lestringant, La Quinzaine Du Bartas. Lire La Sepmaine, La seconde Semaine et Les Suittes. Paris, Classiques Garnier, « Géographies du Monde », 2021. Un vol. de 434 p.
À la suite des travaux pionniers d’Yvonne Bellenger (Du Bartas et ses divines semaines, 1993 ; édition de La [première] Sepmaine (1981, rééd. 1993), de La 461Seconde Semaine (1991-1992) et des Suittes de la Seconde Semaine (1994)), à laquelle est du reste dédié le présent ouvrage, Frank Lestringant entreprend ici de (re)parcourir l’œuvre, monumentale mais inachevée, consacrée par Guillaume de Salluste, sieur du Bartas (1544-1590) à la Création du monde et de l’homme dans une première Sepmaine (1578) et à l’histoire de l’humanité, conduisant théoriquement d’Adam et Ève au jardin d’Éden à l’Apocalypse et au Jugement Dernier, dans une Seconde Semaine dont seuls les deux premiers jours (ceux d’Adam et de Noé, en réalité surtout centrés sur les figures négatives de Caïn et de Cham) paraissent du vivant de l’auteur (1584), avant que ne soient publiées des « suites sans fin » (F. Lestringant) entre 1588 et 1603, comprenant les troisième (Abraham, Moïse, Josué, Saül) et quatrième (David et Salomon) jours, de plus en plus fragmentaires, puis un cinquième jour, tout juste ébauché, s’achevant sur l’histoire exemplaire de Jonas. Une « quinzaine » de 12 jours donc, dont 9 vraiment achevés et publiés du vivant de l’auteur. En faisant le choix d’une lecture analytique et suivie, jour après jour, Frank Lestringant redonne assurément toute sa clarté et sa cohérence à un projet poétique complexe, de longue haleine, qui emmena son auteur jusqu’à l’épuisement et, ponctuellement, au doute – un des mérites de la présente étude étant de mettre en avant ces nombreux moments de mise en scène de soi du poète dans son œuvre. Loin de proposer une simple paraphrase critique des Semaines, Frank Lestringant en offre plutôt une lecture ruminative, quasi empathique, mettant en lumière les lignes de force, les « nœuds », à côté de zones plus lisses (des faiblesses, parfois des obstacles ou des impasses), sans cesser de s’interroger sur la nature précise du projet (poétique, théologique et anthropologique) de Du Bartas.
Dans un très utile préambule, Frank Lestringant revient précisément sur le contexte de ce projet et sur la place singulière de Du Bartas, poète emblématique de la fin du xvie siècle, dont la poétique à la fois biblique et scientifique rompt avec l’inspiration ronsardienne, et l’efface même par un succès inédit à l’échelle française et européenne. En peu d’années, Du Bartas commence et achève une nouvelle voie, fondée sur le renouvellement du genre hexaméral. Tout en présentant le corpus complexe des Semaines, Frank Lestringant en souligne d’emblée la profonde originalité : l’assimilation d’un savoir universel mis en vers qui revisite le genre nouveau de la « poésie scientifique », le mélange des modèles biblique et antique (Ovide, Lucrèce) qui contribue à la description d’un monde à la fois clos et immobile et en perpétuelle gestation (même si c’est bien la Bible qui domine dans les derniers volets de l’œuvre), l’utilisation de cartes et d’atlas dans « Les Colonies » (Sec. Sem., liv. 7), le travail constant d’amplification d’une mince matière biblique, le mélange de didactisme et d’élans prophétiques, etc. De fait, la « Quinzaine » est un véritable « laboratoire poétique » dont les défauts mêmes sont les signes d’un travail authentique mais difficile de restitution de la totalité du monde. En regard de cette introduction, l’« Épilogue » rend compte de l’immense succès des Semaines en présentant une série d’imitateurs, protestants (Guillaume de Chevalier ?, Augier Gaillard) ou catholiques (Michel Quillian, Jude Serclier), le protestantisme « modéré » de Du Bartas permettant à son œuvre de transcender les divisions confessionnelles – à la différence de celle d’Agrippa d’Aubigné.
Chacune des trois parties du livre propose ensuite une relecture des différents jours dans leur succession, Frank Lestringant s’efforçant d’identifier les moments clés d’une œuvre marquée par « une perpétuelle variation de focale », perçue comme « une suite de gonflements et de dégonflements », un enchaînement de nœuds et de parties déliées. Ce qui caractérise la première Sepmaine, c’est assurément, à la 462différence de l’hexameron traditionnel, l’ajout d’un septième jour, qui permet au poète – comme au Créateur – de se reposer pour admirer son œuvre en exploitant toutes les ressources du « modèle réduit » ; plus généralement, Frank Lestringant montre comment Du Bartas compose dans ce premier volet un livre « coextensif au monde », reposant sur un lien organique entre le poème épidictique et la Nature féconde. Certes, si le risque encouru est celui d’une perte de la vision globale du monde par un trop grand « émiettement » (« Campagne et salade », indique astucieusement l’un des sous-titres), cette tension – propre à tout le savoir géographique de la fin de la Renaissance – est atténuée par ces « boules de matière verbale » que sont les hymnes insérés, les moments de relance des exordes, ou les ekphrasis dramatiques et narrations particulières en conclusion de chaque livre.
Publiée inachevée en 1584, La Seconde Semaine est la suite « considérablement amplifiée » de la première Sepmaine. Davantage resserrée autour du modèle biblique, l’inspiration du poète reflète aussi une relecture très personnelle de l’Écriture. L’Éden du premier jour y est à la fois une ville et un jardin (on notera les nombreux rapprochements avec les traités d’horticulture ou d’architecture) et Adam, un pasteur naïf découvrant une ville. Le poète ne propose pas une vision globale de l’Éden (qui reste un interdit), mais une vision rapprochée, propre au promeneur guidé par sa rêverie. Comme toujours chez Du Bartas, les problématiques poétiques et théologiques se superposent : comment, ainsi, représenter le « premier travail » d’Adam, avant la Chute ? Après cette Chute justement (« L’Imposture »), la peinture de l’Homme malade (« Les Furies »), marqué par une déréliction générale – Du Bartas exploitant pleinement la poétique anatomique – est contrebalancée par le tableau de l’invention des techniques qui ont permis à l’homme pécheur – Caïn en tête – d’améliorer sa condition (« Les Artifices »). De même, les quatre livres du deuxième jour, consacrés au Déluge (« L’Arche ») et à ses prolongements, sont paradoxalement centrés sur Cham, le fils maudit de Noé. Les trois livres suivants (« Babilone », « Les Colonies », « Les Colomnes ») racontent, après la vaine érection de la tour de Babel, la dispersion de l’humanité sur la surface de la terre que scellent in extremis les lois de l’arithmétique, de la géométrie, de l’astronomie et de la musique gravées sur deux colonnes.
Les huit livres posthumes des Suittes de la Seconde Semaine confirment à la fois le resserrement autour du modèle biblique et l’« expansion démesurée » de l’écriture poétique. Bien qu’inachevées ou fragmentaires, ces Suittes montrent un poète « en pleine possession de ses moyens », rompant définitivement avec l’inspiration ronsardienne pour inventer « une poétique moins strictement calviniste que magnifiquement réformée ». Du Bartas y multiplie aussi les adresses à ses princes protecteurs, et notamment à Jacques VI, jeune roi d’Écosse et fervent lecteur des Semaines – modèle du Prince chrétien, après David et Salomon auxquels sont précisément consacrés les fragments du quatrième jour (« Les Trophées » et « La Magnificence »). Le troisième jour est centré sur la figure d’Abraham, son histoire « mouvementée et sanglante » avec Loth (« Vocation ») et l’épisode capital du sacrifice d’Isaac (« Les Pères »), sur celle de Moïse, scellant l’Alliance au Désert (« La Loy »), et enfin sur celles de Josué, des Juges et de Saül, dans un livre plus disparate (« Les Capitaines »). On saura gré à Frank Lestringant de réhabiliter ces derniers livres, souvent délaissés ou minorés, et de les rendre plus lisibles en dépit d’une histoire éditoriale compliquée.
En remettant sur le même plan tous les jours de la Quinzaine de Du Bartas, en leur accordant une égale importance, Frank Lestringant redonne à cet immense projet du poète gascon sa cohérence d’ensemble (en témoignent les nombreux 463rappels ou échos entre les livres, que seule une lecture complète de l’œuvre peut révéler). Tout en s’appuyant sur la critique récente (il faut mentionner ici l’édition de La Sepmaine dirigée par Jean Céard en 2011, ou celle des Œuvres de 1579 par François Rouget et Denis Bjaï en 2018), le beau livre de Frank Lestringant est aussi un appel pressant à approfondir l’étude d’une œuvre qui, quoique difficile, ne cesse de délivrer ses richesses et d’offrir d’étonnantes surprises.
Nicolas Lombart
Pascal Joudrier, Un « miroir » calviniste. Les Emblemes, ou Devises Chrestiennes de Georgette de Montenay et Pierre Woeiriot. Genève, Droz, « Cahiers d’Humanisme et Renaissance », 2020. Un vol. de 512 p.
L’ouvrage de Pascal Joudrier est à la fois pratique – c’est une édition de textes commentée, précédée d’une introduction de plus de cent pages, assortie d’annexes permettant de compléter notre compréhension contextuelle, et d’index variés –, beau – c’est une édition d’emblèmes de bonne facture –, original – Pascal Joudrier réédite le seul ouvrage d’emblèmes écrit par une autrice, qui ne fut pas édité depuis 1620 malgré le fait qu’il rencontra un certain succès, dont témoigne l’édition polyglotte de 1619 –, édifiant, pour le chercheur qui vient y chercher des renseignements sur le milieu calviniste de frais convertis autour de Jeanne d’Albret, sur la diffusion de la pensée calviniste, à travers cet œuvre en « miroir », dans ces décennies charnières des années 1550-1560, ou sur la poétique de l’emblème et de la devise spirituels.
Les Emblemes, ou Devises Chrestiennes est le fruit d’une collaboration étroite et fructueuse entre Georgette de Montenay, qui remplit un rôle non négligeable à la cour de Navarre, auprès de la reine Jeanne d’Albret, et Pierre Woeiriot, un graveur reconnu. L’une comme l’autre, fraîchement convertis, se saisissent d’un genre en vogue depuis les Emblèmes d’Alciat, et tout particulièrement à Lyon, pour concevoir une œuvre de conviction. Cette dernière vise en effet à défendre la cause protestante en croisant la didactique spirituelle fondée sur la lecture des Évangiles et de l’Institution de la religion chrétienne de Calvin, faisant de ce recueil un « manuel du converti » (p. 31), et les allusions plus précises au danger que représente pour le Béarn un roi hésitant en sa doctrine (Antoine de Bourbon), voire hostile au protestantisme, ainsi que la persécution des Guise, sous la coupe desquels il se trouve. En filigrane de la lecture atemporelle et spirituelle se détache donc ce que Pascal Joudrier qualifie de « propagande calviniste » (p. 8), où résonnent des accents de controverse théologique. De cette double entrée fait état le titre coordonnant de l’emblème, qui « généralise au lieu de particulariser » (p. 28) et de la devise, qui est « solidement ancrée à une réalité contemporaine » (id.).L’ouvrage fut édité à plusieurs reprises mais connut les aléas liés à l’histoire des guerres de Religion dans la région de Lyon, ce qui explique qu’un seul exemplaire de l’édition de 1567 ait été retrouvé. C’est donc l’édition de 1571, du même éditeur protestant Jean Marcorelle, que reproduit Pascal Joudrier, les éditions ultérieures (hormis celle de 1620) étant européennes (Zurich, 1584 en latin, et Francfort, 1619, en espagnol, italien, allemand, anglais et hollandais).
Pascal Joudrier évalue le caractère particulier des Emblèmes qui, selon la doctrine calviniste, utilisent l’image comme instrument destiné à l’élévation de l’âme, comme médiation pour tous les fidèles, sans pour autant la substituer à la parole. 464Elle est synecdoque, elle fait réfléchir et ne remplace pas le texte. Par son rapport au sacré, l’ouvrage « annonce davantage les recueils d’emblèmes sacrés » (p. 11) des Jésuites de la Contre-Réforme qu’il ne prolonge la tradition humaniste des recueils d’emblèmes pédagogiques. Pascal Joudrier structure son édition contemporaine en trois parties : une première partie dans laquelle il se concentre sur la poétique de l’emblème, qu’il présente comme « aiguillon » spirituel pour le converti calviniste, une deuxième partie, plus courte, qui propose un découpage de l’édition de 1571, et une troisième partie constituée par l’édition commentée proprement dite.
La première partie, plus contextuelle, expose les éléments biographiques dont nous disposons et peut à profit être lue avec les deux premières annexes concernant respectivement des documents sur Jeanne d’Albret et Antoine de Bourbon à propos de l’évolution religieuse divergente du couple à la fin des années 1550 et des éléments nous instruisant sur le contexte lyonnais des années 1560. Elle s’attache ensuite à explorer de plus près la poétique du recueil de Georgette de Montenay et Pierre Woeiriot, qui se conforme à l’esprit incitatif des Psaumes, tournés vers la louange de Dieu et auxquels renvoient plus d’un tiers des emblèmes. L’autrice inclut le lecteur en l’apostrophant, que ce soit celui qu’elle veut conforter dans sa foi protestante ou celui dont elle déplore qu’il se présente en obstacle à la progression de la Réforme. Elle cherche à persuader et à transmettre l’espérance qui s’est ouverte à elle dans sa conversion, ouvrant le recueil sur cet espace intime. La foi de Georgette de Montenay s’accompagne en effet de l’espérance, personnelle, spirituelle, mais également politique, fondant son irénisme, son désir de voir la Réforme se développer sans heurt en France.
Après avoir cerné les caractéristiques de cette recherche d’un « art calviniste » (p. 69) alliant d’une façon nouvelle l’écriture et l’appel à la recherche du plus haut sens dans un principe qui fait de l’image une matière à méditation, Pascal Joudrier s’attache à mettre en évidence, dans une seconde partie, un plan sous-jacent au recueil. Il distingue quatre « prédications », introduites chacune par une série de quelques emblèmes, et enserrées toutes quatre entre un premier emblème présentant la reine de Navarre qui édifie la sainte Église réformée et un dernier, proche du genre de la consolation, invitant à la patience le lecteur confronté aux persécutions des années 1550-1560. La première prédication, allant des emblèmes 2 à 24, annonce la Bonne nouvelle ; la deuxième prédication (25-48) insiste sur la nécessaire franchise et pureté du cœur que la Foi vient toucher ; la troisième prédication (49-72), tournée vers la lumière de la Foi, met en avant les points essentiels de la doctrine calviniste et la quatrième prédication (73-99) est centrée sur la nouvelle naissance à laquelle est assimilée l’adhésion à la Réforme.
La troisième partie, intitulée « Pour une lecture des Emblemes chrestiens dans leur réseau d’allusions », offre au lecteur contemporain l’édition de 1571, étayée de commentaires permettant un renvoi rapide aux références des auteurs. Pascal Joudrier traduit pour chaque objet l’inscription latine, le motto ; il présente une sélection de citations bibliques, issues de l’œuvre de Calvin, qui sont à la source des emblèmes et devises ; il commente ces dernières, dans leurs choix iconographiques et leur contexte historique, puis il propose les rapprochements internes au recueil.
Ainsi Pascal Joudrier, tout en diffusant une œuvre peu connue et pourtant révélatrice d’une époque et d’un milieu importants pour l’histoire de la Réforme française, offre aux lecteurs un outil très efficace. En effet, l’édition comporte, outre les annexes sur Jeanne d’Albret et Antoine de Bourbon, ainsi que sur Lyon, déjà mentionnées, une gravure contemporaine contre le cardinal de Lorraine, qui 465permet de mieux comprendre le fonctionnement de l’image dans la propagande protestante, un lexique des termes clés du calvinisme, une bibliographie et un index, subdivisé lui-même en plusieurs index afin de permettre une circulation très aisée dans le recueil : index des références scripturaires, index des « inscriptions latines », index des mots-clés, index des motifs iconographiques, index des allusions historiques vraisemblables. C’est ainsi à une lecture combinant une approche synthétique et une approche analytique, très stimulante et complète, que nous invite Pascal Joudrier, dans un ouvrage qui est en outre très agréable à lire.
Mathilde Bernard
Nina Hugot, « D’une voix et plaintive et hardie ». La tragédie française et le féminin entre 1537 et 1583, Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2021. Un vol. de 585 p.
Les tragédies françaises du xvie siècle font l’objet, depuis plusieurs décennies, d’une importante entreprise de réévaluation. D’une part, les textes sont désormais mieux connus, grâce à un inlassable travail d’édition ; d’autre part, la critique a considérablement renouvelé les approches. L’ouvrage de Nina Hugot s’inscrit donc dans un vaste mouvement ; il n’en est pas moins original et précieux.
Inspirée par les gender studies, l’étude semblera peut-être céder à un effet de mode – qui ne date pourtant pas d’hier. L’idée selon laquelle la tragédie entretient un rapport particulier avec le « féminin » est ancienne, et ne doit pas tout aux préoccupations contemporaines. Or, en se saisissant de cette question, l’autrice propose non pas seulement d’illustrer une idée reçue, mais bien de l’interroger en profondeur. Décidant d’explorer « la place du féminin en tragédie », Nina Hugot n’impose pas une lecture univoque et genrée de son objet. Il n’y a pas, entre tragédie et féminin, de rapport ontologique. En revanche, Nina Hugot découvre dans la question du genre un formidable « outil heuristique », qui permet de mettre en évidence, comme elle l’écrit modestement, « quelques nouveautés concernant la définition de la tragédie ». En réalité, elle en propose une nouvelle et passionnante lecture.
L’introduction générale fixe comme il se doit le cadre historique et théorique de l’analyse. Soulignons l’intérêt d’une étude qui élargit le corpus traditionnellement retenu, sans préjuger de la qualité ou de l’importance des œuvres, depuis les traductions/adaptations des pièces antiques (dès 1537) jusqu’au corpus néo-latin (avec quelques oublis) et le début des années 1580. C’est bien la tragédie d’une époque qui est envisagée, dans la diversité de ses manifestations, et non une certaine idée de l’objet. Les mises au point sur le « genre » sont, dans cette introduction, particulièrement éclairantes. Elles conduisent à problématiser la réflexion autour d’une double caractérisation de la tragédie comme « plaintive » et « hardie » (selon les mots de Jodelle) : si la critique s’accorde sur l’importance de la plainte – souvent féminine – dans ce genre longtemps décrit comme statique, Nina Hugot entend montrer que la « hardiesse » participe plus encore à la définition d’une forme qui valorise l’actio. C’est là, nous le verrons, l’un des apports principaux de l’étude.
