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Classiques Garnier

Comptes rendus

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COMPTES RENDUS

À compter de 2008, les comptes rendus douvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :

Littératures, no 84, « Le Paysage musical. Musique et littérature dans la première moitié du xixe siècle ». Sous la direction de Fabienne Bercegol. Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 2021. Un vol. de 225 p. (Capucine Echiffre)

La Parisienne du Second Empire aux Années folles. Sous la direction dAnne-Simone et Pierre-Jean Dufief. Paris, Honoré Champion, « Romantisme et Modernités », 2020. Un vol. de 464 p. (Catherine Nesci)

Études françaises, vol. 57-1. L insurrection kabyle de 1871. Représentations, transmissions, enjeux identitaires en Algérie et en France. Les Presses de lUniversité de Montréal, 2021. Un vol. de 159 p. (Franck Laurent)

Alfred Capus ou le sourire de la Belle Époque. Sous la direction de Marie-Ange Fougère. Dijon, Éditions universitaires de Dijon, « Écritures », 2022. Un vol. de 165 p. (Denis Pernot)

Le Sourire de Camus. Actes du colloque dAix-en-Provence (8-11 novembre 2017), réunis et présentés par David H. Walker. CreateSpace Independent Publishing, 2018. Un vol. de 279 p. (Anne Prouteau)

Frank Lestringant, Sous la leçon des vents. Le monde dAndré Thevet, cosmographe de la Renaissance. Seconde édition mise à jour et augmentée. Paris, Classiques Garnier, « Géographies du monde », 2021. Un vol. de 642 p.

Cornucopie à limage de son objet même, la thèse monumentale soutenue par Frank Lestringant en 1988 na cessé dengendrer des livres et des articles de tout premier plan sur la culture géographique de la Renaissance, le cosmographe André Thevet et son contradicteur Jean de Léry, de nourrir aussi lapparat critique de plusieurs éditions remarquables de ces deux auteurs. Les travaux sur Thevet ont 460essentiellement pris la forme dun triptyque constitué dune enquête biographique (André Thevet, cosmographe des derniers Valois, Genève, Droz, 1991), dune réflexion plus théorique (LAtelier du cosmographe ou limage du monde à la Renaissance, Paris, Albin Michel, 1991) et de ce beau recueil détudes placé « sous la leçon des vents », ouvrage en archipel paru une première fois en 2003 dans la luxueuse collection « Imago Mundi » des Presses de lUniversité Paris-Sorbonne (édition épuisée) et aujourdhui réédité sous couverture jaune, complété de quelques études ainsi que de nouvelles références bibliographiques.

Légèrement modifiée, la structure du livre ne se limite plus à un parcours orienté « selon les quatre vents de la mappemonde » (p. 33), mais sorganise désormais en cinq parties : la première, à dominante historique, sintéresse de façon privilégiée aux relations complexes et mouvantes de Thevet avec ses différents protecteurs (« Le cosmographe en son siècle », p. 65-173) ; la seconde sattache principalement à la place et à la fonction, dans lœuvre du cosmographe, de cet espace géographique depuis longtemps balisé quest lOrient méditerranéen (« LOrient captif », p. 175-250) ; la troisième se tourne, à linverse, vers les nouveaux horizons de lAfrique et du Nouveau Monde (« Le monde ouvert », p. 251-322) ; la quatrième étudie les singularités emblématiques observées ou recueillies à lécole des nouvelles latitudes (« Leçons de plein vent », p. 323-408) ; la dernière, enfin, interroge les dispositifs cartographiques, entre fiction et fragmentation insulaire (« Cartes éparpillées », p. 409-483). On retrouve par ailleurs, avant et après cet ensemble déjà extrêmement riche, certains outils devenus indispensables à la recherche sur Thevet : les « Données biographiques » (p. 39-63), les « Thevetiana » (p. 505-566), qui proposent un vaste répertoire analytique des différents ouvrages témoignant de la réception de Thevet du xvie au xixe siècle, ou encore une précieuse « Orientation critique (1901-2020) » (p. 581-600).

Les trois nouveaux chapitres ajoutés à cette édition portent respectivement sur la représentation de Paris dans les cosmographies de Münster, Belleforest et Thevet (« Le Paris des cosmographes », p. 93-100), sur la présence de Jean de Meung dans les Vrais Pourtraits et Vies des hommes illustres (« Vrai portrait et vie de Jean Clopinel, dit de Meung », p. 101-113) et sur la singulière aérophagie du caméléon, du paresseux ou de limprobable « Hulpalim » (« Animaux qui vivent de vent », p. 343-364).

Par linfinie curiosité et lérudition prodigieuse dont il témoigne, par la belle varietas qui le caractérise et qui lui permet daccueillir aisément dans ses structures souples de nouveaux matériaux, Sous la leçon des vents prolonge autant quil étudie les magnifiques cosmographies de la Renaissance. Un seul regret : la disparition de quelques illustrations (on passe de 40 à 33) et, surtout, la beaucoup moins bonne qualité des reproductions. Comme si limprimeur-libraire avait délaissé la taille-douce pour revenir à la gravure sur bois…

Frédéric Tinguely

Frank Lestringant, La Quinzaine Du Bartas. Lire La Sepmaine, La seconde Semaine et Les Suittes. Paris, Classiques Garnier, « Géographies du Monde », 2021. Un vol. de 434 p.

À la suite des travaux pionniers dYvonne Bellenger (Du Bartas et ses divines semaines, 1993 ; édition de La [première] Sepmaine (1981, rééd. 1993), de La 461Seconde Semaine (1991-1992) et des Suittes de la Seconde Semaine (1994)), à laquelle est du reste dédié le présent ouvrage, Frank Lestringant entreprend ici de (re)parcourir lœuvre, monumentale mais inachevée, consacrée par Guillaume de Salluste, sieur du Bartas (1544-1590) à la Création du monde et de lhomme dans une première Sepmaine (1578) et à lhistoire de lhumanité, conduisant théoriquement dAdam et Ève au jardin dÉden à lApocalypse et au Jugement Dernier, dans une Seconde Semaine dont seuls les deux premiers jours (ceux dAdam et de Noé, en réalité surtout centrés sur les figures négatives de Caïn et de Cham) paraissent du vivant de lauteur (1584), avant que ne soient publiées des « suites sans fin » (F. Lestringant) entre 1588 et 1603, comprenant les troisième (Abraham, Moïse, Josué, Saül) et quatrième (David et Salomon) jours, de plus en plus fragmentaires, puis un cinquième jour, tout juste ébauché, sachevant sur lhistoire exemplaire de Jonas. Une « quinzaine » de 12 jours donc, dont 9 vraiment achevés et publiés du vivant de lauteur. En faisant le choix dune lecture analytique et suivie, jour après jour, Frank Lestringant redonne assurément toute sa clarté et sa cohérence à un projet poétique complexe, de longue haleine, qui emmena son auteur jusquà lépuisement et, ponctuellement, au doute – un des mérites de la présente étude étant de mettre en avant ces nombreux moments de mise en scène de soi du poète dans son œuvre. Loin de proposer une simple paraphrase critique des Semaines, Frank Lestringant en offre plutôt une lecture ruminative, quasi empathique, mettant en lumière les lignes de force, les « nœuds », à côté de zones plus lisses (des faiblesses, parfois des obstacles ou des impasses), sans cesser de sinterroger sur la nature précise du projet (poétique, théologique et anthropologique) de Du Bartas.

Dans un très utile préambule, Frank Lestringant revient précisément sur le contexte de ce projet et sur la place singulière de Du Bartas, poète emblématique de la fin du xvie siècle, dont la poétique à la fois biblique et scientifique rompt avec linspiration ronsardienne, et lefface même par un succès inédit à léchelle française et européenne. En peu dannées, Du Bartas commence et achève une nouvelle voie, fondée sur le renouvellement du genre hexaméral. Tout en présentant le corpus complexe des Semaines, Frank Lestringant en souligne demblée la profonde originalité : lassimilation dun savoir universel mis en vers qui revisite le genre nouveau de la « poésie scientifique », le mélange des modèles biblique et antique (Ovide, Lucrèce) qui contribue à la description dun monde à la fois clos et immobile et en perpétuelle gestation (même si cest bien la Bible qui domine dans les derniers volets de lœuvre), lutilisation de cartes et datlas dans « Les Colonies » (Sec. Sem., liv. 7), le travail constant damplification dune mince matière biblique, le mélange de didactisme et délans prophétiques, etc. De fait, la « Quinzaine » est un véritable « laboratoire poétique » dont les défauts mêmes sont les signes dun travail authentique mais difficile de restitution de la totalité du monde. En regard de cette introduction, l« Épilogue » rend compte de limmense succès des Semaines en présentant une série dimitateurs, protestants (Guillaume de Chevalier ?, Augier Gaillard) ou catholiques (Michel Quillian, Jude Serclier), le protestantisme « modéré » de Du Bartas permettant à son œuvre de transcender les divisions confessionnelles – à la différence de celle dAgrippa dAubigné.

Chacune des trois parties du livre propose ensuite une relecture des différents jours dans leur succession, Frank Lestringant sefforçant didentifier les moments clés dune œuvre marquée par « une perpétuelle variation de focale », perçue comme « une suite de gonflements et de dégonflements », un enchaînement de nœuds et de parties déliées. Ce qui caractérise la première Sepmaine, cest assurément, à la 462différence de lhexameron traditionnel, lajout dun septième jour, qui permet au poète – comme au Créateur – de se reposer pour admirer son œuvre en exploitant toutes les ressources du « modèle réduit » ; plus généralement, Frank Lestringant montre comment Du Bartas compose dans ce premier volet un livre « coextensif au monde », reposant sur un lien organique entre le poème épidictique et la Nature féconde. Certes, si le risque encouru est celui dune perte de la vision globale du monde par un trop grand « émiettement » (« Campagne et salade », indique astucieusement lun des sous-titres), cette tension – propre à tout le savoir géographique de la fin de la Renaissance – est atténuée par ces « boules de matière verbale » que sont les hymnes insérés, les moments de relance des exordes, ou les ekphrasis dramatiques et narrations particulières en conclusion de chaque livre.

Publiée inachevée en 1584, La Seconde Semaine est la suite « considérablement amplifiée » de la première Sepmaine. Davantage resserrée autour du modèle biblique, linspiration du poète reflète aussi une relecture très personnelle de lÉcriture. LÉden du premier jour y est à la fois une ville et un jardin (on notera les nombreux rapprochements avec les traités dhorticulture ou darchitecture) et Adam, un pasteur naïf découvrant une ville. Le poète ne propose pas une vision globale de lÉden (qui reste un interdit), mais une vision rapprochée, propre au promeneur guidé par sa rêverie. Comme toujours chez Du Bartas, les problématiques poétiques et théologiques se superposent : comment, ainsi, représenter le « premier travail » dAdam, avant la Chute ? Après cette Chute justement (« LImposture »), la peinture de lHomme malade (« Les Furies »), marqué par une déréliction générale – Du Bartas exploitant pleinement la poétique anatomique – est contrebalancée par le tableau de linvention des techniques qui ont permis à lhomme pécheur – Caïn en tête – daméliorer sa condition (« Les Artifices »). De même, les quatre livres du deuxième jour, consacrés au Déluge (« LArche ») et à ses prolongements, sont paradoxalement centrés sur Cham, le fils maudit de Noé. Les trois livres suivants (« Babilone », « Les Colonies », « Les Colomnes ») racontent, après la vaine érection de la tour de Babel, la dispersion de lhumanité sur la surface de la terre que scellent in extremis les lois de larithmétique, de la géométrie, de lastronomie et de la musique gravées sur deux colonnes.

Les huit livres posthumes des Suittes de la Seconde Semaine confirment à la fois le resserrement autour du modèle biblique et l« expansion démesurée » de lécriture poétique. Bien quinachevées ou fragmentaires, ces Suittes montrent un poète « en pleine possession de ses moyens », rompant définitivement avec linspiration ronsardienne pour inventer « une poétique moins strictement calviniste que magnifiquement réformée ». Du Bartas y multiplie aussi les adresses à ses princes protecteurs, et notamment à Jacques VI, jeune roi dÉcosse et fervent lecteur des Semaines – modèle du Prince chrétien, après David et Salomon auxquels sont précisément consacrés les fragments du quatrième jour (« Les Trophées » et « La Magnificence »). Le troisième jour est centré sur la figure dAbraham, son histoire « mouvementée et sanglante » avec Loth (« Vocation ») et lépisode capital du sacrifice dIsaac (« Les Pères »), sur celle de Moïse, scellant lAlliance au Désert (« La Loy »), et enfin sur celles de Josué, des Juges et de Saül, dans un livre plus disparate (« Les Capitaines »). On saura gré à Frank Lestringant de réhabiliter ces derniers livres, souvent délaissés ou minorés, et de les rendre plus lisibles en dépit dune histoire éditoriale compliquée.

En remettant sur le même plan tous les jours de la Quinzaine de Du Bartas, en leur accordant une égale importance, Frank Lestringant redonne à cet immense projet du poète gascon sa cohérence densemble (en témoignent les nombreux 463rappels ou échos entre les livres, que seule une lecture complète de lœuvre peut révéler). Tout en sappuyant sur la critique récente (il faut mentionner ici lédition de La Sepmaine dirigée par Jean Céard en 2011, ou celle des Œuvres de 1579 par François Rouget et Denis Bjaï en 2018), le beau livre de Frank Lestringant est aussi un appel pressant à approfondir létude dune œuvre qui, quoique difficile, ne cesse de délivrer ses richesses et doffrir détonnantes surprises.

Nicolas Lombart

Pascal Joudrier, Un « miroir » calviniste. Les Emblemes, ou Devises Chrestiennes de Georgette de Montenay et Pierre Woeiriot. Genève, Droz, « Cahiers dHumanisme et Renaissance », 2020. Un vol. de 512 p.

Louvrage de Pascal Joudrier est à la fois pratique – cest une édition de textes commentée, précédée dune introduction de plus de cent pages, assortie dannexes permettant de compléter notre compréhension contextuelle, et dindex variés –, beau – cest une édition demblèmes de bonne facture –, original – Pascal Joudrier réédite le seul ouvrage demblèmes écrit par une autrice, qui ne fut pas édité depuis 1620 malgré le fait quil rencontra un certain succès, dont témoigne lédition polyglotte de 1619 –, édifiant, pour le chercheur qui vient y chercher des renseignements sur le milieu calviniste de frais convertis autour de Jeanne dAlbret, sur la diffusion de la pensée calviniste, à travers cet œuvre en « miroir », dans ces décennies charnières des années 1550-1560, ou sur la poétique de lemblème et de la devise spirituels.

Les Emblemes, ou Devises Chrestiennes est le fruit dune collaboration étroite et fructueuse entre Georgette de Montenay, qui remplit un rôle non négligeable à la cour de Navarre, auprès de la reine Jeanne dAlbret, et Pierre Woeiriot, un graveur reconnu. Lune comme lautre, fraîchement convertis, se saisissent dun genre en vogue depuis les Emblèmes dAlciat, et tout particulièrement à Lyon, pour concevoir une œuvre de conviction. Cette dernière vise en effet à défendre la cause protestante en croisant la didactique spirituelle fondée sur la lecture des Évangiles et de lInstitution de la religion chrétienne de Calvin, faisant de ce recueil un « manuel du converti » (p. 31), et les allusions plus précises au danger que représente pour le Béarn un roi hésitant en sa doctrine (Antoine de Bourbon), voire hostile au protestantisme, ainsi que la persécution des Guise, sous la coupe desquels il se trouve. En filigrane de la lecture atemporelle et spirituelle se détache donc ce que Pascal Joudrier qualifie de « propagande calviniste » (p. 8), où résonnent des accents de controverse théologique. De cette double entrée fait état le titre coordonnant de lemblème, qui « généralise au lieu de particulariser » (p. 28) et de la devise, qui est « solidement ancrée à une réalité contemporaine » (id.).Louvrage fut édité à plusieurs reprises mais connut les aléas liés à lhistoire des guerres de Religion dans la région de Lyon, ce qui explique quun seul exemplaire de lédition de 1567 ait été retrouvé. Cest donc lédition de 1571, du même éditeur protestant Jean Marcorelle, que reproduit Pascal Joudrier, les éditions ultérieures (hormis celle de 1620) étant européennes (Zurich, 1584 en latin, et Francfort, 1619, en espagnol, italien, allemand, anglais et hollandais).

Pascal Joudrier évalue le caractère particulier des Emblèmes qui, selon la doctrine calviniste, utilisent limage comme instrument destiné à lélévation de lâme, comme médiation pour tous les fidèles, sans pour autant la substituer à la parole. 464Elle est synecdoque, elle fait réfléchir et ne remplace pas le texte. Par son rapport au sacré, louvrage « annonce davantage les recueils demblèmes sacrés » (p. 11) des Jésuites de la Contre-Réforme quil ne prolonge la tradition humaniste des recueils demblèmes pédagogiques. Pascal Joudrier structure son édition contemporaine en trois parties : une première partie dans laquelle il se concentre sur la poétique de lemblème, quil présente comme « aiguillon » spirituel pour le converti calviniste, une deuxième partie, plus courte, qui propose un découpage de lédition de 1571, et une troisième partie constituée par lédition commentée proprement dite.

La première partie, plus contextuelle, expose les éléments biographiques dont nous disposons et peut à profit être lue avec les deux premières annexes concernant respectivement des documents sur Jeanne dAlbret et Antoine de Bourbon à propos de lévolution religieuse divergente du couple à la fin des années 1550 et des éléments nous instruisant sur le contexte lyonnais des années 1560. Elle sattache ensuite à explorer de plus près la poétique du recueil de Georgette de Montenay et Pierre Woeiriot, qui se conforme à lesprit incitatif des Psaumes, tournés vers la louange de Dieu et auxquels renvoient plus dun tiers des emblèmes. Lautrice inclut le lecteur en lapostrophant, que ce soit celui quelle veut conforter dans sa foi protestante ou celui dont elle déplore quil se présente en obstacle à la progression de la Réforme. Elle cherche à persuader et à transmettre lespérance qui sest ouverte à elle dans sa conversion, ouvrant le recueil sur cet espace intime. La foi de Georgette de Montenay saccompagne en effet de lespérance, personnelle, spirituelle, mais également politique, fondant son irénisme, son désir de voir la Réforme se développer sans heurt en France.

Après avoir cerné les caractéristiques de cette recherche dun « art calviniste » (p. 69) alliant dune façon nouvelle lécriture et lappel à la recherche du plus haut sens dans un principe qui fait de limage une matière à méditation, Pascal Joudrier sattache à mettre en évidence, dans une seconde partie, un plan sous-jacent au recueil. Il distingue quatre « prédications », introduites chacune par une série de quelques emblèmes, et enserrées toutes quatre entre un premier emblème présentant la reine de Navarre qui édifie la sainte Église réformée et un dernier, proche du genre de la consolation, invitant à la patience le lecteur confronté aux persécutions des années 1550-1560. La première prédication, allant des emblèmes 2 à 24, annonce la Bonne nouvelle ; la deuxième prédication (25-48) insiste sur la nécessaire franchise et pureté du cœur que la Foi vient toucher ; la troisième prédication (49-72), tournée vers la lumière de la Foi, met en avant les points essentiels de la doctrine calviniste et la quatrième prédication (73-99) est centrée sur la nouvelle naissance à laquelle est assimilée ladhésion à la Réforme.

