Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
1 – 2023, 123e année, n° 1. varia - Pages : 171 à 242
- Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
COMPTES RENDUS
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
« Une honnête curiosité de s ’ enquérir de toutes choses ». Mélanges en l ’ honneur d ’ Olivier Millet, de la part de ses élèves, collègues et amis. Édité par MarineChampetier de Ribes, SofinaDembruk, DanielFliege, VanessaOberliessen. Sous la direction scientifique de Frank Lestringant. Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2021. Un vol. de 740 p. (Daniele Speziari)
La langue et les langages dans l ’ œuvre de François Rabelais. Sous la direction de Paola Cifarelli et Franco Giacone. Genève, Droz, « Études Rabelaisiennes », 2021. Un vol. de 320 p. (Myriam Marrache-Gouraud)
La Figure de Boileau. Représentations, institutions, méthodes ( xvii e - xxi e siècle). Sous la direction de Delphine Reguig et Christophe Pradeau. Paris, Sorbonne Université Presses, « Lettres françaises », 2021. Un vol. de 383 p. (Pascal Debailly)
Diderot et la philosophie. Sous la direction de Jean-Christophe Bardout et Vincent Carraud. Paris, Société Diderot, « L’Atelier autour de Diderot et de l’Encyclopédie », 2020. Un vol. de 320 p. (Pierre Léger)
George Sand et le monde des objets. Sous la direction de Pascale Auraix-Jonchière, Brigitte Diaz et Catherine Masson. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2021. Un vol. de 510 p. (Catherine Mariette)
Des revues et des femmes. La place des femmes dans les revues littéraires de la Belle Époque jusqu ’ à la fin des années 1950. Sous la direction d’Amélie Auzoux, Camille Koskas et Élisabeth Russo. Paris, Honoré Champion, « Littérature et genre », 2022. Un vol. de 306 p. (Camille Islert)
Culture Godot. En attendant Godot de Samuel Beckett et ses inscriptions culturelles. Sous la direction de Marjorie Colin et Yannick Hoffert. Paris, Lettres modernes Minard / Classiques Garnier, « Carrefour des Lettres modernes », 2022. Un vol. de 273 p. (Florence Bernard)
172Pierre Gringore, Œuvres moralisatrices I (1499-1510). Édition critique par Cynthia J. Brown. Genève, Droz, « Textes Littéraires Français », 2020. Un vol. de 841 p.
Troisième tome des Œuvres de Pierre Gringore procuré par les soins de Cynthia J. Brown, ce volume rassemble cinq pièces moralisatrices qui entrent dans la production précoce de Gringore, publiée à Paris dans la première décennie du xvie siècle : Le Chasteau de labour (1499), Le Chasteau d’amours (1500), Les Folles Entreprises (1505), La Complainte de Trop Tard Marié (1505) et La Coqueluche (1510). D’inégale longueur, allant du bref monologue apparenté au sermon joyeux (les 240 vers de La Coqueluche) au récit en forme de « voie de paradis » intégrant un ensemble étoffé de personnifications et jouant de la superposition des voix narratives (Le Chasteau de Labour, 3050 v.), exploitant tantôt la topique courtoise (les deux Chasteaux, leur personnel et leurs loci empruntés au Roman de la Rose), tantôt le discours matrimonial (Complainte de Trop Tard Marié), oscillant entre le ton sentencieux et la facétie, Gringore maîtrise un large répertoire, tant sur le plan formel que thématique. Son œuvre se situe dans la continuité des « moralités » du théâtre médiéval : on y retrouve le foisonnement et la fantaisie qui caractérisent ces dernières, mais aussi certaines facilités (personnifications « grammaticales » insipides : L’Allant et Le Venant du Chasteau d’amours, mais on sourit de Dequoy et Moyen, qu’il convient d’avoir dans son camp pour conserver les faveurs de sa dame). Ces faiblesses sont compensées par des portraits habilement croqués, telle Injustice « la queue troussee, le bouchon sur l’oreille / comme ung cheval qu’on maine au marché vendre » (FE 526-527) ou Pratique, monstre hybride dont Gringore compose un blason haut en couleurs (ibid., 662-726), et par des morceaux de bravoure (voir par exemple la « tenson » entre Devocion et Papelardise, FE p. 652-654, et plus loin la mort de Devocion étouffée par l’oreiller de Délices).
De manière plus générale, on peut dire de l’œuvre de Gringore qu’elle constitue un maillon important dans l’évolution de l’écriture didactico-allégorique, au moment où celle-ci subit une double dégradation, à la fois thématique et stylistique : non plus drame métaphysique aux accents volontiers épiques où se joue le salut du chrétien, comme dans les psychomachies médiévales, mais drame individuel et domestique, où priment les soucis quotidiens (financiers, conjugaux…) et où les vertus exaltées relèvent moins de la discipline spirituelle que de l’ordre d’une saine intendance : c’est la paix du ménage qui importe, bien plus que les fruits de la Grâce. Le « beau chemin de Diligence » visant à « richesse amasser » (ChL 1465 et 1503) ne s’y substitue-t-il pas à l’austère voie de Pénitence ? La tendance est accentuée, dans le cas du Chasteau de Labour, par les illustrations de l’imprimé qui insistent sur le décor de la chambre à coucher au détriment de l’affrontement entre les Vices et les Vertus. On hésite à y trouver une « dimension religieuse » (p. 84) sauf à tenir pour religieux tout discours de nature un tant soit peu didactique ou « sérieuse ».
Sur le plan formel, Gringore est un habile « faiseur » qui sait exploiter ses modèles. Il reprend largement le poème à succès de Jacques Bruyant, la Voie de Povreté et de Richesse (1342) pour son Chasteau de labour, s’essaie au genre déjà ancien – c’est Machaut qui lui a donné ses lettres de noblesse – du « dit » à insertions lyriques (rondeau, ballade, chant royal) dans ses Folles Entreprises. L’idéalisation courtoise ne lui est pas étrangère : il se souvient du château et cimetière d’Amour 173dont René d’Anjou a fait le décor principal de son Livre du Cœur d’amour épris (1457). Mais il ne se prive pas de la critiquer, en puisant dans les ressources de la diatribe misogyne ou dans celles, plus corrosives, du lyrisme anticourtois dont Alain Chartier a fourni la pièce maîtresse, au début du xve siècle, avec sa Belle dame sans merci. Ce dernier modèle aurait pu être davantage mis en évidence, d’autant qu’il est encore très diffusé par l’imprimé dans la première moitié du xvie siècle : ce n’est pas seulement une galerie d’entités allégoriques que Gringore lui emprunte, mais des vers entiers (« Les yeulx sont faitz pour regarder », du huitain 30, v. 238, de la Belle dame) dont il s’amuse à détourner le sens.
Le travail éditorial témoigne de l’intérêt porté à la matérialité du support. L’histoire du livre s’y taille ainsi la part du lion, et les spécialistes apprécieront le dossier de présentation attaché à chacune des pièces, lequel détaille par le menu les éditions et tirages successifs (jusqu’à vingt pour le Chasteau de Labour), en accompagnant leur description d’une reproduction des frontispices successifs : les différences sont parfois subtiles, dans le réemploi d’un bois ou les titres. Une remarque, portant sur l’édition Gillet Couteau (Paris, 1505) du Chasteau de Labour : le bois reproduit (p. 100), un blason du cœur crucifié soutenu par deux anges aux arma Christi, ne correspond pas à la description donnée à la page suivante (« une gravure sur bois générique d’un clerc en train d’écrire sur un lutrin »). Cas de réemploi intéressant, on retrouve l’image en frontispice du Manuel des dames, texte de dévotion publié par Vérard vers 1506 où elle est, soit dit en passant, mieux à sa place.
L’introduction comporte aussi une volumineuse étude linguistique : cet important travail de relevé, très fouillé à quelques exceptions près, mérite d’être salué, bien qu’il ne fasse pas paraître de traits saillants dans la langue de Gringore. Par contraste, le commentaire littéraire est pour le moins indigent, tant dans l’introduction générale que dans la présentation de chaque opus. Par ailleurs, les notes qui accompagnent les textes sont relativement pauvres et paraphrastiques, se contentant souvent de résumer l’action sans signaler ni interpréter les passages difficiles. Quant à l’édition proprement dite, elle n’est pas sans défauts. Les corrections à y apporter seraient nombreuses. Elles concernent la mise en forme, en particulier la ponctuation, la scansion (vers hypo- ou hypermétriques à cause d’une leçon fautive ou par un tréma mal placé) et les entrées dans le glossaire. Par exemple, il faudrait corriger l’accentuation dans « povres malades enfermes » (FE 1250) qui rime au vers suivant avec « mal fermes » et ne nécessite pas d’accent aigu sur le e final sauf à induire un contresens (enferme, « faible, mal en point » < lat. infirmus) et à fausser la mesure du vers. Par ailleurs, il ne suffit pas de gloser cerne (ChL 2197) par « cercle, rond » pour en éclairer le sens en contexte ; le mot est employé ici au sens figuré d’« être sous l’influence ou l’emprise de quelqu’un » (par allusion à un cercle imaginaire où l’on est enfermé comme par magie). Enfin, parmi les difficultés lexicales qui méritent d’être relevées, signalons « En son fait n’a que regaller » (ChL 2553), qui signifie « il n’y a rien à redire à son comportement » et non le fait de festoyer, et in camera caritatis (FE 1854), locution latine signifiant « entre nous, en catimini », litt. « sous couvert de pratiquer les bonnes œuvres », ce qui convient mieux au contexte dénonçant l’hypocrisie des religieux que l’explication qu’en donne la note d’après Héricault et Montaiglon (p. 717).
Isabelle Fabre
174Letres des ysles et terres nouvellement trouvées par les Portugalois. Édition par Guillaume Berthon et Raphaël Cappellen. Genève, Droz, « Textes Littéraires Français », 2021. Un vol. de 232 p.
Cette édition critique d’un texte si rare et si singulier est remarquable à plusieurs égards. Rarissimes, les Letres des ysles le sont puisqu’il s’agit d’un unicum (le seul exemplaire connu est à la Bibliothèque Méjanes) qui, jusqu’à présent, à l’exception d’un article notable de Vincent Masse, n’avait que très peu intéressé la critique. Publiées à Toulouse en 1537, les Letres des ysles se situent dans le champ méconnu des écrits satiriques imprégnés de références géographiques. En effet, comme le sous-titre de l’édition l’indique – « Un voyage imaginaire à Sumatra à la Renaissance » –, ce texte composé de trois lettres fictives s’inscrit aux confins du coq-à-l’âne, de la lettre facétieuse (et de la pronostication bouffonne), de l’Utopie de Thomas More (qui à plusieurs reprises sert de matrice lointaine), mais aussi de la lettre de « relation », décrivant une découverte territoriale comme chez Colomb ou Cortès. Si ce recueil est lui aussi « nouvellement trouvé », il est d’abord superbement édité : le lecteur sera impressionné par la taille de l’appareil critique, et en particulier par la très riche introduction (101 p., hors annexes !), au regard du texte lui-même qui est assez court (32 p.). Les notes historiques et interprétatives regroupées en fin de volume sont complétées par de nombreuses et précieuses notes philologiques au fil des épîtres, comme, par exemple, pour expliquer la riche polysémie du substantif « cas ». Les deux éditeurs passent au peigne fin toutes les pistes qui permettent de mieux cerner ce texte unique en présentant à la fois le contexte éditorial et les métiers du livre toulousain (l’atelier de Nicolas Vieillard), le contexte des premiers voyages vers les Indes orientales (dont celui des frères Parmentier à Sumatra en 1529), mais aussi la vogue marotique du coq-à-l’âne qui connaît alors une grande faveur dans les années 1530. On admirera la grande érudition de cette édition critique, mais aussi le fait que les éditeurs fassent régulièrement preuve de prudence et d’honnêteté, n’hésitant pas à avouer leur ignorance finale quant à l’identité du (ou des) auteur(s) du texte, ou encore en appelant d’autres chercheurs à reprendre « l’enquête » qui « peut-être sera […] réouverte et conclue à l’avenir » (p. xlix). Bien préparé par cette riche introduction qui amène littéralement à « redécouvrir » ces Letres, le lecteur explorera un texte drôle où, sous la plume de Guy de Sambale, Jehan de Saverdun et George de Urauns, se déploie un nouvel âge d’or, un pays de Cocagne épanoui loin des tracas européens, où l’abondance et la liberté sexuelle sont les seules lois. Comme on peut s’y attendre, ces lettres parlent beaucoup moins des Indes orientales (seuls de très rares realia exotiques sont cités) que de la France et de l’Europe des années 1530, qu’il s’agisse de la mort récente d’Érasme, de « l’empireur » Charles Quint ou encore de Jacques Minut, premier président au parlement de Toulouse. La présence des horizons lointains, parfois lue à travers le De Orbe novo de Pierre Martyr et ses différentes adaptations, se mesure cependant dans la mention de « truchements » mais aussi dans l’intégration d’un discours du vieillard, inaugurant un type d’éloquence qui sera soumise à une belle postérité, de Jean de Léry à Diderot. Outre Clément Marot dont l’ombre plane sur l’ensemble des Letres, l’intertextualité avec les textes satiriques contemporains est manifeste, depuis La Nef des fous à la geste rabelaisienne, convoquée dès le quatrain initial où il 175est demandé au lecteur, dans la continuité du prologue du Gargantua, de ne pas « veoir tant seulement la porte » du livre, mais d’« entre[r] dedans ». Est-ce à dire que l’omniprésence de la satire écrase tout décentrement attendu des récits de voyages contemporains ? Les Letres des ysles offrent surtout au lecteur de la Renaissance, comme à celui d’aujourd’hui, un effet d’étrangement : si au fond rien n’est dit sur Sumatra, il est cependant possible d’embarquer avec les joyeux compagnons de Guy de Sambale, de rêver à ces terres de plaisir et d’entendre la critique des maux français énumérés par le « gris vieillard » de la troisième épître : « Voilà de quoy je m’esbahiz / Cella se faict à ton pays ». Cette magnifique édition des Letres des ysles fera mieux connaître cette singularité oubliée, véritable pépite échappée des rêves de la première Renaissance française.