Le corps du volume s’articule en trois parties. La première (I. « Les femmes et le féminin dans l’élaboration du genre tragique ») aborde la réflexion sur le caractère « féminin » de la tragédie par le contexte (de production) et le paratexte. Si la présence des femmes (en tant qu’autrices, dédicataires, spectatrices et actrices) 466demeure limitée dans le processus de création théâtrale, si les théoriciens du temps ne font jamais de la tragédie un genre spécifiquement féminin (elle est plutôt masculine), titres et listes de personnages affichent la prégnance de l’héroïsme féminin dans la tragédie humaniste, au moins jusqu’en 1561, tandis que les discours théoriques soulignent le caractère genré de certaines situations comme la dimension problématique du féminin, au regard surtout du principe de « convenance ». Afin d’approfondir l’enquête, Nina Hugot propose alors de lire les textes dramatiques eux-mêmes et, d’abord, les nombreux « discours sur le féminin », tenus par les personnages au cœur des œuvres (II. « Le féminin en discours »).
Il faut souligner ici la rigueur méthodologique de l’autrice ; elle affleure non seulement dans ses seuils, qui exposent clairement la méthode et explicitent les enjeux théoriques, mais se révèle aussi, au cours de l’analyse, dans la prudence dont jamais Nina Hugot ne se départ. Sa réflexion introductive sur le discours des personnages et son énonciation est de ce point de vue exemplaire. « Nous interrogerons […] les fondements idéologiques des discours de personnages. Néanmoins […] [nous] ne chercherons pas à débusquer les impensés des discours, mais étudierons les généralités exprimées, pour suivre les méandres de cette unité discursive sur le féminin ». C’est donc autour de la notion de « lieux communs » et de ses divers usages, au cœur de la polyphonie dramatique, que se développe d’abord la réflexion : si les pièces mettent en avant certains topoi, sur la faiblesse des femmes notamment, elles affichent aussi les écarts par rapport à la norme, mettant en évidence, entre blâme et éloge, le héros « hors du commun », qui peut être inconvenant ou exceptionnel. Le lieu « commun » est donc non seulement formulé, illustré, mais aussi interrogé. Or, de ce point de vue, l’héroïne tragique détonne : Nina Hugot montre en effet qu’il y a probablement « quelque chose de plus “admirable” dans l’héroïsme féminin, parce qu’il s’oppose aussi à la faiblesse commune du sexe ». En échappant au lieu commun qui définit la faible femme, l’héroïne tragique accomplit la tragédie : elle émerveille son spectateur.
Bien plus que l’expression plaintive, qui fut longtemps au cœur de la définition moderne de la tragédie humaniste, c’est le concept de « hardiesse » qui permet de subsumer les modalités de « cet extraordinaire héroïsme féminin ». La troisième partie entend le montrer par l’analyse des intrigues et de l’actio tragique (III. « Les femmes sur la scène tragique »). Souvent, tout ou presque est déjà accompli dans la tragédie humaniste : l’intérêt du public se reporte sur la réaction du personnage au violent renversement de fortune et, en particulier, sur l’actio qui rend spectaculaire les passions. Le type de renversement subi peut différer selon les sexes – les femmes sont plus souvent confrontées au deuil privé, les hommes sont plutôt victimes de conjurations politiques – ; les réactions sont elles aussi genrées : les femmes sont furieuses, les hommes se résignent davantage. Or, « si “tragédie” rime si souvent avec “hardie”, c’est, d’après nous, parce que la hardiesse décrit ce qui rend, aux yeux des dramaturges, cette réaction extraordinaire ».
La hardiesse s’identifie longtemps au furor, dont l’autrice décrit les différentes manifestations depuis l’archétype jodélien de Cléopâtre. Toutefois, Nina Hugot reste attentive aux inflexions chronologiques. En 1561, LaSoltane de Gabriel Bounin marque « la fin de la domination de l’héroïsme féminin » et furieux – désormais, hommes et femmes se montrent également résignés, au-delà de toute considération de genre. Si la « constance », comme résistance aux aléas du sort, est une valeur néo-stoïcienne d’abord masculine, elle est de plus en plus souvent incarnée par 467des femmes. De fait, au moment des guerres de Religion, quand le tragique entre dans l’Histoire, ce n’est plus le crime qui paraît « hardi », mais la force d’âme dans l’épreuve. Certes, celle-ci n’est pas toujours valorisée par le spectacle : certains personnages s’aveuglent dans leur constance obstinée. Dès lors, plutôt que de conclure à l’univocité du genre tragique, l’autrice préfère insister sur ses « méandres ». La tragédie n’est pas « didascalique » ou « exemplaire » en ce sens qu’elle ferait leçon ; elle propose plus souvent un « cas », un hapax qui donne à admirer, pleurer, penser, et qui toujours étonne.
Ainsi, Nina Hugot, attentive aux variabilités du temps, à la diversité du corpus et à la polyphonie du théâtre, n’impose pas à son objet de lecture trop rigide. Non, la tragédie humaniste n’est pas féminine, moins encore féministe. Toutefois, il y a bien une « spécificité de l’héroïsme féminin » en tragédie, qui tire son efficacité a fortiori : si l’héroïne tragique suscite notre admiration, c’est aussi – et peut-être surtout – parce qu’elle est femme. Les auteurs antiques l’avaient sans doute compris ; confrontés aux vicissitudes du monde contemporain, les auteurs du xvie siècle interprètent ce modèle à la lumière d’une nouvelle éthique, qu’illustre l’importance fondamentale du renversement de fortune et des réactions spectaculaires qui lui sont opposées. Ainsi, en empruntant les chemins des études de genre, Nina Hugot propose une stimulante lecture de la tragédie française humaniste, fermement étayée, qui restitue à ce corpus encore trop méconnu son évidente « hardiesse ».
Mathieu Ferrand
Maxime Cartron, L’Invention du Baroque. Les anthologies de poésie française du premier xviie siècle. Paris, Classiques Garnier, « Lire le xviie siècle », 2021. Un vol. de 522 p.
Ce livre se donne pour objectif « de montrer comment s’invente la notion de Baroque littéraire au xxe siècle, par la poésie, et comment l’anthologie participe à cette découverte » (p. 19). Généreux volume incluant un cahier iconographique de 49 figures, une riche bibliographie et deux index, il témoigne de l’actualité de l’objet « Baroque », dont il propose une reproblématisation originale et souligne à nouveaux frais l’importance dans l’historiographie de la littérature. L’intuition de départ consiste à penser de concert développement des anthologies de poésie baroque (une quarantaine, parues entre 1898 et 2011, dont le célèbre recueil de Jean Rousset en 1961) et avènement de l’idée de Baroque littéraire. L’accointance entre la forme anthologique et cette poésie (sous le prisme, par exemple, d’une esthétique de la fragmentation) éclairerait l’invention mutuelle du corpus et de la notion. De cette affirmation audacieuse du Baroque comme « invention » historiographique, l’auteur tire des conclusions fécondes.
Plus que simples structures d’accueil, les anthologies « créent » de fait la poésie baroque, au moyen de tout un appareil de (re)présentation qui, non content d’exhumer des textes jusque-là peu accessibles, leur attribue une valeur, à travers leur identification même comme « œuvres baroques ». La forme sélective, inhérente au genre anthologique, accomplit parfaitement cette double opération d’exhibition et de valorisation, poésie baroque et anthologies se légitimant réciproquement. La mise en relief de « la fonction créative et créatrice de l’anthologie » (p. 8), bien au-delà de sa mission de compilation, s’avère l’un des apports majeurs de l’étude.
468Le livre est structuré en trois parties, articulées selon une progression logique, problématisées avec rigueur et précédées d’une introduction générale qui fait le point sur la rhétorique et sur la poétique de l’anthologie comme genre. Ces utiles prolégomènes permettent à l’auteur, ensuite, de souligner d’autant mieux les spécificités de l’anthologie de poésie baroque.
La première partie affine le propos général de l’introduction en examinant d’abord l’anthologie comme « objet-livre », dont l’appareil paratextuel (tables des matières, titres, épigraphe, préface, notes, notices…) est minutieusement détaillé. Cet encadrement éditorial accompagne le lecteur de manière plus ou moins contraignante, sous une apparente liberté de déambulation entre les poèmes. Justifié par la nécessité de présenter des textes rares, il est aussi un moyen de dissimuler la part d’arbitraire et de subjectivité qui préside à tout choix anthologique. Il s’explique, surtout, par une intention sous-jacente : défendre la catégorie de « Baroque ». Maxime Cartron modélise les anthologies à partir des tensions qu’elles manifestent, lesquelles en compliquent la définition tout en les caractérisant : hésitation entre vulgarisation et érudition philologique ; contradiction entre subjectivité du goût de l’anthologiste et besoin d’affirmer l’objectivité de la catégorie du Baroque ; incohérence entre la rupture d’unité imposée aux poèmes et aux recueils originels par la sélection d’extraits et la reconstruction d’une unité nouvelle dans le cadre de l’anthologie ; concurrence entre auctorialité affirmée par l’anthologiste à travers son paratexte et auctorialité des auteurs exploités ; paradoxe entre remise en cause du panthéon littéraire classique et effet de classicisation dû au choix de textes vantés comme irréguliers et insolites, mais intégrés par la logique même du recueil dans un système d’uniformisation destiné à faire émerger la catégorie du Baroque.
La deuxième partie du livre, plus historiographique, est centrale dans tous les sens du terme. Maxime Cartron y étudie les anthologies baroques comme « fabrique d’un patrimoine », qui remet en cause traditions (à commencer par l’idée de « siècle classique ») et repères (les moments de création étant redistribués selon des logiques différentes), quitte à réintroduire de nouvelles téléologies à la place de celles qu’elles prétendent effacer. Le rôle de théorisation joué par les anthologies est analysé ici de manière captivante. Sont décortiqués notamment les débats qui opposèrent Jean Rousset, assumant « l’inévitable part de fantasme et d’invention créatrice de la part de l’historien de la littérature » (p. 147), et Raymond Picard, qui reprochait au précédent d’instrumentaliser les textes au service de sa vision du Baroque et de déformer la perception de la poésie du premier xviie siècle, polémique qui exprime au fond deux visions de l’histoire littéraire. L’auteur propose une périodisation en quatre époques des anthologies baroques, dont il montre que Les Grotesques de Gautier représentent la « matrice […], sur le plan historiographique comme sur le plan poétique » (p. 154), et la source des idéologèmes qui structureront les recueils à venir (dialogue entre minores et majores, intermittence de la capacité de certains poètes à atteindre le beau…). Cet historique commenté met en lumière les liens entre les anthologies successives et leur contexte critique, dont les nœuds compliquent la question de la place du Baroque dans l’histoire littéraire : est-il un préclassicisme ? quel rapport avec le maniérisme ? Logiquement, la périodisation des anthologies mène à une réflexion sur la périodisation par les anthologies, à la fois instable d’un ouvrage à l’autre et nécessaire : comment affirmer l’existence du Baroque, sinon en risquant des dates ou des œuvres charnières, des auteurs-pivots – intéressante étude des cas de Malherbe et de La Fontaine –, des rapprochements plus ou moins contorsionnistes – Théophile de Viau pré-baudelairien, etc. ? Les 469anthologistes n’échappent pas au questionnement sur le sens de l’histoire littéraire, voire sur la valeur d’usage de la notion de Baroque : Rousset lui-même, pourtant considéré comme son théoricien magistral, n’en ignorait pas les fragilités.
La troisième partie, enfin, s’attache à la « poétique de l’anthologie baroque », à ses « scénographies légitimantes » et à ses « effets de lecture ». L’anthologie, qui pose le Baroque comme discontinuité, dislocation, entre en rapport mimétique avec son objet. Maxime Cartron analyse les lieux communs et les traits stylistiques du discours préfaciel, à travers lesquels les anthologistes « élaborent des stratégies de défense préventive » (p. 315). Il cerne l’auctorialité particulière de ces derniers, moins guides que quasi auteurs dans leur rôle d’« instance surplombante » (p. 325), dont le discours n’est pas seulement critique mais aussi créatif, proche parfois de l’autobiographie esthétique et intellectuelle. Le chapitre consacré aux effets de lecture (poétique du fragment liée au critère du Beau, réseaux thématiques, jeux de de suture et de polyphonie) offre de belles et surprenantes analyses, ainsi que celui dévolu au « textimage du Baroque », où portrait, emblème et image sont étudiés comme mise en scène du Baroque.
Le lecteur saura gré à Maxime Cartron d’avoir usé d’un style élégant, précis mais lisible, qui témoigne d’un sens certain de la formule heuristique – sans s’interdire, au passage, un discret humour. La lecture en est passionnante de bout en bout, grâce à une rigueur argumentative qui emporte l’adhésion. Ces pages brillantes, dont l’un des mérites est de dépasser le tiraillement stérile entre les tenants d’un « xviie siècle baroque » et ceux d’un « xviie siècle classique », convoquent poétique, épistémologie, sociologie, anthropologie, historiographie et histoire du livre, le tout servi par un art très fin de l’analyse littéraire. Elles feront date en ce qu’elles offrent à la fois un renouvellement de l’approche du « baroquisme » (quel phénomène est à l’œuvre sous l’émergence de cette dénomination : une construction utilitariste, ou la reconnaissance d’une réalité objective ?) et une réflexion critique sur l’anthologie comme mode particulier de diffusion du discours critique, mécanique d’élaboration de l’histoire littéraire et vecteur de redécouverte de textes anciens. Si l’on aurait aimé une mise en parallèle avec des anthologies comparables (« baroques » italiennes ou espagnoles, romantiques, ou surréalistes…), qui aurait pu confirmer le sentiment qu’il s’agit de l’un des genres éditoriaux les plus intéressants du siècle précédent (la question se posant, toutefois, de son avenir), la parution de ce livre rend service à tous ceux qu’intéresse l’histoire littéraire française, dans la prolongation du mouvement de révision qui en frappe les catégories critiques dominantes, par les perspectives nouvelles qu’il ouvre sur un sujet qu’on aurait pu croire rebattu.
Sylvain Cornic
Florence Orwat, Le rire chrétien de La Fontaine. Les Contes et nouvelles en vers. Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2021. Un vol. de 441 p.
Les soixante-dix contes « un peu libres » publiés par La Fontaine, entre 1664 et 1685, reprennent des récits dont l’enjeu est le plus souvent sexuel dans une langue délicatement suggestive, que le poète définit en 1674 : « Nuls traits à découvert n’auront ici de place ; / Tout y sera voilé, mais de gaze, et si bien / Que je crois qu’on n’en perdra rien. » Renversant cette métaphore du voile, l’ouvrage 470de Florence Orwat défend une perspective critique originale. L’érotisme de ces narrations, loin d’être leur raison d’être véritable, ne serait lui-même qu’un leurre séduisant pour avancer, de façon cryptée, des réflexions audacieuses, à la fois politiques et religieuses. « Les Contes font (firent) davantage que servir au public des truculences subtilement assaisonnées » (p. 42), écrit-elle ; « l’accent mis sur la charnalité » serait « une ruse, un subterfuge, une manière commode de détourner l’attention » de considérations autrement plus risquées (p. 129).
Le chapitre 1, « Le statut problématique des Contes », qui étudie leurs circonstances de publication à partir de 1664-1665, défend l’idée d’une stratégie concertée entre La Fontaine et Barbin (p. 31), non sans lien avec l’affaire Fouquet (p. 38). La position définie par le conteur dans ses préfaces, qui présentent une œuvre soi-disant purement ludique, mettrait en place une ligne de défense préventive, mais aussi un jeu avec les lecteurs les plus perspicaces, tout comme le « parfum de scandale » ménagé par La Fontaine autour de ses textes (p. 41), dont certains sont publiés de façon clandestine dès les années 1660. Mais le caractère « gaillard », aimablement licencieux, des Contes, fut surtout goûté par les lecteurs et étudié par la critique, jusque dans les années 2010 (p. 52-63).
« Sous le signe du contraste et du paradoxe », le chapitre 2 s’attache à la personnalité et au parcours de La Fontaine, et revient sur son passage (en 1641-1642) à l’Oratoire, institution exigeante qui mettait l’accent sur l’autonomie personnelle, l’humilité, la culture, et ne refusait pas le rire. Sont aussi étudiés les liens de La Fontaine avec Port-Royal. Pour Florence Orwat, les « Messieurs » ne s’offensaient pas des Contes ; outre « une anthropologie commune » (p. 83), « l’ancien novice partageait avec [eux] le goût de l’indépendance d’esprit et de la liberté contre les tyrannies quand elles bafouent les libertés et les principes chrétiens » (p. 97). D’où le silence qui entoure les Contes à leur parution, signe que certains perçurent la solidarité entre ces récits et des hommes poursuivis par le pouvoir.
Le chapitre 3, « À l’ombre des muses gaillardes », commence par un tableau séduisant du « printemps des Contes », où paraît dominer « l’éternelle saison du désir » (p. 130), loin des réalités sordides du xviie siècle comme des précisions graveleuses des poésies satyriques ou des manuels d’érotologie. Mais c’est pour mieux ménager un contraste avec le relevé des « dissonances et déplacements » invitant à une lecture « à plus haut sens » (p. 168) : l’importance du lexique religieux qui parcourt les Contes et l’intertextualité biblique très riche, en particulier avec le livre des Proverbes.
Le chapitre 4, « Pour une étude politique des Contes » (qui se réclame des travaux de Jürgen Grimm et de Georges Couton), analyse le choix d’un petit genre, caractérisé par « la brièveté et la grâce, la négligence et la nonchalance », comme un écart assumé avec les « injonctions officielles » (p. 240). Un réseau d’allusions, dans les Contes, signale une réflexion sur les ressorts du pouvoir, mais aussi une distance railleuse envers Louis XIV, suscitant « un rire tout à la fois prophylactique, critique et libérateur » (p. 277). Cette réflexion est mise en lien avec le Discours de la servitude volontaire de La Boétie et avec la pensée de Machiavel, par rapport à laquelle La Fontaine entretient une position nuancée.
Le dernier chapitre propose de replacer les Contes dans « la tradition des exercices spirituels », « matière à exercer l’esprit » (p. 320) pour former un nouveau rapport au monde, où l’ironie (d’inspiration socratique) invite à une « lecture du discernement » (p. 335). La perspective se fait de nouveau religieuse quand est défendue l’idée que les Contes peuvent être lus comme un « genre moral » (p. 342), 471exposant à la sagacité du lecteur des « cas » similaires à ceux des manuels de confession. L’œuvre proposerait, à travers la peinture d’une société trop judiciarisée, de revenir à « l’ordre du cœur » (p. 366), notamment entre époux. La gaieté, qui tempère la noirceur des Contes, « module une poétique du clair-obscur, de la nuance et de la variation » (p. 383), mais aussi une « esthétique de l’humilité » (p. 384) et, in fine, « une “manière de vivre” chrétienne » (p. 379), conforme au catéchisme du Concile de Trente.
Cet ouvrage déplace donc l’origine et la nature de la subversion qu’on associe aux Contes et nouvelles en vers. Celle-ci n’est plus due à la gaillardise de récits paillards, dont Florence Orwat minore l’audace (allant jusqu’à remarquer leur relative « orthodoxie », p. 139, en matière de pratiques sexuelles), mais tient à la portée corrosive de la réflexion que permettent les Contes sur l’importance des rapports de domination entre les êtres et la mécanisation d’un appareil d’État froidement rationnel (on sent ici l’influence de Marc Fumaroli). Cela s’avère d’autant plus dangereux, pour le pouvoir, que cette réflexion est cryptée dans des récits qui se donnent pour badins, et qu’elle s’éprouve dans et par un rire libérateur, qui construit une complicité frondeuse entre lecteurs perspicaces.