La troisième partie, intitulée « Pour une lecture des Emblemes chrestiens dans leur réseau dallusions », offre au lecteur contemporain lédition de 1571, étayée de commentaires permettant un renvoi rapide aux références des auteurs. Pascal Joudrier traduit pour chaque objet linscription latine, le motto ; il présente une sélection de citations bibliques, issues de lœuvre de Calvin, qui sont à la source des emblèmes et devises ; il commente ces dernières, dans leurs choix iconographiques et leur contexte historique, puis il propose les rapprochements internes au recueil.

Ainsi Pascal Joudrier, tout en diffusant une œuvre peu connue et pourtant révélatrice dune époque et dun milieu importants pour lhistoire de la Réforme française, offre aux lecteurs un outil très efficace. En effet, lédition comporte, outre les annexes sur Jeanne dAlbret et Antoine de Bourbon, ainsi que sur Lyon, déjà mentionnées, une gravure contemporaine contre le cardinal de Lorraine, qui 465permet de mieux comprendre le fonctionnement de limage dans la propagande protestante, un lexique des termes clés du calvinisme, une bibliographie et un index, subdivisé lui-même en plusieurs index afin de permettre une circulation très aisée dans le recueil : index des références scripturaires, index des « inscriptions latines », index des mots-clés, index des motifs iconographiques, index des allusions historiques vraisemblables. Cest ainsi à une lecture combinant une approche synthétique et une approche analytique, très stimulante et complète, que nous invite Pascal Joudrier, dans un ouvrage qui est en outre très agréable à lire.

Mathilde Bernard

Nina Hugot, « Dune voix et plaintive et hardie ». La tragédie française et le féminin entre 1537 et 1583, Genève, Droz, « Travaux dHumanisme et Renaissance », 2021. Un vol. de 585 p.

Les tragédies françaises du xvie siècle font lobjet, depuis plusieurs décennies, dune importante entreprise de réévaluation. Dune part, les textes sont désormais mieux connus, grâce à un inlassable travail dédition ; dautre part, la critique a considérablement renouvelé les approches. Louvrage de Nina Hugot sinscrit donc dans un vaste mouvement ; il nen est pas moins original et précieux.

Inspirée par les gender studies, létude semblera peut-être céder à un effet de mode – qui ne date pourtant pas dhier. Lidée selon laquelle la tragédie entretient un rapport particulier avec le « féminin » est ancienne, et ne doit pas tout aux préoccupations contemporaines. Or, en se saisissant de cette question, lautrice propose non pas seulement dillustrer une idée reçue, mais bien de linterroger en profondeur. Décidant dexplorer « la place du féminin en tragédie », Nina Hugot nimpose pas une lecture univoque et genrée de son objet. Il ny a pas, entre tragédie et féminin, de rapport ontologique. En revanche, Nina Hugot découvre dans la question du genre un formidable « outil heuristique », qui permet de mettre en évidence, comme elle lécrit modestement, « quelques nouveautés concernant la définition de la tragédie ». En réalité, elle en propose une nouvelle et passionnante lecture.

Lintroduction générale fixe comme il se doit le cadre historique et théorique de lanalyse. Soulignons lintérêt dune étude qui élargit le corpus traditionnellement retenu, sans préjuger de la qualité ou de limportance des œuvres, depuis les traductions/adaptations des pièces antiques (dès 1537) jusquau corpus néo-latin (avec quelques oublis) et le début des années 1580. Cest bien la tragédie dune époque qui est envisagée, dans la diversité de ses manifestations, et non une certaine idée de lobjet. Les mises au point sur le « genre » sont, dans cette introduction, particulièrement éclairantes. Elles conduisent à problématiser la réflexion autour dune double caractérisation de la tragédie comme « plaintive » et « hardie » (selon les mots de Jodelle) : si la critique saccorde sur limportance de la plainte – souvent féminine – dans ce genre longtemps décrit comme statique, Nina Hugot entend montrer que la « hardiesse » participe plus encore à la définition dune forme qui valorise lactio. Cest là, nous le verrons, lun des apports principaux de létude.

Le corps du volume sarticule en trois parties. La première (I. « Les femmes et le féminin dans lélaboration du genre tragique ») aborde la réflexion sur le caractère « féminin » de la tragédie par le contexte (de production) et le paratexte. Si la présence des femmes (en tant quautrices, dédicataires, spectatrices et actrices) 466demeure limitée dans le processus de création théâtrale, si les théoriciens du temps ne font jamais de la tragédie un genre spécifiquement féminin (elle est plutôt masculine), titres et listes de personnages affichent la prégnance de lhéroïsme féminin dans la tragédie humaniste, au moins jusquen 1561, tandis que les discours théoriques soulignent le caractère genré de certaines situations comme la dimension problématique du féminin, au regard surtout du principe de « convenance ». Afin dapprofondir lenquête, Nina Hugot propose alors de lire les textes dramatiques eux-mêmes et, dabord, les nombreux « discours sur le féminin », tenus par les personnages au cœur des œuvres (II. « Le féminin en discours »).

Il faut souligner ici la rigueur méthodologique de lautrice ; elle affleure non seulement dans ses seuils, qui exposent clairement la méthode et explicitent les enjeux théoriques, mais se révèle aussi, au cours de lanalyse, dans la prudence dont jamais Nina Hugot ne se départ. Sa réflexion introductive sur le discours des personnages et son énonciation est de ce point de vue exemplaire. « Nous interrogerons […] les fondements idéologiques des discours de personnages. Néanmoins […] [nous] ne chercherons pas à débusquer les impensés des discours, mais étudierons les généralités exprimées, pour suivre les méandres de cette unité discursive sur le féminin ». Cest donc autour de la notion de « lieux communs » et de ses divers usages, au cœur de la polyphonie dramatique, que se développe dabord la réflexion : si les pièces mettent en avant certains topoi, sur la faiblesse des femmes notamment, elles affichent aussi les écarts par rapport à la norme, mettant en évidence, entre blâme et éloge, le héros « hors du commun », qui peut être inconvenant ou exceptionnel. Le lieu « commun » est donc non seulement formulé, illustré, mais aussi interrogé. Or, de ce point de vue, lhéroïne tragique détonne : Nina Hugot montre en effet quil y a probablement « quelque chose de plus “admirable” dans lhéroïsme féminin, parce quil soppose aussi à la faiblesse commune du sexe ». En échappant au lieu commun qui définit la faible femme, lhéroïne tragique accomplit la tragédie : elle émerveille son spectateur.

Bien plus que lexpression plaintive, qui fut longtemps au cœur de la définition moderne de la tragédie humaniste, cest le concept de « hardiesse » qui permet de subsumer les modalités de « cet extraordinaire héroïsme féminin ». La troisième partie entend le montrer par lanalyse des intrigues et de lactio tragique (III. « Les femmes sur la scène tragique »). Souvent, tout ou presque est déjà accompli dans la tragédie humaniste : lintérêt du public se reporte sur la réaction du personnage au violent renversement de fortune et, en particulier, sur lactio qui rend spectaculaire les passions. Le type de renversement subi peut différer selon les sexes – les femmes sont plus souvent confrontées au deuil privé, les hommes sont plutôt victimes de conjurations politiques – ; les réactions sont elles aussi genrées : les femmes sont furieuses, les hommes se résignent davantage. Or, « si “tragédie” rime si souvent avec “hardie”, cest, daprès nous, parce que la hardiesse décrit ce qui rend, aux yeux des dramaturges, cette réaction extraordinaire ».

La hardiesse sidentifie longtemps au furor, dont lautrice décrit les différentes manifestations depuis larchétype jodélien de Cléopâtre. Toutefois, Nina Hugot reste attentive aux inflexions chronologiques. En 1561, LaSoltane de Gabriel Bounin marque « la fin de la domination de lhéroïsme féminin » et furieux – désormais, hommes et femmes se montrent également résignés, au-delà de toute considération de genre. Si la « constance », comme résistance aux aléas du sort, est une valeur néo-stoïcienne dabord masculine, elle est de plus en plus souvent incarnée par 467des femmes. De fait, au moment des guerres de Religion, quand le tragique entre dans lHistoire, ce nest plus le crime qui paraît « hardi », mais la force dâme dans lépreuve. Certes, celle-ci nest pas toujours valorisée par le spectacle : certains personnages saveuglent dans leur constance obstinée. Dès lors, plutôt que de conclure à lunivocité du genre tragique, lautrice préfère insister sur ses « méandres ». La tragédie nest pas « didascalique » ou « exemplaire » en ce sens quelle ferait leçon ; elle propose plus souvent un « cas », un hapax qui donne à admirer, pleurer, penser, et qui toujours étonne.

Ainsi, Nina Hugot, attentive aux variabilités du temps, à la diversité du corpus et à la polyphonie du théâtre, nimpose pas à son objet de lecture trop rigide. Non, la tragédie humaniste nest pas féminine, moins encore féministe. Toutefois, il y a bien une « spécificité de lhéroïsme féminin » en tragédie, qui tire son efficacité a fortiori : si lhéroïne tragique suscite notre admiration, cest aussi – et peut-être surtout – parce quelle est femme. Les auteurs antiques lavaient sans doute compris ; confrontés aux vicissitudes du monde contemporain, les auteurs du xvie siècle interprètent ce modèle à la lumière dune nouvelle éthique, quillustre limportance fondamentale du renversement de fortune et des réactions spectaculaires qui lui sont opposées. Ainsi, en empruntant les chemins des études de genre, Nina Hugot propose une stimulante lecture de la tragédie française humaniste, fermement étayée, qui restitue à ce corpus encore trop méconnu son évidente « hardiesse ».

Mathieu Ferrand

Maxime Cartron, LInvention du Baroque. Les anthologies de poésie française du premier xviie siècle. Paris, Classiques Garnier, « Lire le xviie siècle », 2021. Un vol. de 522 p.

Ce livre se donne pour objectif « de montrer comment sinvente la notion de Baroque littéraire au xxe siècle, par la poésie, et comment lanthologie participe à cette découverte » (p. 19). Généreux volume incluant un cahier iconographique de 49 figures, une riche bibliographie et deux index, il témoigne de lactualité de lobjet « Baroque », dont il propose une reproblématisation originale et souligne à nouveaux frais limportance dans lhistoriographie de la littérature. Lintuition de départ consiste à penser de concert développement des anthologies de poésie baroque (une quarantaine, parues entre 1898 et 2011, dont le célèbre recueil de Jean Rousset en 1961) et avènement de lidée de Baroque littéraire. Laccointance entre la forme anthologique et cette poésie (sous le prisme, par exemple, dune esthétique de la fragmentation) éclairerait linvention mutuelle du corpus et de la notion. De cette affirmation audacieuse du Baroque comme « invention » historiographique, lauteur tire des conclusions fécondes.

Plus que simples structures daccueil, les anthologies « créent » de fait la poésie baroque, au moyen de tout un appareil de (re)présentation qui, non content dexhumer des textes jusque-là peu accessibles, leur attribue une valeur, à travers leur identification même comme « œuvres baroques ». La forme sélective, inhérente au genre anthologique, accomplit parfaitement cette double opération dexhibition et de valorisation, poésie baroque et anthologies se légitimant réciproquement. La mise en relief de « la fonction créative et créatrice de lanthologie » (p. 8), bien au-delà de sa mission de compilation, savère lun des apports majeurs de létude.

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Le livre est structuré en trois parties, articulées selon une progression logique, problématisées avec rigueur et précédées dune introduction générale qui fait le point sur la rhétorique et sur la poétique de lanthologie comme genre. Ces utiles prolégomènes permettent à lauteur, ensuite, de souligner dautant mieux les spécificités de lanthologie de poésie baroque.

La première partie affine le propos général de lintroduction en examinant dabord lanthologie comme « objet-livre », dont lappareil paratextuel (tables des matières, titres, épigraphe, préface, notes, notices…) est minutieusement détaillé. Cet encadrement éditorial accompagne le lecteur de manière plus ou moins contraignante, sous une apparente liberté de déambulation entre les poèmes. Justifié par la nécessité de présenter des textes rares, il est aussi un moyen de dissimuler la part darbitraire et de subjectivité qui préside à tout choix anthologique. Il sexplique, surtout, par une intention sous-jacente : défendre la catégorie de « Baroque ». Maxime Cartron modélise les anthologies à partir des tensions quelles manifestent, lesquelles en compliquent la définition tout en les caractérisant : hésitation entre vulgarisation et érudition philologique ; contradiction entre subjectivité du goût de lanthologiste et besoin daffirmer lobjectivité de la catégorie du Baroque ; incohérence entre la rupture dunité imposée aux poèmes et aux recueils originels par la sélection dextraits et la reconstruction dune unité nouvelle dans le cadre de lanthologie ; concurrence entre auctorialité affirmée par lanthologiste à travers son paratexte et auctorialité des auteurs exploités ; paradoxe entre remise en cause du panthéon littéraire classique et effet de classicisation dû au choix de textes vantés comme irréguliers et insolites, mais intégrés par la logique même du recueil dans un système duniformisation destiné à faire émerger la catégorie du Baroque.

La deuxième partie du livre, plus historiographique, est centrale dans tous les sens du terme. Maxime Cartron y étudie les anthologies baroques comme « fabrique dun patrimoine », qui remet en cause traditions (à commencer par lidée de « siècle classique ») et repères (les moments de création étant redistribués selon des logiques différentes), quitte à réintroduire de nouvelles téléologies à la place de celles quelles prétendent effacer. Le rôle de théorisation joué par les anthologies est analysé ici de manière captivante. Sont décortiqués notamment les débats qui opposèrent Jean Rousset, assumant « linévitable part de fantasme et dinvention créatrice de la part de lhistorien de la littérature » (p. 147), et Raymond Picard, qui reprochait au précédent dinstrumentaliser les textes au service de sa vision du Baroque et de déformer la perception de la poésie du premier xviie siècle, polémique qui exprime au fond deux visions de lhistoire littéraire. Lauteur propose une périodisation en quatre époques des anthologies baroques, dont il montre que Les Grotesques de Gautier représentent la « matrice […], sur le plan historiographique comme sur le plan poétique » (p. 154), et la source des idéologèmes qui structureront les recueils à venir (dialogue entre minores et majores, intermittence de la capacité de certains poètes à atteindre le beau…). Cet historique commenté met en lumière les liens entre les anthologies successives et leur contexte critique, dont les nœuds compliquent la question de la place du Baroque dans lhistoire littéraire : est-il un préclassicisme ? quel rapport avec le maniérisme ? Logiquement, la périodisation des anthologies mène à une réflexion sur la périodisation par les anthologies, à la fois instable dun ouvrage à lautre et nécessaire : comment affirmer lexistence du Baroque, sinon en risquant des dates ou des œuvres charnières, des auteurs-pivots – intéressante étude des cas de Malherbe et de La Fontaine –, des rapprochements plus ou moins contorsionnistes – Théophile de Viau pré-baudelairien, etc. ? Les 469anthologistes néchappent pas au questionnement sur le sens de lhistoire littéraire, voire sur la valeur dusage de la notion de Baroque : Rousset lui-même, pourtant considéré comme son théoricien magistral, nen ignorait pas les fragilités.

La troisième partie, enfin, sattache à la « poétique de lanthologie baroque », à ses « scénographies légitimantes » et à ses « effets de lecture ». Lanthologie, qui pose le Baroque comme discontinuité, dislocation, entre en rapport mimétique avec son objet. Maxime Cartron analyse les lieux communs et les traits stylistiques du discours préfaciel, à travers lesquels les anthologistes « élaborent des stratégies de défense préventive » (p. 315). Il cerne lauctorialité particulière de ces derniers, moins guides que quasi auteurs dans leur rôle d« instance surplombante » (p. 325), dont le discours nest pas seulement critique mais aussi créatif, proche parfois de lautobiographie esthétique et intellectuelle. Le chapitre consacré aux effets de lecture (poétique du fragment liée au critère du Beau, réseaux thématiques, jeux de de suture et de polyphonie) offre de belles et surprenantes analyses, ainsi que celui dévolu au « textimage du Baroque », où portrait, emblème et image sont étudiés comme mise en scène du Baroque.

Le lecteur saura gré à Maxime Cartron davoir usé dun style élégant, précis mais lisible, qui témoigne dun sens certain de la formule heuristique – sans sinterdire, au passage, un discret humour. La lecture en est passionnante de bout en bout, grâce à une rigueur argumentative qui emporte ladhésion. Ces pages brillantes, dont lun des mérites est de dépasser le tiraillement stérile entre les tenants dun « xviie siècle baroque » et ceux dun « xviie siècle classique », convoquent poétique, épistémologie, sociologie, anthropologie, historiographie et histoire du livre, le tout servi par un art très fin de lanalyse littéraire. Elles feront date en ce quelles offrent à la fois un renouvellement de lapproche du « baroquisme » (quel phénomène est à lœuvre sous lémergence de cette dénomination : une construction utilitariste, ou la reconnaissance dune réalité objective ?) et une réflexion critique sur lanthologie comme mode particulier de diffusion du discours critique, mécanique délaboration de lhistoire littéraire et vecteur de redécouverte de textes anciens. Si lon aurait aimé une mise en parallèle avec des anthologies comparables (« baroques » italiennes ou espagnoles, romantiques, ou surréalistes…), qui aurait pu confirmer le sentiment quil sagit de lun des genres éditoriaux les plus intéressants du siècle précédent (la question se posant, toutefois, de son avenir), la parution de ce livre rend service à tous ceux quintéresse lhistoire littéraire française, dans la prolongation du mouvement de révision qui en frappe les catégories critiques dominantes, par les perspectives nouvelles quil ouvre sur un sujet quon aurait pu croire rebattu.

Sylvain Cornic

Florence Orwat, Le rire chrétien de La Fontaine. Les Contes et nouvelles en vers. Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2021. Un vol. de 441 p.

Les soixante-dix contes « un peu libres » publiés par La Fontaine, entre 1664 et 1685, reprennent des récits dont lenjeu est le plus souvent sexuel dans une langue délicatement suggestive, que le poète définit en 1674 : « Nuls traits à découvert nauront ici de place ; / Tout y sera voilé, mais de gaze, et si bien / Que je crois quon nen perdra rien. » Renversant cette métaphore du voile, louvrage 470de Florence Orwat défend une perspective critique originale. Lérotisme de ces narrations, loin dêtre leur raison dêtre véritable, ne serait lui-même quun leurre séduisant pour avancer, de façon cryptée, des réflexions audacieuses, à la fois politiques et religieuses. « Les Contes font (firent) davantage que servir au public des truculences subtilement assaisonnées » (p. 42), écrit-elle ; « laccent mis sur la charnalité » serait « une ruse, un subterfuge, une manière commode de détourner lattention » de considérations autrement plus risquées (p. 129).

Le chapitre 1, « Le statut problématique des Contes », qui étudie leurs circonstances de publication à partir de 1664-1665, défend lidée dune stratégie concertée entre La Fontaine et Barbin (p. 31), non sans lien avec laffaire Fouquet (p. 38). La position définie par le conteur dans ses préfaces, qui présentent une œuvre soi-disant purement ludique, mettrait en place une ligne de défense préventive, mais aussi un jeu avec les lecteurs les plus perspicaces, tout comme le « parfum de scandale » ménagé par La Fontaine autour de ses textes (p. 41), dont certains sont publiés de façon clandestine dès les années 1660. Mais le caractère « gaillard », aimablement licencieux, des Contes, fut surtout goûté par les lecteurs et étudié par la critique, jusque dans les années 2010 (p. 52-63).