Grégoire Holtz
Clément Marot, Les Épîtres. Édition de Guillaume Berthon et Jean-Charles Monferran. Paris, Gallimard, « Poésie/Gallimard », 2021. Un vol. de 544 p.
Éditer les œuvres de Clément Marot est une gageure. Il est vrai que le poète a procédé lui-même à l’édition soignée de ses textes. Mais d’une part, tous n’ont pas été publiés avec son autorisation et l’attribution de certains poèmes demeure discutable. D’autre part, si le poète a plusieurs fois souligné l’importance de l’organisation chronologico-générique de ses recueils, il s’est plu à la modifier au fil des rééditions. D’où le choix des éditeurs modernes de réorganiser tout le corpus marotique, quitte à faire disparaître le précieux arrangement chronologico-thématique du poète (Cl.-A. Mayer), ou bien de respecter la forme des Œuvres de 1538 mais en étant contraint d’ajouter en maints endroits d’autres pièces, recréant des sections factices (G. Defaux), ou encore d’éditer successivement tous les recueils imprimés marotiques, avec des répétitions (Fr. Rigolot), ou enfin de proposer une édition d’un seul recueil : L’Adolescence clémentine (V.-L. Saulnier, Fr. Lestringant puis Fr. Roudaut), les Psaumes (G. Defaux puis M. Engammare) ou encore le manuscrit de Chantilly (Fr. Rigolot). Dans ce contexte éditorial, le choix opéré par Guillaume Berthon et Jean-Charles Monferran se révèle aussi pertinent qu’innovant, puisque les deux éditeurs proposent pour la première fois un recueil des seules épîtres de Clément Marot. Ils réunissent celles qui figuraient dans les sections consacrées de L’Adolescence clémentine et La Suite (présentes dans les Œuvres de 1538 supervisées par Marot), auxquelles ils ajoutent toutes celles que d’autres manuscrits ou imprimés ont pu transmettre. Ces dernières sont regroupées par massifs chronologiques, conformément à ce que Marot privilégiait : « Premier exil : Ferrare (1534-1536) », « Premier exil : Venise (1536) », « Retour en France (1536-1542) », « Second exil : Genève, Savoie, Piémont (1542-1544) ». Une brève section de trois épîtres d’attribution possible complète le recueil : les raisons de les attribuer à Marot, pour les deux premières, sont d’ailleurs si convaincantes qu’elles auraient sans doute pu être ventilées dans les autres parties.
Les raisons qui ont poussé les éditeurs à présenter les épîtres de Marot, selon cette organisation et dans une version qui les distingue de leurs prédécesseurs (puisqu’ils ont souvent privilégié le texte du premier témoin conservé), sont 176expliquées dans une préface qui, en vingt pages, offre une synthèse de tous les enjeux de la recherche actuelle sur Marot. Les épîtres ainsi disposées donnent un aperçu de la vie du poète, qui croise en maints endroits l’histoire de France, notamment lorsqu’il est contraint à l’exil après l’affaire des Placards contre la messe, en 1534. Mais cet aperçu ne doit pas duper le lecteur : Marot joue surtout à présenter des masques, celui de l’amuseur de cour, du badaud des villes ou encore de l’évangélique engagé. Il faut donc, pour chaque poème, faire la part de la vérité historique (parfois fort peu connue), et celle de la reconstruction du poète qui joue avec des convenances rhétoriques qu’il connaît bien et s’adresse à différents publics : son destinataire explicite, mais aussi la cour où l’épître devait circuler et le public les lisant dans différents recueils où elles revêtent parfois de nouvelles significations. Par ailleurs, l’organisation chronologique chère à Marot permet de mettre en lumière son évolution éthique et stylistique : le timide courtisan devient chef de file d’une génération de poètes et porte-parole d’une communauté de chrétiens, tandis que son style, toujours virtuose, se départ de l’héritage des rhétoriqueurs pour gagner en fluidité. C’est dans ce parcours et dans la variété des masques et des sujets qu’il devient possible, grâce à cette édition, de saisir l’œuvre de Marot.
Conformément aux principes de la collection, l’orthographe des poèmes est modernisée. À la suite des épîtres, un volumineux dossier comprend des remarques sur la versification, des notes, une bibliographie, un glossaire et une table des incipits. Le tout est à la fois très précis et très pédagogique. Le glossaire est très nourri et regroupe un grand nombre de mots et d’expressions obscurs ou faussement transparents. La bibliographie comprend un relevé exhaustif des manuscrits et imprimés ayant servi à l’édition (selon une classification qui reprend celle de la Bibliographie critique des éditions de Clément Marot de G. Berthon), dessources premières et secondes à la fois abondantes, récentes et choisies, ainsi que des dictionnaires. Enfin, les notes, pour chaque épître, justifient le choix du texte ayant servi de source et fournissent des éléments contextuels précis sur la rédaction de l’épître. Ensuite, pour certains vers, sont éclairées les références historiques ou intertextuelles, tandis que la syntaxe et la langue de Marot sont souvent expliquées et paraphrasées pour plus de clarté.
En somme, cette édition fournit un nouvel outil précieux pour les chercheurs, qui y trouvent une synthèse des travaux les plus récents sur Marot (avec de nombreuses références bibliographiques pour aller plus loin) et un véritable travail philologique puisque des textes y sont édités pour la première fois (du moins dans cette version) tandis que d’autres sont légitimement exclus. La nouvelle numérotation des épîtres, qui n’est ni celle de Cl.-A. Mayer ni celle de G. Defaux, constitue le seul (et bien maigre) obstacle à l’utilisation de cet ouvrage. Mais cette édition des Épîtres procure surtout un remarquable outil pour les étudiants et enseignants désireux de découvrir ou faire découvrir Marot (autrement que par le recueil parfois ardu de L’Adolescence clémentine), grâce à un apparat critique éclairant avec autant de rigueur et de précision que d’esprit de synthèse le contexte historique et littéraire de chacune des épîtres, ainsi qu’à un souci permanent de rendre lisibles la langue et le style de Marot.
Ellen Delvallée
177Guillaume Du Bartas, Les Œuvres (1579). Édition par Denis Bjaï et François Rouget. Genève, Droz, « Textes Littéraires Français », 2018. Un vol. de 504 p.
Principalement connu pour sa poésie hexamérale, dont le succès ne se dément pas en France et en Europe durant près d’un siècle avant de tomber dans l’oubli, puis de retrouver de nouveaux lecteurs au sein de l’université depuis la fin du xxe siècle, Guillaume de Salluste, sieur Du Bartas (1544-1590), est aussi l’auteur d’un recueil de vers, dont la première édition publiée en 1574 sous le titre de La Muse Chrestienne (Bordeaux, S. Millanges, 1574) joue un rôle considérable dans l’affirmation en France d’une poésie chrétienne (non confessionnelle) voulant rompre avec le paganisme de la Pléiade. Republiée cinq ans plus tard, dans la foulée de La Sepmaine (1578), cette Muse Chrestienne, reformatée et très légèrement augmentée, est intégrée à un volume d’Œuvres (1579), toujours dédiées à Marguerite de Valois, la reine de Navarre. Publié conjointement par plusieurs imprimeurs à travers la France, ce nouveau recueil réunit quatre pièces en vers de natures différentes, mais très complémentaires. Tout d’abord La Judit, une épopée biblique composée de six chants, qui est incontestablement la pièce la plus ambitieuse de cet ensemble, en tant qu’elle est faite pour offrir un contre-modèle à La Franciade de Ronsard, dont les quatre premiers chants avaient été publiés en 1572 et fraîchement reçus ; L’Uranie, mise en scène allégorique de l’élection du poète et véritable profession de foi marquant une rupture avec les tenants de la muse profane ; Le Triomfe de la foy, une imitation chrétienne de Pétrarque mettant en pratique les injonctions de la muse Uranie. S’ajoute enfin à ce premier ensemble, directement issu du recueil de 1574, le fameux poème trilingue composé en 1578 « pour l’accueil de la reine de Navarre faisant son entrée à Nérac », qui réinscrit la production de Du Bartas au sein de cette cour dont il est pour ainsi dire le poète officiel. On a donc là affaire en définitive à une poésie qui s’illustre dans le registre chrétien (épopée, hymne, triomphe), mais aussi profane (entrée royale), avec une orientation morale globalement affirmée. Si La Muse chrestienne est toujours consultable dans le deuxième volume des Œuvres publiées par T. H. Holmes en 1938, le recueil de 1579 n’avait jamais bénéficié jusque-là d’une édition critique intégrale. Seule La Judit a fait l’objet d’une édition indépendante en 1971 dans le premier tome d’un projet d’Œuvres complètes pris en charge par A. Baïche. C’est dire tout l’intérêt de ce travail de fond réalisé par Denis Bjaï et François Rouget, qui font partie des meilleurs spécialistes non seulement de Du Bartas, mais de Marguerite de Valois, de la cour de Nérac, et plus généralement de la poésie épique et lyrique du dernier tiers du xvie siècle. Cette édition critique offre ainsi tout ce que le lecteur savant est en droit d’attendre d’une collection aussi prestigieuse. Tout d’abord le choix raisonné d’une édition, en l’occurrence celle du blésois Barthélemy Gomet, qui permet de comprendre à quel écheveau éditorial on a en réalité affaire quand on mentionne ces Œuvres de 1579 sans y regarder de plus près. Le respect très scrupuleux de l’édition de référence permet d’apprécier l’importance du péritexte (dédicaces, avertissement et pièces d’escorte) dans l’élaboration du recueil et la portée qu’il entend avoir. Il ne s’agit pas seulement ici de redonner à lire, en les agrémentant d’une très riche annotation savante, cette poignée de poèmes, mais d’en recontextualiser très finement la composition, la première circulation et la 178consécration éditoriale au sein d’un volume faussement disparate. Pourvu d’une introduction très dense d’une soixantaine de pages, d’annexes qui complètent utilement le dossier éditorial, d’un glossaire, d’une bibliographie et d’un index, cette édition prend place dans un ensemble aujourd’hui très complet d’éditions critiques des œuvres de Du Bartas. Le lecteur comparera utilement cette édition, fondée sur le respect de la mise en recueil, avec l’édition plus récente de La Judit (Paris, Classiques Garnier, 2020) donnée par S. Taïlamé, qui restitue les différentes pièces du recueil en annexe dans une perspective historiographique très différente. Quelles que soient les qualités spécifiques de ces différentes éditions, le souci du recueil originel, au-delà de l’attention portée à chacune des pièces qui le composent, donne à ces Œuvres un intérêt tout particulier. En restituant ce moment clef, non seulement de la carrière du poète Du Bartas, mais aussi de l’histoire de la poésie chrétienne, Denis Bjaï et François Rouget offrent une contribution précieuse aux études seiziémistes.
Julien Gœury
Nicolas Lombart, L ’ Hymne dans la poésie française de la Renaissance . Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de la Renaissance », 2018. Un vol. de 1 173 p.
La tradition hymnique existe, il faut donc la réinventer. Au moment où commence cette histoire, l’hymne est omniprésent, et doublement présent, à travers un héritage antique païen que la Renaissance redécouvre, et une tradition chrétienne vivante en latin. C’est à travers l’articulation problématique de ces deux traditions que Nicolas Lombart explore ce qu’il faut bien appeler avec lui la réinvention d’un « genre », dans la poésie française de 1500 à 1610. Trop souvent perçue à travers les seuls Hymnes de Ronsard, la production hymnique fait ici l’objet d’un « rééquilibrage » (p. 28), où la centralité de Ronsard n’est pas niée, mais réévaluée à travers la diversité des formes de la louange divine en un temps de multiples crises. Envisageant l’hymne à la fois comme genre et comme modalité, l’ouvrage s’attache à établir une typologie de ses formes et à retracer l’histoire de leurs réappropriations, des deux grandes traditions de l’hymne à la « réinvention » ronsardienne et aux « récupérations » politiques et confessionnelles du genre. Au long de ce parcours, l’hymne se révèle des ambitions poétiques comparables à celles de l’épopée.
L’ouvrage débute par un tableau très complet des deux traditions de l’hymne et des façons dont les poètes et théoriciens de la Renaissance les repensent avant l’entrée en scène de la Pléiade. Il explore ainsi, d’abord, la tradition chrétienne de l’hymne (chap. 1) dans ses divers aspects (lyrisme religieux, liturgie et transmission scolaire), les premières révisions liées à l’humanisme et à la Réforme et le renouveau hymnographique en néo-latin, italien et français ; puis il décrit la redécouverte de l’hymnodie antique (chap. 2) en soulignant le rôle des compilateurs, une théorisation qui se réclame de Quintilien et de Ménandre, et un projet poétique et spirituel, compris comme réhabilitation chrétienne du paganisme. Dans la tension entre ces deux traditions se développent des productions para- ou extra-liturgiques (chap. 3) travaillées par les nouvelles formes de la dévotion, de la tradition du livre d’Heures (Gringore) à la piété privée des noëls (Denisot), 179des entreprises éditoriales d’adaptation de l’Expositio hymnorum, traduisant la conscience d’un rôle possible de l’hymne dans la crise confessionnelle, à la rupture amorcée par la traduction des Psaumes de Marot, entreprise fondatrice qui place la louange sacrée au cœur de l’activité poétique, au-delà du clivage de l’intime et du public. L’ouvrage souligne, par l’étude des paratextes, le renouvellement de l’énonciation sacrée, de son champ et de la figure du poète, puis dégage de la structure du recueil une typologie des genres psalmiques, avant d’envisager un « style hymnique » marotique conciliant la simplicité avec un retour mesuré, mais décisif, aux ornements de la rhétorique. Le renouvellement amorcé par Ronsard en 1549 trouve là de quoi se nourrir.