Cela fait-il pour autant de La Fontaine un libertin ? Non, selon Florence Orwat, qui voit le poète mû par des préoccupations spirituelles authentiques et l’inscrit dans la lignée d’auteurs unissant le respect du christianisme à un rire libéré : saint Thomas d’Aquin, Boccace, Marot, Rabelais, Érasme, Marguerite de Navarre, saint Philippe Néri (fondateur de l’Oratoire) exploitèrent, eux aussi, toutes les ressources, comiques mais aussi critiques, de la « festivitas » (p. 103), et les Messieurs de Port-Royal étaient moins austères qu’on ne l’imagine.
Tout en défendant avec chaleur son analyse audacieuse, l’auteur se montre cependant parfaitement lucide sur « le “piège” qui attend tout lecteur des Contes : sur-érotiser (ou sous-érotiser) le texte lafontainien » (p. 154), et se pose, non sans humour souvent, en « herméneute intrépide » (p. 213) qui sollicite la discussion.
On objectera donc que si la mise au point lexicale sur le vocabulaire associé aux réalités religieuses du temps s’avère très utile (p. 171-184), la dernière partie du chapitre 3, en revanche, avance des rapprochements qui paraissent forcer le texte lafontainien. Ainsi Florence Orwat propose-t-elle de trouver la source de « La Confidence sans le savoir », par-delà Boccace, dans le chapitre vii des Proverbes : « la belle, fine et cauteleuse, Aminte a tout de la séductrice fustigée par le texte vétérotestamentaire » (p. 201). Or le conte présente une jeune fille qui « méritait mieux qu’un si triste hyménée » et tente d’abord de résister à l’attrait que suscite le « beau, bien fait, jeune et sage » Cléon ; quand la femme des Proverbes est ouvertement aguicheuse, le récit de La Fontaine repose, lui, sur une érotique de la communication différée. Dans d’autres cas, Florence Orwat n’exploite pas assez les échos entre les Contes et le texte biblique, comme le « Pain qu’on dérobe et qu’on mange en cachette / Vaut mieux que pain qu’on cuit ou qu’on achète » (« Pâté d’anguille », cité p. 198) qui résonne avec « le pain pris en cachette est plus agréable » (IX, 17). Une allusion vaut-elle adhésion pleine et entière au texte-source ? Ici, ce jeu intertextuel renforce l’audace du conte (qui met le verset biblique au service d’une promotion, fût-elle plaisante, du plaisir adultère) plutôt qu’il n’en garantit la portée morale.
Plus largement, l’interprétation proposée se heurte à l’expérience de lecture la plus intuitive des Contes. On peut démontrer que La Fontaine a fait de son œuvre une défense cryptée des valeurs tridentines, selon une visée à la fois critique (envers le pouvoir) et morale (conforme à un idéal spirituel et intellectuel) ; il reste 472difficile de congédier le contenu des Contes, leur célébration de plaisirs souvent défendus, et les déclarations mêmes de La Fontaine sur leur caractère ludique. Loin d’ignorer ces éléments, Florence Orwat les interprète comme une « stratégie retorse » (p. 103) qui aurait égaré les interprètes des Contes : « La persistance de la critique à les juger inoffensifs prouve à l’évidence que les thèmes retenus, traités sur le ton du badinage, ont efficacement couvert ce que le poète souhaitait justement dissimuler » (p. 296). Mais dès lors que le dessein de La Fontaine ne serait pas, comme le souhaitaient les libertins (qui recouraient à ce même travail de cryptage), de déniaiser le lecteur pour lui faire rejeter des dogmes abêtissants, mais au contraire de le ramener vers un mode de vie conforme à la vérité chrétienne, pourquoi passer par des récits qui semblent pour le moins hétérodoxes ? Ces contradictions rejaillissent sur La Fontaine lui-même, présenté ici en défenseur de l’institution du mariage selon le catéchisme tridentin mais époux volage (cet aspect biographique n’est guère évoqué), aspirant à une communion des cœurs dans un monde moins inhumain mais faisant preuve d’une certaine duplicité dans sa façon d’écrire et de publier.
Ces objections ne doivent pas occulter l’utilité de cet ouvrage pour les spécialistes de La Fontaine. Il défend une position neuve, s’appuie sur des éléments souvent délaissés, et suscite la réflexion sur une œuvre déroutante. En invitant, dans un style enlevé et enthousiaste, à prendre les Contes au sérieux, il contribue, enfin, à élargir encore la gamme des interprétations que cette œuvre suscite, ce dont on ne peut que se réjouir.
Tiphaine Rolland
Edmond Jean François Barbier, Chronique de la Régence et du règne de Louis XV. Tome I : 1718-1726. Tome II : 1727-1734. Édition de Pierre Bonnet, Henri Duranton, Fadi El Hage et Denis Reynaud. Paris, Classiques Garnier, « Lire le dix-huitième siècle », 2020 et 2021. Deux vol. de 548 et 664 p.
De 1718 à 1734, Edmond Jean François Barbier, issu d’une famille d’avocats parisiens et exerçant lui-même en tant que consultant, tient un registre dans lequel il note des événements, des bruits divers (par rapport auxquels il se montre peu critique), et toute sorte de faits divers. S’y ajoute la recopie d’une série de documents (lettres publiques ou privées, authentiques ou non, mandements, requêtes, chansons et autres pièces satiriques, etc.), soit intercalés dans le texte lui-même et faisant l’objet d’un commentaire, soit détachés quelques feuillets plus loin et entretenant un rapport plus distant, voire parfois inexistant, avec les notations effectuées par l’avocat. La définition générique de l’ensemble ainsi constitué est difficile, voire impossible, d’autant plus que l’auteur lui-même n’en propose pas de titre ; ni journal, car pas assez intime, ni chronique, car manquant d’une perspective en surplomb orientée par la volonté de saisir l’Histoire en train de se faire, ni recueil de pièces d’intérêt du temps, puisque celles-ci, quoique nombreuses, ne forment pas la majeure partie des cahiers, le texte est un peu de tout ceci et autre chose encore.
Avec les journaux de Buvat et de Mathieu Marais – qu’il faut d’ailleurs consulter plus d’une fois pour bien comprendre les notations de notre avocat –, celui de Barbier constitue, en raison de sa diversité et de son instabilité générique même, une source importante pour l’étude de la première moitié du xviiie siècle. Son intérêt 473n’a pas manqué, d’ailleurs, à être identifié bien en amont de la présente édition, aussi bien par les historiens de la période que par les littéraires et autres spécialistes de l’art et de la pensée classiques. Barbier est un témoin de premier plan de trois grandes « affaires » aux multiples échos dans la littérature (au sens le plus large) de l’époque, et dont il permet de saisir non seulement les tenants et les aboutissants, mais aussi l’effet qu’elles ont pu avoir sur les représentations sociales et le moral de la population, surtout parisienne : les répercussions du système de Law, l’affaire des convulsionnaires de Saint-Médard, et enfin l’opposition parlementaire dans les premières années de règne de Louis XV, déclenchée et alimentée par l’imposition autoritaire de la bulle Unigenitus. À côté de ces grands sujets, Barbier évoque une multitude d’événements, de bruits et d’aspects de la période : tel tapage des « laquais des princes, ducs et seigneurs de la Cour » (t. I, p. 142), qui viennent se battre à la Foire, telle description des illuminations à l’occasion de la naissance du Dauphin (t. II, p. 99 et sq.) ont de quoi séduire le lecteur moderne, même si, comme le remarquent les éditeurs, l’avocat laisse parfois le lecteur sur sa faim, soit à cause de la frugalité de détails, personnels ou autres, qui caractérise certaines notations, soit par l’aveuglement ou l’incompétence dont elles témoignent par rapport à certains faits jugés rétrospectivement marquants. En matière de politique étrangère, surtout, Barbier est moins bien renseigné ; la guerre de succession de Pologne, par exemple (couverte au titre de l’année 1733) est ainsi évoquée surtout à partir de ce qu’en disent les gazettes, et peu à partir de sources alternatives d’information.
Publiée au xixe siècle dans une version tronquée et infidèle par la Société de l’histoire de France, puis, en 1857, par Ch. H. Sainte-Marie-Méville qui déchiffre admirablement le texte et l’équipe de maintes notes, la Chronique avait besoin d’une actualisation, à la lumière des connaissances accumulées comme des nouveaux centres d’intérêt des lecteurs de nos jours. C’est bien ce que proposent Pierre Bonnet, Henri Duranton, Fadi El Hage et Denis Reynaud, qui remettent en perspective les propos de Barbier à travers une série de courtes présentations, introduisant chacune des années couvertes par le journal, et d’un appareil de notes nourri, mais volontairement maintenu dans les limites de la lisibilité. S’y ajoutent, bien entendu, un index des noms, ainsi qu’un récapitulatif des principaux événements par année, repris à l’édition de 1857, puis une liste de notions expliquées. Les nouvelles générations de chercheurs sur l’Ancien Régime disposent ainsi d’un instrument de recherche fondamental, dans une version modernisée, contextualisée et plus commode de consultation.
Le choix d’éditer la Chronique comme un outil de travail, destiné à une lecture fragmentée, stimulée par l’intérêt pour une « affaire » d’époque, un personnage ou un contexte, a des avantages comme des inconvénients. D’une part, le texte est mis en avant, non encombré par de trop nombreuses et trop copieuses mises au point. D’autre part, on peut regretter que, par endroits, il n’ait pas été procédé à une série d’harmonisations nécessaires. Des habitudes disciplinaires différentes se reflètent ainsi dans le traitement de certaines graphies : on trouve aussi bien Louis XIV que Louis 14 au fil du texte. Un traitement global plus affirmé des notes aurait également été nécessaire : certains aspects sont présentés deux fois, tandis que d’autres manquent d’explications, qu’il s’agisse d’éléments linguistiques et culturels (qu’est-ce qu’un « feu à sept piliers », t. I, p. 258, par exemple ?), ou de détails historiques, politiques et, surtout, économiques et juridiques, probablement les plus obscurs aux lecteurs modernes. Ainsi, un point sur la valeur et le rapport des différentes monnaies aurait été utile, d’autant plus que certaines indications 474sont obscures même pour les lecteurs un peu familiers de la question : que faut-il entendre par « trois et demi de Chevaliers » (t. I, p. 103) ? Dans un ordre d’idées similaire, observons que certaines notions sont expliquées, mais pas lors de leur première occurrence : c’est le cas des « louis d’or de Noailles », mentionnés au même endroit que les « Chevaliers », mais expliqués seulement à la note 78 de la p. 268. De même, telle mention de « la conspiration contre Philippe V, roi d’Espagne » (t. I, p. 128, n. 5) reste bien allusive, tandis que le renvoi à Saint-Simon (t. I, p. 280, n. 111) n’est pas vraiment de nature à faire comprendre ce que signifie « être décrété d’ajournement personnel ».
Plus largement, un peu plus de pistes d’appréhension de l’ouvrage comme un ensemble auraient été bienvenues. Car la Chronique de Barbier mérite bien une lecture suivie, et pas seulement une consultation pragmatique, sur des questions ponctuelles. Ce qu’elle donne à voir au fil des pages, c’est la dégradation progressive de la relation de la monarchie avec ses sujets, l’augmentation d’un mécontentement que la Cour ne sait pas « gérer », comme on dirait de nos jours, ni sur le fond, ni en termes de communication ou d’image. Un leitmotiv du journal est le sentiment que les dirigeants politiques s’enrichissent au détriment du reste des Français ; l’affaire du duc de La Force est suivie avec une grande attention par Barbier, à la fois un peu sceptique quant à la condamnation que pourrait subir un si haut personnage, et content qu’on ait décidé d’exposer ses malversations. À plusieurs reprises, on l’entend critiquer l’appât du gain qui semble mouvoir exclusivement le Régent au moment de l’affaire de Law. Ailleurs, le mécontentement financier se manifeste en marge d’événements de moindre envergure, comme par exemple l’épidémie de petite vérole de l’automne 1723 : « Il est mort une infinité de monde, et le Roi fait un gain considérable sur les rentes viagères où le père de famille a été obligé de mettre, pour sauver son propre bien, sur sa tête et sur celle de ses enfants » (t. I, p. 293).
Un autre thème récurrent est celui de la disharmonie entre les différentes classes ou groupes sociaux, que ni le poids symbolique du roi, foyer et pivot du royaume, ni les politiques mises en place n’arrivent plus à faire fonctionner comme un ensemble. Barbier est loin de vouloir mettre en cause le principe même d’une société stratifiée, dans laquelle il est plutôt content de sa place (quand il n’est pas visité – sans véritable motif, me semble-t-il – par la crainte de l’appauvrissement et d’un déclassement qui s’ensuivrait), mais l’irrespect réciproque des « grands » et des petits, manifesté par exemple dans telle velléité des mousquetaires de se venger de la populace pour la mort d’un d’entre eux, et dans telle sédition du faubourg Saint-Antoine (t. I, p. 379), peint l’image d’un pays en tension. L’incapacité du roi, au moment de la crise de 1732, de comprendre qu’en favorisant « les évêques » au détriment du Parlement il sape, à plus long terme, sa propre autorité, contribue à cette peinture d’une nation dont les équilibres se rompent (voir notamment t. II, p. 310-311).
Enfin, une troisième piste de lecture de la chronique comme un ensemble est celle de l’évolution d’une conscience dans ce premier xviiie siècle ; sur ce point, il est vrai que les introductions d’Henri Duranton sont plus d’une fois éclairantes, posant la question des raisons de l’écriture et de la façon dont l’avocat raconte. Quoique Barbier ne dise pas grand-chose sur lui-même, comme on l’a dit plus haut, il forge au fil des pages un regard bien particulier, une position spectatoriale dont il peut être intéressant de mieux cerner les contours. Le plus souvent sans attachement décidé dans les différentes affaires et causes qu’il expose, adoptant, par inertie et prudence, une forme de fidélité aux décisions des ministres et de la Cour, qui ne l’empêche pas, par endroits, de formuler des critiques à leur encontre, Barbier est 475typique d’une « majorité silencieuse » qui sent le besoin du changement, mais n’a pas le courage d’œuvrer ouvertement en sa faveur. Amusé par certaines superstitions, qu’il critique finement (par exemple, en observant qu’on hésite à faire sortir les reliques de Sainte-Geneviève en procession, de crainte d’entamer le prestige de la sainte si elle n’arrive pas à faire venir la pluie), Barbier n’ose pas, même dans l’espace privé de ses cahiers, questionner plus résolument la place de la religion dans la conduite de la vie de la nation. La Chronique ici présentée apparaît ainsi significative d’une conscience tentée par la liberté de penser, mais encore hésitante devant le sapere aude dont la possibilité se manifeste en cette première moitié du xviiie siècle, sur fond de fragilisation des institutions monarchiques et religieuses.
Ioana Galleron
Pierre-Claude Nivelle de La Chaussée, Théâtre. Tome III. Édition critique par Catherine François-Giappiconi. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2021. Un vol. de 756 p.
Ce dernier tome du Théâtre de La Chaussée est, comme le tome II avec lequel l’introduction générale établit des liens, proposé par Catherine François-Giappiconi, auteure d’une monographie et co-éditrice d’un collectif sur La Chaussée. Il achève de montrer que le dramaturge, dont les comédies dites « larmoyantes » ou attendrissantes ont bénéficié d’une édition scientifique par Maria Grazia Porcelli en 2014, a un très large éventail générique. Le volume rassemble des pièces composées entre les années 1730 et la mort du dramaturge en 1754, assez diverses avec Le Rapatriage, une comi-parade jouée sur les théâtres de société ; deux comédies créées à la Comédie-Française (Amour pour amour, trois actes en vers avec prologue, et Le Rival de lui-même, un acte en vers avec prologue et divertissements) et trois pièces en trois actes et en vers destinées à la Comédie-Italienne (L’Amour castillan avec un divertissement, Le Retour imprévu et Les Thyrinthiens, avec des divertissements).
Grâce à une chronologie fine, l’introduction générale revient sur la trajectoire du dramaturge et démontre qu’il a composé durant toute sa carrière pour l’ensemble des scènes officielles et non-officielles, le plus souvent de manière parallèle, sans période exclusive pour l’une ou l’autre si ce n’est une préférence accordée à la Comédie-Italienne après quelques différends avec la Comédie-Française. Aussi, loin d’être des écarts génériques ou stylistiques, ces productions plus légères s’intègrent-elles dans la production globale de La Chaussée, dont certains éléments (prologues et pièces métatextuelles par exemple) doivent être relus sous cet angle. Réciproquement, les pièces éditées ici reprennent en les décalant – genre et registre obligent – des motifs récurrents des comédies sensibles comme les grands rôles féminins, les changements d’identité ou d’apparence (imposés dans la féerie, recherchés dans la comédie amoureuse en quête de sincérité et multipliés dans la comi-parade). De même, comme dans les pièces sensibles, la fable dramatique s’ancre souvent dans le passé dont la pièce règle les différends, dans des cadres contemporains ou spatialement et socialement éloignés (avec le Paris du Pont-aux-Choux par exemple de la parade). Ces pièces se caractérisent, hormis Le Retour imprévu, par une forte présence d’éléments dansés, chantés et musicaux, que C. François-Giappiconi relie à la formation de l’auteur au collège Louis-le-Grand, à ses goûts et à ses talents d’amateur.
476Au milieu de cette riche moisson, nous nous attarderons sur l’édition du Rapatriage. Comme d’autres hommes de théâtre, La Chaussée commence par écrire pour le théâtre de société : cette comi-parade, publiée à titre posthume dans les Œuvres en 1762, est la seule pièce conservée de cette activité, à laquelle il est resté néanmoins attaché comme le montrent ses liens avec la société du comte de Livry. C. François-Giappiconi a retrouvé sept versions manuscrites non autographes (BNF, BHVP, Bibliothèque de Troyes et fonds privé) qui montrent des différences entre elles et avec le texte publié et qui témoignent que la pièce, sans doute créée dans le cercle des lazzistes dont les activités ont été étudiées par Judith Curtis et David Trott, est jouée et circule. Le genre, dénigré par Charles Collé et plus encore par Gustave Lanson, étudié par Jennifer Ruimi, est révélateur de la crise du théâtre et de la société avec ses personnages types, ses fonctions actancielles et ses jeux de langage. La Chaussée porte ces caractéristiques à leur paroxysme dans une intrigue originale et transgressive entre parents et enfants avec travestissement, homosexualité, inceste, langage à double sens, ruptures de registre et de ton, formes fixes dégradées (monologues, scènes de reconnaissance, dénouements) tout en menant à bien ce grand écart entre la comi-parade et ses idées force notamment en ce qui concerne les héroïnes.
Dans les deux pièces créées à la Comédie-Française, on retiendra le procédé du théâtre sur le théâtre dans Le Rival de lui-même, mais surtout le choix de la pastorale féérique orientale d’Amour pour amour, créée et publiée, en 1742. C. François-Giappiconi minore la source de La Belle et la Bête souvent retenue au profit d’une pièce originale nourrie de lectures diverses, qui consacre la mutation du merveilleux vers l’analyse psychologique et la surprise de l’amour. Le succès est attesté par le nombre de spectateurs, l’existence d’une parodie de Valois d’Orville, la diffusion des airs notés, les reprises jusqu’en 1777 et les représentations en province et en Europe.