« Sous le signe du contraste et du paradoxe », le chapitre 2 sattache à la personnalité et au parcours de La Fontaine, et revient sur son passage (en 1641-1642) à lOratoire, institution exigeante qui mettait laccent sur lautonomie personnelle, lhumilité, la culture, et ne refusait pas le rire. Sont aussi étudiés les liens de La Fontaine avec Port-Royal. Pour Florence Orwat, les « Messieurs » ne soffensaient pas des Contes ; outre « une anthropologie commune » (p. 83), « lancien novice partageait avec [eux] le goût de lindépendance desprit et de la liberté contre les tyrannies quand elles bafouent les libertés et les principes chrétiens » (p. 97). Doù le silence qui entoure les Contes à leur parution, signe que certains perçurent la solidarité entre ces récits et des hommes poursuivis par le pouvoir.

Le chapitre 3, « À lombre des muses gaillardes », commence par un tableau séduisant du « printemps des Contes », où paraît dominer « léternelle saison du désir » (p. 130), loin des réalités sordides du xviie siècle comme des précisions graveleuses des poésies satyriques ou des manuels dérotologie. Mais cest pour mieux ménager un contraste avec le relevé des « dissonances et déplacements » invitant à une lecture « à plus haut sens » (p. 168) : limportance du lexique religieux qui parcourt les Contes et lintertextualité biblique très riche, en particulier avec le livre des Proverbes.

Le chapitre 4, « Pour une étude politique des Contes » (qui se réclame des travaux de Jürgen Grimm et de Georges Couton), analyse le choix dun petit genre, caractérisé par « la brièveté et la grâce, la négligence et la nonchalance », comme un écart assumé avec les « injonctions officielles » (p. 240). Un réseau dallusions, dans les Contes, signale une réflexion sur les ressorts du pouvoir, mais aussi une distance railleuse envers Louis XIV, suscitant « un rire tout à la fois prophylactique, critique et libérateur » (p. 277). Cette réflexion est mise en lien avec le Discours de la servitude volontaire de La Boétie et avec la pensée de Machiavel, par rapport à laquelle La Fontaine entretient une position nuancée.

Le dernier chapitre propose de replacer les Contes dans « la tradition des exercices spirituels », « matière à exercer lesprit » (p. 320) pour former un nouveau rapport au monde, où lironie (dinspiration socratique) invite à une « lecture du discernement » (p. 335). La perspective se fait de nouveau religieuse quand est défendue lidée que les Contes peuvent être lus comme un « genre moral » (p. 342), 471exposant à la sagacité du lecteur des « cas » similaires à ceux des manuels de confession. Lœuvre proposerait, à travers la peinture dune société trop judiciarisée, de revenir à « lordre du cœur » (p. 366), notamment entre époux. La gaieté, qui tempère la noirceur des Contes, « module une poétique du clair-obscur, de la nuance et de la variation » (p. 383), mais aussi une « esthétique de lhumilité » (p. 384) et, in fine, « une “manière de vivre” chrétienne » (p. 379), conforme au catéchisme du Concile de Trente.

Cet ouvrage déplace donc lorigine et la nature de la subversion quon associe aux Contes et nouvelles en vers. Celle-ci nest plus due à la gaillardise de récits paillards, dont Florence Orwat minore laudace (allant jusquà remarquer leur relative « orthodoxie », p. 139, en matière de pratiques sexuelles), mais tient à la portée corrosive de la réflexion que permettent les Contes sur limportance des rapports de domination entre les êtres et la mécanisation dun appareil dÉtat froidement rationnel (on sent ici linfluence de Marc Fumaroli). Cela savère dautant plus dangereux, pour le pouvoir, que cette réflexion est cryptée dans des récits qui se donnent pour badins, et quelle séprouve dans et par un rire libérateur, qui construit une complicité frondeuse entre lecteurs perspicaces.

Cela fait-il pour autant de La Fontaine un libertin ? Non, selon Florence Orwat, qui voit le poète mû par des préoccupations spirituelles authentiques et linscrit dans la lignée dauteurs unissant le respect du christianisme à un rire libéré : saint Thomas dAquin, Boccace, Marot, Rabelais, Érasme, Marguerite de Navarre, saint Philippe Néri (fondateur de lOratoire) exploitèrent, eux aussi, toutes les ressources, comiques mais aussi critiques, de la « festivitas » (p. 103), et les Messieurs de Port-Royal étaient moins austères quon ne limagine.

Tout en défendant avec chaleur son analyse audacieuse, lauteur se montre cependant parfaitement lucide sur « le “piège” qui attend tout lecteur des Contes : sur-érotiser (ou sous-érotiser) le texte lafontainien » (p. 154), et se pose, non sans humour souvent, en « herméneute intrépide » (p. 213) qui sollicite la discussion.

On objectera donc que si la mise au point lexicale sur le vocabulaire associé aux réalités religieuses du temps savère très utile (p. 171-184), la dernière partie du chapitre 3, en revanche, avance des rapprochements qui paraissent forcer le texte lafontainien. Ainsi Florence Orwat propose-t-elle de trouver la source de « La Confidence sans le savoir », par-delà Boccace, dans le chapitre vii des Proverbes : « la belle, fine et cauteleuse, Aminte a tout de la séductrice fustigée par le texte vétérotestamentaire » (p. 201). Or le conte présente une jeune fille qui « méritait mieux quun si triste hyménée » et tente dabord de résister à lattrait que suscite le « beau, bien fait, jeune et sage » Cléon ; quand la femme des Proverbes est ouvertement aguicheuse, le récit de La Fontaine repose, lui, sur une érotique de la communication différée. Dans dautres cas, Florence Orwat nexploite pas assez les échos entre les Contes et le texte biblique, comme le « Pain quon dérobe et quon mange en cachette / Vaut mieux que pain quon cuit ou quon achète » (« Pâté danguille », cité p. 198) qui résonne avec « le pain pris en cachette est plus agréable » (IX, 17). Une allusion vaut-elle adhésion pleine et entière au texte-source ? Ici, ce jeu intertextuel renforce laudace du conte (qui met le verset biblique au service dune promotion, fût-elle plaisante, du plaisir adultère) plutôt quil nen garantit la portée morale.

Plus largement, linterprétation proposée se heurte à lexpérience de lecture la plus intuitive des Contes. On peut démontrer que La Fontaine a fait de son œuvre une défense cryptée des valeurs tridentines, selon une visée à la fois critique (envers le pouvoir) et morale (conforme à un idéal spirituel et intellectuel) ; il reste 472difficile de congédier le contenu des Contes, leur célébration de plaisirs souvent défendus, et les déclarations mêmes de La Fontaine sur leur caractère ludique. Loin dignorer ces éléments, Florence Orwat les interprète comme une « stratégie retorse » (p. 103) qui aurait égaré les interprètes des Contes : « La persistance de la critique à les juger inoffensifs prouve à lévidence que les thèmes retenus, traités sur le ton du badinage, ont efficacement couvert ce que le poète souhaitait justement dissimuler » (p. 296). Mais dès lors que le dessein de La Fontaine ne serait pas, comme le souhaitaient les libertins (qui recouraient à ce même travail de cryptage), de déniaiser le lecteur pour lui faire rejeter des dogmes abêtissants, mais au contraire de le ramener vers un mode de vie conforme à la vérité chrétienne, pourquoi passer par des récits qui semblent pour le moins hétérodoxes ? Ces contradictions rejaillissent sur La Fontaine lui-même, présenté ici en défenseur de linstitution du mariage selon le catéchisme tridentin mais époux volage (cet aspect biographique nest guère évoqué), aspirant à une communion des cœurs dans un monde moins inhumain mais faisant preuve dune certaine duplicité dans sa façon décrire et de publier.

Ces objections ne doivent pas occulter lutilité de cet ouvrage pour les spécialistes de La Fontaine. Il défend une position neuve, sappuie sur des éléments souvent délaissés, et suscite la réflexion sur une œuvre déroutante. En invitant, dans un style enlevé et enthousiaste, à prendre les Contes au sérieux, il contribue, enfin, à élargir encore la gamme des interprétations que cette œuvre suscite, ce dont on ne peut que se réjouir.

Tiphaine Rolland

Edmond Jean François Barbier, Chronique de la Régence et du règne de Louis XV. Tome I : 1718-1726. Tome II : 1727-1734. Édition de Pierre Bonnet, Henri Duranton, Fadi El Hage et Denis Reynaud. Paris, Classiques Garnier, « Lire le dix-huitième siècle », 2020 et 2021. Deux vol. de 548 et 664 p.

De 1718 à 1734, Edmond Jean François Barbier, issu dune famille davocats parisiens et exerçant lui-même en tant que consultant, tient un registre dans lequel il note des événements, des bruits divers (par rapport auxquels il se montre peu critique), et toute sorte de faits divers. Sy ajoute la recopie dune série de documents (lettres publiques ou privées, authentiques ou non, mandements, requêtes, chansons et autres pièces satiriques, etc.), soit intercalés dans le texte lui-même et faisant lobjet dun commentaire, soit détachés quelques feuillets plus loin et entretenant un rapport plus distant, voire parfois inexistant, avec les notations effectuées par lavocat. La définition générique de lensemble ainsi constitué est difficile, voire impossible, dautant plus que lauteur lui-même nen propose pas de titre ; ni journal, car pas assez intime, ni chronique, car manquant dune perspective en surplomb orientée par la volonté de saisir lHistoire en train de se faire, ni recueil de pièces dintérêt du temps, puisque celles-ci, quoique nombreuses, ne forment pas la majeure partie des cahiers, le texte est un peu de tout ceci et autre chose encore.

Avec les journaux de Buvat et de Mathieu Marais – quil faut dailleurs consulter plus dune fois pour bien comprendre les notations de notre avocat –, celui de Barbier constitue, en raison de sa diversité et de son instabilité générique même, une source importante pour létude de la première moitié du xviiie siècle. Son intérêt 473na pas manqué, dailleurs, à être identifié bien en amont de la présente édition, aussi bien par les historiens de la période que par les littéraires et autres spécialistes de lart et de la pensée classiques. Barbier est un témoin de premier plan de trois grandes « affaires » aux multiples échos dans la littérature (au sens le plus large) de lépoque, et dont il permet de saisir non seulement les tenants et les aboutissants, mais aussi leffet quelles ont pu avoir sur les représentations sociales et le moral de la population, surtout parisienne : les répercussions du système de Law, laffaire des convulsionnaires de Saint-Médard, et enfin lopposition parlementaire dans les premières années de règne de Louis XV, déclenchée et alimentée par limposition autoritaire de la bulle Unigenitus. À côté de ces grands sujets, Barbier évoque une multitude dévénements, de bruits et daspects de la période : tel tapage des « laquais des princes, ducs et seigneurs de la Cour » (t. I, p. 142), qui viennent se battre à la Foire, telle description des illuminations à loccasion de la naissance du Dauphin (t. II, p. 99 et sq.) ont de quoi séduire le lecteur moderne, même si, comme le remarquent les éditeurs, lavocat laisse parfois le lecteur sur sa faim, soit à cause de la frugalité de détails, personnels ou autres, qui caractérise certaines notations, soit par laveuglement ou lincompétence dont elles témoignent par rapport à certains faits jugés rétrospectivement marquants. En matière de politique étrangère, surtout, Barbier est moins bien renseigné ; la guerre de succession de Pologne, par exemple (couverte au titre de lannée 1733) est ainsi évoquée surtout à partir de ce quen disent les gazettes, et peu à partir de sources alternatives dinformation.

Publiée au xixe siècle dans une version tronquée et infidèle par la Société de lhistoire de France, puis, en 1857, par Ch. H. Sainte-Marie-Méville qui déchiffre admirablement le texte et léquipe de maintes notes, la Chronique avait besoin dune actualisation, à la lumière des connaissances accumulées comme des nouveaux centres dintérêt des lecteurs de nos jours. Cest bien ce que proposent Pierre Bonnet, Henri Duranton, Fadi El Hage et Denis Reynaud, qui remettent en perspective les propos de Barbier à travers une série de courtes présentations, introduisant chacune des années couvertes par le journal, et dun appareil de notes nourri, mais volontairement maintenu dans les limites de la lisibilité. Sy ajoutent, bien entendu, un index des noms, ainsi quun récapitulatif des principaux événements par année, repris à lédition de 1857, puis une liste de notions expliquées. Les nouvelles générations de chercheurs sur lAncien Régime disposent ainsi dun instrument de recherche fondamental, dans une version modernisée, contextualisée et plus commode de consultation.

Le choix déditer la Chronique comme un outil de travail, destiné à une lecture fragmentée, stimulée par lintérêt pour une « affaire » dépoque, un personnage ou un contexte, a des avantages comme des inconvénients. Dune part, le texte est mis en avant, non encombré par de trop nombreuses et trop copieuses mises au point. Dautre part, on peut regretter que, par endroits, il nait pas été procédé à une série dharmonisations nécessaires. Des habitudes disciplinaires différentes se reflètent ainsi dans le traitement de certaines graphies : on trouve aussi bien Louis XIV que Louis 14 au fil du texte. Un traitement global plus affirmé des notes aurait également été nécessaire : certains aspects sont présentés deux fois, tandis que dautres manquent dexplications, quil sagisse déléments linguistiques et culturels (quest-ce quun « feu à sept piliers », t. I, p. 258, par exemple ?), ou de détails historiques, politiques et, surtout, économiques et juridiques, probablement les plus obscurs aux lecteurs modernes. Ainsi, un point sur la valeur et le rapport des différentes monnaies aurait été utile, dautant plus que certaines indications 474sont obscures même pour les lecteurs un peu familiers de la question : que faut-il entendre par « trois et demi de Chevaliers » (t. I, p. 103) ? Dans un ordre didées similaire, observons que certaines notions sont expliquées, mais pas lors de leur première occurrence : cest le cas des « louis dor de Noailles », mentionnés au même endroit que les « Chevaliers », mais expliqués seulement à la note 78 de la p. 268. De même, telle mention de « la conspiration contre Philippe V, roi dEspagne » (t. I, p. 128, n. 5) reste bien allusive, tandis que le renvoi à Saint-Simon (t. I, p. 280, n. 111) nest pas vraiment de nature à faire comprendre ce que signifie « être décrété dajournement personnel ».

Plus largement, un peu plus de pistes dappréhension de louvrage comme un ensemble auraient été bienvenues. Car la Chronique de Barbier mérite bien une lecture suivie, et pas seulement une consultation pragmatique, sur des questions ponctuelles. Ce quelle donne à voir au fil des pages, cest la dégradation progressive de la relation de la monarchie avec ses sujets, laugmentation dun mécontentement que la Cour ne sait pas « gérer », comme on dirait de nos jours, ni sur le fond, ni en termes de communication ou dimage. Un leitmotiv du journal est le sentiment que les dirigeants politiques senrichissent au détriment du reste des Français ; laffaire du duc de La Force est suivie avec une grande attention par Barbier, à la fois un peu sceptique quant à la condamnation que pourrait subir un si haut personnage, et content quon ait décidé dexposer ses malversations. À plusieurs reprises, on lentend critiquer lappât du gain qui semble mouvoir exclusivement le Régent au moment de laffaire de Law. Ailleurs, le mécontentement financier se manifeste en marge dévénements de moindre envergure, comme par exemple lépidémie de petite vérole de lautomne 1723 : « Il est mort une infinité de monde, et le Roi fait un gain considérable sur les rentes viagères où le père de famille a été obligé de mettre, pour sauver son propre bien, sur sa tête et sur celle de ses enfants » (t. I, p. 293).

Un autre thème récurrent est celui de la disharmonie entre les différentes classes ou groupes sociaux, que ni le poids symbolique du roi, foyer et pivot du royaume, ni les politiques mises en place narrivent plus à faire fonctionner comme un ensemble. Barbier est loin de vouloir mettre en cause le principe même dune société stratifiée, dans laquelle il est plutôt content de sa place (quand il nest pas visité – sans véritable motif, me semble-t-il – par la crainte de lappauvrissement et dun déclassement qui sensuivrait), mais lirrespect réciproque des « grands » et des petits, manifesté par exemple dans telle velléité des mousquetaires de se venger de la populace pour la mort dun dentre eux, et dans telle sédition du faubourg Saint-Antoine (t. I, p. 379), peint limage dun pays en tension. Lincapacité du roi, au moment de la crise de 1732, de comprendre quen favorisant « les évêques » au détriment du Parlement il sape, à plus long terme, sa propre autorité, contribue à cette peinture dune nation dont les équilibres se rompent (voir notamment t. II, p. 310-311).

Enfin, une troisième piste de lecture de la chronique comme un ensemble est celle de lévolution dune conscience dans ce premier xviiie siècle ; sur ce point, il est vrai que les introductions dHenri Duranton sont plus dune fois éclairantes, posant la question des raisons de lécriture et de la façon dont lavocat raconte. Quoique Barbier ne dise pas grand-chose sur lui-même, comme on la dit plus haut, il forge au fil des pages un regard bien particulier, une position spectatoriale dont il peut être intéressant de mieux cerner les contours. Le plus souvent sans attachement décidé dans les différentes affaires et causes quil expose, adoptant, par inertie et prudence, une forme de fidélité aux décisions des ministres et de la Cour, qui ne lempêche pas, par endroits, de formuler des critiques à leur encontre, Barbier est 475typique dune « majorité silencieuse » qui sent le besoin du changement, mais na pas le courage dœuvrer ouvertement en sa faveur. Amusé par certaines superstitions, quil critique finement (par exemple, en observant quon hésite à faire sortir les reliques de Sainte-Geneviève en procession, de crainte dentamer le prestige de la sainte si elle narrive pas à faire venir la pluie), Barbier nose pas, même dans lespace privé de ses cahiers, questionner plus résolument la place de la religion dans la conduite de la vie de la nation. La Chronique ici présentée apparaît ainsi significative dune conscience tentée par la liberté de penser, mais encore hésitante devant le sapere aude dont la possibilité se manifeste en cette première moitié du xviiie siècle, sur fond de fragilisation des institutions monarchiques et religieuses.

Ioana Galleron

Pierre-Claude Nivelle de La Chaussée, Théâtre. Tome III. Édition critique par Catherine François-Giappiconi. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2021. Un vol. de 756 p.

Ce dernier tome du Théâtre de La Chaussée est, comme le tome II avec lequel lintroduction générale établit des liens, proposé par Catherine François-Giappiconi, auteure dune monographie et co-éditrice dun collectif sur La Chaussée. Il achève de montrer que le dramaturge, dont les comédies dites « larmoyantes » ou attendrissantes ont bénéficié dune édition scientifique par Maria Grazia Porcelli en 2014, a un très large éventail générique. Le volume rassemble des pièces composées entre les années 1730 et la mort du dramaturge en 1754, assez diverses avec Le Rapatriage, une comi-parade jouée sur les théâtres de société ; deux comédies créées à la Comédie-Française (Amour pour amour, trois actes en vers avec prologue, et Le Rival de lui-même, un acte en vers avec prologue et divertissements) et trois pièces en trois actes et en vers destinées à la Comédie-Italienne (LAmour castillan avec un divertissement, Le Retour imprévu et Les Thyrinthiens, avec des divertissements).