La deuxième partie présente l’intérêt d’aborder ce renouvellement (1549-1556) comme un processus de « maturation générique » (p. 320) à travers la diversité des formes explorées par la Pléiade tel un « laboratoire épidictique » (p. 319), là où la théorisation fait défaut. Le coup d’envoi en est donné par la « liturgie du pouvoir royal » (chap. 4), lors de l’entrée royale de 1549 célébrée par Ronsard (Avantentrée) et Du Bellay (Prosphonématique), chez l’un par la mise en avant d’un lyrisme puissant, débordant et maîtrisé, chez l’autre par une ritualisation dominée par la figure du poète-prêtre, alors que l’hymne n’est encore qu’un « genre projeté » (p. 312). Mais si c’est l’ode qui se développe par la suite – peut-être du fait de son ancrage antique comme de ses modèles –, la Pléiade n’a de cesse d’approfondir la modalité hymnique (chap. 5) à travers la floraison des genres épidictiques. Par-delà le quasi-silence des traités à propos de l’hymne – tantôt exclu (Sébillet), tantôt inclus parmi les possibilités de l’ode (Du Bellay et Peletier) –, celui-ci est en germe dans l’enseignement de Dorat (Mythologicum) comme dans l’imaginaire métapoétique de Ronsard. Aussi Nicolas Lombart envisage-t-il l’acclimatation des genres grecs par la Pléiade comme autant d’« essais », le vœu, le péan, le dithyrambe, et les pièces de circonstance entourant les deux Marguerite, avant d’aborder le renouvellement du lyrisme chrétien au contact de l’inspiration antique (chap. 6), jusqu’à l’Hercule chrestien. Enfin l’étude des Hymnes de 1555-1556 (chap. 7) définit Ronsard comme celui qui réinvente les valeurs et la forme de l’hymne, par la louange émerveillée du monde, la contemplation active des mystères divins et une exhortation à la vertu, et en souligne les paradoxes, la part de réflexivité et les tentations épiques.
C’est cette visibilité donnée par Ronsard à l’hymne qui expliquerait sa « récupération », plus qu’une réelle postérité. La dernière partie de l’ouvrage explore ainsi successivement, dans le premier héritage des Hymnes (chap. 8), le développement de l’hymnode paradoxal, martial ou didactique et cet « adieu au genre » (p. 699) que constitueraient les IIII Saisons de l’an, puis, durant les troubles (chap. 9), les célébrations du roi, de la victoire et de la Paix, et l’investissement catholique des hymnes (chap. 10), jusqu’au « génie » du catholicisme que tenteraient d’exprimer les Hymnes ecclésiastiques de Guy Le Fèvre de La Boderie, ainsi que la voie parallèle de la méditation spirituelle, et la diversification des formes confessionnelles et spirituelles. Enfin s’esquisse un tournant épistémologique et métapoétique en fin de siècle (chap. 11) à travers l’idéal de maîtrise qui éclate désormais dans la louange diversifiée des objets du monde, la réflexivité de pièces célébrant le « plaisir de l’imitation hymnique » (p. 949) et l’insertion de morceaux hymniques dans les poèmes longs (La Franciade, La Sepmaine, La Galliade), non sans nostalgie ni critique à l’égard de l’hymne ronsardien, mais comme autant d’auto-justifications génériques ou tonales.
180Ample et très complète, cette riche enquête à travers l’histoire du genre de l’hymne ne néglige aucun aspect de ses modes de développement et de diffusion. Elle débusque la présence de la modalité hymnique chez de nombreux auteurs et à travers une grande diversité de formes, dont elle met en valeur la valeur expérimentale, l’adaptabilité et la porosité. Elle trace enfin une évolution convaincante, tant de ces formes que des grands jalons de cette histoire – on appréciera ainsi la place donnée à Marot et la belle étude dont il fait l’objet – et des auteurs que l’on suit à la trace – tel Ronsard, tout au long de sa production épidictique comme de ses rééditions –, en une démonstration palpitante, dont de nombreux tableaux et des introductions et conclusions limpides renforcent la clarté.
Anne-Pascale Pouey-Mounou
George Buchanan, Tragédies sacrées humanistes. Tome I. Baptistes siue calumnia et Iephthes siue uotum. Édition par Carine Ferradou. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2021. Un vol. de 422 p.
Ce volume, qui est la version remaniée d’une thèse soutenue en 2001 à Toulouse Le Mirail, constitue le premier tome des tragédies sacrées écrites en latin par l’Écossais George Buchanan, éditées et traduites pour la première fois en français moderne. La notion de tragédie sacrée, qui aurait peut-être mérité un développement à part entière, permet ici d’opposer cette production à sujet biblique aux tragédies à sujet profane du dramaturge, Medea et Alcestis, traduites d’Euripide, qui sont exclues du projet éditorial.
L’ouvrage comporte d’abord une introduction générale qui revient sur le parcours, complexe et fascinant, de l’auteur, intellectuel humaniste qui a marqué la vie universitaire, littéraire et politique de son temps, en Écosse, en France ou encore au Portugal. Précepteur de princes et de princesses d’Europe, il comprend les vertus pédagogiques de la forme théâtrale, même si ses pièces, jouées au collège de Guyenne, sont loin de s’y limiter. Les deux tragédies éditées ici, Iephthes siue uotum et Baptistes siue calumnia, se situent au confluent des traditions théâtrales antiques et médiévales et ont bénéficié d’une ample réception, à l’époque et jusqu’au xviie siècle. À la suite de l’introduction générale, une notice philologique présente les principes d’établissement du texte latin et de la traduction en français moderne. Chaque pièce, Baptistes puis Iephthes (l’ordre chronologique supposé de l’écriture prime celui de l’impression), est agrémentée d’un texte de présentation, qui décrit le sujet et l’intrigue de la pièce, interroge sa conception du tragique, expose les caractéristiques de son style et son usage de la métrique, présente ses personnages ou encore ses modèles et références. L’introduction de Baptistes, tragédie consacrée aux intrigues politiques qui mènent à la décollation de saint Jean-Baptiste,insiste particulièrement sur le rapport complexe que la pièce entretient avec les modèles antiques et réfléchit dans ce cadre à ce que serait le sens tragique de cette tragédie à sujet biblique imprimée en contexte chrétien. Celle d’Iephthes, pièce qui représente l’engrenage conduisant Jephté à sacrifier sa fille par fidélité à un vœu adressé à Dieu, interroge notamment le traitement que la tragédie propose sur des questions importantes à l’époque, celle du vœu 181bien sûr, mais également celle de la représentation des femmes. Les pièces sont présentées avec leur paratexte original – ce qui est essentiel, puisque, par exemple, dans l’adresse à Jacques VI d’Écosse qui précède Baptistes, Buchanan oriente sa production tragique dans le sens d’une éducation de ce jeune roi dont il est le précepteur. Concernant l’édition des pièces en elles-mêmes, le texte latin, versifié, se situe sur la page de gauche, la traduction, en prose, se trouve sur la page de droite, et se voit complétée par des notes qui élucident le sens, les références et allusions culturelles, les sources, ou encore reviennent sur des difficultés de traduction voire sur des interrogations dramaturgiques. Enfin, le volume est complété par une ample bibliographie, actualisée, qui recense notamment les travaux sur le théâtre tragique, français et néolatin de l’époque, puis l’ensemble des études parues à ce jour à propos de George Buchanan et de son œuvre tragique – parmi lesquelles nous trouvons plusieurs articles issus de la plume de Carine Ferradou, grande spécialiste de cet auteur. Se trouvent enfin trois indices nominorum, qui présentent auteurs, œuvres, puis personnages cités, ainsi qu’une table des matières.
Nous ne pouvons que nous réjouir de cette première édition et traduction française moderne des pièces de Buchanan : jusqu’ici, il fallait combiner la lecture des traductions anglaises de Sharratt et Walsh, celle des traductions de l’époque et celle de la thèse non publiée de Carine Ferradou (en microfiches !). Cette édition soignée va donc devenir un outil indispensable pour toute personne qui s’intéresse aux œuvres de Buchanan, mais également au théâtre de la Renaissance en général. L’intérêt des introductions, le soin pris à l’établissement du texte, la qualité de la traduction, ou encore la clarté, la concision et la pertinence des notes, critiques et philologiques, permettront à coup sûr de rendre plus accessibles ces pièces dont l’importance pour la constitution du théâtre français de la Renaissance n’est plus à démontrer – quoiqu’elle reste encore en grande partie à étudier. Nous attendons donc avec impatience le volume II, qui sera consacré aux traductions quasi contemporaines des pièces, celles de Claude de Vesel, Florent Chrestien, François du Fort, Mage de Fiefmelin et Pierre de Brinon.
Nina Hugot
Alicia Viaud, À hauteur humaine. La fortune dans l’écriture de l’histoire (1560-1600). Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2021. Un vol. de 663 p.
Le livre d’Alicia Viaud est un ouvrage magistral, de plus de 650 pages, issu de sa thèse de doctorat, soutenue à l’université de Paris 3 Sorbonne nouvelle, en 2018, sous la direction de Michel Magnien.
L’autrice s’attache à déterminer la place que prend le concept de fortune dans l’écriture de l’histoire dans la deuxième moitié du xvie siècle. Elle s’intéresse aux narrations non fictionnelles faisant retour sur le passé – que celui-ci soit récent (guerres de Religion) ou plus ancien – et contribuant à l’édification d’un récit des origines de la France. La période d’étude retenue constitue un poste d’observation de choix car le sens de « fortune » connaît une évolution notable jusqu’à désigner, au xviie siècle, les biens matériels. Au xvie siècle, l’acception majoritaire est toujours plus proche de la fortuna latine, désignant tantôt une divinité, tantôt la chance ou 182la destinée humaine. Par ailleurs, sous l’influence de l’humanisme d’une part et de l’actualité brûlante de l’autre, les écrits historiques se multiplient. Le corpus est vaste et une attention toute particulière est portée aux œuvres très variées de Loys le Roy, Blaise de Monluc, Lancelot Voisin de La Popelinière, Henri de Mesmes, François de Belleforest ou Marguerite de Valois, tous ces travaux et témoignages étant éclairés par une fréquentation importante des Essais de Montaigne.
L’intérêt porté au mot « fortune » permet d’envisager une « épistémologie des pratiques de l’histoire » (p. 18) tout en appréciant les différences sensibles entre les auteurs ou autrices. Le problème majeur que pose la fortune est que son acception est païenne et s’accorde parfois difficilement avec la Providence divine. Pour comprendre en quoi la fortune a pu servir de moteur à l’écriture de l’histoire, donc d’explication aux événements, Alicia Viaud tisse tout au long de son ouvrage les rapports qu’elle entretient avec les décisions divines d’une part, mais aussi, d’autre part, avec la volonté humaine, la virtus, ou encore avec ce qui échappe aux lois générales, le cas particulier. C’est par leur conception de ces rapports que les auteurs se singularisent, tout en laissant apparaître certaines constantes : les mémorialistes, dans le souci de justification qui les anime lors de l’écriture – partielle – du récit de leur vie, font de la fortune un protagoniste qui leur permet, dans la description de leur réaction face à elle, de se grandir eux-mêmes. Les historiens, en revanche, considèrent l’attitude plus philosophique que l’être humain doit adopter face aux vicissitudes de l’existence.
Le plan adopté par Alicia Viaud permet avec souplesse de montrer l’instabilité des acceptions du mot « fortune », tout en mettant en valeur des aspects récurrents de la notion.
Le prologue (« Cerner la fortune : l’histoire et la figure »), en deux chapitres, resitue les écrits historiques dans leur temps et revient sur l’étymologie et l’évolution du mot « fortune ». Le xvie siècle fait encore coexister plusieurs sens du terme, qu’ils concernent la chance qui élève et soutient un homme, ou au contraire le revers qui l’abaisse subitement, ou encore l’occasion à saisir.
La première partie (« Penser l’adversité : l’obstacle et la limite ») présente la fortune sous son aspect négatif, celle qui contrevient à la volonté humaine et lui oppose des obstacles. Elle se divise en cinq chapitres : le premier (qui correspond au chapitre iii), centré sur Loys le Roy, François de Belleforest et La Popelinière, pense « la définition de la vicissitude comme loi du monde », ce qui permet d’éviter la question de l’intervention divine, et de rester, comme le propose le titre de l’ouvrage d’Alicia Viaud, « à hauteur humaine ». Le chapitre iv explore à la fois les émotions et passions qu’engendrent les revirements de fortune et l’usage de ces derniers dans le développement des exempla. Dans le chapitre v, la fortune est pensée en tant qu’élément à prendre en compte dans l’élaboration d’une stratégie militaire. Le chapitre vi est centré, pour sa part, sur Marguerite de Valois et développe l’idée selon laquelle la mise en avant de la Fortune, antagoniste de la Nature, permet de faire ressortir la constance et la vertu de la mémorialiste. Le chapitre vii se concentre sur un autre mémorialiste, déchu et amer, Henri de Mesmes, qui lui aussi emploie la fortune pour montrer la force de son propre caractère, et la façon dont elle lui a permis de se tourner vers Dieu, son principe « contraire et complémentaire » (p. 272).
La seconde partie (« Concevoir l’action : le calcul et le pari ») est le miroir de la première : elle met en valeur la façon dont la fortune peut servir à concevoir l’action. 183Sa conceptualisation ne peut se faire sans celle de la vertu, évaluant la valeur de l’individu. L’action humaine n’est jamais sûre, mais la maîtrise de soi, le courage et la prudence sont du ressort de l’homme. Le chapitre viii consacré à Blaise de Monluc montre comment les Commentaires font de la fortune l’adjuvante fidèle des actions militaires du capitaine, preuve de son élection divine. Le chapitre ix se penche sur les neuf rois « Charles », dont Belleforest fait l’histoire, et la lecture providentialiste des événements, qui fait de fortune un personnage de l’histoire. Chez La Popelinière, auquel s’intéresse le chapitre x, on note une nette évolution dans le temps, depuis l’acceptation d’une fortune très présente, bien que soumise à Dieu, jusqu’à son rejet au profit de l’exaltation de la vertu. Le chapitre xi porte sur l’occasion, dans ses rapports avec fortune, autour des Mémoires de Gaspard de Saulx-Tavannes, écrits par son fils.