Concernant les trois pièces écrites pour la Comédie-Italienne, rappelons que L’Amour castillan est la premièrecomédie représentée sur ce théâtre le 11 avril 1747, après le succès de La Gouvernante créée à la Comédie-Française et les difficultés rencontrées par Le Rivalde lui-même. C. François-Giappiconi revient sur les sources en montrant comment La Chaussée, nourri de littérature espagnole et de romans picaresques français (Gil Blas bien sûr), mise sur ces sources espagnoles et le jeu italien pour séduire le public. L’accueil mitigé, pourrait s’expliquer par ce mélange entre les éléments typiques de sa dramaturgie et la tradition des comedias espagnoles avec un roman « déplorable » précédant la pièce, la complicité du public au courant des informations inconnues des protagonistes et le rôle déterminant des femmes. Le Retour imprévu, la deuxième comédie créée par les Italiens deux ans après la mort de l’auteur, publiée en 1762, connaît une carrière éphémère. Elle puise dans le fonds commun de comédies contemporaines et des idées chères à La Chaussée qui y défend la langue et les valeurs bourgeoises. La dernière pièce qui clôt le volume, Les Thyrinthiens, non représentée, s’appuie sur une source antique revue. Centrée autour du rire et de l’éloge de la jeunesse, dédiée aux étoiles montantes de la Comédie-Italienne comme Mlle Catinon (Katinon dans le rôle de l’archonte), Mme Favart et M. Chanville, elle met en scène l’élection d’une jeune fille archonte qui arrive à rallier l’adhésion de tous vers une morale fondée sur la nature et les plaisirs de la vie. Cette morale et l’atmosphère de fantaisie prennent une saveur étrange dans cette dernière pièce du dramaturge.
Toutes les pièces bénéficient d’introductions très précises sur les sources, l’état de la critique et la réception. On mentionnera le soir particulier apporté aux 477analyses dramaturgiques, aux éditions et aux manuscrits, et bien sûr la présence des outils indispensables (riches bibliographie et sitographie, index des mots et expressions expliqués, des noms des pièces et ouvrages cités). Comme dans les précédents volumes, l’édition scientifique rigoureuse et engagée porte un regard neuf sur ce théâtre qu’il importe de relire.
Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval
Michèle Sajous D ’ Oria, La Participation dramatique. Spectacle et espace théâtral (1730-1830) . Paris, Classiques Garnier, « L’Europe des Lumières », 2020. Un vol. de 397 p.
Ce bel ouvrage de Michèle Sajous D’Oria s’inscrit dans la continuité de ses travaux antérieurs sur le théâtre du xviiie siècle (voir notamment Pierre Frantz et Michèle Sajous D’Oria, Le Siècle des théâtres, Paris, Paris-Bibliothèques, 1999). L’auteure y explore d’une manière toujours très fine et très documentée les rapports entre la scène et la salle qui circonscrivent l’essentiel des enjeux du théâtre du long xviiie siècle (la période retenue commence peu ou prou à la diffusion des premières fouilles archéologiques des Lumières, autour de 1730, englobe la décennie révolutionnaire et court jusqu’à la révolution de 1830), qu’elle ressaisit à travers la notion de « participation dramatique ». Par cette expression, Michèle Sajous D’Oria désigne la nouvelle conception qui se fait jour au temps des Lumières et suivant laquelle « le spectacle serait indissociable » (p. 7) et de la scène et de la salle : « La participation dramatique englobe la multiplication des salles […], l’architecture […], la décoration […], le public et sa posture par rapport à l’Histoire (exclusion et inclusion du “peuple”) » (p. 8).
L’approche retenue consiste donc à associer « à la fois le répertoire et l’espace théâtral » afin de rendre sensible « “l’accord” entre les différentes parties du spectacle » (p. 66) – texte, costumes, décors, jeu des acteurs – et de favoriser une appréhension plus fine du spectacle compris dans sa globalité. La périodisation adoptée permet de rendre compte des tendances profondes qui régissent les rapports entre la production des œuvres dramatiques et les enjeux sociaux, politiques et idéologiques. L’un des fils conducteurs de cette enquête passionnante sur le théâtre du xviiie siècle et du début du xixe concerne ainsi « la conquête de l’espace par le peuple » (p. 33), qui s’observe à la fois dans la salle, par le biais des réformes architecturales réclamées par les Lumières, et sur la scène, avec la promotion de héros populaires.
La première partie de l’ouvrage, qui étudie la référence à l’Antiquité à travers la décoration des salles, les costumes, les décors et les différents genres de spectacle, montre bien que ce « modèle antique », dont la Révolution se réclame, « était déjà omniprésent dans les cartons des architectes des Lumières » (p. 34). L’auteure analyse les rénovations entreprises dans la plupart des salles de spectacle de la capitale sous le Directoire (amphithéâtres, ajout de colonnes et de balustres), en prenant appui sur les traités d’architecture de l’époque. Pour étudier les costumes à l’antique, Michèle Sajous D’Oria se plonge dans les cahiers hebdomadaires de Levacher de Charnois, qui paraissent à la fin de la décennie 1780 et qui sont recueillis plus tard en volumes sous le titre de Costumes et annales des grands théâtres de Paris, ainsi que dans ses Recherches sur les costumes qui proposent, à travers « une riche iconographie en couleurs, des réflexions […] sur les connaissances d’archéologie 478grecque et romaine mises en rapport avec la peinture et le théâtre » (p. 64). Talma s’en souviendra lorsqu’il jouera le rôle de Néron, vêtu d’un costume qui ressemble au « modèle proposé dans les Recherches sur les costumes » (p. 65). Le lien entre les découvertes archéologiques du xviiie siècle et la scène théâtrale est approfondi à travers le mythe de la reine guerrière de Palmyre, Zénobie : alors que les pièces du xviie siècle montraient la reine dans son palais, les livrets du xviiie siècle s’attachent à produire une reconstitution de la ville antique à partir des vestiges récemment découverts. Les décors de Paola Landrini, pour l’Aureliano in Palmira de Rossini (1813) s’inspireront, au début du xixe siècle, des dessins, gravures et descriptions de James Dawskins et Robert Wood (The Ruins of Palmyra, 1753). La « mode à l’antique » est encore explorée à travers la tragédie malheureuse de Voltaire, Artémire (1720), qui transpose en Macédoine l’intrigue d’un roman de Mme de Fontaines se déroulant dans l’Espagne du xie siècle, La Comtesse de Savoie. Cette « fausse Antiquité » déplaît aux spectateurs, qui montreront plus de curiosité pour les « spectacles en décorations » du scénographe de l’Opéra, Servandoni. Michèle Sajous D’Oria consacre de belles pages à ses pantomimes créées pour la salle des machines des Tuileries, et qui se veulent inspirées de l’Antiquité (1738-1742 ; 1754-1758). Les fêtes révolutionnaires perpétueront cet usage de la pantomime à travers les cérémonies funèbres rendues aux grands hommes, à l’exemple des « funérailles-spectacle » (p. 111) du général Hoche, en 1797.
La seconde partie est consacrée aux nouveaux héros – plébéiens éclairés ou « grands hommes morts avant la Révolution » (p. 144) alliant vertus publiques et domestiques – qui envahissent les planches des théâtres de la décennie révolutionnaire et qui ne sont plus seulement issus d’une Antiquité fantasmée, mais d’une histoire plus ou moins récente. L’auteure s’emploie ici à montrer comment les pièces organisent un subtil va-et-vient entre l’ancien temps, marqué du sceau du despotisme et de l’intolérance, et le présent révolutionnaire, qui sort triomphant de la confrontation avec ce passé archaïque. Descartes, dont l’entrée au Panthéon est écartée à cause de l’opposition farouche d’un Marat, apparaît dans une pièce de Jean-Nicolas Bouilly intitulée René-Descartes,qui s’attache aux persécutions subies par le philosophe à Utrecht, lorsque le recteur de l’université l’accuse d’athéisme ; Montesquieu, « philosophe-bienfaisant », « sauve une famille de la misère et du déshonneur » (p. 165) dans Montesquieu à Marseille, tandis que le défenseur de Calas est tour à tour célébré par Chénier, Laya, d’Abancourt, Pujoulx et Lemierre d’Argy. Outre ces figures de grands hommes, le théâtre révolutionnaire fait place au peuple, sous les traits de héros-paysans, tels Nicomède, qui arrive sur la Lune en ballon et devient l’inspirateur d’une révolution en douceur, dans Nicomède dans la Lune, « folie en prose et en trois actes » de Beffroy de Reigny, ou le père Gérard, figure historique, député de la Constituante.
Le succès de ces nouveaux héros plébéiens, la participation d’un large public aux spectacles, conséquence de la multiplication des salles, s’accompagnent d’une réflexion critique, morale et sociale de la part des contemporains, qui est explorée dans la dernière partie de l’ouvrage, intitulée « Dérision et censure ». L’auteure examine notamment la manière dont se met en place une mystique du peuple à partir de la distinction qui est faite entre les théâtres « populaciers » et corrupteurs et les théâtres « populaires » à vocation civique et pédagogique (p. 212). Elle analyse également l’ouvrage de Nougaret, De l’Art du théâtre en général, qui souligne les origines populaires de l’opéra-comique, lequel met en scène « des manants et des 479rustauds » (p. 223), avant d’étudier des figures de la dérision ou de la marginalité, à l’instar de Cagliostro, héros de deux pièces des années 1790, l’une censurée (Le Congrès des rois de Démaillot), l’autre érigée en modèle de propagande révolutionnaire (Le Jugement dernier des rois de Sylvain Maréchal), ou de Farinelli, banni des théâtres français comme tous les castrats. L’investigation se prolonge jusqu’à l’époque du drame romantique, avec l’étude d’une adaptation « moralisante » des Liaisons dangereuses représentée au Théâtre du Vaudeville en 1834, alors que le roman de Laclos avait été censuré sous la Restauration.
L’ouvrage de Michèle Sajous D’Oria constitue assurément une somme importante sur le théâtre des Lumières et du premier xixe siècle, dont l’unité, rarement considérée, est envisagée avec souplesse, sans que les « hiatus » soient passés sous silence. Il s’achève par des annexes fournies, qui réunissent notamment un inventaire des principales transformations des salles parisiennes durant la période étudiée, ainsi que la description des deux spectacles de Servandoni (Pandore et La Forêt enchantée), et par une bibliographie et deux index (des œuvres théâtrales et des noms).
Virginie Yvernault
Stéphane Pujol, Morale et sciences des mœurs dans l’Encyclopédie. Paris, Honoré Champion, « Les dix-huitièmes siècles », 2021. Un vol. de 460 p.
Situé à la croisée de l’analyse matérielle, de l’histoire intellectuelle et de la stylistique, ce livre aborde la figuration de la morale, en tant que discipline, dans l’Encyclopédie (1751-1765) de Diderot et d’Alembert. Le corpus couvre les avant-textes (dont le Discours préliminaire et le Système figuré des connaissances humaines), les articles ayant pour désignant « Morale » (au nombre de 355), ainsi que certains articles liés indirectement à ce qu’on nomme au xviiie siècle la « science des mœurs » (voir annexe II, p. 387-396). L’objectif est de montrer que l’Encyclopédie a réformé la morale dans une perspective avant tout immanente. Se faisant les héritiers de plusieurs traditions de pensée – dont le jusnaturalisme –, les encyclopédistes ont conçu la morale comme un principe universel, désormais affranchi des grandes métaphysiques qui avaient dominé l’âge classique. La question morale est alors aimantée par deux notions cardinales : la « loi naturelle » et le « droit naturel ».
Pour autant, comme le souligne avec précision la première partie de cette étude, la morale n’est pas l’objet d’un discours unifié. L’écart considérable entre les ambitions épistémologiques du Discours préliminaire et la réalisation effective de l’ouvrage est en effet rappelé. Loin d’offrir un ordre et une systématique, l’Encyclopédie se caractérise à l’inverse par de profondes disparates. L’ouvrage diffracte les savoirs, en raison du nombre de ses collaborateurs et de la diversité des pratiques d’écriture qui s’y déploient : polygraphie, réappropriations, traductions, censure interne, suppléments apportés à certains articles (Diderot a remanié l’entrée « Certitude » rédigée par l’abbé De Prades). La morale est alors saisie au travers d’une « variété de points de vue » (p. 90), parfois en inadéquation les uns avec les autres. De fait, et si la question morale demeure majoritairement soumise à un processus de naturalisation (nous dirions aujourd’hui de laïcisation), elle n’est pas exempte de tout lien avec la théologie : l’apport du rationalisme protestant, hérité notamment du Dictionnaire historique et critique (1696) de Pierre Bayle, le prouve.
480La seconde partie explore les enjeux philosophiques des « morales » de l’Encyclopédie. Elle aborde trois enjeux : le « Droit naturel », le refus de l’innéisme et le relativisme. Le « Droit naturel », « de toutes les notions […] l’une des plus importantes et des plus difficiles à déterminer » (Diderot, article « Droit naturel », cité p. 109), engage un débat sur l’état de nature. Celui-ci contient-il les fondements d’une morale qui serait ensuite traduite dans une juridiction ? L’état de nature se caractérise-t-il à l’inverse, comme le soutient Hobbes, par une guerre de tous contre tous à laquelle seul le pacte social permettrait de remédier ? Dans un cas comme dans l’autre, la pensée de la morale porte sur la question de l’origine. Un enjeu que nourrissent en profondeur les traditions empiristes et sensualistes, dont on sait qu’elles proposent d’explorer a posteriori la genèse des idées contre l’innéisme cartésien. Chez certains contributeurs, toutefois, des hésitations subsistent. Bien qu’il réfute le pessimisme anthropologique de Hobbes, Diderot oscille entre une conception naturaliste et une conception artificialiste de la morale (p. 214-216). Enfin, l’Encyclopédie a mesuré la question morale à l’aune des « mœurs » et des « coutumes » lointaines dans le dessein de contester les normes établies : il en est ainsi, à titre d’exemple, des articles en histoire de la philosophie rédigés par Diderot.
La troisième partie porte sur les passions dont on sait que les Lumières ont tenté une réhabilitation, ainsi que l’illustrent les pages liminaires des Pensées philosophiques (1746) de Diderot : il s’agit ici encore de contester toute conception abstraite de la morale, hors du champ de l’expérience et de l’observation. Les passions relèvent de la nature ; elles conduisent l’homme au bien à la condition qu’elles soient jugulées par l’exercice de la raison. Se dessine alors la question de la volonté (individuelle, collective) et, partant, de l’apprentissage : comment en effet transmettre les préceptes moraux ? Si l’enjeu est d’ordre éthique, il est également stylistique. La morale est traduite, en effet, par un vaste ensemble de procédés littéraires : réservoir d’exempla, maximes, sentences, hypotyposes et parataxes, allégorie, adresses au lecteur, etc. L’idée d’une écriture encyclopédique du « clair-obscur » (p. 354), qui place en son centre l’efficace des métaphores picturales, est mobilisée. Il est ici rappelé que les encyclopédistes demeurent des hommes de lettres : leur objectif est à la fois de plaire et d’instruire dans le sillage de l’Art poétique d’Horace. Il s’agit dans le même temps de construire un ethos.
Comme on l’aura compris, cette étude offre par son ampleur et son érudition une analyse remarquablement riche. Elle nous fait entrer dans les rouages de cette entreprise immense que fut l’Encyclopédie, menée contre vents et marées, tant les enjeux qu’elle induit reflètent et prolongent les débats les plus aigus du temps. Il n’est d’ailleurs pas besoin de rappeler que les encyclopédistes furent accusés, entre autres choses, de promouvoir un « monstrueux système d’incrédulité » (Abraham Chaumeix, Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie, 1759, cité p. 29). Dotée de plusieurs annexes, cette étude souligne avec pertinence que l’Encyclopédie a pluralisé le champ de la morale en raison de ses conditions mêmes d’élaboration, mais aussi en raison de son extension disciplinaire : la morale des encyclopédistes englobe, à des échelles variables, le politique, la religion, l’histoire, le droit ou encore l’économie. Attentif aux tensions qui animent l’Encyclopédie, entre raison et sentiment, entre description et normativité, le livre de Stéphane Pujol apporte indiscutablement une contribution de premier plan. Il accompagne le renouveau critique que connaît l’Encyclopédie, et dont témoigne, notamment, l’édition en ligne ENCCRE (http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/).
Adrien Paschoud
481Jean-Jacques Rousseau,Œuvres complètes, t. XVI B, vol. 50. Édition de François Jacob et Yannick Seité. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviiie siècle », 2021. Un vol. de 462 p.
L’intérêt majeur de cette nouvelle édition des Œuvres complètes de J.-J. Rousseau, comparée à la précédente de la Bibliothèque de la Pléiade, est de privilégier une présentation chronologique et non thématique. Le point de vue, historique et généalogique, se veut également plus complet et décloisonné, mobilisant par exemple dans ce volume des lettres et œuvres musicales.
Ce tome, qui couvre la période 1767-1770, est composé de neuf textes écrits par Rousseau, introduits par un avant-propos et une étude relative aux modes de chiffrement utilisés par Rousseau. On saluera le retour scrupuleux aux manuscrits et l’examen des bases philologiques, justifiées et réexaminées : les neuf éditions sont suivies de notes explicatives et sont toutes précédées d’une introduction qui précise systématiquement le manuscrit utilisé pour l’édition du texte.
L’avant-propos, rédigé par François Jacob, donne une excellente cohérence d’ensemble au volume, en soulignant que ces textes hétérogènes et disparates manifestent l’aspect transitif (les Notes comme avant-texte de l’écriture de soi) et transmissif (mise à l’essai de la théorie politique) de la période.
L’ouverture du volume, écrite par Valérie Nachef et Jacques Patarin, est consacrée à une étude qui traite des modes de chiffrement utilisés par Rousseau dans sa correspondance et qui relève la complexification progressive de la cryptographie rousseauiste.
Dans l’édition de la Note mémorative sur la maladie et la mort de M. Deschamps, François Jacob analyse le statut, la finalité et la destination d’un texte qui est un écho anticipé du système de défense rousseauiste qui se déploiera dans Les Confessions et Les Dialogues. L’édition des Sentiments du public sur mon compte dans les divers états qui le composent, également réalisée par François Jacob, partant d’une réflexion sur le support initial utilisé (collé ou écrit sur une porte), met en lumière le lien de ce texte aux écrits autobiographiques, en s’interrogeant avec pertinence sur l’enjeu de captation d’héritage qui s’y manifeste d’ores et déjà.
L’introduction de l’édition de la Lettre à M. de Franquières analyse le double registre et la double inscription du texte, à la fois échange épistolaire privé entre deux interlocuteurs réels, et écrit argumentatif public et publié. Explicitant le débat entre théisme et matérialisme à l’œuvre dans cette lettre, Maria Cristina Pitassi considère cependant qu’il ne s’agit ni d’une polémique ni d’une controverse. Après une présentation biographique de M. de Franquières et une généalogie des éditions successives, c’est la parenté avec la Profession de foi et de cette lettre qui est soulignée. Il s’agit en effet de deux textes similaires faisant système, dont le premier suit l’ordre des points du second, mais qui en reste malgré tout un écho nuancé. Même si le chapitre conclusif du Contrat social sur la religion civile – intégrant également de manière synthétique les acquis de la Profession de foi – n’est pas mobilisé dans cette introduction, cette lettre reste considérée comme un condensé des idées religieuses de Rousseau.