Grâce à une chronologie fine, lintroduction générale revient sur la trajectoire du dramaturge et démontre quil a composé durant toute sa carrière pour lensemble des scènes officielles et non-officielles, le plus souvent de manière parallèle, sans période exclusive pour lune ou lautre si ce nest une préférence accordée à la Comédie-Italienne après quelques différends avec la Comédie-Française. Aussi, loin dêtre des écarts génériques ou stylistiques, ces productions plus légères sintègrent-elles dans la production globale de La Chaussée, dont certains éléments (prologues et pièces métatextuelles par exemple) doivent être relus sous cet angle. Réciproquement, les pièces éditées ici reprennent en les décalant – genre et registre obligent – des motifs récurrents des comédies sensibles comme les grands rôles féminins, les changements didentité ou dapparence (imposés dans la féerie, recherchés dans la comédie amoureuse en quête de sincérité et multipliés dans la comi-parade). De même, comme dans les pièces sensibles, la fable dramatique sancre souvent dans le passé dont la pièce règle les différends, dans des cadres contemporains ou spatialement et socialement éloignés (avec le Paris du Pont-aux-Choux par exemple de la parade). Ces pièces se caractérisent, hormis Le Retour imprévu, par une forte présence déléments dansés, chantés et musicaux, que C. François-Giappiconi relie à la formation de lauteur au collège Louis-le-Grand, à ses goûts et à ses talents damateur.

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Au milieu de cette riche moisson, nous nous attarderons sur lédition du Rapatriage. Comme dautres hommes de théâtre, La Chaussée commence par écrire pour le théâtre de société : cette comi-parade, publiée à titre posthume dans les Œuvres en 1762, est la seule pièce conservée de cette activité, à laquelle il est resté néanmoins attaché comme le montrent ses liens avec la société du comte de Livry. C. François-Giappiconi a retrouvé sept versions manuscrites non autographes (BNF, BHVP, Bibliothèque de Troyes et fonds privé) qui montrent des différences entre elles et avec le texte publié et qui témoignent que la pièce, sans doute créée dans le cercle des lazzistes dont les activités ont été étudiées par Judith Curtis et David Trott, est jouée et circule. Le genre, dénigré par Charles Collé et plus encore par Gustave Lanson, étudié par Jennifer Ruimi, est révélateur de la crise du théâtre et de la société avec ses personnages types, ses fonctions actancielles et ses jeux de langage. La Chaussée porte ces caractéristiques à leur paroxysme dans une intrigue originale et transgressive entre parents et enfants avec travestissement, homosexualité, inceste, langage à double sens, ruptures de registre et de ton, formes fixes dégradées (monologues, scènes de reconnaissance, dénouements) tout en menant à bien ce grand écart entre la comi-parade et ses idées force notamment en ce qui concerne les héroïnes.

Dans les deux pièces créées à la Comédie-Française, on retiendra le procédé du théâtre sur le théâtre dans Le Rival de lui-même, mais surtout le choix de la pastorale féérique orientale dAmour pour amour, créée et publiée, en 1742. C. François-Giappiconi minore la source de La Belle et la Bête souvent retenue au profit dune pièce originale nourrie de lectures diverses, qui consacre la mutation du merveilleux vers lanalyse psychologique et la surprise de lamour. Le succès est attesté par le nombre de spectateurs, lexistence dune parodie de Valois dOrville, la diffusion des airs notés, les reprises jusquen 1777 et les représentations en province et en Europe.

Concernant les trois pièces écrites pour la Comédie-Italienne, rappelons que LAmour castillan est la premièrecomédie représentée sur ce théâtre le 11 avril 1747, après le succès de La Gouvernante créée à la Comédie-Française et les difficultés rencontrées par Le Rivalde lui-même. C. François-Giappiconi revient sur les sources en montrant comment La Chaussée, nourri de littérature espagnole et de romans picaresques français (Gil Blas bien sûr), mise sur ces sources espagnoles et le jeu italien pour séduire le public. Laccueil mitigé, pourrait sexpliquer par ce mélange entre les éléments typiques de sa dramaturgie et la tradition des comedias espagnoles avec un roman « déplorable » précédant la pièce, la complicité du public au courant des informations inconnues des protagonistes et le rôle déterminant des femmes. Le Retour imprévu, la deuxième comédie créée par les Italiens deux ans après la mort de lauteur, publiée en 1762, connaît une carrière éphémère. Elle puise dans le fonds commun de comédies contemporaines et des idées chères à La Chaussée qui y défend la langue et les valeurs bourgeoises. La dernière pièce qui clôt le volume, Les Thyrinthiens, non représentée, sappuie sur une source antique revue. Centrée autour du rire et de léloge de la jeunesse, dédiée aux étoiles montantes de la Comédie-Italienne comme Mlle Catinon (Katinon dans le rôle de larchonte), Mme Favart et M. Chanville, elle met en scène lélection dune jeune fille archonte qui arrive à rallier ladhésion de tous vers une morale fondée sur la nature et les plaisirs de la vie. Cette morale et latmosphère de fantaisie prennent une saveur étrange dans cette dernière pièce du dramaturge.

Toutes les pièces bénéficient dintroductions très précises sur les sources, létat de la critique et la réception. On mentionnera le soir particulier apporté aux 477analyses dramaturgiques, aux éditions et aux manuscrits, et bien sûr la présence des outils indispensables (riches bibliographie et sitographie, index des mots et expressions expliqués, des noms des pièces et ouvrages cités). Comme dans les précédents volumes, lédition scientifique rigoureuse et engagée porte un regard neuf sur ce théâtre quil importe de relire.

Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval

Michèle Sajous D Oria, La Participation dramatique. Spectacle et espace théâtral (1730-1830) . Paris, Classiques Garnier, « LEurope des Lumières », 2020. Un vol. de 397 p.

Ce bel ouvrage de Michèle Sajous DOria sinscrit dans la continuité de ses travaux antérieurs sur le théâtre du xviiie siècle (voir notamment Pierre Frantz et Michèle Sajous DOria, Le Siècle des théâtres, Paris, Paris-Bibliothèques, 1999). Lauteure y explore dune manière toujours très fine et très documentée les rapports entre la scène et la salle qui circonscrivent lessentiel des enjeux du théâtre du long xviiie siècle (la période retenue commence peu ou prou à la diffusion des premières fouilles archéologiques des Lumières, autour de 1730, englobe la décennie révolutionnaire et court jusquà la révolution de 1830), quelle ressaisit à travers la notion de « participation dramatique ». Par cette expression, Michèle Sajous DOria désigne la nouvelle conception qui se fait jour au temps des Lumières et suivant laquelle « le spectacle serait indissociable » (p. 7) et de la scène et de la salle : « La participation dramatique englobe la multiplication des salles […], larchitecture […], la décoration […], le public et sa posture par rapport à lHistoire (exclusion et inclusion du “peuple”) » (p. 8).

Lapproche retenue consiste donc à associer « à la fois le répertoire et lespace théâtral » afin de rendre sensible « “laccord” entre les différentes parties du spectacle » (p. 66) – texte, costumes, décors, jeu des acteurs – et de favoriser une appréhension plus fine du spectacle compris dans sa globalité. La périodisation adoptée permet de rendre compte des tendances profondes qui régissent les rapports entre la production des œuvres dramatiques et les enjeux sociaux, politiques et idéologiques. Lun des fils conducteurs de cette enquête passionnante sur le théâtre du xviiie siècle et du début du xixe concerne ainsi « la conquête de lespace par le peuple » (p. 33), qui sobserve à la fois dans la salle, par le biais des réformes architecturales réclamées par les Lumières, et sur la scène, avec la promotion de héros populaires.

La première partie de louvrage, qui étudie la référence à lAntiquité à travers la décoration des salles, les costumes, les décors et les différents genres de spectacle, montre bien que ce « modèle antique », dont la Révolution se réclame, « était déjà omniprésent dans les cartons des architectes des Lumières » (p. 34). Lauteure analyse les rénovations entreprises dans la plupart des salles de spectacle de la capitale sous le Directoire (amphithéâtres, ajout de colonnes et de balustres), en prenant appui sur les traités darchitecture de lépoque. Pour étudier les costumes à lantique, Michèle Sajous DOria se plonge dans les cahiers hebdomadaires de Levacher de Charnois, qui paraissent à la fin de la décennie 1780 et qui sont recueillis plus tard en volumes sous le titre de Costumes et annales des grands théâtres de Paris, ainsi que dans ses Recherches sur les costumes qui proposent, à travers « une riche iconographie en couleurs, des réflexions […] sur les connaissances darchéologie 478grecque et romaine mises en rapport avec la peinture et le théâtre » (p. 64). Talma sen souviendra lorsquil jouera le rôle de Néron, vêtu dun costume qui ressemble au « modèle proposé dans les Recherches sur les costumes » (p. 65). Le lien entre les découvertes archéologiques du xviiie siècle et la scène théâtrale est approfondi à travers le mythe de la reine guerrière de Palmyre, Zénobie : alors que les pièces du xviie siècle montraient la reine dans son palais, les livrets du xviiie siècle sattachent à produire une reconstitution de la ville antique à partir des vestiges récemment découverts. Les décors de Paola Landrini, pour lAureliano in Palmira de Rossini (1813) sinspireront, au début du xixe siècle, des dessins, gravures et descriptions de James Dawskins et Robert Wood (The Ruins of Palmyra, 1753). La « mode à lantique » est encore explorée à travers la tragédie malheureuse de Voltaire, Artémire (1720), qui transpose en Macédoine lintrigue dun roman de Mme de Fontaines se déroulant dans lEspagne du xie siècle, La Comtesse de Savoie. Cette « fausse Antiquité » déplaît aux spectateurs, qui montreront plus de curiosité pour les « spectacles en décorations » du scénographe de lOpéra, Servandoni. Michèle Sajous DOria consacre de belles pages à ses pantomimes créées pour la salle des machines des Tuileries, et qui se veulent inspirées de lAntiquité (1738-1742 ; 1754-1758). Les fêtes révolutionnaires perpétueront cet usage de la pantomime à travers les cérémonies funèbres rendues aux grands hommes, à lexemple des « funérailles-spectacle » (p. 111) du général Hoche, en 1797.

La seconde partie est consacrée aux nouveaux héros – plébéiens éclairés ou « grands hommes morts avant la Révolution » (p. 144) alliant vertus publiques et domestiques – qui envahissent les planches des théâtres de la décennie révolutionnaire et qui ne sont plus seulement issus dune Antiquité fantasmée, mais dune histoire plus ou moins récente. Lauteure semploie ici à montrer comment les pièces organisent un subtil va-et-vient entre lancien temps, marqué du sceau du despotisme et de lintolérance, et le présent révolutionnaire, qui sort triomphant de la confrontation avec ce passé archaïque. Descartes, dont lentrée au Panthéon est écartée à cause de lopposition farouche dun Marat, apparaît dans une pièce de Jean-Nicolas Bouilly intitulée René-Descartes,qui sattache aux persécutions subies par le philosophe à Utrecht, lorsque le recteur de luniversité laccuse dathéisme ; Montesquieu, « philosophe-bienfaisant », « sauve une famille de la misère et du déshonneur » (p. 165) dans Montesquieu à Marseille, tandis que le défenseur de Calas est tour à tour célébré par Chénier, Laya, dAbancourt, Pujoulx et Lemierre dArgy. Outre ces figures de grands hommes, le théâtre révolutionnaire fait place au peuple, sous les traits de héros-paysans, tels Nicomède, qui arrive sur la Lune en ballon et devient linspirateur dune révolution en douceur, dans Nicomède dans la Lune, « folie en prose et en trois actes » de Beffroy de Reigny, ou le père Gérard, figure historique, député de la Constituante.

Le succès de ces nouveaux héros plébéiens, la participation dun large public aux spectacles, conséquence de la multiplication des salles, saccompagnent dune réflexion critique, morale et sociale de la part des contemporains, qui est explorée dans la dernière partie de louvrage, intitulée « Dérision et censure ». Lauteure examine notamment la manière dont se met en place une mystique du peuple à partir de la distinction qui est faite entre les théâtres « populaciers » et corrupteurs et les théâtres « populaires » à vocation civique et pédagogique (p. 212). Elle analyse également louvrage de Nougaret, De lArt du théâtre en général, qui souligne les origines populaires de lopéra-comique, lequel met en scène « des manants et des 479rustauds » (p. 223), avant détudier des figures de la dérision ou de la marginalité, à linstar de Cagliostro, héros de deux pièces des années 1790, lune censurée (Le Congrès des rois de Démaillot), lautre érigée en modèle de propagande révolutionnaire (Le Jugement dernier des rois de Sylvain Maréchal), ou de Farinelli, banni des théâtres français comme tous les castrats. Linvestigation se prolonge jusquà lépoque du drame romantique, avec létude dune adaptation « moralisante » des Liaisons dangereuses représentée au Théâtre du Vaudeville en 1834, alors que le roman de Laclos avait été censuré sous la Restauration.

Louvrage de Michèle Sajous DOria constitue assurément une somme importante sur le théâtre des Lumières et du premier xixe siècle, dont lunité, rarement considérée, est envisagée avec souplesse, sans que les « hiatus » soient passés sous silence. Il sachève par des annexes fournies, qui réunissent notamment un inventaire des principales transformations des salles parisiennes durant la période étudiée, ainsi que la description des deux spectacles de Servandoni (Pandore et La Forêt enchantée), et par une bibliographie et deux index (des œuvres théâtrales et des noms).

Virginie Yvernault

Stéphane Pujol, Morale et sciences des mœurs dans lEncyclopédie. Paris, Honoré Champion, « Les dix-huitièmes siècles », 2021. Un vol. de 460 p.

Situé à la croisée de lanalyse matérielle, de lhistoire intellectuelle et de la stylistique, ce livre aborde la figuration de la morale, en tant que discipline, dans lEncyclopédie (1751-1765) de Diderot et dAlembert. Le corpus couvre les avant-textes (dont le Discours préliminaire et le Système figuré des connaissances humaines), les articles ayant pour désignant « Morale » (au nombre de 355), ainsi que certains articles liés indirectement à ce quon nomme au xviiie siècle la « science des mœurs » (voir annexe II, p. 387-396). Lobjectif est de montrer que lEncyclopédie a réformé la morale dans une perspective avant tout immanente. Se faisant les héritiers de plusieurs traditions de pensée – dont le jusnaturalisme –, les encyclopédistes ont conçu la morale comme un principe universel, désormais affranchi des grandes métaphysiques qui avaient dominé lâge classique. La question morale est alors aimantée par deux notions cardinales : la « loi naturelle » et le « droit naturel ».

Pour autant, comme le souligne avec précision la première partie de cette étude, la morale nest pas lobjet dun discours unifié. Lécart considérable entre les ambitions épistémologiques du Discours préliminaire et la réalisation effective de louvrage est en effet rappelé. Loin doffrir un ordre et une systématique, lEncyclopédie se caractérise à linverse par de profondes disparates. Louvrage diffracte les savoirs, en raison du nombre de ses collaborateurs et de la diversité des pratiques décriture qui sy déploient : polygraphie, réappropriations, traductions, censure interne, suppléments apportés à certains articles (Diderot a remanié lentrée « Certitude » rédigée par labbé De Prades). La morale est alors saisie au travers dune « variété de points de vue » (p. 90), parfois en inadéquation les uns avec les autres. De fait, et si la question morale demeure majoritairement soumise à un processus de naturalisation (nous dirions aujourdhui de laïcisation), elle nest pas exempte de tout lien avec la théologie : lapport du rationalisme protestant, hérité notamment du Dictionnaire historique et critique (1696) de Pierre Bayle, le prouve.

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La seconde partie explore les enjeux philosophiques des « morales » de lEncyclopédie. Elle aborde trois enjeux : le « Droit naturel », le refus de linnéisme et le relativisme. Le « Droit naturel », « de toutes les notions […] lune des plus importantes et des plus difficiles à déterminer » (Diderot, article « Droit naturel », cité p. 109), engage un débat sur létat de nature. Celui-ci contient-il les fondements dune morale qui serait ensuite traduite dans une juridiction ? Létat de nature se caractérise-t-il à linverse, comme le soutient Hobbes, par une guerre de tous contre tous à laquelle seul le pacte social permettrait de remédier ? Dans un cas comme dans lautre, la pensée de la morale porte sur la question de lorigine. Un enjeu que nourrissent en profondeur les traditions empiristes et sensualistes, dont on sait quelles proposent dexplorer a posteriori la genèse des idées contre linnéisme cartésien. Chez certains contributeurs, toutefois, des hésitations subsistent. Bien quil réfute le pessimisme anthropologique de Hobbes, Diderot oscille entre une conception naturaliste et une conception artificialiste de la morale (p. 214-216). Enfin, lEncyclopédie a mesuré la question morale à laune des « mœurs » et des « coutumes » lointaines dans le dessein de contester les normes établies : il en est ainsi, à titre dexemple, des articles en histoire de la philosophie rédigés par Diderot.

La troisième partie porte sur les passions dont on sait que les Lumières ont tenté une réhabilitation, ainsi que lillustrent les pages liminaires des Pensées philosophiques (1746) de Diderot : il sagit ici encore de contester toute conception abstraite de la morale, hors du champ de lexpérience et de lobservation. Les passions relèvent de la nature ; elles conduisent lhomme au bien à la condition quelles soient jugulées par lexercice de la raison. Se dessine alors la question de la volonté (individuelle, collective) et, partant, de lapprentissage : comment en effet transmettre les préceptes moraux ? Si lenjeu est dordre éthique, il est également stylistique. La morale est traduite, en effet, par un vaste ensemble de procédés littéraires : réservoir dexempla, maximes, sentences, hypotyposes et parataxes, allégorie, adresses au lecteur, etc. Lidée dune écriture encyclopédique du « clair-obscur » (p. 354), qui place en son centre lefficace des métaphores picturales, est mobilisée. Il est ici rappelé que les encyclopédistes demeurent des hommes de lettres : leur objectif est à la fois de plaire et dinstruire dans le sillage de lArt poétique dHorace. Il sagit dans le même temps de construire un ethos.

Comme on laura compris, cette étude offre par son ampleur et son érudition une analyse remarquablement riche. Elle nous fait entrer dans les rouages de cette entreprise immense que fut lEncyclopédie, menée contre vents et marées, tant les enjeux quelle induit reflètent et prolongent les débats les plus aigus du temps. Il nest dailleurs pas besoin de rappeler que les encyclopédistes furent accusés, entre autres choses, de promouvoir un « monstrueux système dincrédulité » (Abraham Chaumeix, Préjugés légitimes contre lEncyclopédie, 1759, cité p. 29). Dotée de plusieurs annexes, cette étude souligne avec pertinence que lEncyclopédie a pluralisé le champ de la morale en raison de ses conditions mêmes délaboration, mais aussi en raison de son extension disciplinaire : la morale des encyclopédistes englobe, à des échelles variables, le politique, la religion, lhistoire, le droit ou encore léconomie. Attentif aux tensions qui animent lEncyclopédie, entre raison et sentiment, entre description et normativité, le livre de Stéphane Pujol apporte indiscutablement une contribution de premier plan. Il accompagne le renouveau critique que connaît lEncyclopédie, et dont témoigne, notamment, lédition en ligne ENCCRE (http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/).