La troisième partie (« S’approprier le passé : le singulier et le commun ») prolonge ces interrogations en mettant en évidence les façons dont les autrices et auteurs se servent de la fortune pour donner sens et forme au passé. Le recours à la fortune dans l’interprétation de l’histoire peut être vu comme une facilité, le fait d’historiens « médiocres » et cependant celle-là sert à la construction du sens, pour évoquer à la fois l’origine des actions et leur résultat. Le chapitre xii a pour objet l’élaboration d’une histoire nationale, calquée sur celle de l’histoire de Rome. Dans la fortune de France repose la continuité de la grandeur du royaume, marque d’une forme de protection divine. Le chapitre xiii considère la façon dont le récit des mémorialistes construit la fortune personnelle comme édification d’une condition sociale, dans la mise à l’épreuve. Elle est, notamment chez Marguerite de Valois, tel que le chapitre xiv le développe, le liant qui permet de garantir l’unité d’une vie en apparence marquée par l’hétérogénéité. Le chapitre xv fait la lumière sur le rôle de la fortune dans la représentation des actions du prince, actions dont elle souligne le caractère arbitraire. Le dernier chapitre présente, quant à lui, le poids de la fortune dans la tâche abyssale de l’historien. Comment appréhender ce qui semble se présenter comme une « multiplicité sans fin » ? Sans doute, comme avec La Popelinière, en prenant en compte avant tout la notion de responsabilité des hommes, limitée à la question du choix et en acceptant que l’histoire intègre les principes de singularité et d’irrégularité.
Alicia Viaud propose ici aux lecteurs un parcours à la fois foisonnant et ordonné à travers les récits d’histoire écrits dans la deuxième moitié du xvie siècle, nous donnant à voir combien le concept de fortune, complexe et diversement intégré dans l’écriture, est fructueux pour saisir l’évolution de l’interprétation de l’histoire, prise entre l’action de Dieu et l’action des hommes, dotés d’un jugement, d’une mémoire et d’une volonté. Le livre est en outre d’une belle facture, accompagné d’un index et d’une bibliographie qui sont très utiles. La lecture est enrichissante et stimulante tout au long de l’ouvrage.
Mathilde Bernard
184Grégoire Holtz, Paganisme et humanisme. La Renaissance française au miroir de la Vie d’Apollonius de Tyane. Genève, Droz, « Travaux d’humanisme et de Renaissance », 2021. Un vol. de 376 p.
La figure d’Apollonius de Tyane, sage pythagoricien thaumaturge du ier siècle, a conservé durant le Moyen Âge une aura considérable, au point de servir de prête-nom à divers textes magico-alchimiques. La Vie d’Apollonius, rédigée au iiie siècle par Philostrate, est quant à elle redécouverte à la Renaissance : ce roman grec, écrit dans le style asianiste, aussi riche en voyages qu’en prodiges, a alors connu un vif intérêt, en dépit du fait qu’il met en scène un prophète du paganisme. Comment et jusqu’où l’humanisme a-t-il pu s’éprendre d’un personnage pourtant si emblématique de la réaction païenne ? Telle est la question que pose Grégoire Holtz.
Avec prudence, son livre apporte des éléments de réponse sûrs plus qu’un avis définitif sur ces enjeux. Il décrit les modalités d’un engouement mêlé de réprobation, en utilisant la philologie, l’histoire des idées, la théorie des rapports entre la fable et la fiction, mais aussi la bibliographie matérielle et l’étude de la traduction.
Après un point en introduction sur le modèle de la priscatheologia (il y a des éléments de théologie naturelle compatibles avec le christianisme dans certains textes antiques), le premier chapitre propose une seconde introduction sur la première réception de la Vie par ses éditeurs humanistes (deux rivaux, Béroalde et Alde) et traducteurs latins. Mais l’énigmatique première traduction française parue à Lyon chez François Juste (1537) occupe l’essentiel de la réflexion : cette parution en milieu rabelaisien, dont la présentation matérielle montre qu’elle est destinée à un public élargi, inaugure en France une tradition propre de lecture moqueuse appliquée à cette œuvre de fiction non sérieuse : on souligne la vaine gloire du voyageur et on se moque de la nécromancie ; on se joue de Philostrate comme autorité, mais on imite la virtuosité métafictionnelle du récit.
Le second chapitre traite de la traduction latine du texte de Philostrate, accompagnée de remarques philologiques sur le texte grec et procurée par Désiré Jacquot (1555). L’auteur a souhaité associer l’analyse de cette édition à deux autres aspects : l’étude de l’utilisation du texte de la VitaApollonii comme un thesaurus de références, de sources documentaires pour les « naturalistes » d’une part, et d’autre part l’analyse des mentions d’Apollonius comme une autorité dans le cadre des « miroirs du prince », à l’instar d’un Cyrus (mais ce dernier thème est sans doute plus lié à la tradition médiévale d’Apollonius qu’au texte de Philostrate). Désiré Jacquot doit transiger avec le caractère encombrant du texte : s’il publie le Contre Hiéroclès d’Eusèbe de Césarée, pieux antidote, il n’en justifie pas moins par le contexte le magicien Apollonius. Un utile point de comparaison est fourni : le statut de L’Âne d’or d’Apulée, autre fiction fabuleuse, et du De Rerum natura, discours philosophique dont on a l’impression que les thèses nécessairement plus explicites et le public moins large ont paradoxalement rendu la réception plus aisée. Pour la Vie, on peut se demander si ce ne sont pas surtout les prétentions historiques de Philostrate qui ont suscité la réprobation chez des humanistes comme Érasme ou Vivès qu’analyse l’auteur.
Le troisième chapitre traite du contexte et des intentions de la première traduction française intégrale due à Thomas Sébillet (BnF, Français ms. 1108). Sans doute les conceptions de Sébillet sur l’effacement souhaitable du traducteur et sa 185réticence relative vis-à-vis de l’imprimé expliqueraient-elles qu’elle soit restée manuscrite et assez méconnue. Le pythagorisme, « philosophie première […] méconnue et opaque » (p. 162), auquel Sébillet est gagné comme tant d’autres, et le néoplatonisme semblent motiver sa nette approbation : la Vita lui paraît une « histoire fabuleuse » à lire allégoriquement – à la fois véridique et merveilleuse donc, à l’opposé du roman de chevalerie. Le « paganisme triomphant » (p. 187) ne l’effraye pas.
Le quatrième chapitre évoque la traduction de Blaise de Vigenère (1599), aboutissement d’une politique de publication initiée du vivant du traducteur avec le libraire Abel L’Angelier et conçue dans le sillage d’une tradition d’« occultisme » (p. 195). On pourrait discuter le terme : il y a en tout cas une dialectique du caché et de l’ouvert agrégeant dans une synthèse assez généreuse toutes les philosophies correspondant à ce schéma formel, indépendamment peut-être de leur discours proprement dit. Cette adaptation en français d’un prosateur de la seconde sophistique a une fortune stylistique, tout comme les œuvres de Lucien qui ont eu alors aussi des « lecteurs innocents » (Lauvergnat-Gagnière). Les pages 214-239 résument l’analyse des différentes traductions évoquées jusque-là. À la traduction de 1537 qui respecte le texte, l’auteur oppose l’amplification décelable chez Sébillet comme chez Vigenère – ce dernier est analysé comme explicatif, redondant, et surtout doté d’une « fonction visualisante » (p. 229). Du point de vue idéologique, l’auteur constate que les syntagmes chrétiens chez Vigenère relèvent moins d’une tentative de christianisation que d’un appel au contexte familier pour le lecteur. À l’âge des humanités numériques, on peut espérer que ce genre d’analyse appellera des approfondissements plus systématiques encore. L’auteur traite enfin des annotations du magistrat Claude Expilly sur son exemplaire de la version de Vigenère : s’il relève les sentences, Expilly (on le sait grâce à Yves Le Hir) juge sévèrement Philostrate et son « roman » difficile à croire, ainsi que les archaïsmes et les hellénismes ou néologismes de Vigenère. Exemple provincial d’éloquence parlementaire gagnée par une forme d’atticisme ?
Le dernier chapitre évoque la réédition de cette traduction avec le commentaire d’Artus Thomas (1611) : les liens de Vigenère avec ce personnage curieux, plus nettement marqué par les cercles dévots parisiens et par ce qu’on peut nommer la Contre-Réforme, n’ont pas encore été percés. L’auteur montre le paradoxe d’une édition qui est prise entre fidélité accrue – grâce au concours de Frédéric II Morel dont les avis philologiques sur le texte sont mentionnés dans l’édition de 1611 – et commentaire dogmatique. Voilà pourquoi, suivant l’auteur, le ContreHiéroclès d’Eusèbe figure en annexe. Il y a là aussi, ajoutera-t-on, une tendance à constituer les traductions augmentées d’annotations et d’annexes en véritables encyclopédies, comme l’Histoire de Chalcondyle. Le commentaire, structuré par un sommaire et divers renvois, possède une forme d’autonomie. Artus Thomas s’y montre prêcheur. Paradoxalement, Philostrate connaît avec Artus Thomas (qui récuse l’historicité et la sagesse du texte) une forme de rédemption par le style.
On notera une ambiguïté (minime !) sur le plan doxographique : Apollonius n’est pas perçu par le christianisme antique comme « hérétique » ; il n’est pas du tout certain qu’on le considère comme tel à la Renaissance (on semble le laisser croire p. 96, 111, 168, 299). L’auteur signale à raison que tous les glissements de catégorie sont possibles dans la polémique religieuse de la Renaissance, mais, hors contexte polémique, les lettrés ne confondent guère le paganisme (dont on brocarde 186l’idolâtrie) et les conflits internes au christianisme, ancien ou moderne, que sont les hérésies. Il est vrai que ce concurrent du Christ suscite une comparaison entre paganisme et Réforme sous la plume du très pieux Artus Thomas (p. 270), mais faut-il attribuer l’usage de cette analogie à la réflexion humaniste antérieure ? On n’en reste pas moins admiratif devant cette somme aussi savante que prudente, qui analyse la première la fortune du texte et du personnage. L’inventivité des humanistes lecteurs d’Apollonius est sans doute à la hauteur d’une fascination et d’un embarras, variablement proportionnés comme il s’entend.
Paul-Victor Desarbres
Myriam Marrache-Gouraud, La Légende des objets. Le cabinet de curiosités réfléchi par son catalogue (Europe, xvie–xviie siècles). Genève, Droz, « Les seuils de la modernité », 2020. Un vol. de 628 p.
Après plusieurs publications d’envergure consacrées aux cabinets de curiosité, au collectionnisme ou à la matérialité de la merveille dans l’Europe de la Renaissance et du xviie siècle, Myriam Marrache-Gouraud propose une enquête inédite portant non plus directement sur les collections mais sur leurs catalogues imprimés. Explorant une cinquantaine d’ouvrages publiés en Europe entre 1565 et 1670-1690, en latin ou en langues vernaculaires, elle cherche à souligner le rôle majeur joué par le livre dans la fixation mais aussi la diffusion et la légitimation des collections, éclairant de manière convaincante le lien entre objets de curiosité, espace concret du cabinet et espace du livre, érigé dès lors en « musée du musée » (p. 78) ou « musée de papier » (p. 346). Plus encore, elle montre comment le catalogue, mimétique de la collection, s’érige lui-même en merveille et devient le lieu d’une inventivité linguistique et stylistique qui en fait une œuvre littéraire à part entière, illustrant ce que l’autrice appelle une « poétique de la curiosité » dont elle décline avec brio les enjeux, notamment celui de passer « des res aux verba » (p. 22) et de mettre en scène les objets tout en préservant aux yeux du lecteur la séduction de leur étrangeté. La grande originalité de l’enquête est donc bien ici de s’intéresser aux catalogues non pas comme documents au sein d’une histoire matérielle des cabinets mais comme « objets eux-mêmes construits » (p. 24), animés par des stratégies éditoriales et discursives, et qui, écrivant la « légende » des objets, visent à faire du livre un parergon,c’est-à-dire une vitrine où ils se dévoilent dans leur fascinante singularité. Tout en s’appuyant sur les acquis des material studies, de l’ethnographie ou de l’histoire des sciences pour évoquer la pratique de la collection ou l’approche des curiosités concrètes, Myriam Marrache-Gouraud recourt surtout avec justesse aux outils de la rhétorique (placere, docere, movere ; dispositio et inventio) et souligne constamment le lien entre matérialité et geste d’écriture : l’objet de curiosité, loin d’exister seulement par lui-même, s’invente à travers le discours qui le décrit, l’explique ou l’admire, à travers les récits narrant sa découverte ou ses usages, le catalogue étant, plus qu’un musée, « un réservoir d’histoires contenant l’amont et l’aval des choses » (p. 347).
Cette « étude de la poétique de la curiosité dans l’espace des catalogues » (p. 39) se déploie en deux grandes parties. La première (« Le livre et la collection », p. 41-265), divisée en trois chapitres, interroge les enjeux du passage de la 187collection au livre imprimé (ainsi l’enjeu de patrimonialisation, celui d’acquisition d’une auctorialité par la mise en scène d’une « bonne curiosité ») et met en lumière les différentes stratégies éditoriales (p. 82-131) et scripturaires à l’œuvre dans la rédaction des catalogues, notamment l’invention d’un lexique de la curiosité (par exemple l’étude du mot « cabinet » p. 171 sq ; du mot « théâtre » p. 198 sq) et le choix des langues selon le lectorat visé ou l’objet choisi (p. 235-262). La deuxième partie (« Écrire curieusement » p. 267-538), divisée également en trois chapitres, s’attache plus spécifiquement à l’écriture de la légende des objets (qui doit combiner volonté démonstrative, visée didactique et recherche de l’émerveillement) et étudie ses trois principales modalités (la narration, la description, la liste) comme autant de « solutions littéraires » apportées à « l’énigme des choses » (p. 276). En annexes figurent enfin une liste non exhaustive des catalogues imprimés utilisés pour l’étude (56 titres classés par date de publication) ; une riche bibliographie (15 pages de sources, 24 pages d’ouvrages critiques) ; trois index (noms, lieux, choses) ; une table des illustrations (l’ouvrage proposant 52 illustrations en noir et blanc : gravures, reproduction de pages imprimées, photographies d’objets).