L’introduction aux deux derniers motets de J.-J. Rousseau, Quam dilecta (adressé à Mme de Nadaillac et vraisemblablement composé en 1768) et Quomodo sedet sola, conçu en 1772, permet à Jean-Paul Montagnier de rectifier des hypothèses antérieures proposées par Albert Jansen et Arthur Pougin : ni allusion au second 482motet dans la Correspondance,ni collaboration pour créer le premier. Après une présentation historique des jugements qui ont évalué leur valeur musicale, deux éléments sont mis en valeur : la maîtrise de la ligne vocale ainsi que l’assimilation par Rousseau des tendances formelles de l’époque, en particulier la forme unitaire et la forme accumulative.
Dans l’édition de la Lettre à M. Saint-Germain, Erik Leborgne met en valeur le statut de cette lettre-charnière, qui tout à la fois marque un changement de l’écriture autobiographique et permet d’articuler le passage des Confessions aux Dialogues, tout en prolongeant les Lettres à Malesherbes. Après quelques rappels biographiques moins interprétatifs que descriptifs et un résumé linéaire de la lettre qui passe sous silence les liens pourtant essentiels avec Mon Portrait, c’est la dimension spéculaire et anthropologique de l’autoportrait qui est mise en avant. Le développement aborde l’imaginaire fictionnel de la solitude mais se concentre davantage sur une lecture psychologique rétroactive qui postule qu’une « logique inconsciente » est à l’œuvre dans cette lettre. La perspective reste réductrice par rapport aux enjeux de ce texte fondamental.
Dans l’introduction de l’Épitaphe de deux amants, Anne Régent Susini précise le contexte de réception de ce quatrain promis à une fortune littéraire remarquable et présente les résultats d’un travail documentaire précis. Malgré une liste exhaustive restituant les sources de l’époque qui font référence au quatrain-épitaphe, l’attribution à Rousseau, – plausible mais invérifiable –, reste problématique à établir. Deux autres quatrains de Rousseau sont analysés par Anne Chamayou. Le premier, « Pauvres aveugles que nous sommes… », est examiné sur trois plans : biographique (stratégie offensive qui met un terme à la fuite et à l’errance), épistolaire (intention apologétique et dévoilement de l’identité) et communicationnel (dispositif complexe). Le second, « Quatrain pour un de ses portraits », également agonistique, est interprété comme une tentative de riposte visant à dénoncer la défiguration dont Rousseau se sent l’objet. Apposé sur le célèbre portrait du philosophe en habit arménien, réalisé par Ramsay, l’analyse du quatrain tout autant que du tableau permet de restituer l’enjeu crucial qu’est le dévoilement de toute falsification.
L’ultime texte politique de Rousseau, Les Considérations sur le gouvernement de Pologne et sa réformation projetée est bien évidemment l’œuvre centrale de ce volume. L’introduction rappelle l’historique polémique portant sur la valeur d’une œuvre controversée et fait le point sur les interprétations parfois contradictoires de ce texte. La contextualisation historique, complète et détaillée, permet de faire apparaître clairement les enjeux et motifs d’écriture. En particulier, la mise en lumière des sources d’information de Rousseau sur la Pologne permet de développer ce qui se revendique comme « nouvelle interprétation » rectifiant l’analyse sur les inspirateurs du texte, développée par Jean Fabre dans la Pléiade. En effet, la connaissance désormais approfondie du dossier élaboré par le Comte Wielhorski, transmis à Rousseau et point de départ de sa réflexion, permet de saisir la continuelle discussion qui est en réalité à l’œuvre avec cet émissaire des Confédérés. L’analyse de la réception de l’œuvre en France, mais également en Pologne, permet d’établir l’influence majeure du philosophe sur les lecteurs polonais, d’ailleurs sensibles à l’emploi d’un langage qui leur est familier. Indépendamment de la contextualisation extrêmement appréciable de l’introduction, le lien de cohérence avec les œuvres politiques antérieures de Rousseau est examiné. Le penseur politique complète ses concepts antérieurs développés en particulier dans le Contrat social. Si la relation de complémentarité est soulignée, la possible mise en pratique des concepts 483politiques dans ce dernier texte reste objet d’équivoque, tantôt considérée comme une interprétation juste, tantôt comme « erronée ». Nulle référence cependant aux liens déterminants entre le chapitre conclusif du Contrat social déjà cité et les cérémonies et rituels prescrits dans les Considérations. L’introduction, qui tient pour acquis que cet ultime texte est un traité, tout comme le Contrat social, ne s’interroge pas sur la distinction entre mémoire, essai, considérations, dissertation, discours et traité. Situant judicieusement le texte par rapport au Projet de constitution pour la Corse et l’article « Économie politique » de l’Encyclopédie, il est plus surprenant que l’introduction rédigée par Anna Grzéskowiak-Krwawicz ne fasse pas référence aux Fragments politiques, pourtant déterminants sur les thèmes de la félicité publique et de la construction politique des émotions.
Le dernier texte de cette période à être sélectionné n’est autre que l’Essai de traduction de la Jérusalem délivrée et la Traduction du commencement du second chant, contenant l’histoire d’Olinde et Sophronie. Christine Hammann rappelle à juste titre dans l’introduction à quel point Rousseau est passionné par Le Tasse. L’enchantement est durable et conduit au mimétisme. Cet essai de traduction fait surgir le problème de la possibilité de transposer en français une langue italienne bien plus sonore, expressive et harmonieuse. Simultanément, c’est la possibilité même d’une prose poétique qui est d’ores et déjà sondée, dans sa capacité à être rythmée, cadencée, musicale et fluide. L’enquête généalogique sur les différentes traductions du Tasse fait apparaître les motifs pour lesquels Rousseau décide de traduire ce texte, ainsi qu’une réflexion judicieuse sur la destination du texte, finalement publié mais à l’origine exclusivement privé, réservé à son propre usage.
Guilhem Farrugia
Sophie Cottin, Correspondance complète. Tome I - Lettres de jeunesse (1784-1794). Édition critique par Huguette Krief et Mathilde Chollet. Paris, Classiques Garnier, « Correspondances et Mémoires », 2021. Un vol. de 1173 p.
L’entreprise est louable. L’édition de la correspondance de Sophie Cottin (1770-1807) contribue à la connaissance d’une figure importante et trop méconnue d’une des périodes troubles de l’histoire française. Les romans de Sophie Cottin ont été des « best-sellers » en leur temps et ont valu à leur auteure l’attention des critiques jusqu’au milieu du xixe siècle. Après un temps de purgatoire, le xxe siècle a retrouvé de l’intérêt pour ces romans, pour la biographie et la personnalité de la romancière. Mme de Clauzade, qui prit le nom de plume d’Arnelle, avait eu accès à une partie des lettres de Mme Cottin et avait publié en 1914 Une oubliée : Madame Cottin d’après sa correspondance.Dans un tout autre esprit critique et avec un indéniable scrupule philologique, Leslie Sykes a donné en 1949 chez Blackwood une monographie qui, pendant un demi-siècle, a été le fondement des études sur Mme Cottin. En 2018 je lui ai consacré une biographie (Le Charme sans la beauté, vie de Sophie Cottin, Classiques Garnier) qui est débitrice des deux études précédentes.
La présente édition consacre 114 pages à une introduction qui, d’une lecture agréable, n’ajoute rien d’important aux acquis des ouvrages critiques mentionnées. Pourquoi les deux éditrices débutent-elles leur ouvrage ainsi : « il faut bien constater qu’un faisceau d’erreurs, de contre-vérités et de fantasmes répétés durant plus de 484deux siècles, sans réel souci de vérification, ont brouillé la figure de la romancière et façonné non sa véritable histoire, mais sa légende » (p. 9) ? Les erreurs et les légendes ont déjà été éradiquées et on peut regretter que cette Introduction évite de reconnaître l’apport des études précédentes et ait parfois recours à des affirmations qui les méconnaissent (à propos de l’enfance de Sophie, p. 16 ; à propos de la propriété de Labarde, p. 17, etc.). La partie la plus substantielle du volume est consacrée aux lettres de Sophie Cottin. Les deux éditrices affirment dans les Principes d’édition : « Les lettres composant la présente édition ont été collationnées sur les manuscrits autographes de la Bibliothèque nationale de France et de la Bibliothèque de la Société d’Histoire du Protestantisme Français, exception faite de lettres de Sophie Cottin de l’année 1792, consultables uniquement sous forme de microfilms » (p. 123 – il y a quelques années, sur demande motivée, le manuscrit transposé en microfilm pouvait encore être consulté dans sa version papier). Le lecteur se trouve donc face à un gros travail de déchiffrement, d’interprétation, d’établissement de l’ordre chronologique, de transcription et de rédaction. Quelques coquilles présentes dans l’ouvrage sont excusables dans cette tâche : la date de la mort de Paul Cottin, le mari de Sophie, est tombée le 12 septembre 1793 (p. 19), le 11 (p. 70), à nouveau le 12 (p. 121) ; le prénom du père de Paul, est confondu avec celui du fils (p. 982) ; une certaine confusion entre les prénoms des neveux Jauge de Paul (p. 154)… La reconstruction de la datation de certaines lettres est méritoire, et souvent convaincante, mais pas toujours. Le cas le plus difficile concerne la mort du père de Sophie Cottin : les deux éditrices acceptent celle qui est rapportée dans les registres protestants de la ville de Bordeaux et la fixent au 7 janvier 1792 (date déjà donnée par Lagrange), mais cette date les oblige à “changer”, en le signalant évidemment, la date d’une lettre de Paul à sa belle-mère, date écrite de sa propre main, « Ce 14 Janv 1791 », en la postdatant d’une année (p. 954). Le changement de date impose de toucher à la datation, attribuée dans les manuscrits, d’autres lettres qui suivent celle-ci (p. 956 etc.). Je ne peux que conclure que la présence du document des registres protestants pose un problème par rapport à la datation de la lettre de Paul. D’autres fois, l’analyse menée par Mme Krief et Mme Chollet est moins problématique (par exemple, dans le cas de l’attribution d’une lettre de Sophie à sa cousine Félicité Lafargue, et non à Julie, selon la classification des manuscrits, p. 1028). Un détail à signaler : l’importante lettre (dont nous n’avons pas la version autographe) de Sophie Cottin à un destinataire inconnu, où il est question de son sentiment religieux, est ici reportée (p. 1045) d’après la version publiée par Sykes, alors qu’il existe une version plus longue de cette lettre, conservée dans les Fonds Cottin de la Bibliothèque nationale de France (cote NAF 15967, fo 90-93), que les deux éditrices n’ont pas vue. Remarquables et précises sont les notes historiques qui facilitent le lecteur dans le tissage des liens entre les lettres privées et les événements de l’Histoire. Si les Archives Nationales avaient déjà été bien explorées, il faut saluer le minutieux travail mené dans les papiers de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, aux Archives Nationales d’Outre-Mer, aux Archives Départementales de l’Essonne, aux Archives Départementales de Gironde, aux Archives Départementales du Lot-et-Garonne, aux Archives Départementales des Yvelines. Autant de recherches qui complètent la connaissance des familles Cottin et Risteau et de leur milieu réformé.
Silvia Lorusso
485Marie de Flavigny, comtesse d ’ Agoult, Correspondance générale. Tome IX : 1856-1857. Édition de Charles F. Dupêchez, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux », 2020. Un vol. de 839 p.
Charles Dupêchez poursuit sa très ponctuelle et précieuse édition de la Correspondance de Marie d’Agoult, avec ce volume qui porte encore sur des années très significatives pour elle, au moment où, d’ailleurs, à cause des réformes du baron Haussmann, « l’empereur [la] fait exproprier de [s]es deux maisons qui se trouvent dans l’alignement des nouveaux boulevards » (p. 133), ce qui entérine des changements majeurs dans sa vie et celle de ses filles.
Plusieurs grands axes se dégagent de ces pages, dont une considérable activité dans la presse. Ce sont les années où elle entame des aventures journalistiques diverses, à commencer par une importante collaboration avec La Revue de Paris, où elle fait également publier un article d’Adolphe Pictet, qu’elle retrouve pendant ces années après la Course à Chamounix avec Sand et Liszt. Elle ose alors signer « Arabella », comme au bon vieux temps, ses lettres au Major (p. 24, 202), en entamant toutefois des discussions beaucoup plus actuelles, comme par exemple sur Madame Bovary (p. 314, 327 et 344).
D’autres projets l’interpellent, dont une Revue germanique, préconisée par ses amis Nefftzer et Dolfuss (p. 635), à laquelle Renan donne une « lettre d’adhésion » (p. 696). Tandis qu’un « journal d’art » (p. 120), « revue artistique » qu’elle devait fonder elle-même, ne verra pas le jour.
Du côté plus proprement littéraire, elle reçoit des réactions positives à ses publications, dont les louanges de Grévy pour l’Histoire de la Révolution de 1848 et les Esquisses morales, « à la hauteur de La Bruyère et de La Rochefoucauld pour la profondeur de l’observation » et « bien au-dessus d’eux pour le charme du style » (p. 37), tandis que Renan en souligne la « grande manière » (p. 38).
De nouveaux travaux concernent la création dramatique : les Trois journées de Marie Stuart, publiées dans la Revue de Paris des 15 et 30 juin 1856, et Jeanne d’Arc, qu’elle préfère écrire Darc, comme il le sera dans la publication en volume chez Lévy en 1857, tandis que cette édition de la Correspondance affiche encore une ambiguïté entre les deux graphies. Les lettres témoignent de son travail ponctuel de documentation (p. 42), et de la réception : Michelet (p. 329) lui « conteste » la présence de frère Élie au lieu de la « solitude » tragique de Jeanne, tandis que Victor Hugo remarque qu’« il était beau, qu’il était juste que ce grand drame de Jeanne fût écrit par une femme » (p. 420). La question de la représentation est aussi traitée, et si elle retire Jeanne Darc de l’Odéon, pour éviter toute récupération politique (p. 333), et regrette l’impossibilité de la faire jouer par Ristori ou Rachel (p. 345, 367), le drame aura deux lectures dans son salon, dont l’une par Bocage.
Les lettres témoignent de l’ampleur de ses relations, bien que parfois superficielles, pleines d’ailleurs de respect et d’éloges courtois pour elle, qui s’étonne d’être « effrayemment [sic] à la mode en ce moment » (p. 377), acquérant du moins la certitude qu’« [elle] peu[t] [s]e promettre encore quelques œuvres distinguées » (p. 587), et bien décidée à signer éventuellement avec des initiales « Dan St » mais à « ne jamais rien imprimer anonymement ».
Marie s’explique sur ses raisons et intentions, non sans oscillations : si elle soutient « avec vivacité l’égalité des femmes (leur supériorité actuelle même, l’aspiration plus vive, la délicatesse morale plus grande […]) » (p. 276-277), c’est avec un pessimisme 486un peu provocateur qu’elle écrit à Renan « qu’il n’y a pas de grands résultats à attendre de l’activité féminine dans les sphères intellectuelles. La vie affective nous absorbe » et « s’élever du rêve à la pensée, et à la pensée communicable, c’est-à-dire, revêtue d’une forme artistique, c’est un privilège » (p. 660-661).
C’est cette élaboration personnelle de sa profession d’écrivain, faisant aussi, obligatoirement, son « pèlerinage à Coppet » (p. 429), qui est la plus intéressante, et qui s’entrelace avec les échanges avec ses enfants : « la fille selon la loi est aussi la fille selon la grâce, et les enfants illégaux ont pris soin de se légitimer par tous les dons du cœur et de l’esprit » (p. 215).
La fille légitime, Claire, cherche aussi sa place dans les journaux, pour ses articles signés C. de Sault, où Marie décèle parfois l’œuvre « d’un philosophe, d’un poëte […] une émotion féminine, individuelle, tempérée […], qui se communique » (p. 497). Elle l’invite à venir « chercher chez [s]a mère l’aide matériel[le] et le concours moral qui lui ont manqué toujours » (p. 351), tout en l’encourageant à l’indépendance, même par rapport à son mari.
Quant à ses autres enfants, les relations sont souvent ambivalentes, entre l’orgueil pour les prix de Daniel et une certaine inquiétude face à la nature artiste, « toute extatique » (p. 75), de sa « fille électrique » (p. 519), Cosima. Car en plus, il s’agit des deux mariages, de Cosima avec von Bülow, que Marie voit d’abord avec scepticisme, avant de l’accepter finalement, et celui, grande œuvre de diplomatie, de Blandine avec le député Émile Ollivier, célébré à Florence, le soir du 22 octobre, « naissance du grand Franz » (p. 602). Et si le « Virtuose » écarte toute « question de la dot et du contrat » (ibid.), elle rit toute seule en pensant à ses « trois gendres » (p. 554).
Les Annexes reproduisent des lettres des enfants Liszt, où Daniel s’avère un « critique musical » averti de la Zukunf Musik, et blasé face « à la société qui n’a qu’une chose à voir : Êtes-vous en habit noir et en souliers vernis ? » (p. 745). Mais la détresse pointe toujours : « notre meilleure politique est de ne jamais parler à papa de mimi [Marie], à mimi de papa » (ibid.), écrit-il à Cosima, qui d’ailleurs dit avoir « sérieusement songé à [s]’empoisonner » (p. 763), et à qui il « semble étrange d’être aimée » par son père (p. 767).
Face à tous ces héritages de son passé, l’écriture de Marie se développe en maximes « spontanées », comme cette paronomase « L’espérance est-elle permise à l’expérience ? » (p. 452), qui s’appliquerait aussi aux femmes : « Il faut qu’elles apprennent à vivre seules, même au sein du mariage et de la famille ; à penser, à agir […] par elles-mêmes », sans quoi « l’amour est une chimère ou un avilissement » (p. 705-706).
Un index des correspondants et des noms cités complète comme d’habitude ce volume, qui constitue une contribution plurielle à l’histoire de la presse, du « féminisme », des problématiques familiales, encore très actuelles, et d’où transparaît une conscience très moderne, suivant un parcours en profondeur qui récupère toute une vie, entre bilans et attentes pour l’avenir.
Laura Colombo
Philippe Dufour, Le réalisme pense la démocratie. Genève, Éditions La Baconnière, « Nouvelle Collection Langages », 2021. Un vol. de 260 p.
Le dernier ouvrage de Philippe Dufour, Le réalisme pense la démocratie, ouvrage paru, comme La Littérature des images en 2016, aux éditions La Baconnière, a 487été récompensé l’année de sa parution par le grand prix de la Critique littéraire 2021. De fait, l’auteur y met en œuvre de façon concentrée ses talents d’écriture, d’analyse et de synthèse. Il combine panoramas et micro-analyses de textes avec aisance et clarté, développe plusieurs commentaires de tableaux de Daumier, Meissonier, Courbet… (l’ouvrage aurait gagné encore à en offrir la reproduction), il franchit les frontières chronologiques en ouvrant des perspectives sur le passé du xixe et sur son futur. On remarque en particulier une volonté constante d’exposer les liens entre le xixe et notre actualité ; l’auteur a cette conviction, qui fait la force du livre : le roman réaliste du xixe nous instruit sur les fondements de la démocratie et nous aide à penser la société d’hier et d’aujourd’hui.