Adrien Paschoud

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Jean-Jacques Rousseau,Œuvres complètes, t. XVI B, vol. 50. Édition de François Jacob et Yannick Seité. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviiie siècle », 2021. Un vol. de 462 p.

Lintérêt majeur de cette nouvelle édition des Œuvres complètes de J.-J. Rousseau, comparée à la précédente de la Bibliothèque de la Pléiade, est de privilégier une présentation chronologique et non thématique. Le point de vue, historique et généalogique, se veut également plus complet et décloisonné, mobilisant par exemple dans ce volume des lettres et œuvres musicales.

Ce tome, qui couvre la période 1767-1770, est composé de neuf textes écrits par Rousseau, introduits par un avant-propos et une étude relative aux modes de chiffrement utilisés par Rousseau. On saluera le retour scrupuleux aux manuscrits et lexamen des bases philologiques, justifiées et réexaminées : les neuf éditions sont suivies de notes explicatives et sont toutes précédées dune introduction qui précise systématiquement le manuscrit utilisé pour lédition du texte.

Lavant-propos, rédigé par François Jacob, donne une excellente cohérence densemble au volume, en soulignant que ces textes hétérogènes et disparates manifestent laspect transitif (les Notes comme avant-texte de lécriture de soi) et transmissif (mise à lessai de la théorie politique) de la période.

Louverture du volume, écrite par Valérie Nachef et Jacques Patarin, est consacrée à une étude qui traite des modes de chiffrement utilisés par Rousseau dans sa correspondance et qui relève la complexification progressive de la cryptographie rousseauiste.

Dans lédition de la Note mémorative sur la maladie et la mort de M. Deschamps, François Jacob analyse le statut, la finalité et la destination dun texte qui est un écho anticipé du système de défense rousseauiste qui se déploiera dans Les Confessions et Les Dialogues. Lédition des Sentiments du public sur mon compte dans les divers états qui le composent, également réalisée par François Jacob, partant dune réflexion sur le support initial utilisé (collé ou écrit sur une porte), met en lumière le lien de ce texte aux écrits autobiographiques, en sinterrogeant avec pertinence sur lenjeu de captation dhéritage qui sy manifeste dores et déjà.

Lintroduction de lédition de la Lettre à M. de Franquières analyse le double registre et la double inscription du texte, à la fois échange épistolaire privé entre deux interlocuteurs réels, et écrit argumentatif public et publié. Explicitant le débat entre théisme et matérialisme à lœuvre dans cette lettre, Maria Cristina Pitassi considère cependant quil ne sagit ni dune polémique ni dune controverse. Après une présentation biographique de M. de Franquières et une généalogie des éditions successives, cest la parenté avec la Profession de foi et de cette lettre qui est soulignée. Il sagit en effet de deux textes similaires faisant système, dont le premier suit lordre des points du second, mais qui en reste malgré tout un écho nuancé. Même si le chapitre conclusif du Contrat social sur la religion civile – intégrant également de manière synthétique les acquis de la Profession de foi – nest pas mobilisé dans cette introduction, cette lettre reste considérée comme un condensé des idées religieuses de Rousseau.

Lintroduction aux deux derniers motets de J.-J. Rousseau, Quam dilecta (adressé à Mme de Nadaillac et vraisemblablement composé en 1768) et Quomodo sedet sola, conçu en 1772, permet à Jean-Paul Montagnier de rectifier des hypothèses antérieures proposées par Albert Jansen et Arthur Pougin : ni allusion au second 482motet dans la Correspondance,ni collaboration pour créer le premier. Après une présentation historique des jugements qui ont évalué leur valeur musicale, deux éléments sont mis en valeur : la maîtrise de la ligne vocale ainsi que lassimilation par Rousseau des tendances formelles de lépoque, en particulier la forme unitaire et la forme accumulative.

Dans lédition de la Lettre à M. Saint-Germain, Erik Leborgne met en valeur le statut de cette lettre-charnière, qui tout à la fois marque un changement de lécriture autobiographique et permet darticuler le passage des Confessions aux Dialogues, tout en prolongeant les Lettres à Malesherbes. Après quelques rappels biographiques moins interprétatifs que descriptifs et un résumé linéaire de la lettre qui passe sous silence les liens pourtant essentiels avec Mon Portrait, cest la dimension spéculaire et anthropologique de lautoportrait qui est mise en avant. Le développement aborde limaginaire fictionnel de la solitude mais se concentre davantage sur une lecture psychologique rétroactive qui postule quune « logique inconsciente » est à lœuvre dans cette lettre. La perspective reste réductrice par rapport aux enjeux de ce texte fondamental.

Dans lintroduction de lÉpitaphe de deux amants, Anne Régent Susini précise le contexte de réception de ce quatrain promis à une fortune littéraire remarquable et présente les résultats dun travail documentaire précis. Malgré une liste exhaustive restituant les sources de lépoque qui font référence au quatrain-épitaphe, lattribution à Rousseau, – plausible mais invérifiable –, reste problématique à établir. Deux autres quatrains de Rousseau sont analysés par Anne Chamayou. Le premier, « Pauvres aveugles que nous sommes… », est examiné sur trois plans : biographique (stratégie offensive qui met un terme à la fuite et à lerrance), épistolaire (intention apologétique et dévoilement de lidentité) et communicationnel (dispositif complexe). Le second, « Quatrain pour un de ses portraits », également agonistique, est interprété comme une tentative de riposte visant à dénoncer la défiguration dont Rousseau se sent lobjet. Apposé sur le célèbre portrait du philosophe en habit arménien, réalisé par Ramsay, lanalyse du quatrain tout autant que du tableau permet de restituer lenjeu crucial quest le dévoilement de toute falsification.

Lultime texte politique de Rousseau, Les Considérations sur le gouvernement de Pologne et sa réformation projetée est bien évidemment lœuvre centrale de ce volume. Lintroduction rappelle lhistorique polémique portant sur la valeur dune œuvre controversée et fait le point sur les interprétations parfois contradictoires de ce texte. La contextualisation historique, complète et détaillée, permet de faire apparaître clairement les enjeux et motifs décriture. En particulier, la mise en lumière des sources dinformation de Rousseau sur la Pologne permet de développer ce qui se revendique comme « nouvelle interprétation » rectifiant lanalyse sur les inspirateurs du texte, développée par Jean Fabre dans la Pléiade. En effet, la connaissance désormais approfondie du dossier élaboré par le Comte Wielhorski, transmis à Rousseau et point de départ de sa réflexion, permet de saisir la continuelle discussion qui est en réalité à lœuvre avec cet émissaire des Confédérés. Lanalyse de la réception de lœuvre en France, mais également en Pologne, permet détablir linfluence majeure du philosophe sur les lecteurs polonais, dailleurs sensibles à lemploi dun langage qui leur est familier. Indépendamment de la contextualisation extrêmement appréciable de lintroduction, le lien de cohérence avec les œuvres politiques antérieures de Rousseau est examiné. Le penseur politique complète ses concepts antérieurs développés en particulier dans le Contrat social. Si la relation de complémentarité est soulignée, la possible mise en pratique des concepts 483politiques dans ce dernier texte reste objet déquivoque, tantôt considérée comme une interprétation juste, tantôt comme « erronée ». Nulle référence cependant aux liens déterminants entre le chapitre conclusif du Contrat social déjà cité et les cérémonies et rituels prescrits dans les Considérations. Lintroduction, qui tient pour acquis que cet ultime texte est un traité, tout comme le Contrat social, ne sinterroge pas sur la distinction entre mémoire, essai, considérations, dissertation, discours et traité. Situant judicieusement le texte par rapport au Projet de constitution pour la Corse et larticle « Économie politique » de lEncyclopédie, il est plus surprenant que lintroduction rédigée par Anna Grzéskowiak-Krwawicz ne fasse pas référence aux Fragments politiques, pourtant déterminants sur les thèmes de la félicité publique et de la construction politique des émotions.

Le dernier texte de cette période à être sélectionné nest autre que lEssai de traduction de la Jérusalem délivrée et la Traduction du commencement du second chant, contenant lhistoire dOlinde et Sophronie. Christine Hammann rappelle à juste titre dans lintroduction à quel point Rousseau est passionné par Le Tasse. Lenchantement est durable et conduit au mimétisme. Cet essai de traduction fait surgir le problème de la possibilité de transposer en français une langue italienne bien plus sonore, expressive et harmonieuse. Simultanément, cest la possibilité même dune prose poétique qui est dores et déjà sondée, dans sa capacité à être rythmée, cadencée, musicale et fluide. Lenquête généalogique sur les différentes traductions du Tasse fait apparaître les motifs pour lesquels Rousseau décide de traduire ce texte, ainsi quune réflexion judicieuse sur la destination du texte, finalement publié mais à lorigine exclusivement privé, réservé à son propre usage.

Guilhem Farrugia

Sophie Cottin, Correspondance complète. Tome I - Lettres de jeunesse (1784-1794). Édition critique par Huguette Krief et Mathilde Chollet. Paris, Classiques Garnier, « Correspondances et Mémoires », 2021. Un vol. de 1173 p.

Lentreprise est louable. Lédition de la correspondance de Sophie Cottin (1770-1807) contribue à la connaissance dune figure importante et trop méconnue dune des périodes troubles de lhistoire française. Les romans de Sophie Cottin ont été des « best-sellers » en leur temps et ont valu à leur auteure lattention des critiques jusquau milieu du xixe siècle. Après un temps de purgatoire, le xxe siècle a retrouvé de lintérêt pour ces romans, pour la biographie et la personnalité de la romancière. Mme de Clauzade, qui prit le nom de plume dArnelle, avait eu accès à une partie des lettres de Mme Cottin et avait publié en 1914 Une oubliée : Madame Cottin daprès sa correspondance.Dans un tout autre esprit critique et avec un indéniable scrupule philologique, Leslie Sykes a donné en 1949 chez Blackwood une monographie qui, pendant un demi-siècle, a été le fondement des études sur Mme Cottin. En 2018 je lui ai consacré une biographie (Le Charme sans la beauté, vie de Sophie Cottin, Classiques Garnier) qui est débitrice des deux études précédentes.

La présente édition consacre 114 pages à une introduction qui, dune lecture agréable, najoute rien dimportant aux acquis des ouvrages critiques mentionnées. Pourquoi les deux éditrices débutent-elles leur ouvrage ainsi : « il faut bien constater quun faisceau derreurs, de contre-vérités et de fantasmes répétés durant plus de 484deux siècles, sans réel souci de vérification, ont brouillé la figure de la romancière et façonné non sa véritable histoire, mais sa légende » (p. 9) ? Les erreurs et les légendes ont déjà été éradiquées et on peut regretter que cette Introduction évite de reconnaître lapport des études précédentes et ait parfois recours à des affirmations qui les méconnaissent (à propos de lenfance de Sophie, p. 16 ; à propos de la propriété de Labarde, p. 17, etc.). La partie la plus substantielle du volume est consacrée aux lettres de Sophie Cottin. Les deux éditrices affirment dans les Principes dédition : « Les lettres composant la présente édition ont été collationnées sur les manuscrits autographes de la Bibliothèque nationale de France et de la Bibliothèque de la Société dHistoire du Protestantisme Français, exception faite de lettres de Sophie Cottin de lannée 1792, consultables uniquement sous forme de microfilms » (p. 123 – il y a quelques années, sur demande motivée, le manuscrit transposé en microfilm pouvait encore être consulté dans sa version papier). Le lecteur se trouve donc face à un gros travail de déchiffrement, dinterprétation, détablissement de lordre chronologique, de transcription et de rédaction. Quelques coquilles présentes dans louvrage sont excusables dans cette tâche : la date de la mort de Paul Cottin, le mari de Sophie, est tombée le 12 septembre 1793 (p. 19), le 11 (p. 70), à nouveau le 12 (p. 121) ; le prénom du père de Paul, est confondu avec celui du fils (p. 982) ; une certaine confusion entre les prénoms des neveux Jauge de Paul (p. 154)… La reconstruction de la datation de certaines lettres est méritoire, et souvent convaincante, mais pas toujours. Le cas le plus difficile concerne la mort du père de Sophie Cottin : les deux éditrices acceptent celle qui est rapportée dans les registres protestants de la ville de Bordeaux et la fixent au 7 janvier 1792 (date déjà donnée par Lagrange), mais cette date les oblige à “changer”, en le signalant évidemment, la date dune lettre de Paul à sa belle-mère, date écrite de sa propre main, « Ce 14 Janv 1791 », en la postdatant dune année (p. 954). Le changement de date impose de toucher à la datation, attribuée dans les manuscrits, dautres lettres qui suivent celle-ci (p. 956 etc.). Je ne peux que conclure que la présence du document des registres protestants pose un problème par rapport à la datation de la lettre de Paul. Dautres fois, lanalyse menée par Mme Krief et Mme Chollet est moins problématique (par exemple, dans le cas de lattribution dune lettre de Sophie à sa cousine Félicité Lafargue, et non à Julie, selon la classification des manuscrits, p. 1028). Un détail à signaler : limportante lettre (dont nous navons pas la version autographe) de Sophie Cottin à un destinataire inconnu, où il est question de son sentiment religieux, est ici reportée (p. 1045) daprès la version publiée par Sykes, alors quil existe une version plus longue de cette lettre, conservée dans les Fonds Cottin de la Bibliothèque nationale de France (cote NAF 15967, fo 90-93), que les deux éditrices nont pas vue. Remarquables et précises sont les notes historiques qui facilitent le lecteur dans le tissage des liens entre les lettres privées et les événements de lHistoire. Si les Archives Nationales avaient déjà été bien explorées, il faut saluer le minutieux travail mené dans les papiers de la Société de lHistoire du Protestantisme Français, aux Archives Nationales dOutre-Mer, aux Archives Départementales de lEssonne, aux Archives Départementales de Gironde, aux Archives Départementales du Lot-et-Garonne, aux Archives Départementales des Yvelines. Autant de recherches qui complètent la connaissance des familles Cottin et Risteau et de leur milieu réformé.

Silvia Lorusso

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Marie de Flavigny, comtesse d Agoult, Correspondance générale. Tome IX : 1856-1857. Édition de Charles F. Dupêchez, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux », 2020. Un vol. de 839 p.

Charles Dupêchez poursuit sa très ponctuelle et précieuse édition de la Correspondance de Marie dAgoult, avec ce volume qui porte encore sur des années très significatives pour elle, au moment où, dailleurs, à cause des réformes du baron Haussmann, « lempereur [la] fait exproprier de [s]es deux maisons qui se trouvent dans lalignement des nouveaux boulevards » (p. 133), ce qui entérine des changements majeurs dans sa vie et celle de ses filles.

Plusieurs grands axes se dégagent de ces pages, dont une considérable activité dans la presse. Ce sont les années où elle entame des aventures journalistiques diverses, à commencer par une importante collaboration avec La Revue de Paris, où elle fait également publier un article dAdolphe Pictet, quelle retrouve pendant ces années après la Course à Chamounix avec Sand et Liszt. Elle ose alors signer « Arabella », comme au bon vieux temps, ses lettres au Major (p. 24, 202), en entamant toutefois des discussions beaucoup plus actuelles, comme par exemple sur Madame Bovary (p. 314, 327 et 344).

Dautres projets linterpellent, dont une Revue germanique, préconisée par ses amis Nefftzer et Dolfuss (p. 635), à laquelle Renan donne une « lettre dadhésion » (p. 696). Tandis quun « journal dart » (p. 120), « revue artistique » quelle devait fonder elle-même, ne verra pas le jour.

Du côté plus proprement littéraire, elle reçoit des réactions positives à ses publications, dont les louanges de Grévy pour lHistoire de la Révolution de 1848 et les Esquisses morales, « à la hauteur de La Bruyère et de La Rochefoucauld pour la profondeur de lobservation » et « bien au-dessus deux pour le charme du style » (p. 37), tandis que Renan en souligne la « grande manière » (p. 38).

De nouveaux travaux concernent la création dramatique : les Trois journées de Marie Stuart, publiées dans la Revue de Paris des 15 et 30 juin 1856, et Jeanne dArc, quelle préfère écrire Darc, comme il le sera dans la publication en volume chez Lévy en 1857, tandis que cette édition de la Correspondance affiche encore une ambiguïté entre les deux graphies. Les lettres témoignent de son travail ponctuel de documentation (p. 42), et de la réception : Michelet (p. 329) lui « conteste » la présence de frère Élie au lieu de la « solitude » tragique de Jeanne, tandis que Victor Hugo remarque qu« il était beau, quil était juste que ce grand drame de Jeanne fût écrit par une femme » (p. 420). La question de la représentation est aussi traitée, et si elle retire Jeanne Darc de lOdéon, pour éviter toute récupération politique (p. 333), et regrette limpossibilité de la faire jouer par Ristori ou Rachel (p. 345, 367), le drame aura deux lectures dans son salon, dont lune par Bocage.

Les lettres témoignent de lampleur de ses relations, bien que parfois superficielles, pleines dailleurs de respect et déloges courtois pour elle, qui sétonne dêtre « effrayemment [sic] à la mode en ce moment » (p. 377), acquérant du moins la certitude qu« [elle] peu[t] [s]e promettre encore quelques œuvres distinguées » (p. 587), et bien décidée à signer éventuellement avec des initiales « Dan St » mais à « ne jamais rien imprimer anonymement ».

Marie sexplique sur ses raisons et intentions, non sans oscillations : si elle soutient « avec vivacité légalité des femmes (leur supériorité actuelle même, laspiration plus vive, la délicatesse morale plus grande […]) » (p. 276-277), cest avec un pessimisme 486un peu provocateur quelle écrit à Renan « quil ny a pas de grands résultats à attendre de lactivité féminine dans les sphères intellectuelles. La vie affective nous absorbe » et « sélever du rêve à la pensée, et à la pensée communicable, cest-à-dire, revêtue dune forme artistique, cest un privilège » (p. 660-661).

Cest cette élaboration personnelle de sa profession décrivain, faisant aussi, obligatoirement, son « pèlerinage à Coppet » (p. 429), qui est la plus intéressante, et qui sentrelace avec les échanges avec ses enfants : « la fille selon la loi est aussi la fille selon la grâce, et les enfants illégaux ont pris soin de se légitimer par tous les dons du cœur et de lesprit » (p. 215).

La fille légitime, Claire, cherche aussi sa place dans les journaux, pour ses articles signés C. de Sault, où Marie décèle parfois lœuvre « dun philosophe, dun poëte […] une émotion féminine, individuelle, tempérée […], qui se communique » (p. 497). Elle linvite à venir « chercher chez [s]a mère laide matériel[le] et le concours moral qui lui ont manqué toujours » (p. 351), tout en lencourageant à lindépendance, même par rapport à son mari.

Quant à ses autres enfants, les relations sont souvent ambivalentes, entre lorgueil pour les prix de Daniel et une certaine inquiétude face à la nature artiste, « toute extatique » (p. 75), de sa « fille électrique » (p. 519), Cosima. Car en plus, il sagit des deux mariages, de Cosima avec von Bülow, que Marie voit dabord avec scepticisme, avant de laccepter finalement, et celui, grande œuvre de diplomatie, de Blandine avec le député Émile Ollivier, célébré à Florence, le soir du 22 octobre, « naissance du grand Franz » (p. 602). Et si le « Virtuose » écarte toute « question de la dot et du contrat » (ibid.), elle rit toute seule en pensant à ses « trois gendres » (p. 554).