La grande variété (linguistique, géographique ou stylistique) du corpus étudié par Myriam Marrache-Gouraud lui permet de valoriser pleinement, à travers ce fil conducteur de la curiosité, la richesse littéraire et le travail d’invention scripturaire à l’œuvre dans des imprimés que l’on aurait tendance à reléguer trop vite dans les placards à archives et dont on suppose trop vite la neutralité descriptive alors qu’ils sont des « espaces expérimentaux où se joue la transposition des choses en mots » (p. 130) : écrire la merveille suppose en effet à la fois la mise en place d’une scénographie, la construction d’une histoire et la recherche constante d’un « effet » aiguisant l’appétit du lecteur, qui passe aussi par la mise en scène de soi en collectionneur. À cet égard, si l’ensemble des chapitres offre une réflexion de haute tenue, on appréciera en particulier les pages consacrées aux potentialités narratives de l’objet prodigieux (p. 322), aux récits d’appropriation grâce auxquels le catalogue devient un « autoportrait du curieux » (voir l’exemple de John Bargrave, p. 338) ou encore à la poétique de la liste, où règnent « les lois du bizarre » mais aussi la créativité du rédacteur (p. 499). Par ailleurs, des rapprochements fréquemment suggérés entre curiosités et reliques (ainsi p. 406-410) permettent d’interroger la matérialité dans son rapport paradoxal à l’invisible, ouvrant de manière très stimulante à des enjeux muséographiques plus contemporains concernant l’appropriation et l’exhibition des objets du sacré.
Soulignons pour finir que cet ouvrage, impressionnant par son volume, se parcourt sans effort, car on sent chez l’autrice un plaisir de plume qui garantit un constant plaisir de lecture. Myriam Marrache-Gouraud partage, avec les collectionneurs qu’elle étudie, à la fois le goût de l’érudition et le plaisir de la trouvaille, stimulant ainsi avec efficacité notre libido sciendi.
Antoinette Gimaret
188Onésime Somain de Claireville, Le Gascon extravagant, histoire comique. Présentation, édition critique et annexes par Frank Greiner, annotation avec la collaboration de Ludovic Louvion. Paris, Classiques Garnier, « Lire le xviie siècle », 2020. Un vol. de 472 p.
Le Gascon extravagant, histoire comique publiée anonymement en 1637, n’avait fait l’objet jusqu’à présent que d’une seule édition critique, de la part de Felicita Robello (Abano Terme, Piovan, 1984), difficilement consultable en France. L’édition que nous propose Frank Greiner (avec l’aide de Ludovic Louvion pour l’annotation du texte) apporte donc un éclairage salutaire sur une œuvre reconnue depuis les années 1970 comme l’une des principales histoires comiques du xviie siècle. Attribué par Charles Sorel à Du Bail puis à Claireville dans la seconde édition de sa Bibliotheque françoise (1667), Le Gascon extravagant est, grâce aux recherches de Felicita Robello, définitivement classé aujourd’hui dans la bibliographie de Claireville. Frank Greiner apporte de nouveaux arguments à cette attribution qui permettent d’exclure l’hypothèse d’un troisième auteur auquel la critique n’aurait pas songé.
Dans son introduction de 127 pages, Frank Greiner commence par examiner à nouveaux frais la question de l’attribution de l’œuvre. Il présente tout d’abord plusieurs hypothèses pour expliquer la publication sans privilège de ce roman chez Cardin Besogne. Il revient également sur la question de l’anonymat, que le contenu potentiellement sulfureux de l’œuvre peut expliquer. Après Sorel, on a longtemps fait balancer la paternité du roman entre Louis Moreau, sieur Du Bail, et Onésime Somain de Claireville. Tous deux originaires du Poitou, ces deux auteurs se distinguent toutefois par leurs convictions religieuses. Frank Greiner juge le catholicisme militant de Du Bail difficilement compatible avec la bienveillance exprimée à l’égard des Réformés que l’on relève dans le Gascon. L’histoire familiale et le parcours de Claireville, qui lient cet auteur à Loudun, s’accordent davantage avec l’esprit du roman. Frank Greiner conforte par ailleurs les arguments linguistiques et stylistiques en faveur de Clairville développés par Felicita Robello (annexes 2 et 4).
La deuxième et la troisième partie de l’introduction s’intéressent au genre de l’œuvre, à ses sources et à son ambivalence herméneutique, réexaminée en fonction des éléments de contextualisation que son attribution à Claireville permet d’apporter. Si les sources de l’œuvre sont aussi diverses qu’hétérogènes, Frank Greiner montre comment l’auteur en tire une partie de la matière de son texte, mais aussi des éléments de dispositio : la composition de l’œuvre relève ainsi d’un « art du désordre calculé » (p. 56).
La question du comique conforte l’idée d’une œuvre palimpseste. Claireville emprunte tout aussi bien à la tradition des contes à rire et des facéties qu’à la farce et à la comédie. Si l’ambition satirique de l’œuvre est réelle, le réalisme social cède pourtant la place à une galerie de types moraux proches de la caricature. Le montage énonciatif du roman (en grande partie narré à la première personne), de même que l’alternance des points de vue exprimant les opinions divergentes du narrateur du récit-cadre, du Gascon, de l’ermite et de Segna, la jeune fille prétendument possédée, conduisent le lecteur à se demander derrière quel(s) personnage(s) se cache la voix auctoriale. Si la critique, classant généralement le Gascon dans 189le corpus des œuvres libertines, a eu tendance à identifier les pensées de l’auteur aux propos du héros éponyme, Frank Greiner préfère montrer comment le zèle de l’ermite et le scepticisme radical du Gascon sont en fait renvoyés dos à dos pour que puisse émerger, à travers la foi modérée du narrateur, le juste milieu privilégié par Claireville.
De telles divergences herméneutiques sont en fait programmées par le roman lui-même, et ce dès la page de titre. En qualifiant son héros d’« extravagant », Claireville ne se contente pas de rattacher son personnage à une lignée de figures quichottesques ; il invite aussi à s’interroger sur la part de déraison du Gascon et sur le traitement de l’ethnotype. Claireville décrit, à la manière d’un « moraliste ‘‘baroque” » (p. 86), le théâtre du monde en pointant la vanité des êtres et de leurs passions, la perspective immanente du romancier satiriste s’accordant sur ce point avec la vision nourrie d’augustinisme du fils de pasteur.
Le traitement de l’affaire des possédées de Loudun atteste qu’il serait vain d’associer la voix de l’auteur à l’un des personnages en particulier. Confrontés au cas de Segna, dont le nom est sans doute l’anagramme de l’une des sœurs soi-disant miraculées (Agnès), l’ermite, le narrateur et le Gascon représentent chacun une position différente : celle du fanatisme, d’un scepticisme prudent ou d’une démystification radicale, avant un dénouement surprenant et difficile à prendre au sérieux qui voit le Gascon et le narrateur se convertir face au « miracle » de la jeune fille marchant au plafond. Là encore, tandis que la critique propose souvent une lecture ironique de cette fin brutale, Frank Greiner préfère considérer que l’auteur oppose deux positions extrêmes pour mieux s’en tenir à une troisième voie modérée. Toutefois, au-delà de l’insondable polyphonie du texte, Frank Greiner a aussi le mérite de cerner l’originalité du Gascon extravagant sur le plan de la fiction et de l’imaginaire romanesque. Faisant du roman une source essentielle du Roman comique de Scarron, il met au jour chez les deux auteurs un même usage ironique et distancié du romanesque, qui n’occulte pas pour autant les plaisirs de l’imaginaire.
L’avant-dernière partie de l’introduction porte sur la langue et le style du roman. Plutôt que d’accorder une grande importance à la langue gasconne citée dans le texte – notons que Claireville, contrairement à ses contemporains, fait parler à son héros un gascon authentique –, Frank Greiner préfère souligner à quel point l’extravagance linguistique du Gascon, et plus généralement la satire du galimatias, sont contrebalancées par l’idéal d’une langue naturelle, simple, faisant volontiers allégeance à la nouvelle norme linguistique « puriste » qui s’impose dans les années 1630 (voir l’annexe 1). Le style moyen de l’œuvre fait la part belle à l’oralité, tout en servant les ambitions de l’histoire comique, qui prétend rendre compte de la diversité linguistique du monde. Après une dernière section consacrée à la postérité du Gascon, les dernières pages de l’introduction proposent une bibliographie critique commentée, que l’on peut lire en regard de la bibliographie placée en fin d’ouvrage.
L’annotation du texte vise quant à elle à éclaircir le sens des termes vieillis ou obscurs et les structures syntaxiques propres au français classique ; les notes explicitent également les allusions présentes dans le texte et proposent de fructueux rapprochements intertextuels. En fin de volume, différents index – des noms propres ; des noms de personnages, des figures mythologiques et allégoriques ; des thèmes, motifs et notions ; et des titres – viennent utilement compléter l’ouvrage.
190Aussi cette édition critique du Gascon extravagant fera-t-elle date à plus d’un titre : tout d’abord parce qu’elle rend accessible une histoire comique majeure de la première moitié du xviie siècle, ensuite parce qu’elle permet de renforcer l’attribution qui en a été faite à Claireville, enfin parce qu’elle s’appuie sur une synthèse des travaux antérieurs sur le Gascon pour en proposer une interprétation originale, insistant d’une part sur les affinités de Claireville avec le milieu réformé et d’autre part sur l’inscription du roman dans le contexte de l’honnêteté mondaine et des nouvelles normes linguistiques, en complément des études qui l’abordaient plutôt sous l’angle du libertinage ou de l’identité gasconne.
Françoise Poulet
Robert Arnauld d ’ Andilly,Œuvres chrétiennes (1644). Édition critique par Tony Gheeraert. Paris, Classiques Garnier, « Univers Port-Royal », 2020. Un vol. de 290 p.
À travers l’édition critique des Œuvres chrétiennes (1644) de Robert Arnauld d’Andilly, l’auteur du Chant de la grâce (2003) veut réparer avec passion et précision plusieurs « préjugé[s] tenace[s] » de la réception : dépossession, oubli, préjugé idéologique. C’est la production proprement littéraire de Robert Arnauld d’Andilly qui est ici mise au jour, suivie, en annexe, de deux poèmes d’Antoine Godeau, et accompagnée d’un glossaire, d’un index des principaux noms et d’un index de notions. Le recueil Œuvres chrétiennes regroupe cinq pièces en dizains, écrites dans l’ordre chronologique et parfois déjà publiées moyennant certaines variations dont Tony Gheeraert tire profit. Les deux principales pièces encadrent le recueil, toutes deux déjà publiées séparément à l’époque : les 89 Stances pour Jésus-Christ (1628) et les 158 Stances sur diverses vérités chrétiennes (1642). Entretemps, se succèdent dans le recueil les neuf dizains d’alexandrins de la Prière à Jésus-Christ sur la délivrance de la terre sainte, suivis des dix dizains hétérométriques de l’Ode sur la solitude.
D’une plume alerte, Tony Gheeraert offre soixante-dix pages d’introduction et d’analyse. Il présente d’abord l’ensemble de la carrière de Robert Arnauld d’Andilly sous le signe du paradoxe et de l’évolution : mondain, d’Andilly écrivit des œuvres en vers – pièces de circonstances, poésie religieuse – puis en prose, des traductions et un traité d’arboriculture. Le critique en retient l’image qu’en donnait Antoine Godeau dans une élégie qui fonctionne selon lui comme le volet théorique de la poétique de Robert Arnauld d’Andilly. Dans un second temps, une analyse stylistique convaincante (« le parti pris des figures », p. 23-43) vise d’abord de manière synthétique à résoudre le paradoxe d’un écrivain tout à la fois mondain et dévot, chez qui l’utilisation des figures (oxymore, métaphore,…) répondait à des préoccupations théologiques et reflétait une vision du monde. Elle entre ensuite dans la chair des pièces poétiques (p. 44-70) ; en s’attardant sur l’inventio, la dispositio et l’elocutio, Tony Gheeraert dessine les contours des deux principales pièces du recueil et en révèle la profonde cohérence, tout en tissant des liens entre le poète et des auteurs contemporains, parfois inattendus (La Ceppède, Ignace, Godeau, Malherbe, Corneille).
L’introduction aux Œuvres chrétiennes de Robert d’Andilly cherche aussi à ancrer cette œuvre dans son temps. Les Stances pour Jésus-Christ s’inscrivent 191pleinement dans le courant de l’humanisme dévot, dont les références sont Ignace et Bérulle, tandis que les Stances de 1642 constituent l’essai « d’une poétique janséniste, ou, pour mieux dire, jansénienne » (p. 57), poésie morale dont le savoir positif rompt avec l’expérience sensible qui caractérisait la poésie religieuse dévotionnelle des années 1630. À travers le cas particulier d’Arnaud Robert d’Andilly, Tony Gheeraert redonne toute sa complexité à Port-Royal qui, rappelle-t-il, a constitué le fer de lance du tridentisme avant de connaître le repli sur un augustinisme austère. Ce faisant, cette synthèse embrasse de manière claire et dynamique de nombreuses évolutions littéraires et idéologiques du xviie siècle, entre goût pour les dizains à la manière de Malherbe, poésie de la nature, augustinisme, inflexion vers l’épique puis vers le pédagogique, déclin de l’enthousiasme, ou encore composition baroque d’une œuvre classicisante, tout cela jaillissant à l’occasion de la publication d’une œuvre de 1644.
Dans cette introduction, Tony Gheeraert combine à notre sens tradition et modernité : tradition du plan (l’auteur puis l’œuvre), modernité d’une approche stylistique selon laquelle les choix formels de l’auteur éclairent son idéologie profonde pétrie de paradoxes. Les choix éditoriaux, pour leur part, sont entièrement audacieux et fructueux. D’une part, les notes infrapaginales visent moins l’érudition que l’étayage d’une thèse : principalement intertextuelles, elles viennent souligner l’évolution du poète qui puise avant tout dans les Évangiles pour composer ses premières œuvres, tandis qu’elles font écho, dans les Stances de 1642, aux auteurs jansénistes, en premier lieu à Saint-Cyran, qui fait peut-être figure de co-auteur, selon l’hypothèse présentée dans l’introduction (p. 58). D’autre part et surtout, Tony Gheeraert met en regard les 68 Stances pour Jésus-Christ (1628) et les 99 stances du Poème sur sur la Vie de Jésus-Christ (1634) pour mieux montrer le phénomène de réécriture. Ce dispositif éditorial gagnerait à être imité car il rend visible la poétique d’Ancien Régime qui liait étroitement écriture, réécriture et réédition.