Philippe Dufour veut montrer comment le réalisme, plus précisément le roman réaliste français, se trouve étroitement lié à la démocratisation de la société, comment il la représente, la met en question ou met en question les pensées de la démocratie, notamment les pensées libérales ou sociales ; le roman représente ces pensées, ces discours, et fait penser sur eux avec les moyens de la fiction : personnages, parcours de vie, scènes, images fournissent des « idées esthétiques », des « allégories réelles » ou des « symboles », autant de concepts destinés à appréhender le régime de la signification et de la pensée dans ou par la fiction.
De la démocratie en Amérique constitue une source d’inspiration cardinale et un fil rouge de l’étude, le livre de Tocqueville offrant trois notions-clés et la matière de trois parties après un prologue nourri : la mobilité, la médiocrité, l’humanité, traits propres à la démocratie étroitement liés aux trois valeurs de la Révolution, liberté, égalité, fraternité. La liberté favorise en effet la mobilité sociale, la possibilité d’échapper à ses origines, possibilité qui excite l’ambition de beaucoup de jeunes héros (Lucien de Rubempré, Georges Duroy…) ; l’égalité implique un éloignement à l’égard de l’exception au profit du commun, du médiocre au sens neutre ou péjoratif du terme – le personnage romanesque, en particulier, tend à devenir ordinaire tel Frédéric Moreau ; l’humanité renvoie à la fraternité qui implique une reconnaissance de l’autre comme semblable, donc se fonde sur l’égalité, elle se manifeste dans la pitié, passion démocratique comme l’ambition, qui brille avec plus ou moins d’éclat dans les romans réalistes.
Or ce sont les ratés de la démocratie qui l’emportent dans les œuvres, ou les décalages entre les discours et les faits.
Philippe Dufour montre que le roman réaliste, « roman des mœurs démocratiques, porté par un regard critique » (p. 9), roman politique, dévoile les contradictions entre eux des traits ou des valeurs démocratiques, ce qui peut rappeler certaines analyses développées sur notre société par le philosophe Marcel Gauchet. Ainsi, le désir d’ascension pousse l’ambitieux profitant de la mobilité sociale à sacrifier les autres, faisant fi de la fraternité ; les ambitieux qui réussissent, tel Valenod dans Le Rouge et le Noir, substituent ou tendent à substituer une ploutocratie (p. 141) à la démocratie ou reconstituent une aristocratie de l’argent, donc une société inégalitaire, bloquée, qui excite la révolte collective dans Les Misérables ou dans Germinal.
La notion de déclassé, dans la première partie, est particulièrement intéressante. Le terme fait partie de ces mots que le livre met en valeur comme autant de cailloux précieux ramassés, observés, exposés, collectionnés ; l’auteur en donne l’histoire, en montre l’évolution, l’inflexion, en signale l’apparition pour les néologismes, dont « humanitarisme » et « individualisme » (p. 157). Le personnage du déclassé peut donc se manifester sous des modes divers : au sens neutre, le déclassé change de classe, y compris en s’élevant ; au sens négatif, qui tend à s’imposer au xixe, il 488déchoit ; le mot peut également désigner celui qui ne parvient pas à monter dans une société bloquée alors qu’il a des talents et une éducation qui l’y poussent (Z. Marcas), celui ou celle qui a des rêves impossibles à satisfaire (Emma Bovary) … Le déclassé illustre la mobilité et son envers, la démoralisation, voire il la dément ou donne aux auteurs l’occasion de la condamner.
Un autre mot, soit une autre catégorie de personnage et non un type social se détache dans la troisième partie : le comparse. Fugace et par là différent du personnage secondaire, il apparaît et disparaît sans laisser de trace, passant que toutefois le narrateur ou le personnage découvre être un humain. Car dans cette partie, l’humanité, plutôt postulée qu’advenue, se manifeste volontiers de manière fugitive dans des rencontres, des révélations. Et Philippe Dufour surprend son lecteur en proposant une lecture hugolienne de son auteur de prédilection, Flaubert, chez qui pour la première fois il désigne les étoiles filantes de la compassion.
Ce livre, personnel, écrit, se lit avec plaisir, on l’a compris. On retrouve le sens de la formule propre à l’auteur : « Les langages débattent dans le roman. Les langages se débattent dans le roman » (p. 11), le sens de la chute humoristique, ou l’art de la surimpression des textes : Bardamu en Psyché regardant Amour (Alcide), autre Jean Valjean regardant Myriel, autre Lantenac regardant Tellmarch, inspire une fin de chapitre superbe (p. 210). De plus, exploitant les possibles de la fiction, Philippe Dufour imagine « passim » des situations, des rencontres entre personnages ; lui qui a repéré dans Le Roman est un songe (2010) le « paysage parenthèse », qui étudie dans Le réalisme pense la démocratie des « scènes-parenthèses », se livre lui-même à des parenthèses rêveuses (p. 175). Le « je » affleure, l’auteur s’engageant volontiers dans des commentaires qui concernent notre actualité. Les chapitres en effet prennent souvent leur source dans Tocqueville pour se jeter in fine dans le xxe ou le xxie siècle – toutefois le « présent […] marche » si vite qu’il invalide certaines phrases (p. 123) : on fait encore la guerre en Europe, y compris pour la démocratie.
Aimanté par le présent, le livre est constamment animé par le désir de voir les choses de l’intérieur, à partir de l’histoire de l’époque, des discours de l’époque, de la réception de l’époque, l’intérêt pour la réception contemporaine des œuvres (pour lesquelles un index eût été utile) caractérisant depuis longtemps le travail de Philippe Dufour. Ainsi l’épilogue apporte un élargissement dans le cadre du xixe siècle : l’auteur évoque les commentaires comparatistes de Montégut, Brunetière et Vogüé sur les réalismes européens, leurs spécificités, le réalisme français se distinguant par son désenchantement. Pour autant, le livre finit sur la légende, à lire, sur l’exemplum à imiter : le roman de l’humain ou de l’humanité, même postulée, légendaire, indique une voie à suivre, nous dit Philippe Dufour.
Régine Borderie
Véronique Samson, Après la Fin. Gustave Flaubert et le temps du roman. Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2021. Un vol. de 385 p.
Nombreux sont les ouvrages sur temps et roman : temps de la narration, temps des personnages, temps du cœur, temps du corps, temps de la grande histoire, temps du quotidien, temps culturel, etc. Toutes aussi nombreuses, les études sur le temps dans l’œuvre de Flaubert, comme le montre la riche bibliographie de l’ouvrage de Véronique Samson qui n’a pas craint de reposer à nouveaux frais la question du temps 489et de la temporalité dans les romans du maître de Croisset. L’angle particulier qui fait l’originalité de cette étude est de saisir au sein des œuvres la notion de posthume. Refusant de l’analyser uniquement comme un temps de l’après, l’autrice montre de manière convaincante et fine que celle-ci ne cesse de faire retour, d’exister au présent, de hanter la narration tout autant que les personnages et démontre éloquemment que les romans de Flaubert sont très tôt travaillés par une poétique du posthume.
Le temps posthume comme temps fort de la narration implique une contradiction, celle du rapt de la fin par le début. « Le personnage ne meurt pas dans les premières pages, mais il atteint le terme d’un roman possible ». La fin, une certaine fin, du personnage est ainsi rejouée de diverses façons, sous plusieurs éclairages, dans le cadre de situations différentes, mais toujours reconnaissables, par les personnages eux-mêmes et/ou par le lecteur envahi par cette impression de déjà-vu, puisque « l’œuvre s’écrit après le dénouement ». Ce rien de neuf sous le soleil explique, à certains égards, le sentiment d’ennui et de désenchantement qui emprisonne les protagonistes flaubertiens.
Mais « l’expérience d’avoir la vie derrière soi », pour reprendre la formule de Véronique Samson, elle-même reprise inversée du titre du roman d’Ajar/Gary, engendre des interrogations : « si la fin a déjà eu lieu, si le personnage ne dispose d’aucun temps, que peut-on ajouter ? Comment remplir la durée du roman ? Autrement dit, en quoi consiste le temps qui reste après la fin ? Et, ensuite, […] si la fin ne coïncide plus avec l’achèvement du texte, comment terminer ? ». L’ouvrage s’emploie à répondre à chacune de ces questions qui sont autant de défis, pas les seuls certes, que s’impose l’écrivain. Divisée en quatre chapitres substantiels (1. Une singulière vieillesse ; 2. Le roman après la fin ; 3. La mémoire du présent ; 4. L’épuisement du roman), cette étude nous plonge dans l’épaisseur vertigineuse de ce temps posthume que l’écrivain, bien qu’il décide d’en faire un moteur romanesque, doit domestiquer. Domestication auscultée et développée en quatre temps donc, qui cernent avec précision cette logique narrative de destinées inversées, pourrait-on dire.
Ce travail sur le passé sans cesse revivifié implique d’interroger le temps présent au sein duquel le déjà-vu, le déjà su, le déjà vécu – et le déjà lu quand il s’agit du présent de la lecture – produisent un système unifiant. Les retours, les revenances servent ainsi de tremplin à la création qui met en place un « devenir-mémoire » opératoire dans le présent de la narration. Cet oxymore devient ainsi un supplément temporel qui donne au présent un plus de temps, le passé est dès lors moins comparable à un linceul qu’à une robe de bal qui cache sous ses nombreux jupons identiques – détails et repentirs – non pas la mort, mais la vacuité du temps qui s’exprime insolemment dans ces reprises. Car seul, semble-t-il, advient le passé.
Ce passé qui refuse de s’éclipser, mais qui n’a pas la densité savoureuse de la petite madeleine de Proust, tient plutôt d’un fatal intempestif qui se joue du et joue avec le vif, entraînant dans sa marche la notion d’épuisement, car le passé s’épuise à passer tout en fracturant le présent (ou est-il déjà fracturé ?). L’injonction de la description réaliste qui veut épuiser le réel trouve ici un support, ou un ennemi, dans ces retours interminables de la vie morte. La modernité du roman flaubertien se loge dans cette impossible nouveauté du présent, la persistance crasse du « déjà » altérant le nouveau. « Dans les romans de Flaubert, note Véronique Samson, faire connaissance est toujours reconnaître. » Ainsi, « [t]out se passe comme si l’abondance de passé diégétique […] avait tout à fait éteint la possibilité de la nouveauté et fait en sorte que l’on remue déjà des cendres dans les commencements », souligne-t-elle avec élégance.
490Comment en finir quand ça fait retour ? Même la mort du personnage n’est pas gage de sa fin, et nous soulignons à ce sujet les très belles pages sur l’agonie d’Emma Bovary (chap. 4) – pourtant glosée déjà par de très grands noms de la critique flaubertienne et pas seulement – et celles sur la mort de Félicité (Un cœur simple). Véronique Samson détaille habilement comment le réel par capillarité agonise lui aussi, tout en offrant cependant au roman, dans cette longue expiration, une substance nouvelle.
Avec ce bel ouvrage audacieux, qui fera référence, et dont il y aurait encore beaucoup à dire, Véronique Samson prend définitivement sa place au sein de la critique spécialisée, à l’aide d’une argumentation solide et convaincante.
Véronique Cnockaert
Céline Brossillon, Le Taureau Triste. La Solitude du Célibataire de Maupassant. Paris, Cnrs Éditions, 2021, un vol. de 256 p.
Tiré d’une thèse de doctorat soutenue en 2011 à Paris III-Sorbonne Nouvelle, cet essai s’intéresse à la figure du célibataire dans l’œuvre narrative – contes et nouvelles, romans – de Maupassant. Ce sujet fondamental pour la compréhension de l’œuvre maupassantienne n’avait pas été abordé dans sa globalité depuis l’ouvrage de Nathalie Prince, Le Célibataire du fantastique (L’Harmattan, 2002), qui faisait la part belle aux récits maupassantiens mais qui n’abordait pas les nouvelles réalistes de l’écrivain normand. Le livre de Céline Brossillon est composé de six chapitres, eux-mêmes subdivisés et finissant par des conclusions partielles. Certains titres et sous-titres sont habilement empruntés aux œuvres de Maupassant et de ses contemporains pour faire écho aux propos. L’essayiste a choisi de donner les références aux citations tirées de l’œuvre de Maupassant juste après celles-ci, allégeant considérablement les notes de bas de page, désormais réservées aux allusions à d’autres ouvrages.
L’introduction (p. 13-18) indique la méthode choisie, dans la lignée de la psychocritique de Charles Mauron (p. 14) : « Cette étude se voudra regard anthropologique sur la crise de l’identité masculine à la fin du xixe siècle » (p. 16). Elle s’appuie sur des ouvrages d’Alain Corbin mais aussi sur des études plus anciennes d’Émile Durkheim et d’Arthur Schopenhauer.
Le premier chapitre, « La femme, le mariage et la famille : propédeutiques du célibat » (p. 19-51), relève la plupart des traces de misogynie présentes dans l’œuvre en prose de Maupassant. Les héroïnes sont parfois montrées comme des éternelles enfants, naïves, sottes, incapables de réalisations intellectuelles, la femme étant restée à l’état de « perpetuus infans », héritages de Schopenhauer et de Hartmann. Lorsque la jeunesse et la beauté ont disparu, les personnages féminins engraissent, deviennent impotents, obèses, et sont tournés en ridicule dans les récits courts et les romans. Céline Brossillon montre ensuite que, contrairement à ses contemporains (Goncourt, Zola…) qui subliment la maternité, Maupassant décrit les mères comme des monstres, proches de l’animalité. Le corps de la femme doit rester stérile pour conserver ses charmes. Les personnages masculins maupassantiens considèrent la maternité comme un « odieux supplice » (« L’Inutile Beauté »). Ils rejoignent en cela les discours féministes de l’époque qui rejettent l’obligation de la procréation exigée de la femme, qui plus est mariée. Le mariage est donc « un tue-l’amour » (p. 30), et une simple association économique. D’ailleurs, les couples légitimes créés par l’auteur de Bel-Ami sont souvent très mal assortis : les Fourville, les 491Forestier, les Roland, êtres incompatibles. De là, les nombreuses disputes entre époux, voire la violence du mari envers sa femme. Le bonheur est incompatible avec le mariage. La femme adultère chez Maupassant serait alors une nouvelle Manon, souvent attirée par l’argent ou par la vengeance.
Dans le deuxième chapitre « Le faune et les liaisons dangereuses » (p. 53-97), il est question de la conception libertine de l’amour chez les célibataires maupassantiens, héritiers directs des libertins du xviiie, s’intéressant uniquement à leur propre plaisir. Oisifs vivant de leurs rentes, ils s’opposent en tous points au modèle bourgeois de la Troisième République qui prône les valeurs du travail, du mariage et de la famille. De plus, clients des prostituées, ils représentent le péril vénérien et portent souvent en eux le mal tant redouté par la société. Ils sont décrits comme narcissiques et collectionnent les femmes de toutes conditions : filles, filles de ferme, femmes mariées, courtisanes, etc. La quantité l’emporte ainsi sur la qualité.
Le chapitre 3, « Le matador ou la femme engeôleuse » (p. 99-135), aborde le thème de la femme castratrice et prédatrice, piège du célibataire. L’amour est en effet présenté dans les récits maupassantiens comme une lutte. Le mensonge est l’arme privilégiée des femmes, idée empruntée à Schopenhauer. Elles enjôlent et engeôlent, « l’amour étant une illusion voluptueuse » selon le philosophe pessimiste allemand. Céline Brossillon évoque ensuite « le cannibalisme sexuel » et le lesbianisme qui mènent à la néantisation de l’homme. La femme moderne, Ève nouvelle, est insensible aux charmes des célibataires maupassantiens qu’elle manipule.
Dans le chapitre 4 « La folie meurtrière ou l’anéantissement du féminin » (p. 137-158), est abordé le thème du crime qui parcourt les contes et nouvelles. Les célibataires ont ainsi des envies de meurtre face aux femmes qui les font souffrir moralement et se refusent à eux. Aux pulsions sexuelles répondent des pulsions meurtrières. Fétichisme et nécrophilie font partie des déviances des personnages masculins maupassantiens. Les fleurs deviennent parfois des substituts de la femme pour ces misogynes.
Le cinquième chapitre, « Le Horla ou le delirium du solitaire » (p. 159-177), aborde dans les contes d’angoisse l’isolement social du célibataire misanthrope et décadent, qui s’enferme chez lui au milieu de ses bibelots. Une micro-lecture du « Horla » est ainsi proposée. La lutte contre la solitude passe parfois par le mariage chez les célibataires maupassantiens. La femme devient alors un objet de protection. Mais ce mariage sera lui aussi un piège.
Le sixième chapitre « Vie et mort d’un fossile : la chute dans le néant » (p. 179-211) recense les célibataires qui se suicident faute d’avoir trouvé la femme idéale. L’ennui moderne gagne en effet les personnages masculins esseulés et parfois vieillissants. Les marques du temps s’impriment sur le visage des libertins, eux qui n’ont connu que des amours contrariées ou réalisées à la va-vite. Ils n’ont pas d’enfants et ne laisseront donc rien après eux.
En conclusion, Céline Brossillon rappelle que les personnages de célibataires méprisent la femme, pleine de défauts selon eux. Ils ne peuvent s’abstraire de leur vision antithétique de la madone et de la putain. Leur vie de dandies les amène à se passer de la femme, véritable piège, surtout de la femme moderne, telle Michèle de Burne qui se refuse à l’homme et le snobe.
Cet ouvrage, nourri de lectures variées, est bien écrit et emporte l’adhésion du lecteur. Il s’appuie sur les récits fictionnels maupassantiens, sans tomber dans l’écueil d’une étude biographique. Cependant, on pourrait aussi isoler les citations de l’œuvre de Maupassant qui en font un auteur moins misogyne qu’il n’y paraît. On regrettera également quelques redites et contradictions, ainsi que la juxtaposition fréquente 492de citations. Par ailleurs, si cet essai convoque parfois les poèmes de l’auteur (dont l’édition de 2002 est attribuée par erreur à Louis Forestier dans la bibliographie, p. 221), il fait l’impasse sur le théâtre maupassantien qui aurait pu nourrir également le propos. Il est complété par une importante bibliographie (p. 221-239), bien organisée par thèmes, et par deux index fort utiles : des œuvres de Maupassant et des noms propres.
Noëlle Benhamou
Gilles Castagnès, Au fil de l’eau, au fil des textes. Littérature et pêche à la ligne. Grenoble, U.G.A. Éditions, « Ateliers de l’imaginaire », 2021. Un vol. de 290 p.