Les Annexes reproduisent des lettres des enfants Liszt, où Daniel savère un « critique musical » averti de la Zukunf Musik, et blasé face « à la société qui na quune chose à voir : Êtes-vous en habit noir et en souliers vernis ? » (p. 745). Mais la détresse pointe toujours : « notre meilleure politique est de ne jamais parler à papa de mimi [Marie], à mimi de papa » (ibid.), écrit-il à Cosima, qui dailleurs dit avoir « sérieusement songé à [s]empoisonner » (p. 763), et à qui il « semble étrange dêtre aimée » par son père (p. 767).

Face à tous ces héritages de son passé, lécriture de Marie se développe en maximes « spontanées », comme cette paronomase « Lespérance est-elle permise à lexpérience ? » (p. 452), qui sappliquerait aussi aux femmes : « Il faut quelles apprennent à vivre seules, même au sein du mariage et de la famille ; à penser, à agir […] par elles-mêmes », sans quoi « lamour est une chimère ou un avilissement » (p. 705-706).

Un index des correspondants et des noms cités complète comme dhabitude ce volume, qui constitue une contribution plurielle à lhistoire de la presse, du « féminisme », des problématiques familiales, encore très actuelles, et doù transparaît une conscience très moderne, suivant un parcours en profondeur qui récupère toute une vie, entre bilans et attentes pour lavenir.

Laura Colombo

Philippe Dufour, Le réalisme pense la démocratie. Genève, Éditions La Baconnière, « Nouvelle Collection Langages », 2021. Un vol. de 260 p.

Le dernier ouvrage de Philippe Dufour, Le réalisme pense la démocratie, ouvrage paru, comme La Littérature des images en 2016, aux éditions La Baconnière, a 487été récompensé lannée de sa parution par le grand prix de la Critique littéraire 2021. De fait, lauteur y met en œuvre de façon concentrée ses talents décriture, danalyse et de synthèse. Il combine panoramas et micro-analyses de textes avec aisance et clarté, développe plusieurs commentaires de tableaux de Daumier, Meissonier, Courbet… (louvrage aurait gagné encore à en offrir la reproduction), il franchit les frontières chronologiques en ouvrant des perspectives sur le passé du xixe et sur son futur. On remarque en particulier une volonté constante dexposer les liens entre le xixe et notre actualité ; lauteur a cette conviction, qui fait la force du livre : le roman réaliste du xixe nous instruit sur les fondements de la démocratie et nous aide à penser la société dhier et daujourdhui.

Philippe Dufour veut montrer comment le réalisme, plus précisément le roman réaliste français, se trouve étroitement lié à la démocratisation de la société, comment il la représente, la met en question ou met en question les pensées de la démocratie, notamment les pensées libérales ou sociales ; le roman représente ces pensées, ces discours, et fait penser sur eux avec les moyens de la fiction : personnages, parcours de vie, scènes, images fournissent des « idées esthétiques », des « allégories réelles » ou des « symboles », autant de concepts destinés à appréhender le régime de la signification et de la pensée dans ou par la fiction.

De la démocratie en Amérique constitue une source dinspiration cardinale et un fil rouge de létude, le livre de Tocqueville offrant trois notions-clés et la matière de trois parties après un prologue nourri : la mobilité, la médiocrité, lhumanité, traits propres à la démocratie étroitement liés aux trois valeurs de la Révolution, liberté, égalité, fraternité. La liberté favorise en effet la mobilité sociale, la possibilité déchapper à ses origines, possibilité qui excite lambition de beaucoup de jeunes héros (Lucien de Rubempré, Georges Duroy…) ; légalité implique un éloignement à légard de lexception au profit du commun, du médiocre au sens neutre ou péjoratif du terme – le personnage romanesque, en particulier, tend à devenir ordinaire tel Frédéric Moreau ; lhumanité renvoie à la fraternité qui implique une reconnaissance de lautre comme semblable, donc se fonde sur légalité, elle se manifeste dans la pitié, passion démocratique comme lambition, qui brille avec plus ou moins déclat dans les romans réalistes.

Or ce sont les ratés de la démocratie qui lemportent dans les œuvres, ou les décalages entre les discours et les faits.

Philippe Dufour montre que le roman réaliste, « roman des mœurs démocratiques, porté par un regard critique » (p. 9), roman politique, dévoile les contradictions entre eux des traits ou des valeurs démocratiques, ce qui peut rappeler certaines analyses développées sur notre société par le philosophe Marcel Gauchet. Ainsi, le désir dascension pousse lambitieux profitant de la mobilité sociale à sacrifier les autres, faisant fi de la fraternité ; les ambitieux qui réussissent, tel Valenod dans Le Rouge et le Noir, substituent ou tendent à substituer une ploutocratie (p. 141) à la démocratie ou reconstituent une aristocratie de largent, donc une société inégalitaire, bloquée, qui excite la révolte collective dans Les Misérables ou dans Germinal.

La notion de déclassé, dans la première partie, est particulièrement intéressante. Le terme fait partie de ces mots que le livre met en valeur comme autant de cailloux précieux ramassés, observés, exposés, collectionnés ; lauteur en donne lhistoire, en montre lévolution, linflexion, en signale lapparition pour les néologismes, dont « humanitarisme » et « individualisme » (p. 157). Le personnage du déclassé peut donc se manifester sous des modes divers : au sens neutre, le déclassé change de classe, y compris en sélevant ; au sens négatif, qui tend à simposer au xixe, il 488déchoit ; le mot peut également désigner celui qui ne parvient pas à monter dans une société bloquée alors quil a des talents et une éducation qui ly poussent (Z. Marcas), celui ou celle qui a des rêves impossibles à satisfaire (Emma Bovary) … Le déclassé illustre la mobilité et son envers, la démoralisation, voire il la dément ou donne aux auteurs loccasion de la condamner.

Un autre mot, soit une autre catégorie de personnage et non un type social se détache dans la troisième partie : le comparse. Fugace et par là différent du personnage secondaire, il apparaît et disparaît sans laisser de trace, passant que toutefois le narrateur ou le personnage découvre être un humain. Car dans cette partie, lhumanité, plutôt postulée quadvenue, se manifeste volontiers de manière fugitive dans des rencontres, des révélations. Et Philippe Dufour surprend son lecteur en proposant une lecture hugolienne de son auteur de prédilection, Flaubert, chez qui pour la première fois il désigne les étoiles filantes de la compassion.

Ce livre, personnel, écrit, se lit avec plaisir, on la compris. On retrouve le sens de la formule propre à lauteur : « Les langages débattent dans le roman. Les langages se débattent dans le roman » (p. 11), le sens de la chute humoristique, ou lart de la surimpression des textes : Bardamu en Psyché regardant Amour (Alcide), autre Jean Valjean regardant Myriel, autre Lantenac regardant Tellmarch, inspire une fin de chapitre superbe (p. 210). De plus, exploitant les possibles de la fiction, Philippe Dufour imagine « passim » des situations, des rencontres entre personnages ; lui qui a repéré dans Le Roman est un songe (2010) le « paysage parenthèse », qui étudie dans Le réalisme pense la démocratie des « scènes-parenthèses », se livre lui-même à des parenthèses rêveuses (p. 175). Le « je » affleure, lauteur sengageant volontiers dans des commentaires qui concernent notre actualité. Les chapitres en effet prennent souvent leur source dans Tocqueville pour se jeter in fine dans le xxe ou le xxie siècle – toutefois le « présent […] marche » si vite quil invalide certaines phrases (p. 123) : on fait encore la guerre en Europe, y compris pour la démocratie.

Aimanté par le présent, le livre est constamment animé par le désir de voir les choses de lintérieur, à partir de lhistoire de lépoque, des discours de lépoque, de la réception de lépoque, lintérêt pour la réception contemporaine des œuvres (pour lesquelles un index eût été utile) caractérisant depuis longtemps le travail de Philippe Dufour. Ainsi lépilogue apporte un élargissement dans le cadre du xixe siècle : lauteur évoque les commentaires comparatistes de Montégut, Brunetière et Vogüé sur les réalismes européens, leurs spécificités, le réalisme français se distinguant par son désenchantement. Pour autant, le livre finit sur la légende, à lire, sur lexemplum à imiter : le roman de lhumain ou de lhumanité, même postulée, légendaire, indique une voie à suivre, nous dit Philippe Dufour.

Régine Borderie

Véronique Samson, Après la Fin. Gustave Flaubert et le temps du roman. Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2021. Un vol. de 385 p.

Nombreux sont les ouvrages sur temps et roman : temps de la narration, temps des personnages, temps du cœur, temps du corps, temps de la grande histoire, temps du quotidien, temps culturel, etc. Toutes aussi nombreuses, les études sur le temps dans lœuvre de Flaubert, comme le montre la riche bibliographie de louvrage de Véronique Samson qui na pas craint de reposer à nouveaux frais la question du temps 489et de la temporalité dans les romans du maître de Croisset. Langle particulier qui fait loriginalité de cette étude est de saisir au sein des œuvres la notion de posthume. Refusant de lanalyser uniquement comme un temps de laprès, lautrice montre de manière convaincante et fine que celle-ci ne cesse de faire retour, dexister au présent, de hanter la narration tout autant que les personnages et démontre éloquemment que les romans de Flaubert sont très tôt travaillés par une poétique du posthume.

Le temps posthume comme temps fort de la narration implique une contradiction, celle du rapt de la fin par le début. « Le personnage ne meurt pas dans les premières pages, mais il atteint le terme dun roman possible ». La fin, une certaine fin, du personnage est ainsi rejouée de diverses façons, sous plusieurs éclairages, dans le cadre de situations différentes, mais toujours reconnaissables, par les personnages eux-mêmes et/ou par le lecteur envahi par cette impression de déjà-vu, puisque « lœuvre sécrit après le dénouement ». Ce rien de neuf sous le soleil explique, à certains égards, le sentiment dennui et de désenchantement qui emprisonne les protagonistes flaubertiens.

Mais « lexpérience davoir la vie derrière soi », pour reprendre la formule de Véronique Samson, elle-même reprise inversée du titre du roman dAjar/Gary, engendre des interrogations : « si la fin a déjà eu lieu, si le personnage ne dispose daucun temps, que peut-on ajouter ? Comment remplir la durée du roman ? Autrement dit, en quoi consiste le temps qui reste après la fin ? Et, ensuite, […] si la fin ne coïncide plus avec lachèvement du texte, comment terminer ? ». Louvrage semploie à répondre à chacune de ces questions qui sont autant de défis, pas les seuls certes, que simpose lécrivain. Divisée en quatre chapitres substantiels (1. Une singulière vieillesse ; 2. Le roman après la fin ; 3. La mémoire du présent ; 4. Lépuisement du roman), cette étude nous plonge dans lépaisseur vertigineuse de ce temps posthume que lécrivain, bien quil décide den faire un moteur romanesque, doit domestiquer. Domestication auscultée et développée en quatre temps donc, qui cernent avec précision cette logique narrative de destinées inversées, pourrait-on dire.

Ce travail sur le passé sans cesse revivifié implique dinterroger le temps présent au sein duquel le déjà-vu, le déjà su, le déjà vécu – et le déjà lu quand il sagit du présent de la lecture – produisent un système unifiant. Les retours, les revenances servent ainsi de tremplin à la création qui met en place un « devenir-mémoire » opératoire dans le présent de la narration. Cet oxymore devient ainsi un supplément temporel qui donne au présent un plus de temps, le passé est dès lors moins comparable à un linceul quà une robe de bal qui cache sous ses nombreux jupons identiques – détails et repentirs – non pas la mort, mais la vacuité du temps qui sexprime insolemment dans ces reprises. Car seul, semble-t-il, advient le passé.

Ce passé qui refuse de séclipser, mais qui na pas la densité savoureuse de la petite madeleine de Proust, tient plutôt dun fatal intempestif qui se joue du et joue avec le vif, entraînant dans sa marche la notion dépuisement, car le passé sépuise à passer tout en fracturant le présent (ou est-il déjà fracturé ?). Linjonction de la description réaliste qui veut épuiser le réel trouve ici un support, ou un ennemi, dans ces retours interminables de la vie morte. La modernité du roman flaubertien se loge dans cette impossible nouveauté du présent, la persistance crasse du « déjà » altérant le nouveau. « Dans les romans de Flaubert, note Véronique Samson, faire connaissance est toujours reconnaître. » Ainsi, « [t]out se passe comme si labondance de passé diégétique […] avait tout à fait éteint la possibilité de la nouveauté et fait en sorte que lon remue déjà des cendres dans les commencements », souligne-t-elle avec élégance.

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Comment en finir quand ça fait retour ? Même la mort du personnage nest pas gage de sa fin, et nous soulignons à ce sujet les très belles pages sur lagonie dEmma Bovary (chap. 4) – pourtant glosée déjà par de très grands noms de la critique flaubertienne et pas seulement – et celles sur la mort de Félicité (Un cœur simple). Véronique Samson détaille habilement comment le réel par capillarité agonise lui aussi, tout en offrant cependant au roman, dans cette longue expiration, une substance nouvelle.

Avec ce bel ouvrage audacieux, qui fera référence, et dont il y aurait encore beaucoup à dire, Véronique Samson prend définitivement sa place au sein de la critique spécialisée, à laide dune argumentation solide et convaincante.

Véronique Cnockaert

Céline Brossillon, Le Taureau Triste. La Solitude du Célibataire de Maupassant. Paris, Cnrs Éditions, 2021, un vol. de 256 p.

Tiré dune thèse de doctorat soutenue en 2011 à Paris III-Sorbonne Nouvelle, cet essai sintéresse à la figure du célibataire dans lœuvre narrative – contes et nouvelles, romans – de Maupassant. Ce sujet fondamental pour la compréhension de lœuvre maupassantienne navait pas été abordé dans sa globalité depuis louvrage de Nathalie Prince, Le Célibataire du fantastique (LHarmattan, 2002), qui faisait la part belle aux récits maupassantiens mais qui nabordait pas les nouvelles réalistes de lécrivain normand. Le livre de Céline Brossillon est composé de six chapitres, eux-mêmes subdivisés et finissant par des conclusions partielles. Certains titres et sous-titres sont habilement empruntés aux œuvres de Maupassant et de ses contemporains pour faire écho aux propos. Lessayiste a choisi de donner les références aux citations tirées de lœuvre de Maupassant juste après celles-ci, allégeant considérablement les notes de bas de page, désormais réservées aux allusions à dautres ouvrages.

Lintroduction (p. 13-18) indique la méthode choisie, dans la lignée de la psychocritique de Charles Mauron (p. 14) : « Cette étude se voudra regard anthropologique sur la crise de lidentité masculine à la fin du xixe siècle » (p. 16). Elle sappuie sur des ouvrages dAlain Corbin mais aussi sur des études plus anciennes dÉmile Durkheim et dArthur Schopenhauer.

Le premier chapitre, « La femme, le mariage et la famille : propédeutiques du célibat » (p. 19-51), relève la plupart des traces de misogynie présentes dans lœuvre en prose de Maupassant. Les héroïnes sont parfois montrées comme des éternelles enfants, naïves, sottes, incapables de réalisations intellectuelles, la femme étant restée à létat de « perpetuus infans », héritages de Schopenhauer et de Hartmann. Lorsque la jeunesse et la beauté ont disparu, les personnages féminins engraissent, deviennent impotents, obèses, et sont tournés en ridicule dans les récits courts et les romans. Céline Brossillon montre ensuite que, contrairement à ses contemporains (Goncourt, Zola…) qui subliment la maternité, Maupassant décrit les mères comme des monstres, proches de lanimalité. Le corps de la femme doit rester stérile pour conserver ses charmes. Les personnages masculins maupassantiens considèrent la maternité comme un « odieux supplice » (« LInutile Beauté »). Ils rejoignent en cela les discours féministes de lépoque qui rejettent lobligation de la procréation exigée de la femme, qui plus est mariée. Le mariage est donc « un tue-lamour » (p. 30), et une simple association économique. Dailleurs, les couples légitimes créés par lauteur de Bel-Ami sont souvent très mal assortis : les Fourville, les 491Forestier, les Roland, êtres incompatibles. De là, les nombreuses disputes entre époux, voire la violence du mari envers sa femme. Le bonheur est incompatible avec le mariage. La femme adultère chez Maupassant serait alors une nouvelle Manon, souvent attirée par largent ou par la vengeance.

Dans le deuxième chapitre « Le faune et les liaisons dangereuses » (p. 53-97), il est question de la conception libertine de lamour chez les célibataires maupassantiens, héritiers directs des libertins du xviiie, sintéressant uniquement à leur propre plaisir. Oisifs vivant de leurs rentes, ils sopposent en tous points au modèle bourgeois de la Troisième République qui prône les valeurs du travail, du mariage et de la famille. De plus, clients des prostituées, ils représentent le péril vénérien et portent souvent en eux le mal tant redouté par la société. Ils sont décrits comme narcissiques et collectionnent les femmes de toutes conditions : filles, filles de ferme, femmes mariées, courtisanes, etc. La quantité lemporte ainsi sur la qualité.

Le chapitre 3, « Le matador ou la femme engeôleuse » (p. 99-135), aborde le thème de la femme castratrice et prédatrice, piège du célibataire. Lamour est en effet présenté dans les récits maupassantiens comme une lutte. Le mensonge est larme privilégiée des femmes, idée empruntée à Schopenhauer. Elles enjôlent et engeôlent, « lamour étant une illusion voluptueuse » selon le philosophe pessimiste allemand. Céline Brossillon évoque ensuite « le cannibalisme sexuel » et le lesbianisme qui mènent à la néantisation de lhomme. La femme moderne, Ève nouvelle, est insensible aux charmes des célibataires maupassantiens quelle manipule.

Dans le chapitre 4 « La folie meurtrière ou lanéantissement du féminin » (p. 137-158), est abordé le thème du crime qui parcourt les contes et nouvelles. Les célibataires ont ainsi des envies de meurtre face aux femmes qui les font souffrir moralement et se refusent à eux. Aux pulsions sexuelles répondent des pulsions meurtrières. Fétichisme et nécrophilie font partie des déviances des personnages masculins maupassantiens. Les fleurs deviennent parfois des substituts de la femme pour ces misogynes.

Le cinquième chapitre, « Le Horla ou le delirium du solitaire » (p. 159-177), aborde dans les contes dangoisse lisolement social du célibataire misanthrope et décadent, qui senferme chez lui au milieu de ses bibelots. Une micro-lecture du « Horla » est ainsi proposée. La lutte contre la solitude passe parfois par le mariage chez les célibataires maupassantiens. La femme devient alors un objet de protection. Mais ce mariage sera lui aussi un piège.

Le sixième chapitre « Vie et mort dun fossile : la chute dans le néant » (p. 179-211) recense les célibataires qui se suicident faute davoir trouvé la femme idéale. Lennui moderne gagne en effet les personnages masculins esseulés et parfois vieillissants. Les marques du temps simpriment sur le visage des libertins, eux qui nont connu que des amours contrariées ou réalisées à la va-vite. Ils nont pas denfants et ne laisseront donc rien après eux.

En conclusion, Céline Brossillon rappelle que les personnages de célibataires méprisent la femme, pleine de défauts selon eux. Ils ne peuvent sabstraire de leur vision antithétique de la madone et de la putain. Leur vie de dandies les amène à se passer de la femme, véritable piège, surtout de la femme moderne, telle Michèle de Burne qui se refuse à lhomme et le snobe.