Claire Fourquet-Gracieux
Bruno Roche, Lumières épicuriennes au xviie siècle. La Mothe Le Vayer, Molière et La Fontaine, lecteurs et continuateurs de Lucrèce. Paris, Honoré Champion, « Libre pensée et littérature clandestine », 2020. Un vol. de 444 p.
Il n’y a pas grand dommage à rendre compte tardivement de cet ouvrage paru en 2020, car il est appelé à faire date. Pas seulement parce que le choix audacieux du corpus amène son auteur à établir des liens, d’affinité voire d’intertextualité précise, entre des auteurs dont l’épicurisme avait été jusqu’ici étudié isolément – celui de La Mothe Le Vayer par René Pintard (Le libertinage érudit dans la première moitié du xviie siècle, 1943), celui de La Fontaine par Jean-Charles Darmon (Philosophie épicurienne et littérature au xviie siècle. Études sur Gassendi, Cyrano de Bergerac, La Fontaine, Saint-Évremond, 1998), et de Molière par Antony McKenna (Molière dramaturge libertin, 2005) –, mais surtout parce qu’il recherche les indices de cet épicurisme commun non pas dans l’adoption d’idées abstraites, mais dans le dialogue concret, passionné et inventif que chacun de ces trois auteurs entretient 192avec Lucrèce. Le De rerum natura a été, on le sait, le véhicule actif de la philosophie épicurienne au xviie siècle, non seulement parce que ses éditions commentées permettaient aux érudits de le citer commodément et que, dès le milieu du siècle, des traductions françaises en ont rendu le texte disponible à un plus large lectorat, mais aussi (et peut-être surtout) parce que c’est un poème. Ainsi, de même que Lucrèce a engagé la puissance évocatoire des images et le pouvoir incantatoire des signifiants poétiques dans la transmission de la doctrine d’Épicure, les auteurs du xviie siècle ont repris à leur manière et selon les exigences des genres qu’ils adoptaient (discursif, narratif, dramatique) le travail lucrétien de transposition et de variation. Bruno Roche éclaire ce travail à partir du développement dans les trois œuvres étudiées des noyaux conceptuels qui scandent le poème de Lucrèce comme autant de moments cruciaux – au double sens, temporel et dynamique, du terme latin momentum, comme instant et comme impulsion – de son exposé de la doctrine d’Épicure. En privilégiant ces dispositifs poético-philosophiques propres à l’écriture de Lucrèce plutôt que la notion de philosophème consacrée par l’histoire des idées appliquée à la littérature – les onze occurrences qu’en contient l’ouvrage se trouvent réparties entre l’introduction et la conclusion, au seul titre de référence commune –, Bruno Roche invente une méthode d’analyse singulière et novatrice. La structure de l’ouvrage en porte la marque en évitant l’exposé didactique au profit d’une dynamique heuristique aussi jubilatoire qu’éclairante pour le lecteur.
Le suave mari magno qui ouvre le chant II du De rerum natura fournit la matière du premier chapitre – dans lequel Bruno Roche esquisse la conciliation de l’éthique épicurienne du retrait et de l’honnêteté mondaine – et, par extension, de l’ensemble de la première partie consacrée au principe de plaisir épicurien constitutif de la réflexion morale de La Mothe Le Vayer comme de l’esthétique de Molière et de La Fontaine. D’emblée, ces variations sur ces deux vers sans doute les plus fameux du poème lucrétien mettent en évidence la puissance polémique des propositions épicuriennes dans le contexte philosophique et religieux du xviie siècle français. Très logiquement la deuxième partie montre comment la querelle Descartes/Gassendi oriente la réception de la phénoménologie épicurienne de la perception et détermine l’engagement du théâtre de Molière contre l’idéalisme incarné par la préciosité et dans la dénonciation de l’imposture des faux savants, ainsi que le parti pris de La Fontaine en faveur de l’intelligence des animaux. Ces deux écrivains, et, plus encore, l’essayiste qu’est La Mothe Le Vayer, apparaissent ici tributaires des développements lucrétiens sur le primat de la sensation et sur les illusions produites par l’opinion et l’imagination. L’enchaînement se fait, tout aussi logiquement, vers la troisième partie consacrée à la recherche de remèdes aux maux de l’esprit. Bien qu’ils les classent dans les deux catégories épicuriennes, les tourments de l’amour et la crainte de la mort, les auteurs modernes ne peuvent adopter telles quelles les solutions radicales suggérées par Lucrèce : la réduction de l’amour à la pulsion sexuelle aisée à liquider et la répétition, telle un mantra, de la formule d’Épicure « la mort n’est rien pour nous ». Sur ce terrain, ils recourent à la démarche d’apprivoisement et de diversion initiée par Montaigne : il s’agit de s’en remettre à l’expérience et de faire confiance à la nature pour réduire le monstre de la jalousie et la hantise de l’agonie à des proportions vivables, ce qui permet de rire, au théâtre et dans la fable, des obsédés du cocuage et des mourants récalcitrants. Les deux dernières parties abordent le refus de la vision religieuse du monde, qui est le point le plus délicat de l’héritage de Lucrèce en contexte 193chrétien, et, en conséquence, le fondement philosophique du libertinage érudit. L’exclamation indignée de Lucrèce en conclusion de l’évocation du sacrifice d’Iphigénie (tantum religio potuit suadere malorum : « combien de malheurs a généré la religion ! ») exige, pour pouvoir être illustrée dans des œuvres modernes, une extrême prudence de leurs auteurs, qui doivent veiller à ne pas afficher un éthos impie : tel est l’objet de la quatrième partie. Aussi La Fontaine et Molière mettent-ils en œuvre les procédés de dissimulation accordés à leurs poétiques respectives pour dévoiler, par le truchement du Tartuffe, de l’Ermite ou encore des Frères de Catalogne, l’imposture politique des religions et dénoncer l’instrumentalisation du langage de la dévotion. Cette convergence des stratégies et des thématiques s’exprime de manière éclatante dans la cinquième et dernière partie de l’ouvrage, qui met en évidence la dégradation de la figure de Jupiter par chacun des trois auteurs avec ses moyens propres, dans le but commun de dénier toute consistance métaphysique et existentielle à la providence divine. La puissance démystificatrice de l’affirmation lucrétienne selon laquelle ce sont les hommes qui ont fait les dieux qu’ils redoutent se diffracte alors en divers énoncés, souvent mis à distance par la polyphonie du dialogue et la double énonciation théâtrale ou facétieuse. La transmission du message épicurien enrôle ainsi spectateurs, auditeurs et lecteurs dans son déchiffrement.
Ce n’est pas, en effet, le moindre mérite de l’ouvrage que de faire entrevoir, en cette période de l’histoire de la culture française abusivement englobée sous l’étiquette de « siècle des saints », l’allégeance épicurienne de tout un pan de la société cultivée. La sociabilité galante n’est pas seulement un voile commode à la diffusion de l’épicurisme : elle en est la meilleure alliée dans la mesure où, observe pertinemment Bruno Roche, ses propres idéaux relèvent du principe de plaisir qui est l’élément le plus communément reçu de la doctrine d’Épicure. Les trois auteurs sélectionnés par le critique en tant qu’« auteurs-témoins » contribuent à ce processus de mondanisation de l’épicurisme en adaptant les aphorismes et les injonctions de Lucrèce au contexte de réception contemporain sans les affadir ni les dénaturer. Par exemple, si Molière, La Fontaine, et même La Mothe Le Vayer, dans son Dialogue sur le mariage, extrapolent à partir de la théorie rigoriste de Lucrèce sur la nocivité de l’amour une variante épicurienne qui innocente le désir sous l’égide du conseil partagé par Lucrèce et Horace « d’aller chacun où son plaisir l’entraîne » (sua quemque trahit voluptas), ils déplacent la description pathologique de l’amour vers les phénomènes d’emprise comme celui que subit Orgon, passionnément entiché de Tartuffe, ou la jeune villageoise du conte de La Fontaine fanatisée par l’Ermite éponyme. En observant ce déplacement, Bruno Roche est en mesure de donner une source lucrétienne à l’entreprise libertine de « défabulation » et de « déniaisement ». Tel est le fruit d’une méthode d’analyse, dont la souplesse épouse l’inventivité des auteurs étudiés, et qui procède de la conviction que l’art littéraire n’est pas étranger à la diffusion d’une pensée qu’il reçoit et informe selon les modalités qui lui sont propres.
Michèle Rosellini
194Thomas Corneille, Théâtre complet. Tome VI. Édition de Montserrat Serrano Mañes, Gaël Le Chevalier et Emmanuel Minel. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2019. Un volume de 625 p.
L’édition critique du Théâtre complet de Thomas Corneille, dirigée par Christopher Gossip, compte à ce jour six tomes, parus entre 2015 et 2021. Le tome VI, paru en 2019, rassemble une comédie et trois tragédies créées entre 1670 et 1673, et publiées entre 1671 et 1674 : La Comtesse d’Orgueil, éditée par Montserrat Serrano Mañes, Ariane, éditée par Gaël Le Chevalier, Théodat et La Mort d’Achille éditées par Emmanuel Minel. L’introduction générale était parue dans le premier tome. Chaque pièce est ici accompagnée d’une introduction, d’une description des éditions collationnées, d’une bibliographie et d’une liste de variantes. Conformément aux principes de la collection, l’orthographe et la ponctuation sont modernisées. En fin de volume se trouvent un glossaire et deux index.
Les quatre pièces, rassemblées ici pour des raisons chronologiques, entretiennent aussi des affinités thématiques fortes, leur enjeu commun étant constitué par la rupture problématique d’un engagement amoureux. On ne peut que saluer cette parution, les éditions critiques modernes de ces pièces étant particulièrement rares. Signalons qu’Ariane figurait, aux côtés de Timocrate, parmi les deux titres de Thomas Corneille retenus par Jacques Truchet dans son Théâtre du xviie siècle (« Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1986). Les trois autres pièces avaient fait l’objet d’une édition critique dans le cadre de mémoires de maîtrise dirigés par Georges Forestier, disponibles sur le site de la Bibliothèque dramatique de Sorbonne Université : La Comtesse d’Orgueil dans l’édition de Thierry Simoncello (2009), Théodat par Olivia Leroux (2001) et La Mort d’Achille par Étienne Mahieux (2000).
La tragédie d’Ariane, créée en février 1672 sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne, avec la Champmeslé dans le rôle-titre, est, comme le signale Gaël Le Chevalier, l’œuvre la plus jouée de l’auteur, si l’on excepte son adaptation du Festin de pierre. L’intrigue développe le sujet ovidien de l’abandon d’Ariane sur les rives de Naxos par l’infidèle Thésée, épisode également évoqué par Plutarque dans sa Vie de Thésée. La pièce interroge – questionnement galant par excellence – les droits que la gratitude peut avoir sur l’amour. Comme Alexandre Hardy avant lui, Thomas Corneille complique le sujet initial en présentant la propre sœur d’Ariane, Phèdre, en proie aux tourments d’un amour partagé avec Thésée, et par conséquent directement responsable de l’abandon de l’héroïne. L’introduction et l’annotation de Gaël Le Chevalier proposent une mise en perspective intertexuelle éclairante, évoquant les échos avec l’œuvre de Racine, Bérénice en amont, Phèdre en aval. L’originalité du commentaire réside surtout dans la mise en relation précise du texte avec le corpus non racinien, en particulier l’Ariane ravie d’Alexandre Hardy, Le Mariage de Bacchus et d’Ariane de Donneau de Visé, et la Médée de Pierre Corneille, ce qui permet de mesurer la formule spécifique de la tragédie de Thomas Corneille.
Les éditions des deux tragédies suivantes, prises en charge par Emmanuel Minel, se signalent par leur érudition, toujours mobilisée avec clarté et pertinence, et l’engagement dans la réflexion critique où se fait sentir la passion du chercheur pour ses objets. Tragédie à fin heureuse, sur le plan amoureux du moins, Théodat, créée le 18 novembre 1672 à l’Hôtel de Bourgogne et publiée l’année suivante, a pour sujet l’amour du prince Théodat pour la princesse Ildégonde, menacé par la 195colère jalouse de la reine des Goths Amalasonte. L’intrigue se déroule sur fond de révolte populaire contre la tyrannique monarque. L’introduction livre une analyse informée du substrat historique et des avatars de l’imaginaire mérovingien dans le second xviie siècle. Les choix opérés par Thomas Corneille sont en particulier étudiés à la lumière de la tragi-comédie de Quinault, Amalasonte (1658). Comme son prédécesseur, et contre l’historiographie dominante, Thomas Corneille met l’accent sur l’innocence de Théodat et ses valeurs galantes et aristocratiques ; mais il se singularise en faisant d’Amalasonte une figure tyrannique. Emmanuel Minel attribue l’insuccès relatif de la tragédie de Thomas Corneille au contexte de la naissance de l’opéra d’une part, de la montée en puissance institutionnelle de Racine d’autre part.
En ce qui concerne La Mort d’Achille, signalons un apport important : le texte a ici été établi à partir de l’édition princeps inédite (Rouen, Maurry / Paris, De Luyne 1674) conservée à la Bibliothèque Villon à Rouen, alors que la première édition connue jusqu’ici de cette tragédie était celle de 1676. Créée le 19 décembre 1673 par la troupe nouvellement composée de l’Hôtel Guénégaud, cette tragédie présente la rivalité amoureuse entre Achille et son fils Pyrrhus au sujet de la Troyenne Polyxène, et corrélativement l’abandon de Briséis par Achille. La tragédie est saturée de questions de casuistique amoureuse : un développement sur cette dimension galante de la pièce aurait été bienvenu dans une introduction par ailleurs impeccablement informée, et ce d’autant plus qu’existent déjà des travaux sur la question (voir par exemple Carine Barbafieri, « Hercule et Achille, héros français au xviie siècle », L’Information littéraire, 2008/3). L’introduction s’attache à réhabiliter une pièce longtemps oubliée – au point qu’elle ne figure pas même dans l’édition dite « complète » des œuvres par Thierry au xixe siècle. Emmanuel Minel livre une analyse rigoureuse de son fonctionnement dramaturgique, fondée sur une comparaison précise avec les sources historiques (Dictys de Crète et Darès le Phrygien) et les précédentes variations littéraires du sujet. Au sein d’une étude particulièrement riche du contexte institutionnel et politique, il propose l’hypothèse convaincante que la pièce relève d’une forme de spectaculaire empêché, en lien notamment avec les privilèges exclusifs obtenus par Lully pour l’opéra.