Rares sont les domaines qui sont parvenus à se soustraire durablement à l’insatiable curiosité des études universitaires. Parmi ces dernières terrae incognitae, une vient d’être mise en lumière par Gilles Castagnès, Professeur de littérature française du xixe siècle à l’Université Sogang de Séoul, dans un essai au titre évocateur Au fil de l’eau, au fil des textes. Littérature et pêche à la ligne,publié en juin 2021 aux Presses Universitaires de Grenoble. Cet ouvrage original, au carrefour de la littérature halieutique, de la sociologie analytique, de la zoopoétique, de la narratologie, des études comparatistes et de la psychanalyse, prend appui sur une riche bibliographie – française et anglo-saxonne – venant ainsi combler un vide au sein de la critique littéraire contemporaine. L’ouvrage est érudit, certes, mais écrit « les pieds dans l’eau » et le regard toujours attentif aux mouvements agitant la surface de notre imaginaire.
La première partie se concentre sur la figure du pêcheur à la ligne, de l’écrivain pêcheur en particulier. L’auteur part des acquis sociaux de la Révolution française et du loisir naissant de la pêche, en passant par la littérature panoramique et ses physiologies, les textes réalistes et les premières enquêtes sociologiques d’envergure ; il montre combien le pêcheur à la ligne est un personnage digne de fascination autant qu’un objet séculaire de caricatures : du viandard au braconnier, de l’honnête pêcheur au petit bourgeois arriviste, du pêcheur paysan à l’aristocrate des flots, c’est une hiérarchisation très codifiée qui nous est donnée à lire et il est aisé de percevoir la place et l’intérêt d’une telle figure au sein du champ littéraire. Une figure sociologique riche d’enseignements, un acteur qui porte en lui l’évolution historique des siècles passés, une fabula incarnée en un personnage éminemment romanesque aux possibles narratifs infinis dont Gilles Castagnès souhaite autant revivifier la mémoire que nuancer l’héritage.
Après avoir brossé le tableau historique et sociologique du pêcheur à la ligne, l’auteur se concentre sur la question de la diégèse en s’appuyant essentiellement sur les apports de la critique genettienne. Comment raconter la pêche ? Pour tenter de répondre à cette question centrale, l’auteur s’appuie sur les récits des écrivains-pêcheurs, notamment ceux issus de la seconde moitié du xxe siècle français et quelques exemples venus de la pastorale américaine. De fait, quatre difficultés se posent à qui voudrait dire l’expérience aquatique : la superposition des durées narratives, la question de la temporalité, l’écriture des scènes de capture et l’art de rendre compte d’un geste répétitif sans lasser le lecteur. Les auteurs recourent à de nombreuses descriptions, à de fréquentes ellipses ou sommaires mais peinent à rendre l’acte de pêche en lui-même. L’écriture halieutique devient dès lors un terrain d’expérimentations et 493de dépassements narratifs très intéressant Cette résistance à la mise en mots serait, peut-être, l’essence même de la pêche à la ligne. Mais, surtout, comment rendre l’émotion de la prise tant convoitée, du contact avec le poisson, du pouvoir démiurgique instantanément ressenti sur la créature capturée ? C’est à une expérimentation de tous les sens, à une sensibilité primitive, à une traversée du miroir que nous convie alors Gilles Castagnès pour tenter d’appréhender ce phénomène artistique.
Enfin, dans une troisième partie particulièrement stimulante et riche d’interprétations singulières, nous entrons dans le monde des profondeurs. À partir d’une (re)lecture de L’Eau et les Rêves (1942) de Gaston Bachelard, c’est à une approche plus psychanalytique, en accord avec l’esprit de la collection qui héberge son ouvrage – « Ateliers de l’imaginaire » – que l’auteur nous invite. Avec Éros, comme matrice originelle du monde, et son cortège de motifs aisément associables à l’élément aquatique : fécondation, érotisme, sensualité, gestation… Ainsi la rivière – l’auteur convoque la Vivonne proustienne et la Loue de Gustave Courbet – est tour à tour perçue comme une mère nourricière, un lieu de naissance, de métamorphose, de désirs, de rêves, etc. Et de nombreuses métaphores émergent, aussi vives qu’obsédantes, où le pêcheur sonde le mystère des eaux dormantes. L’enfantement est heureux, lorsque le poisson crève la surface, mais aussi douloureux, puisqu’il se fait au prix d’une lutte tenace. La logique du transfert est ainsi fréquemment à l’œuvre au sein du corpus halieutique. La pêche obéissant à une tension entre séduction – leurrer le poisson –, assouvissement – capturer l’animal – et résilience – catch and release ou ingestion effective. Car la pulsion sexuelle est aussi pulsion de mort, Thanatos, impuissance et castration. Se pose bien évidemment la question de la cruauté et de la souffrance. L’auteur touche aux enjeux inhérents à l’approche zoopoétique : douleur, sensibilité, sentience et légitimité à faire souffrir. Puis, les grands motifs de l’œil prophétique, de la danse macabre, de l’odeur de la mort sont convoqués dans un primitivisme rarement usité dans un essai universitaire. Enfin, cet état des lieux analytique débouche sur une sublimation en forme d’anti-destin. Sublimation par la foi, portée par une intense contemplation du monde, et, bien sûr, par l’art et la littérature. Si cette vision idéaliste de la pêche offre matière à réflexion, force est de constater que l’auteur se laisse, parfois, emporter par son sujet et en oublie une réalité bassement matérielle, technique, voire technologique qui orienterait davantage la pêche vers le loisir que vers la transcendance.
Au fil de l ’ eau, au fil des textes. Littérature et pêche à la ligne offre ainsi de vastes et belles perspectives pour la recherche en zoopoétique, écocritique, narratologie et littérature comparée. Des pistes de réflexion en lexicologie, stylistique et pragmatique du récit halieutique semblent également particulièrement prometteuses pour interroger la signification profonde de cette pratique millénaire et comprendre avec davantage d’acuité les liens qui l’unissent à la littérature.
Hadrien Courtemanche
Guillaume Apollinaire et André Salmon, Correspondance 1903-1918 & Florilège1918-1959. Édition établie, préfacée et annotée par Jacqueline Gojard. Paris, Éditions Claire Paulhan, 2022. Un vol. de 488 p.
Pour la plupart des lecteurs d’Apollinaire, André Salmon est d’abord celui dont le poète d’Alcools a célébré le mariage le 13 juillet 1909 dans un poème qui est à la 494fois un affectueux hommage, un retour émouvant sur une jeunesse qui s’éloigne et sur une commune naissance à la poésie, à « ces paroles qui forment et défont l’Univers ». André Salmon est le seul ami – avec René Dalize (dans « Zone ») – à être directement nommé dans le recueil de 1913, ce qui témoigne d’une relation tout à fait privilégiée.
Une amitié profonde et durable, cependant, ne se traduit pas obligatoirement par une abondante correspondance. Tout dépend des circonstances, de l’éloignement notamment, mais Apollinaire et Salmon ne semblent pas s’être écrit très souvent. Dans les deux ensembles de volumes de correspondance établis par Victor Martin-Schmets (Guillaume Apollinaire, Correspondance générale et Lettres reçues par Guillaume Apollinaire, Honoré Champion, 2015 et 2018), on relevait « seulement » une vingtaine de lettres d’Apollinaire à Salmon et une trentaine de lettres de Salmon à Apollinaire : des lettres presque toujours très courtes, souvent des cartes postales avec quelques mots écrits à la va-vite où dominent les aspects anecdotiques ou utilitaires. Elles ne semblaient pas apporter grand-chose sur le plan littéraire, si ce n’est, parfois, quelques petits poèmes fantaisistes ou quelques allusions à des conférences, à des œuvres publiées ou à d’autres difficilement identifiables. Exceptionnellement, on y percevait des traces de rivalité, voire de brouille entre les deux hommes, par exemple lorsqu’ils s’intéressent parallèlement en 1912-1913 à la « jeune peinture française ».
Dans l’ensemble très copieux des correspondances d’Apollinaire, celle avec André Salmon pouvait donc apparaître comme presque banale ; Jacqueline Gojard l’a métamorphosée dans son édition croisée qui permet d’apprécier la continuité de cette relation. Son travail minutieux d’annotation permet non seulement de reconstituer avec la plus grande précision l’histoire d’une amitié intense entre deux poètes aux caractères bien différents mais aussi une plongée dans toute l’histoire littéraire et artistique si riche de l’avant-guerre.
En effet, Jacqueline Gojard ne se contente pas de compléter cette correspondance par des lettres inédites, de préciser ou de rectifier certaines dates, elle ne se contente pas de rédiger à propos de chaque lettre des remarques abondantes, documentées et érudites qui éclairent tant de passages allusifs et énigmatiques ; elle ne se contente pas de proposer de nombreux documents iconographiques judicieux pour agrémenter l’ouvrage ; elle élargit sa perspective, en insérant dans la suite des lettres – et en conservant la trame chronologique – de nombreux textes, quelle qu’en soit la nature (dédicaces, envois, articles de revues, poèmes) « en correspondance » avec ces missives, c’est-à-dire tous les textes – eux aussi copieusement annotés – que les deux poètes ont pu écrire l’un à propos de l’autre jusqu’en 1918. Et, belle originalité, le livre est parachevé par un séduisant « florilège » constitué par toute une série d’articles, de discours, de poèmes, d’extraits d’ouvrages ou d’interviews qu’André Salmon a consacrés, après la mort d’Apollinaire et pendant une quarantaine d’années, à son ami disparu. Ainsi, plus qu’une édition critique approfondie de deux ensembles parallèles de lettres, plus qu’une recension inédite d’articles dispersés, le livre devient, sous une forme originale, mixte, délibérément composite, et par son exhaustivité, le livre de synthèse qui devait être écrit sur les relations Apollinaire-Salmon.
Jacqueline Gojard a consacré à André Salmon l’essentiel de sa carrière de chercheuse ; elle offre dans cet ouvrage le fruit de toutes ses années de travail passionné. Elle n’a cessé d’œuvrer pour redonner au poète sa juste place dans le monde littéraire de son époque, à le sortir de l’ombre d’Apollinaire qui pouvait le recouvrir, à remettre en pleine lumière sa production dans toute son originalité et sa diversité. Le travail critique opéré sur cette correspondance et sur ces textes 495divers judicieusement réunis est d’une telle ampleur et d’une telle qualité que l’on s’étonne de ne pas trouver sur la couverture même du volume publié aux éditions Claire Paulhan le nom de celle qui l’a confectionné avec tant d’ardeur et de compétence. Il faut ouvrir le livre pour découvrir enfin sur la page de titre l’identité de la responsable de l’ouvrage. Choix délibéré de modestie ou contrainte éditoriale ? La discrétion devait-elle conduire à l’effacement – même s’il s’agissait avant tout de mettre en évidence le nom des deux poètes, « amis en toute saison » ?
Daniel Delbreil
Amélie Auzoux, Valery Larbaud, « cosmopolite » des lettres ?. Paris, Classiques Garnier, « Études des littératures des xxe et du xxie siècles », 2021. Un vol. de 803 p.
Issu d’une thèse soutenue à la Sorbonne en 2018, cet ouvrage est l’un des plus riches et des mieux informés que l’on ait consacrés à Valery Larbaud considéré comme « agent secret des Lettres », selon l’expression de Cocteau, amateur passionné et critique éclairé des écrivains de son temps, traducteur et « passeur » des littératures étrangères, estimé par les contemporains comme le « premier grand cosmopolite de nos lettres ».
Une première partie, chronologiquement délimitée aux années 1881-1919, est consacrée à la synergie entre « cosmopolitisme et différentialisme ». « Amateur de différence », épris de diversité, Larbaud est, comme Barrès, un « homme libre », adonné au « culte du moi ». Barnaboth a été conçu, selon l’auteur, comme le « journal d’un homme libre », et les héros des Enfantines sont aussi jaloux de leur liberté. Larbaud est un partisan de l’hédonisme, un « amateur » de plaisir, adepte inconditionnel de la « Godersela School », ennemi de toute contrainte familiale, sociale ou nationale. Voyageur impénitent, disposant d’une belle fortune, il se plaît à goûter à la diversité du monde, aux créations de la modernité. Lecteur insatiable, il parcourt les littératures étrangères, à l’affût de toutes les nouveautés, curieux de goûter au génie artistique et littéraire de tous les peuples, intéressé par l’originalité des civilisations et des littératures européennes et sud-américaines. Le cosmopolitisme de Larbaud, c’est à la fois le refus de toutes les contraintes et le goût de toutes les découvertes, dans les domaines de la littérature et de la civilisation, une ouverture inconditionnelle et illimitée à toutes les manifestations du génie humain.
La seconde partie, portant sur les années 1919-1957, met l’accent sur la relation entre « cosmopolitisme et universalisme ». Sur la jouissance de la liberté prévaut désormais dans la vie et les écrits de Larbaud une « pensée universaliste », inspirée par une réflexion politique et religieuse. Dans Allen, dans son essai sur « L’Amour et la Monarchie » ou « La Lettre de Lisbonne », il prend parti pour un « nouvel ordre européen », une « union fédérale » entre les nations de nature à former, comme le souhaitait aussi Claudel, des « États-Unis d’Europe ». S’il est réfugié en Espagne pendant la guerre, apparemment reclus dans des travaux de traduction, il n’en est pas moins sensible aux événements. Ennemi de tout engagement partisan, de tout nationalisme au relent xénophobe, il demeure attaché, comme son héros Barnabooth, aux « immortels principes » de l’égalité entre les hommes. Hostile à un anticléricalisme et à une laïcisation qui lui semblent une mutilation, il est fidèle à l’esprit religieux, à l’œcuménisme chrétien. Allen, qui signifie « tous ensemble », 496est la devise de cet universalisme. Cet idéal d’union politique et spirituelle peut être incarné par la littérature. Larbaud, dans son activité de traducteur et de critique, entend être un « passeur », un « colporteur ès-lettres », un agent de transmission de la République des esprits, appartenant à l’« Ordre », au sens pascalien, du « Pouvoir intellectuel ». Son travail de traducteur, loin de se réduire à une fonction secondaire, acquiert à cet égard une dimension internationale de diffusion littéraire.
La dernière partie, « cosmopolitisme et ethnocentrisme » (1881-1957), est dédiée à la permanence et à la primauté, dans les écrits de Larbaud, de l’Europe et de son héritage intellectuel et civilisationnel. Dans le contexte de la « crise de l’esprit » dénoncée par Valéry et du déclassement du modèle occidental, Larbaud, quelles que soient l’ouverture et la diversité de ses curiosités littéraires, demeure un « cathécumène européen », fondamentalement attaché à la culture et aux valeurs du vieux continent. Peu curieux de l’Orient, dont l’attrait fascinait tant de ses contemporains, l’auteur de Barnabooth, des Enfantines et de Beauté mon beau souci demeure attaché aux canons de l’esthétique européenne. Convaincu de la supériorité de « l’esprit européen », il voit dans l’Europe un « phare » de l’humanité. Comme l’auteur et le héros du Soulier de satin, il se plaît à célébrer « l’esprit de la Renaissance ». Son « eurocentrisme » en fait un admirateur des conquêtes coloniales. Dans son activité de critique et de traducteur, par le moyen des publications de Commerce et de la Revue européenne, il exerce une fonction de « passeur » de la culture et de la pensée européennes. Connaisseur et pratiquant averti du latin de la Vulgate, il est aussi le fervent zélateur de la culture et de la littérature d’inspiration chrétienne, illustrée par Claudel, Jammes ou Patmore : le Journal intime de Barnabooth ou Fermina Marquez en sont imprégnés. Largement ouvert à l’étranger, Larbaud est aussi un ardent défenseur de l’Empire intellectuel français. Réfugié en Espagne en 1916, il y effectue un travail de propagande. Dans « La Grande époque », une des Enfantines achevée en 1918, il dispense une leçon de patriotisme. Amateur et citoyen de plusieurs pays, Larbaud demeure attaché foncièrement à la France, à Paris, et même à son Bourbonnais natal. Si dans « Paris de France », en 1925, il magnifie « la capitale de l’Occident », il n’en demeure pas moins fidèle à la province du Bourbonnais, « la plus douce région de France ». Admirateur passionné de la littérature et de la poésie françaises, de Maurice Scève à Racan et de Racine à Valéry et Saint-John Perse, il est le défenseur et le laudateur du « domaine français ». Dans ses romans lui-même apparaîtra souvent, auprès des critiques, comme un écrivain classique, éminemment français. Conciliant la curiosité culturelle et la tradition littéraire, Larbaud dans son action de critique et d’écrivain a su associer son cosmopolitisme et son appartenance au domaine français.
On ne saurait rendre compte assez fidèlement ici d’un ouvrage aussi riche. Loin de s’en tenir à l’exploration et à l’interprétation de l’œuvre et des manuscrits inédits, des archives et des correspondances conservées au fonds Larbaud de Vichy, l’auteur se réfère à de très nombreux écrits des correspondants, des critiques et des contemporains de l’écrivain. Il s’ensuit que le livre offre non seulement une analyse extrêmement précise et documentée des essais de Larbaud, mais exploite aussi, dans le courant du texte et dans de très nombreuses et substantielles notes, les témoignages et les réflexions des contemporains de l’écrivain et des commentateurs de son œuvre. Offrant à la fois la minutie d’une micro-lecture et le recul d’une vision distancée, pratiquant à la fois l’étude « in vivo » et la recension « in vitro » des textes et des critiques, l’étude présente un panorama très précis et 497très vivant de la création larbaldienne et de sa réception. Nourri à la fois d’une connaissance approfondie de l’activité de Larbaud dans le domaine étudié et d’une culture étendue concernant la littérature et la pensée de l’époque, ce livre est non seulement une présentation très complète de l’action de Larbaud dans l’univers culturel, mais offre également un panorama précis sur l’histoire des idées dans la première moitié du xxe siècle.
Un index permet de mesurer, par l’abondance et la diversité des références, l’étendue de la recherche et de la culture. On peut regretter seulement que ne soit pas reprise dans le volume la très riche bibliographie qui figurait dans la thèse initiale.
Michel Lioure
François Angelier, Georges Bernanos. La colère et la grâce. Paris, Seuil, 2021. Un vol. de 635 p.
Plus de soixante ans après le Bernanos par lui-même d’Albert Béguin (Seuil, 1954) et Le Chrétien Bernanos de Hans Urs von Balthasar (trad. française, Seuil, 1956) ; plus de trente ans après le Georges Bernanos de Max Milner (Séguier, 1989) et déjà vingt ans après le fervent Georges Bernanos encore une fois de Sébastien Lapaque (Actes Sud, « Babel », 2002), la biographie de François Angelier doit être saluée pour ce qu’elle est : un monument. Fruit d’innombrables lectures, de patientes recherches et surtout d’une longue familiarité avec l’œuvre de Bernanos, ce livre apprendra beaucoup, même aux bernanosiens, et révèlera aux autres le visage lumineux et tourmenté de l’auteur de Sous le soleil de Satan, ses tribulations, ses voyages, sa farouche indépendance, ses colères et ses fidélités.
Connu pour son Paul Claudel : chemins d’éternité (Pygmalion, 2001) et son Bloy ou la fureur du Juste (Points, 2015), François Angelier l’est aussi, de manière ici plus inattendue, pour son Dictionnaire des assassins et des meurtriers (avec Stéphane Bou, Calmann-Lévy, 2012) ainsi que pour l’émission Mauvais genres qu’il anime depuis plus de vingt ans sur France Culture.