Cet ouvrage, nourri de lectures variées, est bien écrit et emporte ladhésion du lecteur. Il sappuie sur les récits fictionnels maupassantiens, sans tomber dans lécueil dune étude biographique. Cependant, on pourrait aussi isoler les citations de lœuvre de Maupassant qui en font un auteur moins misogyne quil ny paraît. On regrettera également quelques redites et contradictions, ainsi que la juxtaposition fréquente 492de citations. Par ailleurs, si cet essai convoque parfois les poèmes de lauteur (dont lédition de 2002 est attribuée par erreur à Louis Forestier dans la bibliographie, p. 221), il fait limpasse sur le théâtre maupassantien qui aurait pu nourrir également le propos. Il est complété par une importante bibliographie (p. 221-239), bien organisée par thèmes, et par deux index fort utiles : des œuvres de Maupassant et des noms propres.

Noëlle Benhamou

Gilles Castagnès, Au fil de leau, au fil des textes. Littérature et pêche à la ligne. Grenoble, U.G.A. Éditions, « Ateliers de limaginaire », 2021. Un vol. de 290 p.

Rares sont les domaines qui sont parvenus à se soustraire durablement à linsatiable curiosité des études universitaires. Parmi ces dernières terrae incognitae, une vient dêtre mise en lumière par Gilles Castagnès, Professeur de littérature française du xixe siècle à lUniversité Sogang de Séoul, dans un essai au titre évocateur Au fil de leau, au fil des textes. Littérature et pêche à la ligne,publié en juin 2021 aux Presses Universitaires de Grenoble. Cet ouvrage original, au carrefour de la littérature halieutique, de la sociologie analytique, de la zoopoétique, de la narratologie, des études comparatistes et de la psychanalyse, prend appui sur une riche bibliographie – française et anglo-saxonne – venant ainsi combler un vide au sein de la critique littéraire contemporaine. Louvrage est érudit, certes, mais écrit « les pieds dans leau » et le regard toujours attentif aux mouvements agitant la surface de notre imaginaire.

La première partie se concentre sur la figure du pêcheur à la ligne, de lécrivain pêcheur en particulier. Lauteur part des acquis sociaux de la Révolution française et du loisir naissant de la pêche, en passant par la littérature panoramique et ses physiologies, les textes réalistes et les premières enquêtes sociologiques denvergure ; il montre combien le pêcheur à la ligne est un personnage digne de fascination autant quun objet séculaire de caricatures : du viandard au braconnier, de lhonnête pêcheur au petit bourgeois arriviste, du pêcheur paysan à laristocrate des flots, cest une hiérarchisation très codifiée qui nous est donnée à lire et il est aisé de percevoir la place et lintérêt dune telle figure au sein du champ littéraire. Une figure sociologique riche denseignements, un acteur qui porte en lui lévolution historique des siècles passés, une fabula incarnée en un personnage éminemment romanesque aux possibles narratifs infinis dont Gilles Castagnès souhaite autant revivifier la mémoire que nuancer lhéritage.

Après avoir brossé le tableau historique et sociologique du pêcheur à la ligne, lauteur se concentre sur la question de la diégèse en sappuyant essentiellement sur les apports de la critique genettienne. Comment raconter la pêche ? Pour tenter de répondre à cette question centrale, lauteur sappuie sur les récits des écrivains-pêcheurs, notamment ceux issus de la seconde moitié du xxe siècle français et quelques exemples venus de la pastorale américaine. De fait, quatre difficultés se posent à qui voudrait dire lexpérience aquatique : la superposition des durées narratives, la question de la temporalité, lécriture des scènes de capture et lart de rendre compte dun geste répétitif sans lasser le lecteur. Les auteurs recourent à de nombreuses descriptions, à de fréquentes ellipses ou sommaires mais peinent à rendre lacte de pêche en lui-même. Lécriture halieutique devient dès lors un terrain dexpérimentations et 493de dépassements narratifs très intéressant Cette résistance à la mise en mots serait, peut-être, lessence même de la pêche à la ligne. Mais, surtout, comment rendre lémotion de la prise tant convoitée, du contact avec le poisson, du pouvoir démiurgique instantanément ressenti sur la créature capturée ? Cest à une expérimentation de tous les sens, à une sensibilité primitive, à une traversée du miroir que nous convie alors Gilles Castagnès pour tenter dappréhender ce phénomène artistique.

Enfin, dans une troisième partie particulièrement stimulante et riche dinterprétations singulières, nous entrons dans le monde des profondeurs. À partir dune (re)lecture de LEau et les Rêves (1942) de Gaston Bachelard, cest à une approche plus psychanalytique, en accord avec lesprit de la collection qui héberge son ouvrage – « Ateliers de limaginaire » – que lauteur nous invite. Avec Éros, comme matrice originelle du monde, et son cortège de motifs aisément associables à lélément aquatique : fécondation, érotisme, sensualité, gestation… Ainsi la rivière – lauteur convoque la Vivonne proustienne et la Loue de Gustave Courbet – est tour à tour perçue comme une mère nourricière, un lieu de naissance, de métamorphose, de désirs, de rêves, etc. Et de nombreuses métaphores émergent, aussi vives quobsédantes, où le pêcheur sonde le mystère des eaux dormantes. Lenfantement est heureux, lorsque le poisson crève la surface, mais aussi douloureux, puisquil se fait au prix dune lutte tenace. La logique du transfert est ainsi fréquemment à lœuvre au sein du corpus halieutique. La pêche obéissant à une tension entre séduction – leurrer le poisson –, assouvissement – capturer lanimal – et résilience – catch and release ou ingestion effective. Car la pulsion sexuelle est aussi pulsion de mort, Thanatos, impuissance et castration. Se pose bien évidemment la question de la cruauté et de la souffrance. Lauteur touche aux enjeux inhérents à lapproche zoopoétique : douleur, sensibilité, sentience et légitimité à faire souffrir. Puis, les grands motifs de lœil prophétique, de la danse macabre, de lodeur de la mort sont convoqués dans un primitivisme rarement usité dans un essai universitaire. Enfin, cet état des lieux analytique débouche sur une sublimation en forme danti-destin. Sublimation par la foi, portée par une intense contemplation du monde, et, bien sûr, par lart et la littérature. Si cette vision idéaliste de la pêche offre matière à réflexion, force est de constater que lauteur se laisse, parfois, emporter par son sujet et en oublie une réalité bassement matérielle, technique, voire technologique qui orienterait davantage la pêche vers le loisir que vers la transcendance.

Au fil de l eau, au fil des textes. Littérature et pêche à la ligne offre ainsi de vastes et belles perspectives pour la recherche en zoopoétique, écocritique, narratologie et littérature comparée. Des pistes de réflexion en lexicologie, stylistique et pragmatique du récit halieutique semblent également particulièrement prometteuses pour interroger la signification profonde de cette pratique millénaire et comprendre avec davantage dacuité les liens qui lunissent à la littérature.

Hadrien Courtemanche

Guillaume Apollinaire et André Salmon, Correspondance 1903-1918 & Florilège1918-1959. Édition établie, préfacée et annotée par Jacqueline Gojard. Paris, Éditions Claire Paulhan, 2022. Un vol. de 488 p.

Pour la plupart des lecteurs dApollinaire, André Salmon est dabord celui dont le poète dAlcools a célébré le mariage le 13 juillet 1909 dans un poème qui est à la 494fois un affectueux hommage, un retour émouvant sur une jeunesse qui séloigne et sur une commune naissance à la poésie, à « ces paroles qui forment et défont lUnivers ». André Salmon est le seul ami – avec René Dalize (dans « Zone ») – à être directement nommé dans le recueil de 1913, ce qui témoigne dune relation tout à fait privilégiée.

Une amitié profonde et durable, cependant, ne se traduit pas obligatoirement par une abondante correspondance. Tout dépend des circonstances, de léloignement notamment, mais Apollinaire et Salmon ne semblent pas sêtre écrit très souvent. Dans les deux ensembles de volumes de correspondance établis par Victor Martin-Schmets (Guillaume Apollinaire, Correspondance générale et Lettres reçues par Guillaume Apollinaire, Honoré Champion, 2015 et 2018), on relevait « seulement » une vingtaine de lettres dApollinaire à Salmon et une trentaine de lettres de Salmon à Apollinaire : des lettres presque toujours très courtes, souvent des cartes postales avec quelques mots écrits à la va-vite où dominent les aspects anecdotiques ou utilitaires. Elles ne semblaient pas apporter grand-chose sur le plan littéraire, si ce nest, parfois, quelques petits poèmes fantaisistes ou quelques allusions à des conférences, à des œuvres publiées ou à dautres difficilement identifiables. Exceptionnellement, on y percevait des traces de rivalité, voire de brouille entre les deux hommes, par exemple lorsquils sintéressent parallèlement en 1912-1913 à la « jeune peinture française ».

Dans lensemble très copieux des correspondances dApollinaire, celle avec André Salmon pouvait donc apparaître comme presque banale ; Jacqueline Gojard la métamorphosée dans son édition croisée qui permet dapprécier la continuité de cette relation. Son travail minutieux dannotation permet non seulement de reconstituer avec la plus grande précision lhistoire dune amitié intense entre deux poètes aux caractères bien différents mais aussi une plongée dans toute lhistoire littéraire et artistique si riche de lavant-guerre.

En effet, Jacqueline Gojard ne se contente pas de compléter cette correspondance par des lettres inédites, de préciser ou de rectifier certaines dates, elle ne se contente pas de rédiger à propos de chaque lettre des remarques abondantes, documentées et érudites qui éclairent tant de passages allusifs et énigmatiques ; elle ne se contente pas de proposer de nombreux documents iconographiques judicieux pour agrémenter louvrage ; elle élargit sa perspective, en insérant dans la suite des lettres – et en conservant la trame chronologique – de nombreux textes, quelle quen soit la nature (dédicaces, envois, articles de revues, poèmes) « en correspondance » avec ces missives, cest-à-dire tous les textes – eux aussi copieusement annotés – que les deux poètes ont pu écrire lun à propos de lautre jusquen 1918. Et, belle originalité, le livre est parachevé par un séduisant « florilège » constitué par toute une série darticles, de discours, de poèmes, dextraits douvrages ou dinterviews quAndré Salmon a consacrés, après la mort dApollinaire et pendant une quarantaine dannées, à son ami disparu. Ainsi, plus quune édition critique approfondie de deux ensembles parallèles de lettres, plus quune recension inédite darticles dispersés, le livre devient, sous une forme originale, mixte, délibérément composite, et par son exhaustivité, le livre de synthèse qui devait être écrit sur les relations Apollinaire-Salmon.

Jacqueline Gojard a consacré à André Salmon lessentiel de sa carrière de chercheuse ; elle offre dans cet ouvrage le fruit de toutes ses années de travail passionné. Elle na cessé dœuvrer pour redonner au poète sa juste place dans le monde littéraire de son époque, à le sortir de lombre dApollinaire qui pouvait le recouvrir, à remettre en pleine lumière sa production dans toute son originalité et sa diversité. Le travail critique opéré sur cette correspondance et sur ces textes 495divers judicieusement réunis est dune telle ampleur et dune telle qualité que lon sétonne de ne pas trouver sur la couverture même du volume publié aux éditions Claire Paulhan le nom de celle qui la confectionné avec tant dardeur et de compétence. Il faut ouvrir le livre pour découvrir enfin sur la page de titre lidentité de la responsable de louvrage. Choix délibéré de modestie ou contrainte éditoriale ? La discrétion devait-elle conduire à leffacement – même sil sagissait avant tout de mettre en évidence le nom des deux poètes, « amis en toute saison » ?

Daniel Delbreil

Amélie Auzoux, Valery Larbaud, « cosmopolite » des lettres ?. Paris, Classiques Garnier, « Études des littératures des xxe et du xxie siècles », 2021. Un vol. de 803 p.

Issu dune thèse soutenue à la Sorbonne en 2018, cet ouvrage est lun des plus riches et des mieux informés que lon ait consacrés à Valery Larbaud considéré comme « agent secret des Lettres », selon lexpression de Cocteau, amateur passionné et critique éclairé des écrivains de son temps, traducteur et « passeur » des littératures étrangères, estimé par les contemporains comme le « premier grand cosmopolite de nos lettres ».

Une première partie, chronologiquement délimitée aux années 1881-1919, est consacrée à la synergie entre « cosmopolitisme et différentialisme ». « Amateur de différence », épris de diversité, Larbaud est, comme Barrès, un « homme libre », adonné au « culte du moi ». Barnaboth a été conçu, selon lauteur, comme le « journal dun homme libre », et les héros des Enfantines sont aussi jaloux de leur liberté. Larbaud est un partisan de lhédonisme, un « amateur » de plaisir, adepte inconditionnel de la « Godersela School », ennemi de toute contrainte familiale, sociale ou nationale. Voyageur impénitent, disposant dune belle fortune, il se plaît à goûter à la diversité du monde, aux créations de la modernité. Lecteur insatiable, il parcourt les littératures étrangères, à laffût de toutes les nouveautés, curieux de goûter au génie artistique et littéraire de tous les peuples, intéressé par loriginalité des civilisations et des littératures européennes et sud-américaines. Le cosmopolitisme de Larbaud, cest à la fois le refus de toutes les contraintes et le goût de toutes les découvertes, dans les domaines de la littérature et de la civilisation, une ouverture inconditionnelle et illimitée à toutes les manifestations du génie humain.

La seconde partie, portant sur les années 1919-1957, met laccent sur la relation entre « cosmopolitisme et universalisme ». Sur la jouissance de la liberté prévaut désormais dans la vie et les écrits de Larbaud une « pensée universaliste », inspirée par une réflexion politique et religieuse. Dans Allen, dans son essai sur « LAmour et la Monarchie » ou « La Lettre de Lisbonne », il prend parti pour un « nouvel ordre européen », une « union fédérale » entre les nations de nature à former, comme le souhaitait aussi Claudel, des « États-Unis dEurope ». Sil est réfugié en Espagne pendant la guerre, apparemment reclus dans des travaux de traduction, il nen est pas moins sensible aux événements. Ennemi de tout engagement partisan, de tout nationalisme au relent xénophobe, il demeure attaché, comme son héros Barnabooth, aux « immortels principes » de légalité entre les hommes. Hostile à un anticléricalisme et à une laïcisation qui lui semblent une mutilation, il est fidèle à lesprit religieux, à lœcuménisme chrétien. Allen, qui signifie « tous ensemble », 496est la devise de cet universalisme. Cet idéal dunion politique et spirituelle peut être incarné par la littérature. Larbaud, dans son activité de traducteur et de critique, entend être un « passeur », un « colporteur ès-lettres », un agent de transmission de la République des esprits, appartenant à l« Ordre », au sens pascalien, du « Pouvoir intellectuel ». Son travail de traducteur, loin de se réduire à une fonction secondaire, acquiert à cet égard une dimension internationale de diffusion littéraire.

La dernière partie, « cosmopolitisme et ethnocentrisme » (1881-1957), est dédiée à la permanence et à la primauté, dans les écrits de Larbaud, de lEurope et de son héritage intellectuel et civilisationnel. Dans le contexte de la « crise de lesprit » dénoncée par Valéry et du déclassement du modèle occidental, Larbaud, quelles que soient louverture et la diversité de ses curiosités littéraires, demeure un « cathécumène européen », fondamentalement attaché à la culture et aux valeurs du vieux continent. Peu curieux de lOrient, dont lattrait fascinait tant de ses contemporains, lauteur de Barnabooth, des Enfantines et de Beauté mon beau souci demeure attaché aux canons de lesthétique européenne. Convaincu de la supériorité de « lesprit européen », il voit dans lEurope un « phare » de lhumanité. Comme lauteur et le héros du Soulier de satin, il se plaît à célébrer « lesprit de la Renaissance ». Son « eurocentrisme » en fait un admirateur des conquêtes coloniales. Dans son activité de critique et de traducteur, par le moyen des publications de Commerce et de la Revue européenne, il exerce une fonction de « passeur » de la culture et de la pensée européennes. Connaisseur et pratiquant averti du latin de la Vulgate, il est aussi le fervent zélateur de la culture et de la littérature dinspiration chrétienne, illustrée par Claudel, Jammes ou Patmore : le Journal intime de Barnabooth ou Fermina Marquez en sont imprégnés. Largement ouvert à létranger, Larbaud est aussi un ardent défenseur de lEmpire intellectuel français. Réfugié en Espagne en 1916, il y effectue un travail de propagande. Dans « La Grande époque », une des Enfantines achevée en 1918, il dispense une leçon de patriotisme. Amateur et citoyen de plusieurs pays, Larbaud demeure attaché foncièrement à la France, à Paris, et même à son Bourbonnais natal. Si dans « Paris de France », en 1925, il magnifie « la capitale de lOccident », il nen demeure pas moins fidèle à la province du Bourbonnais, « la plus douce région de France ». Admirateur passionné de la littérature et de la poésie françaises, de Maurice Scève à Racan et de Racine à Valéry et Saint-John Perse, il est le défenseur et le laudateur du « domaine français ». Dans ses romans lui-même apparaîtra souvent, auprès des critiques, comme un écrivain classique, éminemment français. Conciliant la curiosité culturelle et la tradition littéraire, Larbaud dans son action de critique et décrivain a su associer son cosmopolitisme et son appartenance au domaine français.

On ne saurait rendre compte assez fidèlement ici dun ouvrage aussi riche. Loin de sen tenir à lexploration et à linterprétation de lœuvre et des manuscrits inédits, des archives et des correspondances conservées au fonds Larbaud de Vichy, lauteur se réfère à de très nombreux écrits des correspondants, des critiques et des contemporains de lécrivain. Il sensuit que le livre offre non seulement une analyse extrêmement précise et documentée des essais de Larbaud, mais exploite aussi, dans le courant du texte et dans de très nombreuses et substantielles notes, les témoignages et les réflexions des contemporains de lécrivain et des commentateurs de son œuvre. Offrant à la fois la minutie dune micro-lecture et le recul dune vision distancée, pratiquant à la fois létude « in vivo » et la recension « in vitro » des textes et des critiques, létude présente un panorama très précis et 497très vivant de la création larbaldienne et de sa réception. Nourri à la fois dune connaissance approfondie de lactivité de Larbaud dans le domaine étudié et dune culture étendue concernant la littérature et la pensée de lépoque, ce livre est non seulement une présentation très complète de laction de Larbaud dans lunivers culturel, mais offre également un panorama précis sur lhistoire des idées dans la première moitié du xxe siècle.

Un index permet de mesurer, par labondance et la diversité des références, létendue de la recherche et de la culture. On peut regretter seulement que ne soit pas reprise dans le volume la très riche bibliographie qui figurait dans la thèse initiale.

Michel Lioure

François Angelier, Georges Bernanos. La colère et la grâce. Paris, Seuil, 2021. Un vol. de 635 p.

Plus de soixante ans après le Bernanos par lui-même dAlbert Béguin (Seuil, 1954) et Le Chrétien Bernanos de Hans Urs von Balthasar (trad. française, Seuil, 1956) ; plus de trente ans après le Georges Bernanos de Max Milner (Séguier, 1989) et déjà vingt ans après le fervent Georges Bernanos encore une fois de Sébastien Lapaque (Actes Sud, « Babel », 2002), la biographie de François Angelier doit être saluée pour ce quelle est : un monument. Fruit dinnombrables lectures, de patientes recherches et surtout dune longue familiarité avec lœuvre de Bernanos, ce livre apprendra beaucoup, même aux bernanosiens, et révèlera aux autres le visage lumineux et tourmenté de lauteur de Sous le soleil de Satan, ses tribulations, ses voyages, sa farouche indépendance, ses colères et ses fidélités.