Le comique de La Comtesse d’Orgueil, pièce en cinq actes créée à l’Hôtel de Bourgogne en 1670, qui ouvre le volume, repose en grande partie sur le personnage du marquis de Lorgnac, infatué de sa gloire et de son irrésistible – et imaginaire – succès auprès des femmes. L’édition proposée ici se signale par un travail de collation très précis des différentes éditions des xvie et xviiie siècles. L’introduction aurait gagné à faire l’objet d’une relecture plus stricte de la part des éditeurs, aussi bien sur le plan des expressions et constructions syntaxiques, parfois déroutantes, que sur celui de la mise en page (concernant par exemple la numérotation incohérente des paragraphes, p. 28-32). Les pistes proposées dans le commentaire liminaire apportent des informations éclairantes sur les sources espagnoles – dont il aurait toutefois été utile de donner les dates de parution originales – et surtout sur les caractéristiques générales de la comedia de figurón, dans une synthèse qui peut servir au-delà de l’étude de cette seule comédie. Le propos surprend parfois en s’appuyant sur un état relativement ancien de la critique et sur une conception essentialisante de certaines catégories d’analyse, ou en interprétant les pratiques du burlesque en contraste avec celles de la galanterie, au lieu de les y intégrer. On aurait pu attendre aussi un rapprochement avec d’autres comédies françaises à 196l’espagnole présentant des affinités évidentes, en particulier Dom Japhet d’Arménie (1647) de Scarron. Autant de pistes que pourront explorer de futurs chercheurs, pour lesquels la mise à disposition, dans un texte rigoureusement modernisé, de ce bijou comique reste en elle-même une excellente nouvelle.
Lise Michel
Laurent Juillard, abbé Du Jarry, Cinq écrits sur la prédication. Édition de Cinthia Méli. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviie siècle », 2018. Un vol. de 352 p.
Bien qu’il soit l’auteur d’une œuvre abondante, l’abbé Du Jarry n’a guère laissé de trace dans l’histoire littéraire, pas plus que dans l’histoire tout court. Le grand mérite du volume établi par Cinthia Méli est ainsi de présenter au lecteur un choix de textes dont il ne faudrait pas sous-estimer l’intérêt au motif que leur auteur nous serait aujourd’hui inconnu et qu’ils concernent un domaine que l’on pourrait croire réservé aux spécialistes de l’histoire religieuse – les commentaires sur l’éloquence sacrée. Cette publication dans un format abordable met à la disposition du public des textes passionnants qui n’étaient jusqu’à présent accessibles que dans les éditions du vivant de l’auteur.
Des écrits sur la prédication, mais encore : de quoi s’agit-il précisément ? Le titre volontairement ouvert que l’éditrice a donné au volume rend compte du caractère composite des textes retenus qui relèvent à la fois de la lecture critique, de la méta-critique, du traité de rhétorique, ou encore du florilège. L’hétérogénéité générique est assumée par l’abbé Du Jarry qui affectionne dans son écriture le principe digressif et modifie certains de ses titres au fil des éditions ; elle est aussi le reflet d’une posture extrêmement singulière : est-il seulement possible d’envisager que l’on développe au xviie siècle des jugements de goût concernant la prédication sans s’exposer aux foudres des prédicateurs eux-mêmes, qui n’ont de cesse de fustiger les mondains et leur vie sans souci de l’âpre vérité biblique ? En dépit des apparences, Du Jarry est sans doute moins le tenant du paradoxe que de la conciliation, à la recherche d’une lecture évangélique qui s’adresse non au public spécialisé des ecclésiastiques comme le font à la même époque les traités d’ars praecandi, mais au large auditoire de ses contemporains qu’il voit sans contradiction comme chrétiens et mondains et qu’il encourage à une appréciation personnelle de l’éloquence de la chaire : « chacun a le droit de juger par lui-même des Prédicateurs » (p. 111).
L’introduction générale proposée par Cinthia Méli souligne l’originalité de la posture mondaine adoptée par Du Jarry, qui ouvre la voie à une nouvelle réception des sermons, panégyriques et autres oraisons funèbres, en discours que l’on goûte, que l’on cite et que l’on commente, et qui de fait, entre la fin du xviie et le début du xviiie siècle, se constituent en objets littéraires jusqu’à faire partie intégrante des belles-lettres. Elle attire notamment notre attention sur la position d’écrivain polygraphe qu’occupe l’abbé : outre ses écrits sur la prédication, il a publié ses propres œuvres oratoires, mais il est également l’auteur de recueils de poésies, qui lui ont valu une reconnaissance publique marquée à trois reprises par un prix de l’Académie française. Et c’est aussi en poète qu’il livre ses « sentiments » sur 197le grand style de l’éloquence sacrée et tout particulièrement sur les discours de Bossuet et de Fléchier.
Les cinq textes sont assortis d’un appareil critique, avec en particulier un catalogue des ouvrages de l’abbé Du Jarry, un index operum et un très riche index rerum. À côté des notions religieuses qui permettent de repérer de grandes orientations thématiques – ordre, peuple, vérité, vertu par exemple – l’éditrice fait figurer des catégories esthétiques qui dessinent clairement la perspective mondaine de l’auteur : les entrées beauté, délicatesse, éclat, harmonie, majesté, naturel, sublime, touchant ou trait sont autant de jalons pour saisir sa proposition esthétique.
Difficilement classables et d’une composition parfois fuyante au gré des digressions, les écrits de l’abbé Du Jarry sont cependant parfaitement lisibles pour le lecteur d’aujourd’hui qui pourra profiter du principe (propre à la collection « Bibliothèque du xviie siècle ») d’une graphie modernisée. Il appréciera surtout l’écriture fluide et élégante de l’abbé, qui n’est pas sans rappeler celle du grand prédicateur Fléchier dont il édita les Œuvres posthumes, et ce qui s’affirme ici comme une lecture fine et enthousiaste des discours sacrés de son temps.
Sophie Hache
Trois récits utopiques classiques. Édition par Jean-Michel Racault. Saint-Denis de la Réunion, Presses Universitaires Indianocéaniques, 2020. Un vol. de 540 p.
Cet imposant volume in-8o d’une typographie serrée, dont l’avant-propos et les introductions à chaque texte totalisent 138 pages, auxquelles s’ajoutent d’abondantes notes de bas de page, un index des noms de personnes réelles et un index des noms de lieux réels, réunit pour la première fois en une édition trois « utopies louis-quatorziennes » vraisemblablement écrites entre 1675 et 1682 : La Terre Australe connue de Gabriel de Foigny, l’Histoire des Sévarambes de Denis Veiras, et l’Histoire des Ajaoïens de Bernard de Fontenelle. Leur éditeur, spécialiste du récit utopique de l’âge classique, livre ici une édition très fournie, fruit de plusieurs décennies de fréquentation d’un genre littéraire dont il a longuement étudié les origines et les prolongements dans les littératures européennes. Se gardant d’annoncer une édition critique de référence qui supplanterait celles qui ont été données ces dernières années, il n’en propose pas moins, à l’attention des lecteurs tant spécialistes que non spécialistes, des textes fondés sur les meilleures éditions anciennes des œuvres et accompagnés d’un important appareil critique, déployant une remarquable synthèse de leur réception, qui n’oublie pas les recherches les plus récentes sur la question.
L’établissement des textes a nécessité des choix dont fait dûment état Jean-Michel Racault dans chacune de ses substantielles introductions. Le texte de référence de La Terre Australe connue est celui de l’édition originale de 1676, préféré à celui de la version remaniée de 1692, qui avait été vraisemblablement préparée du vivant de Foigny et qui a même servi de texte de référence jusqu’à la Révolution, mais qui, ainsi que le précise l’éditeur, n’a sans doute pas été supervisée par l’auteur lui-même. Le texte retenu pour l’Histoire des Sévarambes est la version française parue en cinq volumes entre 1677 et 1679. L’éditeur s’est fondé sur l’exemplaire 198de la BnF déjà utilisé par Raymond Trousson pour son édition en facsimilé de 1979. L’ouvrage avait paru de façon partielle en langue anglaise dès 1675, sous le titre The History of the Sevarites or Sevarambi, avant d’être traduit et complété en français par Veiras, parfaitement bilingue semble-t-il. L’Histoire des Ajaoïens a posé de nombreux problèmes d’attribution dont l’éditeur fait scrupuleusement état avant de se ranger à l’opinion qui prévaut aujourd’hui et qui fait des Ajaoïens un ouvrage de jeunesse de Fontenelle. L’œuvre ne fut publiée qu’en 1768, quoique probablement composée avant le 4 décembre 1682, date inscrite par le copiste du plus ancien manuscrit de l’œuvre qui nous soit parvenu. La présente édition suit le texte de l’imprimé de 1768.
Pour chacun des textes, les graphies ont été normalisées et la ponctuation a été remaniée selon les usages grammaticaux actuels ; les formes rares et désuètes en revanche ont été conservées telles quelles. Les interventions éditoriales ont été mises entre crochets, notamment pour compléter les titres des histoires quand ils ont été omis dans les éditions de l’époque. Pour le texte de Fontenelle, les variantes les plus significatives entre le manuscrit daté de 1682 et l’édition de 1768 ont été signalées. Ces dernières au demeurant obéissent moins à une volonté d’infléchissement du sens du texte qu’à celle d’atténuer ce qui peut apparaître comme des maladresses de forme d’une œuvre de jeunesse.
L’originalité de cette édition critique tient pour une bonne part à l’unité de la perspective critique proposée, centrée sur des questions d’interprétation. Ces fictions utopiques sont en effet toutes trois envisagées sous l’angle « théologico-politique » – pour reprendre une formule que l’éditeur emprunte à Spinoza –, dans une perspective comparatiste. Le narrateur de Foigny est ainsi présenté comme un « voyage[ur] pascalien au pays des Déistes », l’Histoire des Sévarambes propose des analyses sur « la religion comme imposture, l’imposture comme religion », et le texte de Fontenelle s’intéresse à « l’athéisme comme religion d’État ». Même s’il n’est pas certain que ces trois auteurs aient eu des influences directes les uns sur les autres, ils n’en témoignent pas moins d’un ancrage commun dans les préoccupations religieuses de l’époque, dans la culture du libertinage érudit telle qu’elle est reformulée dans la deuxième moitié du xviie siècle, voire dans celle du spinozisme naissant. En tant que simulacres de récits de voyages réels, ces trois textes intègrent dans leur appareil préfaciel des dispositifs de justification en se présentant avec humour comme des histoires vraies, dans la lignée de l’Histoire véritable de Lucien, posture qui trouvera des prolongements nombreux dans les utopies ultérieures, notamment dans les Voyages de Gulliver (1726) de Swift. Les trois récits intègrent aussi une dimension plus résolument romanesque que ce que l’on peut trouver dans ceux qui les ont précédés, en premier lieu dans l’Utopie (1516) de Thomas More, avec sa structure bipartite analysant les déficiences du monde réel avant d’en proposer les remèdes. C’est là que réside peut-être la plus grande originalité de cet ouvrage, qui entend mettre au jour les effets de sens qu’on peut tirer des assertions des personnages, des narrateurs et des pseudo-éditeurs en fonction de leur situation énonciative. D’une manière fort suggestive par ailleurs, l’éditeur s’intéresse aux « scénarios du retour » qu’illustrent ces trois utopies, montrant que le voyageur d’utopie, après la révélation initiatique dont il a bénéficié, ne peut retourner dans son pays d’origine qu’au prix d’une mort symbolique ou réelle.
Cette édition très fournie, qui offre au lecteur trois textes dont le rapprochement permet de révéler des affinités et des convergences, est explicitement mise en regard 199avec un autre recueil de trois récits utopiques, paru outre-Manche et édité par Susan Bruce sous le titre Three Early-Modern Utopias (Oxford, World’s Classics, 1999). Ce recueil rassemble, en suivant une chronologie plus large, trois récits nettement plus brefs mais qui n’en ont pas moins marqué le genre dans l’Europe entière : Utopia (1516) de More, New Atlantis (1627) de Francis Bacon et The Isle of Pines (1666) de Henry Neville.Jean-Michel Racault noue tout au long de son livre un dialogue fécond entre le corpus des œuvres qu’il édite et ces trois chefs-d’œuvre avant-coureurs, sans s’interdire pour autant des prolongements judicieux avec les grands textes utopiques des décennies ultérieures, ceux de Jonathan Swift ou ceux de Charles Fourier par exemple.
C’est un plaisir de lire cette édition qui met en lumière la genèse et la postérité de trois textes importants de l’histoire de la fiction utopique en France. Jean-Michel Racault ne se contente pas de mobiliser sa grande érudition : il met à profit la réunion de ces utopies en un volume pour proposer des rapprochements originaux et perspicaces, ou, le cas échéant, souligner la singularité de chacun de ces textes. La mise en page du volume est très bien réalisée et la qualité des illustrations, dont certaines sont en couleur, est irréprochable ; on pourra regretter en revanche que ce livre broché n’ait pas bénéficié d’une reliure plus solide.
Baudouin Millet
François II Rákóczi, Confession d’un pécheur.Traduite du latin par Chrysostome Jourdain. Édition critique dirigée par Gábor Tüskés. Avant-propos de Jean Garapon. Édition revue et préparée par Michel Marty. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque d’études de l’Europe centrale », 2020. Un vol. de 777 p.