Après une ouverture inspirée – « Bernanos, si proche » en six pages denses, admirables –, commence le récit de la vie de l’écrivain, évoquée avec beaucoup de détails et soigneusement contextualisée. L’importance de ses parents est mise en relief (notamment l’antisémitisme du père), de même que le village de Fressin, dans le Haut-Artois, où la famille s’installe en 1904, et qui formera « la matière mère [des] songes romanesques » de celui qui, pour l’instant, s’y « gave d’espace, d’escapades, rôde et maraude, court, marche et s’épuise » (p. 37). Suivent ses premières lectures (Balzac, Hello, Barbey d’Aurevilly, Drumont, Michelet, Hugo) : « aucun auteur pour la jeunesse. Bernanos a donc, très jeune, découvert la littérature par sa face nord, son versant sombre, mystique, épique et violent » (p. 55).
Après la guerre de Bernanos – celle de 1914 –, suivie étape par étape grâce à l’Historique du 6erégiment de dragons, voici Bernanos inspecteur d’une compagnie d’assurances pour les départements de l’Est :« on l’imagine sans peine, au cœur de l’automne, débarqué à la nuit d’un train omnibus, à la main un cartable lourd de liasses où se mêlent directives administratives, contrats en blanc et feuillets raturés du Soleil de Satan, avalant sur le pouce la médiocre pitance du buffet de la gare […], tirant sur sa pipe en balayant du regard une brasserie ou un café-restaurant presque déserts où […] circule une serveuse et s’attardent encore quelques solitaires 498tenaces avec qui le patron taille le bout de gras ou refait le monde en rinçant un verre. Moments étranges où l’écrivain naissant devient un autre Maigret, presque un personnage d’Henri Calet, une figure de Clouzot » (p. 153).
Deux puissants chapitres, « Sous le soleil de Satan » et « Au cœur des ténèbres », évoquent l’un le premier roman de Bernanos, l’autre L’Imposture. De la traduction en allemand du premier, Ernst Jünger écrira : « Là, dans les zones chatoyantes de lumière et d’obscurité, l’âme se retrouve seule avec sa responsabilité, aux avant-postes infiniment menacés de Dieu, faisant front aux forces armées de Satan, dans les tranchées d’en face » (p. 170). Et dans l’agonie de l’abbé Chevance à la fin de L’Imposture, le jeune Malraux verra l’une des scènes « les plus belles de la fiction moderne, par la profondeur et par la puissance » (Angelier ne reproduit pas l’éloge, mais mentionne le compte rendu).
Dans le poignant chapitre sur l’Espagne, il est question du Journal d’un curéde campagne puisque c’est à Majorque que Bernanos l’écrit. Parmi les nombreux articles que le roman suscite, Emmanuel Berl, dans Marianne, salue en Bernanos le représentant de « la plus antique tradition de la France : celle du chevalier chrétien » (p. 316). Revenus en France en mars 1937, Bernanos et sa « tribu » (Jeanne, son épouse, et leurs six enfants) s’installent à Toulon où seront écrits Les Grands cimetières sous la lune, tout à la fois témoignage visuel sur la guerre d’Espagne, « réflexion historique sur le devenir-catastrophe de l’Europe et méditation eschatologique sur l’avenir de la planète » (p. 346). Le 20 juillet 1938, la famille quitte l’Europe pour l’Amérique latine. Le chapitre « Bernanos au Brésil », le plus long du livre, se lit presque comme un récit d’aventures où l’on suit les déménagements épiques de la « tribu » jusqu’à son installation à quelques kilomètres de Barbacena (août 1940), dans la maison de la Croix-des-Âmes d’où l’écrivain se rendra à cheval à la ville « où le Colonial Cafe et son patron libanais l’attendent quotidiennement pour deux séances d’écriture » (p. 416). Au Brésil Bernanos devint « une des grandes voix de la France libre » (p. 414) à travers les nombreux articles qu’il publia dans les journaux brésiliens, de mai 1940 à mai 1945.
Invité par le général de Gaulle à rentrer en France, Bernanos quitte le Brésil le 2 juin 1945. Ses retrouvailles avec son pays entraînent une déception profonde. L’écrivain refusera même les propositions du général : ministère, ambassade, Académie française. Un peu plus tôt, dans une lettre à un ami brésilien, il avait écrit : « Sous l’uniforme académique grandit la moisissure de la mondanité pourrie » (p. 473) – ce qui n’est pas exactement le langage d’un courtisan.
Il prononce de nombreuses conférences en Suisse, en Belgique, à la Sorbonne où il déclare : « la science a fourni les machines, la spéculation les a prostituées » (p. 514) ; enfin dans le Maghreb, notamment à Fez où vient l’écouter Marc Fumaroli, alors âgé de quatorze ans et qui dira, en mai 2019, avoir été « saisi par la puissance quasi visionnaire de sa parole » (p. 516). Bernanos est à ce point dégoûté par la France qu’il s’installe en Tunisie où il écrira Dialogues des carmélites, sa dernière œuvre.
S’il fourmille de détails romanesques, d’improbables rencontres – celle, par exemple, d’Henri Michaux à Pirapora, probablement le 1er décembre 1940 (p. 396) –, le livre de François Angelier contient aussi de profondes analyses des livres de Bernanos – entre autres, celle du Journal d’un curé de campagne (p. 305-310) –, ainsi que des articles de la période brésilienne (p. 447-448 par exemple). Le biographe n’a pas reculé devant la dramatique « question juive » (p. 464-467) et il reproduit d’importants passages d’un texte posthume de Bernanos, « sa plus bouleversante réflexion sur les Juifs, le judaïsme et l’antisémitisme » (p. 502-503).
499Sept textes retrouvés (publiés dans de petites revues de 1909 à 1927) complètent l’ouvrage, ainsi qu’une biblio-chronologie et quatre précieux index (noms propres, noms de lieux, œuvres, journaux et revues).
François Angelier a écrit un livre désormais indispensable à ceux qui voudront rencontrer Georges Bernanos.
François de Saint-Cheron
Francis Walsh, En lisant, en s’écrivant. La drôle de guerre de Jean-Paul Sartre. Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des xxe et xxie siècles », 2020. Un vol. de 398 p.
Dans Façons de lire, manières d’être, Marielle Macé écrit que « la lecture n’est pas une activité séparée, qui serait uniquement en concurrence avec la vie ; c’est l’une de ces conduites par lesquelles, quotidiennement, nous donnons une forme, une saveur et même un style à notre existence » (Paris, Gallimard, 2011, p. 10). L’idée selon laquelle la lecture jouerait un rôle essentiel dans la constitution de l’identité du sujet, c’est aussi celle de l’ouvrage de Francis Walsh, En lisant, en s’écrivant. La drôle de guerre de Jean-Paul Sartre, qui propose de brosser le portrait d’un Sartre « lecteur, auteur, sujet » (p. 14) et d’analyser ainsi la manière dont la lecture conduit Sartre à repenser non seulement son écriture, mais aussi son être-au-monde.
Tiré de sa thèse de doctorat, l’ouvrage de Francis Walsh s’inscrit ainsi dans la lignée des travaux portant sur la figure de l’écrivain-lecteur, dont l’ouvrage de Bruno Clément, Le Lecteur et son modèle,constitue l’une des références majeures (Paris, Puf, 1999. Voir aussi le numéro spécial de La Lecture littéraire consacré en 2002 aux écrivains lecteurs). L’un des intérêts de l’étude de Francis Walsh réside dans la nouveauté de l’approche, qui ne se limite pas à l’étude d’une réception particulière qui tendrait à égrener les figures cumulatives d’un Sartre lecteur de Proust, de Flaubert ou de Freud, mais cherche à définir, par-delà les livres lus et les auteurs commentés, une façon de lire sartrienne. Ce portrait, loin d’être figé, revêt par ailleurs une dimension biographique, puisqu’il se trouve situédans le contexte de la drôle de guerre présentée, conformément au discours de la critique sartrienne à son sujet, comme un « moment clef de la biographie – et donc de l’œuvre – de Sartre » (p. 15), en tant qu’elle correspond à « la dernière grande phase de lectures de sa vie » (Annie Cohen-Solal, « Sartre avant Sartre. Le jeune homme et le roman », Études sartriennes, no 16, 2012, p. 8), à sa « première crise autobiographique » (Philippe Lejeune, Moi aussi, Paris, Seuil, 1986, p. 117), et surtout à un renouvellement de sa conception de la subjectivité, dont l’élément le plus flagrant et souvent le plus commenté est la découverte de l’importance de l’historicité du sujet.
C’est la lecture, pour Francis Walsh, qui est l’un des opérateurs privilégiés de cette mue, et son ouvrage tend justement à montrer non seulement « comment le lecteur ajoute quelque chose au texte », mais aussi « comment le texte ajoute quelque chose au lecteur » (p. 26), en prenant appui sur les Carnets de la drôle de guerre et la correspondance qui permettent de suivre dans le détail la progression des lectures. La lecture sartrienne est singularisée dès l’introduction par la métaphore, 500employée par Sartre lui-même, du lecteur-désosseur (voir Alexandre Astruc et Michel Contat [réalisateurs], Sartre, texte intégral, Paris, Gallimard, 1977, p. 43), et cela contre le modèle idéaliste de l’innutrition. « Désosser à l’intérieur de soi » plutôt que « manger », c’est en effet, écrit Francis Walsh, « emprunter une manière de s’ouvrir aux choses, tester un accès au monde, s’observer en observant, créer en se recréant » (p. 13), en d’autres termes repenser son être-au-monde par le biais de l’autre, avec lui, et contre lui : « réfléchir dans ses perspectives » mais aussi, comme l’écrit Sartre dans les Carnets de la drôle de guerre, « [se] faire des idées personnelles à ses dépens ». Si la lecture sartrienne joue un rôle central dans le processus de subjectivation, l’écriture de soi sert non seulement à enregistrer les « traces » de la première mais aussi à la faire advenir : toute la première partie de l’ouvrage a en effet pour fonction de fonder théoriquement le lien mis en valeur par l’allusion du titre à Julien Gracq entre lecture et écriture de soi. S’appuyant sur le « paradoxe du lecteur » développé par Barthes qui fait de tout décodage de texte un surcodage, et donc une production (R. Barthes, Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV, Paris, Seuil, p. 46), Walsh défend ainsi l’idée d’une continuité entre lecture et écriture (en l’occurrence épistolaire, diaristique et carnettiste), en montrant comment toutes deux, à l’origine d’un double mouvement de « désidentification » et de « réidentification » au moi, à l’autre et au monde, s’imbriquent dans « un même projet de redescription de soi » (p. 50).
La découverte de l’historicité du sujet dans le contexte de la guerre n’est alors pas sans conséquences sur l’écriture de soi. Elle pose des « enjeux bio-existentiels et poétiques » (p. 17) que la deuxième partie de l’ouvrage prend pour objet. Francis Walsh montre en effet que c’est à cette même période que Sartre cherche à penser une écriture qui soit capable de prendre en compte l’historicité du sujet et du langage, et donc à fonder une littérature dont la conception n’est plus stylistique et par conséquent tributaire de la figure du grand écrivain, mais politique. Si les Carnets sont écrits « sur le moi, mais contre le moi, pour devenir autre » (p. 111), c’est que les notions d’historicité et de liberté en situation sont en effet au cœur pour Walsh d’une « défiguration volontaire » (p. 86) de l’identité sartrienne d’avant-guerre, parfois caricaturée, y compris par Sartre lui-même, en une posture petite-bourgeoise, individualiste et dépolitisée.
Les deux dernières parties de l’ouvrage s’attachent à décrire les lectures de Sartre entre septembre 1939 et juin 1940, réunies en annexe dans une « bibliothèque de guerre ». Il s’agit alors de montrer comment Sartre s’approprie, actualise ou critique chaque lecture, le plus souvent à partir des notes des Carnets et de la correspondance, mais aussi parfois à travers des citations directes des textes commentés par Sartre. L’analyse dépasse le cadre chronologique fixé par l’étude, puisque Francis Walsh montre comment certains commentaires se prolongent après-guerre : outre la lecture déterminante d’Heidegger dans l’élaboration sartrienne des concepts d’authenticité, d’historicité ou d’être-dans-le-monde, Walsh montre par exemple comment Quarante-huit de Jean Cassou alimente la réflexion sur l’humanisme menée dans la Critique de la raison dialectique (p. 201), comment Le Testament espagnol d’Arthur Koestler est l’occasion pour Sartre de saisir le « passage d’une liberté contre la mort à une liberté en situation dont la mort est une limite » (p. 190), ou encore comment il trouve déjà dans le Guillaume II d’Emil Ludwig une approche « psychohistorique » (p. 291) du sujet à laquelle fera écho celle des biographies existentielles.
501Si l’on regrette, outre quelques coquilles, que le propos n’articule pas toujours très clairement le lien entre lecture et écriture de soi, peut-être parce que ce lien est parfois condensé dans des formules qui tendent à confondre des pratiques qui restent pourtant bien différentes, l’ouvrage de Francis Walsh montre toutefois de manière passionnante en quoi les lectures et écrits de la drôle de guerre constituent un véritable laboratoire de l’œuvre sartrienne. Parce qu’il met à jour nombre de relations intertextuelles inédites, il ne fait enfin nul doute qu’En lisant, en s’écrivant ouvrira de précieuses pistes de réflexion tant sur la genèse de la pensée sartrienne que sur celle de l’histoire intellectuelle française de la deuxième moitié du xxe siècle.
Louise Mai
Marc Dambre, Génération Hussards. Nimier, Blondin, Laurent… Histoire d’une rébellion en littérature.Paris, Perrin, 2022. Un vol. de 426 p.
Aux trois auteurs réunis par Bernard Frank en 1952 dans un fracassant article des Temps modernes, Marc Dambre ajoute Michel Déon auquel il fait toute sa place, puisque, comme les mousquetaires de Dumas, les Hussards sont quatre, et d’autres aujourd’hui moins connus, Kléber Haedens, Stéphen Hecquet. Leurs parcours, s’ils se croisent, montrent qu’on n’est pas en présence d’une école, même pas d’un groupe, plutôt d’un réseau ou d’une mouvance qui se contracte et se rétracte au fil des ans. On a, si l’on peut dire, un artefact de réception. Les quatre n’ont pas un éditeur commun à la différence des nouveaux romanciers auxquels ils aiment à s’opposer. Roger Nimier se fait publier chez Gallimard, Antoine Blondin à la Table ronde, Michel Déon et Jacques Laurent un peu partout. L’étiquette de Hussard, une fois entrée dans le domaine courant du journalisme littéraire, est distribuée de façon extensive. Roger Vailland, Claude Roy et Bernard Frank n’ont-ils pas été baptisés Hussards de gauche ?
Le récit relate plusieurs phases : la rébellion, la percée, l’offensive, le recul, l’implication politique, le retour. 1962 est l’année charnière, qui voit la disparition de Nimier. Laurent et les autres appartiennent à une génération encore marquée par l’Action française. Ils sont d’abord des enfants de l’Occupation. Leurs affinités électives les rapprochent d’auteurs listés par le CNE en 1944, Céline, Drieu la Rochelle, Jacques Chardonne, Paul Morand, Marcel Jouhandeau, André Fraigneau, Montherlant, auxquels on adjoindra Marcel Aymé qui, lui, navigue entre la gauche et l’extrême droite. Ces libertins volontiers provocateurs se sont posés contre la littérature engagée de l’après-guerre, Sartre et Camus en l’occurrence, mais pas, notons-le, Aragon. D’autres figures apparaissent au fil des pages, des contemporains, Boris Vian, Robbe-Grillet, des aînés non compromis à Vichy, François Mauriac, Audiberti, Jacques Perret. Le premier, après avoir été l’oncle bienveillant de La Table ronde, est devenu un ennemi politique quand il est devenu mendésiste puis gaulliste et fait les frais d’un méchant libelle de Laurent. C’est que, l’apolitisme militant étant un oxymore, les insolents Hussards n’ont cessé d’effectuer le grand écart. Ils ont fustigé le sérieux des belles âmes et moralistes que sont, pour eux, les auteurs de gauche. Mais ces dandies désinvoltes n’ont cessé d’émettre des opinions politiques et ont commis des écrits de combat. La guerre d’Algérie les a placés aux côtés des ultras. Les quatre tenants d’une jeune droite désengagée ont signé « en bloc » le manifeste des intellectuels français, contre-feu à celui des 121, et 502une déclaration virulente dans le premier numéro de L’Esprit public.Ils ont donné des textes à cette feuille officieuse de l’OAS. Blondin, lui, a fini mitterrandiste par haine du Général. Ce livre montre la virulence de l’antigaullisme littéraire : vaste sujet qui mérite d’être creusé un jour.
Marc Dambre adopte la posture de l’historien quand il traite des itinéraires et des engagements. Mais il s’intéresse plus aux œuvres que les historiens des intellectuels. Car œuvres il y a. Les fringants Hussards se sont dispersés et ont gaspillé leur talent. Il n’est pas question de publier des œuvres complètes où figureraient L’Armée d’Algérie et la pacification, L’Algérie tant qu’on y est… ou encore Année quarante. « La littérature n’y gagnait pas grand-chose ». Mais Le Hussard bleu, L’Europe buissonnière, Les Poneys sauvages, Les Bêtises n’ont pas subi le même sort. Réaction néo-classique, nouveau romantisme, picarisme ? Grammatici certant. Car cette littérature antimoderne, a trouvé place à l’Université contrairement à ce qu’ont écrit certains critiques du livre de Marc Dambre. C’est oublier une chose : ce que celui-ci a fait pour Nimier, François-Jean Authier l’a fait pour Laurent et Alain Cresciucci pour Blondin.
Nimier et Laurent ont été non seulement des écrivains journalistes mais aussi des hommes de revue dans les années 1950. Le premier a pratiqué la critique d’humeur avec talent et non sans provocations. Les pages fouillées consacrées à Opéra, La Parisienne et Arts étaient indispensables. On les consultera désormais avec profit. Sauf Nimier qui a été critique dramatique à Opéra et au Nouveau Candide, les Hussards qui sont d’abord romanciers et à l’occasion essayistes, s’intéressent peu au théâtre. C’est au cinéma qu’ils donnent la priorité, Nimier et Laurent en se faisant scénaristes. Marc Dambre souligne leur proximité avec François Truffaut qui fait le lien entre Les Cahiers du cinéma et Arts. L’apport le plus neuf du livre est dans le désenclavement des Hussards. « Sans avoir jamais constitué une école, ils ont fait école ». Le mot est d’une grande justesse. En s’appuyant sur des réceptions anciennes et récentes, le grand connaisseur de la littérature ultra-contemporaine qu’est l’auteur montre des cousinages et des filiations dans la synchronie comme dans la diachronie, bref une postérité qu’on imaginait mal dans les années 1960. Jean-René Huguenin, François Nourissier, Patrick Modiano, Patrick Besson et bien d’autres ont un jour ou l’autre été intégrés à la « Hussardie ». Ce bel ouvrage d’histoire littéraire est une mine d’informations sur la production du siècle dernier et du nôtre.
Jeanyves Guérin
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-14890-6
- EAN: 9782406148906
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14890-6.p.0203
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-26-2023
- Periodicity: Quarterly
- Language: French