Connu pour son Paul Claudel : chemins déternité (Pygmalion, 2001) et son Bloy ou la fureur du Juste (Points, 2015), François Angelier lest aussi, de manière ici plus inattendue, pour son Dictionnaire des assassins et des meurtriers (avec Stéphane Bou, Calmann-Lévy, 2012) ainsi que pour lémission Mauvais genres quil anime depuis plus de vingt ans sur France Culture.

Après une ouverture inspirée – « Bernanos, si proche » en six pages denses, admirables –, commence le récit de la vie de lécrivain, évoquée avec beaucoup de détails et soigneusement contextualisée. Limportance de ses parents est mise en relief (notamment lantisémitisme du père), de même que le village de Fressin, dans le Haut-Artois, où la famille sinstalle en 1904, et qui formera « la matière mère [des] songes romanesques » de celui qui, pour linstant, sy « gave despace, descapades, rôde et maraude, court, marche et sépuise » (p. 37). Suivent ses premières lectures (Balzac, Hello, Barbey dAurevilly, Drumont, Michelet, Hugo) : « aucun auteur pour la jeunesse. Bernanos a donc, très jeune, découvert la littérature par sa face nord, son versant sombre, mystique, épique et violent » (p. 55).

Après la guerre de Bernanos – celle de 1914 –, suivie étape par étape grâce à lHistorique du 6erégiment de dragons, voici Bernanos inspecteur dune compagnie dassurances pour les départements de lEst :« on limagine sans peine, au cœur de lautomne, débarqué à la nuit dun train omnibus, à la main un cartable lourd de liasses où se mêlent directives administratives, contrats en blanc et feuillets raturés du Soleil de Satan, avalant sur le pouce la médiocre pitance du buffet de la gare […], tirant sur sa pipe en balayant du regard une brasserie ou un café-restaurant presque déserts où […] circule une serveuse et sattardent encore quelques solitaires 498tenaces avec qui le patron taille le bout de gras ou refait le monde en rinçant un verre. Moments étranges où lécrivain naissant devient un autre Maigret, presque un personnage dHenri Calet, une figure de Clouzot » (p. 153).

Deux puissants chapitres, « Sous le soleil de Satan » et « Au cœur des ténèbres », évoquent lun le premier roman de Bernanos, lautre LImposture. De la traduction en allemand du premier, Ernst Jünger écrira : « Là, dans les zones chatoyantes de lumière et dobscurité, lâme se retrouve seule avec sa responsabilité, aux avant-postes infiniment menacés de Dieu, faisant front aux forces armées de Satan, dans les tranchées den face » (p. 170). Et dans lagonie de labbé Chevance à la fin de LImposture, le jeune Malraux verra lune des scènes « les plus belles de la fiction moderne, par la profondeur et par la puissance » (Angelier ne reproduit pas léloge, mais mentionne le compte rendu).

Dans le poignant chapitre sur lEspagne, il est question du Journal dun curéde campagne puisque cest à Majorque que Bernanos lécrit. Parmi les nombreux articles que le roman suscite, Emmanuel Berl, dans Marianne, salue en Bernanos le représentant de « la plus antique tradition de la France : celle du chevalier chrétien » (p. 316). Revenus en France en mars 1937, Bernanos et sa « tribu » (Jeanne, son épouse, et leurs six enfants) sinstallent à Toulon où seront écrits Les Grands cimetières sous la lune, tout à la fois témoignage visuel sur la guerre dEspagne, « réflexion historique sur le devenir-catastrophe de lEurope et méditation eschatologique sur lavenir de la planète » (p. 346). Le 20 juillet 1938, la famille quitte lEurope pour lAmérique latine. Le chapitre « Bernanos au Brésil », le plus long du livre, se lit presque comme un récit daventures où lon suit les déménagements épiques de la « tribu » jusquà son installation à quelques kilomètres de Barbacena (août 1940), dans la maison de la Croix-des-Âmes doù lécrivain se rendra à cheval à la ville « où le Colonial Cafe et son patron libanais lattendent quotidiennement pour deux séances décriture » (p. 416). Au Brésil Bernanos devint « une des grandes voix de la France libre » (p. 414) à travers les nombreux articles quil publia dans les journaux brésiliens, de mai 1940 à mai 1945.

Invité par le général de Gaulle à rentrer en France, Bernanos quitte le Brésil le 2 juin 1945. Ses retrouvailles avec son pays entraînent une déception profonde. Lécrivain refusera même les propositions du général : ministère, ambassade, Académie française. Un peu plus tôt, dans une lettre à un ami brésilien, il avait écrit : « Sous luniforme académique grandit la moisissure de la mondanité pourrie » (p. 473) – ce qui nest pas exactement le langage dun courtisan.

Il prononce de nombreuses conférences en Suisse, en Belgique, à la Sorbonne où il déclare : « la science a fourni les machines, la spéculation les a prostituées » (p. 514) ; enfin dans le Maghreb, notamment à Fez où vient lécouter Marc Fumaroli, alors âgé de quatorze ans et qui dira, en mai 2019, avoir été « saisi par la puissance quasi visionnaire de sa parole » (p. 516). Bernanos est à ce point dégoûté par la France quil sinstalle en Tunisie où il écrira Dialogues des carmélites, sa dernière œuvre.

Sil fourmille de détails romanesques, dimprobables rencontres – celle, par exemple, dHenri Michaux à Pirapora, probablement le 1er décembre 1940 (p. 396) –, le livre de François Angelier contient aussi de profondes analyses des livres de Bernanos – entre autres, celle du Journal dun curé de campagne (p. 305-310) –, ainsi que des articles de la période brésilienne (p. 447-448 par exemple). Le biographe na pas reculé devant la dramatique « question juive » (p. 464-467) et il reproduit dimportants passages dun texte posthume de Bernanos, « sa plus bouleversante réflexion sur les Juifs, le judaïsme et lantisémitisme » (p. 502-503).

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Sept textes retrouvés (publiés dans de petites revues de 1909 à 1927) complètent louvrage, ainsi quune biblio-chronologie et quatre précieux index (noms propres, noms de lieux, œuvres, journaux et revues).

François Angelier a écrit un livre désormais indispensable à ceux qui voudront rencontrer Georges Bernanos.

François de Saint-Cheron

Francis Walsh, En lisant, en sécrivant. La drôle de guerre de Jean-Paul Sartre. Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des xxe et xxie siècles », 2020. Un vol. de 398 p.

Dans Façons de lire, manières dêtre, Marielle Macé écrit que « la lecture nest pas une activité séparée, qui serait uniquement en concurrence avec la vie ; cest lune de ces conduites par lesquelles, quotidiennement, nous donnons une forme, une saveur et même un style à notre existence » (Paris, Gallimard, 2011, p. 10). Lidée selon laquelle la lecture jouerait un rôle essentiel dans la constitution de lidentité du sujet, cest aussi celle de louvrage de Francis Walsh, En lisant, en sécrivant. La drôle de guerre de Jean-Paul Sartre, qui propose de brosser le portrait dun Sartre « lecteur, auteur, sujet » (p. 14) et danalyser ainsi la manière dont la lecture conduit Sartre à repenser non seulement son écriture, mais aussi son être-au-monde.

Tiré de sa thèse de doctorat, louvrage de Francis Walsh sinscrit ainsi dans la lignée des travaux portant sur la figure de lécrivain-lecteur, dont louvrage de Bruno Clément, Le Lecteur et son modèle,constitue lune des références majeures (Paris, Puf, 1999. Voir aussi le numéro spécial de La Lecture littéraire consacré en 2002 aux écrivains lecteurs). Lun des intérêts de létude de Francis Walsh réside dans la nouveauté de lapproche, qui ne se limite pas à létude dune réception particulière qui tendrait à égrener les figures cumulatives dun Sartre lecteur de Proust, de Flaubert ou de Freud, mais cherche à définir, par-delà les livres lus et les auteurs commentés, une façon de lire sartrienne. Ce portrait, loin dêtre figé, revêt par ailleurs une dimension biographique, puisquil se trouve situédans le contexte de la drôle de guerre présentée, conformément au discours de la critique sartrienne à son sujet, comme un « moment clef de la biographie – et donc de lœuvre – de Sartre » (p. 15), en tant quelle correspond à « la dernière grande phase de lectures de sa vie » (Annie Cohen-Solal, « Sartre avant Sartre. Le jeune homme et le roman », Études sartriennes, no 16, 2012, p. 8), à sa « première crise autobiographique » (Philippe Lejeune, Moi aussi, Paris, Seuil, 1986, p. 117), et surtout à un renouvellement de sa conception de la subjectivité, dont lélément le plus flagrant et souvent le plus commenté est la découverte de limportance de lhistoricité du sujet.

Cest la lecture, pour Francis Walsh, qui est lun des opérateurs privilégiés de cette mue, et son ouvrage tend justement à montrer non seulement « comment le lecteur ajoute quelque chose au texte », mais aussi « comment le texte ajoute quelque chose au lecteur » (p. 26), en prenant appui sur les Carnets de la drôle de guerre et la correspondance qui permettent de suivre dans le détail la progression des lectures. La lecture sartrienne est singularisée dès lintroduction par la métaphore, 500employée par Sartre lui-même, du lecteur-désosseur (voir Alexandre Astruc et Michel Contat [réalisateurs], Sartre, texte intégral, Paris, Gallimard, 1977, p. 43), et cela contre le modèle idéaliste de linnutrition. « Désosser à lintérieur de soi » plutôt que « manger », cest en effet, écrit Francis Walsh, « emprunter une manière de souvrir aux choses, tester un accès au monde, sobserver en observant, créer en se recréant » (p. 13), en dautres termes repenser son être-au-monde par le biais de lautre, avec lui, et contre lui : « réfléchir dans ses perspectives » mais aussi, comme lécrit Sartre dans les Carnets de la drôle de guerre, « [se] faire des idées personnelles à ses dépens ». Si la lecture sartrienne joue un rôle central dans le processus de subjectivation, lécriture de soi sert non seulement à enregistrer les « traces » de la première mais aussi à la faire advenir : toute la première partie de louvrage a en effet pour fonction de fonder théoriquement le lien mis en valeur par lallusion du titre à Julien Gracq entre lecture et écriture de soi. Sappuyant sur le « paradoxe du lecteur » développé par Barthes qui fait de tout décodage de texte un surcodage, et donc une production (R. Barthes, Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV, Paris, Seuil, p. 46), Walsh défend ainsi lidée dune continuité entre lecture et écriture (en loccurrence épistolaire, diaristique et carnettiste), en montrant comment toutes deux, à lorigine dun double mouvement de « désidentification » et de « réidentification » au moi, à lautre et au monde, simbriquent dans « un même projet de redescription de soi » (p. 50).

La découverte de lhistoricité du sujet dans le contexte de la guerre nest alors pas sans conséquences sur lécriture de soi. Elle pose des « enjeux bio-existentiels et poétiques » (p. 17) que la deuxième partie de louvrage prend pour objet. Francis Walsh montre en effet que cest à cette même période que Sartre cherche à penser une écriture qui soit capable de prendre en compte lhistoricité du sujet et du langage, et donc à fonder une littérature dont la conception nest plus stylistique et par conséquent tributaire de la figure du grand écrivain, mais politique. Si les Carnets sont écrits « sur le moi, mais contre le moi, pour devenir autre » (p. 111), cest que les notions dhistoricité et de liberté en situation sont en effet au cœur pour Walsh dune « défiguration volontaire » (p. 86) de lidentité sartrienne davant-guerre, parfois caricaturée, y compris par Sartre lui-même, en une posture petite-bourgeoise, individualiste et dépolitisée.

Les deux dernières parties de louvrage sattachent à décrire les lectures de Sartre entre septembre 1939 et juin 1940, réunies en annexe dans une « bibliothèque de guerre ». Il sagit alors de montrer comment Sartre sapproprie, actualise ou critique chaque lecture, le plus souvent à partir des notes des Carnets et de la correspondance, mais aussi parfois à travers des citations directes des textes commentés par Sartre. Lanalyse dépasse le cadre chronologique fixé par létude, puisque Francis Walsh montre comment certains commentaires se prolongent après-guerre : outre la lecture déterminante dHeidegger dans lélaboration sartrienne des concepts dauthenticité, dhistoricité ou dêtre-dans-le-monde, Walsh montre par exemple comment Quarante-huit de Jean Cassou alimente la réflexion sur lhumanisme menée dans la Critique de la raison dialectique (p. 201), comment Le Testament espagnol dArthur Koestler est loccasion pour Sartre de saisir le « passage dune liberté contre la mort à une liberté en situation dont la mort est une limite » (p. 190), ou encore comment il trouve déjà dans le Guillaume II dEmil Ludwig une approche « psychohistorique » (p. 291) du sujet à laquelle fera écho celle des biographies existentielles.

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Si lon regrette, outre quelques coquilles, que le propos narticule pas toujours très clairement le lien entre lecture et écriture de soi, peut-être parce que ce lien est parfois condensé dans des formules qui tendent à confondre des pratiques qui restent pourtant bien différentes, louvrage de Francis Walsh montre toutefois de manière passionnante en quoi les lectures et écrits de la drôle de guerre constituent un véritable laboratoire de lœuvre sartrienne. Parce quil met à jour nombre de relations intertextuelles inédites, il ne fait enfin nul doute quEn lisant, en sécrivant ouvrira de précieuses pistes de réflexion tant sur la genèse de la pensée sartrienne que sur celle de lhistoire intellectuelle française de la deuxième moitié du xxe siècle.

Louise Mai

Marc Dambre, Génération Hussards. Nimier, Blondin, Laurent… Histoire dune rébellion en littérature.Paris, Perrin, 2022. Un vol. de 426 p.

Aux trois auteurs réunis par Bernard Frank en 1952 dans un fracassant article des Temps modernes, Marc Dambre ajoute Michel Déon auquel il fait toute sa place, puisque, comme les mousquetaires de Dumas, les Hussards sont quatre, et dautres aujourdhui moins connus, Kléber Haedens, Stéphen Hecquet. Leurs parcours, sils se croisent, montrent quon nest pas en présence dune école, même pas dun groupe, plutôt dun réseau ou dune mouvance qui se contracte et se rétracte au fil des ans. On a, si lon peut dire, un artefact de réception. Les quatre nont pas un éditeur commun à la différence des nouveaux romanciers auxquels ils aiment à sopposer. Roger Nimier se fait publier chez Gallimard, Antoine Blondin à la Table ronde, Michel Déon et Jacques Laurent un peu partout. Létiquette de Hussard, une fois entrée dans le domaine courant du journalisme littéraire, est distribuée de façon extensive. Roger Vailland, Claude Roy et Bernard Frank nont-ils pas été baptisés Hussards de gauche ?

Le récit relate plusieurs phases : la rébellion, la percée, loffensive, le recul, limplication politique, le retour. 1962 est lannée charnière, qui voit la disparition de Nimier. Laurent et les autres appartiennent à une génération encore marquée par lAction française. Ils sont dabord des enfants de lOccupation. Leurs affinités électives les rapprochent dauteurs listés par le CNE en 1944, Céline, Drieu la Rochelle, Jacques Chardonne, Paul Morand, Marcel Jouhandeau, André Fraigneau, Montherlant, auxquels on adjoindra Marcel Aymé qui, lui, navigue entre la gauche et lextrême droite. Ces libertins volontiers provocateurs se sont posés contre la littérature engagée de laprès-guerre, Sartre et Camus en loccurrence, mais pas, notons-le, Aragon. Dautres figures apparaissent au fil des pages, des contemporains, Boris Vian, Robbe-Grillet, des aînés non compromis à Vichy, François Mauriac, Audiberti, Jacques Perret. Le premier, après avoir été loncle bienveillant de La Table ronde, est devenu un ennemi politique quand il est devenu mendésiste puis gaulliste et fait les frais dun méchant libelle de Laurent. Cest que, lapolitisme militant étant un oxymore, les insolents Hussards nont cessé deffectuer le grand écart. Ils ont fustigé le sérieux des belles âmes et moralistes que sont, pour eux, les auteurs de gauche. Mais ces dandies désinvoltes nont cessé démettre des opinions politiques et ont commis des écrits de combat. La guerre dAlgérie les a placés aux côtés des ultras. Les quatre tenants dune jeune droite désengagée ont signé « en bloc » le manifeste des intellectuels français, contre-feu à celui des 121, et 502une déclaration virulente dans le premier numéro de LEsprit public.Ils ont donné des textes à cette feuille officieuse de lOAS. Blondin, lui, a fini mitterrandiste par haine du Général. Ce livre montre la virulence de lantigaullisme littéraire : vaste sujet qui mérite dêtre creusé un jour.

Marc Dambre adopte la posture de lhistorien quand il traite des itinéraires et des engagements. Mais il sintéresse plus aux œuvres que les historiens des intellectuels. Car œuvres il y a. Les fringants Hussards se sont dispersés et ont gaspillé leur talent. Il nest pas question de publier des œuvres complètes où figureraient LArmée dAlgérie et la pacification, LAlgérie tant quon y est… ou encore Année quarante. « La littérature ny gagnait pas grand-chose ». Mais Le Hussard bleu, LEurope buissonnière, Les Poneys sauvages, Les Bêtises nont pas subi le même sort. Réaction néo-classique, nouveau romantisme, picarisme ? Grammatici certant. Car cette littérature antimoderne, a trouvé place à lUniversité contrairement à ce quont écrit certains critiques du livre de Marc Dambre. Cest oublier une chose : ce que celui-ci a fait pour Nimier, François-Jean Authier la fait pour Laurent et Alain Cresciucci pour Blondin.

Nimier et Laurent ont été non seulement des écrivains journalistes mais aussi des hommes de revue dans les années 1950. Le premier a pratiqué la critique dhumeur avec talent et non sans provocations. Les pages fouillées consacrées à Opéra, La Parisienne et Arts étaient indispensables. On les consultera désormais avec profit. Sauf Nimier qui a été critique dramatique à Opéra et au Nouveau Candide, les Hussards qui sont dabord romanciers et à loccasion essayistes, sintéressent peu au théâtre. Cest au cinéma quils donnent la priorité, Nimier et Laurent en se faisant scénaristes. Marc Dambre souligne leur proximité avec François Truffaut qui fait le lien entre Les Cahiers du cinéma et Arts. Lapport le plus neuf du livre est dans le désenclavement des Hussards. « Sans avoir jamais constitué une école, ils ont fait école ». Le mot est dune grande justesse. En sappuyant sur des réceptions anciennes et récentes, le grand connaisseur de la littérature ultra-contemporaine quest lauteur montre des cousinages et des filiations dans la synchronie comme dans la diachronie, bref une postérité quon imaginait mal dans les années 1960. Jean-René Huguenin, François Nourissier, Patrick Modiano, Patrick Besson et bien dautres ont un jour ou lautre été intégrés à la « Hussardie ». Ce bel ouvrage dhistoire littéraire est une mine dinformations sur la production du siècle dernier et du nôtre.

Jeanyves Guérin