Publié sous la direction de Gábor Tüskés (professeur à l’Institut de Littérature de l’Académie Hongroise des Sciences), avec la collaboration de chercheurs hongrois (Csenge E. Aradi, Ildikó Gausz, Zsuzsanna Hámori-Nagy, Réka Lengyel, Zsolt Szebelédi, Ferenc Tóth et Anna Tüskés), ce volumineux ouvrage offre le premier accès intégral, dans une édition française, à l’un des textes les plus personnels du célèbre François II Rákóczi (1676-1735) : sa Confessio peccatoris, œuvre inspirée des Confessions de saint Augustin, à l’instar de plusieurs des Mémoires des Solitaires de Port-Royal (Nicolas Fontaine, Jean Hamon) ou de ceux d’une autre grande figure princière du xviie siècle, la reine Christine de Suède. Le prince de Transylvanie, membre d’une famille éminente par son immense fortune foncière et son opposition depuis plusieurs générations à la maison d’Autriche, héros de la guerre d’indépendance, fut aussi un grand seigneur honnête homme, familier de la cour de Louis XIV et fleuron de la francophilie de son temps. Personnalité historique et politique majeure de l’histoire de la Hongrie, fondateur symbolique de la Hongrie actuelle – Hector Berlioz écrivit la célèbre « Marche de Rákóczi » (1846) de La Tentation de Faust sur un hymne d’après un air magyar –, François II Rákóczi, élu régent (1705), tenta sans résultat de concrétiser le soulèvement contre l’Empire en une véritable indépendance. Très bien accueilli à Versailles et même convié à Marly – le duc de Saint-Simon en donne un portrait élogieux –, il n’obtint pas l’alliance de la France contre les Habsbourg, malgré l’intérêt du roi de France 200pour l’indépendance magyare. Homme d’action dans la guerre et la diplomatie, homme de réflexion, penseur d’une réforme sociale qui le rendit suspect auprès des aristocrates de son pays – l’influence de Fénelon se relève dans ses écrits –, le prince fut aussi un homme de méditation à la vie religieuse profonde et engagée. Au cours d’une vie d’exilé en Pologne, en Russie, en France et enfin en Turquie, où il mourut, il écrivit plusieurs ouvrages de spiritualité, comme des méditations en latin sur les premiers livres de la Bible, qu’il traduisit aussi en français. Condamné à mort par la Diète de Hongrie (1715), ayant subi la confiscation de ses propriétés, il se retira pendant environ deux ans auprès de l’ordre bénédictin érémitique des Camaldules du couvent dit « de Grosbois », à Yerres, au Sud-Est de Paris, fondé par le duc d’Angoulême, seigneur de Grosbois (1642). C’est à la faveur de la vie relativement solitaire qu’il y mena que le prince commença de rédiger peut-être plus ou moins simultanément un diptyque autobiographique (1715-1717), en latin et en français, la Confessio peccatoris et des Mémoires. Il l’acheva au cours de son exil ultime avec d’autres Hongrois en Turquie, non sans ajouter à une œuvre déjà abondante d’autres ouvrages de réflexions religieuses et politiques, toujours dans les deux langues qu’il maîtrisait à la perfection (il fut à l’évidence un excellent élève des jésuites qui gouvernèrent ses études au collège de Neuhaus en Bohême et à l’Université de Prague). Si les Mémoires furent connus dès 1739 grâce à l’Histoire des révolutions de Hongrie par Prosper Marchand (La Haye, Jean Néaulme, t. V et VI), la Confessio peccatoris accéda à une reconnaissance beaucoup plus récente grâce à l’édition d’une anthologie procurée par Béla Köpeczi (L’Autobiographie d’un prince rebelle. Confessions et Mémoires de François II Rákóczi,Budapest, Corvina, 1977, 697 p.) qui regroupe des extraits des deux œuvres
À l’instar de cet ouvrage, la présente édition reproduit, mais dans son intégralité, la traduction française d’après l’autographe en latin due à la plume de Claude Jourdain (1696-1782), en religion le Père Chrysostome Jourdain, supérieur du couvent de Grosbois auquel le prince fit envoyer tous ses manuscrits. L’intérêt de cette traduction, dont les commentateurs ont remarqué le style clair et élégant, est indéniable. En revanche, on peut penser que la reproduction de l’orthographe d’origine, qui contient à l’évidence des fautes même selon les usages anciens et des coquilles (par exemple, « chaire de porte » au lieu de « chaise de poste », p. 461), ne s’imposait pas. L’usage de l’orthographe modernisée dans l’édition actuelle des textes classiques contribue beaucoup à en faciliter l’accès. Dans le même esprit, on regrette l’absence, dans un texte immense et varié qui est présenté d’un seul tenant, de la mention claire, par exemple sous la forme d’en-têtes, des dates et des lieux ainsi que de titres et de sous-titres évoquant le contenu. Des annexes nombreuses et précises (cartes, tableau chronologique, index des personnes et des lieux, index des références de l’Ancien et du Nouveau Testament, index des auteurs classiques et modernes, et enfin, le plus original, index des sources liturgiques), seront d’un très précieux secours pour les études que cet ouvrage ne manquera pas de susciter chez les historiens et les littéraires. Dans une intéressante étude comparative de la traduction et du texte latin (p. 143-167), Ildikó Gausz analyse de nombreux exemples, syntaxiques et sémantiques, d’une adaptation du « latin philosophique » au français, « au plus près du style de la langue française classique » (p. 144) ainsi que des révisions opérées dans un « souci de clarté, de logique », « qui contribuent à rendre la prose plus limpide et à rendre ainsi plus accessible 201ce texte de caractère méditatif » et son « expressivité » (p. 167). Si la nécessité de cette critique du texte s’imposait, on est surpris en revanche d’un choix qui en amoindrit la qualité scientifique : les auteurs se fondent (p`. 42, n. 5 ; p. 145, n. 9 ; chapitre iii, « Étude comparative du latin original et de la traduction française », p. 143-167 ; p. 183 et dans de nombreuses notes), non sur le manuscrit original de la Confessio en latin, mais sur une édition (Budapest, 1876) qu’ils considèrent comme « largement fautive » (p. 41). On regrette de ne pas trouver regroupées dans une première section de la bibliographie les références, éparses, des sources manuscrites (la Confessio en latin elle-même et son abrégé par le bénédictin de Saint-Germain des Prés Jean-Baptiste Bonnaud, donné en annexe ; sa traduction par le P. Jourdain ; les Mémoires…) qui auraient trouvé leur place dans une première section de la bibliographie. Pour en finir avec les sources, on rectifiera (p. 41, n. 2 ; passim) les références du manuscrit autographe de la Confessio peccatoris, conservé à la BnF, non pas dans le fonds français, mais le fonds latin (ms 13628). Le présent compte rendu offre l’occasion de porter à la connaissance des lecteurs que le manuscrit, actuellement en cours de reproduction, sera prochainement disponible sur Gallica. L’histoire du texte, esquissée et dispersée (p. 40, 45, 125-129, 144, 178…), aurait tiré profit d’une synthèse.
Ferenc Tóth et Gábor Tüskés présentent, sous la forme d’une ample présentation (p. 15-141), une compilation de nombreuses études. Celle-ci aborde les faits de la vie personnelle et historique de l’auteur de la Confessio peccatoris, évoque les principaux aspects du texte, sous l’angle de la composition, des thèmes, et de son principal intérêt, l’introspection sous le patronage des Confessions de saint Augustin. Son autre mérite est de porter à la connaissance de la communauté scientifique de nombreux travaux en langue hongroise – dont les titres sont systématiquement traduits en français – qui honorent les études françaises dans l’Université hongroise. C’est donc un ouvrage sur lequel il faudra compter pour enrichir la connaissance de l’autobiographie spirituelle dans la mouvance augustinienne.
Pascale Thouvenin
Joseph de Jouvancy, L’Élève de rhétorique. Édition critique bilingue par Francis Goyet et Delphine Denis. Paris, Classiques Garnier, « L’Univers rhétorique », 2020. Un vol. de 692 p.
Cette édition d’un manuel historiquement important est un événement majeur pour l’histoire de la rhétorique. Il n’y avait pas jusqu’ici de traduction française complète et exacte du Candidatus rhetoricae (1710). Rédigé pour les élèves du collège parisien de Louis-le-Grand par l’éminent et prolifique prêtre jésuite Joseph de Jouvancy (Paris, 1643 – Rome, 1719), le Candidatus rhetoricae fut utilisé dans les collèges jésuites à travers le monde. Il apparaît en plusieurs éditions jusqu’en 1739. Le livre de Jouvancy fait partie d’une succession de manuels de rhétorique qu’il reprend, élargit et met à jour. Le plus immédiat de ces précurseurs est le jésuite François Pomey, auteur d’un manuel du même titre, Candidatus rhetoricae (1659). Mais on reconnaît aussi l’influence du jésuite Cypriano Soarez, dont le De Arte rhetorica libri tres est paru en1557, et de Martin Du Cygne, auteur du manuel Arts ciceroniana, sive Analysis rhetorica de 1661. Heureusement l’histoire de ces 202reprises et modifications est expliquée en détail dans l’introduction et dans les notes de cette nouvelle édition, où l’on trouve aussi des bibliographies de traités de rhétorique et d’études critiques modernes, un glossaire de termes rhétoriques, un index des noms de personnes, un index des auteurs cités par Jouvancy, et un apparat qui permet de voir les reprises par Jouvancy de ses autres publications ainsi que les parties du texte de 1712 (base de cette édition) qui avaient été omises dans la traduction française d’Henri Ferté (1892).
L’ouvrage comporte sept parties, chacune divisée soit en articles (articuli) soit en chapitres (capita), et reprend quelques éléments de l’ouvrage de Jouvancy en cinq parties, De ratione discendi et docendi de 1692. La première partie présente des éléments relatifs à l’invention, définitions et exemples à l’appui. La seconde concerne la disposition. La troisième partie donne des notions d’élocution, à savoir « les périodes qui donnent l’harmonie et les figures qui rendent le style élégant » (p. 152-153). La quatrième partie enseigne l’art de l’amplification. La cinquième partie offre des « exercices préparatoires » ou progymnasmata d’Aphthonius, rhéteur du ive siècle. Ces exercices ont pour but d’initier l’élève au maniement de narrations (surtout des fables) et de « chries ». Une chrie est « l’exposition utile, ou bien l’explication, le développement d’un mot, ou d’un fait, ou de tous les deux ensemble » (p. 286-287). Il s’agit de savoir puiser dans le répertoire historique ou littéraire un ingrédient utile, un point de départ, que l’on peut amplifier et adapter pour donner du poids à ce que l’on veut affirmer. Cette section est comme un mode d’emploi de cette trousse de citations, d’anecdotes, de références historiques que tout orateur porte avec soi. Dans la sixième partie, Jouvancy donne une série d’explications de texte de discours choisis de Cicéron. La septième partie est consacrée à la rhétorique épistolaire, qui emploie un « langage familier se rapprochant du langage habituel, mais non dépourvu d’une grâce naturelle ». Celle-ci a les mêmes parties que la rhétorique du discours, mais, selon Jouvancy « presque dissimulées et dans une moindre mesure » (p. 466-467).
Je ne m’attendais pas à être ébloui par un manuel de rhétorique. Mais la richesse des définitions et des explications, les exercices, les variations proposées sur un même sujet, la présentation de la rhétorique comme un art productif et non pas seulement comme un outil d’analyse, tout cela rend cet ouvrage un peu hétéroclite fascinant. Il est tentant de recourir à la distinction entre le lisible et le scriptible pour mesurer la distance qui sépare notre monde de celui de Jouvancy. Nous n’avons pas de peine (ou si peu…) à lire les textes proposés par Jouvancy, mais ils ne sont plus « scriptibles » : si on essayait de produire de tels discours, ce serait avec ironie. En lisant Jouvancy à l’aide de cette traduction si vivante, j’avais certes l’impression de me promener dans un musée, mais c’était un musée-atelier, où l’on voyait les artistes du discours produire des prototypes de textes que nous retrouvons dans le canon littéraire des xviiie et xixe siècles.
L ’ Élève de rhétorique est donc un monument de tout un monde disparu – un monde qui avait (pour les fortunés qui bénéficiaient d’une éducation d’élite) un tout autre rapport au discours. Ayant passé par les collèges jésuites, des générations de lettrés avaient à leur disposition un répertoire d’exemples tirés des sources bibliques et antiques qu’ils pouvaient déployer à l’occasion. Pour nous, le livre de Jouvancy peut servir d’anthologie. On y trouve des créations fascinantes comme, par exemple, les démonstrations d’éthopée, cette figure qui consiste en « la peinture d’un personnage connu » (p. 360-361). Il y a le cas de la mère de Jésus qui 203ne trouve son enfant nulle part, une éthopée en soliloque : « L’enfant n’est nulle part, et je ne puis savoir ce qu’il est devenu. Où le chercher ? Où diriger mes pas ? je ne le sais… » (p. 364-365).
Et il y a les exemples des narrations avec changement de registre : « Un agneau mourant de soif alla se désaltérer à un ruisseau où vint également un loup. L’agneau se trouvait dans le courant, au-dessous du loup ; néanmoins ce dernier, qui cherchait un motif de querelle, accusa l’agneau de troubler son eau ». Ce qui donne, stilo ornatiore, « Un agneau était venu se désaltérer à un ruisseau ; un loup y vint aussi, plutôt pour chercher aventure que pour apaiser sa soif. Voyant une bonne occasion de faire de l’agneau son butin, car la faim le pressait plus que la soif, il l’apostrophe en ces termes… » (p. 270-273). Le tout est naturellement donné aussi dans le latin de Jouvancy.
Et puis il y a les délices de l’amplification. On prend un thème, tel que l’admonition « Il faut fuir le péché parce qu’il est cause de peines innombrables [etc.] » (p. 230-243). Jouvancy en donne trente amplifications. Par interrogation simple, on commence « Qu’y a-t-il de plus détestable que le péché ? de plus abominable ? ». Mais on peut choisir l’interrogation avec apostrophe, « Lucifer, toi, autrefois chef des bienheureux, qui t’a précipité avec tes partisans des hauteurs du ciel dans le Tartare ? ». Procédant par antithèse, on dirait « Malheureux que tu es ! tu te réjouis, alors même que tu te souilles de crimes ». Ironisant, l’orateur dirait : « N’est-ce pas cruauté et injustice de ma part de troubler par des discours importuns les plaisirs des gens innocents ? ».
Mais je me laisse emporter par le plaisir de partager ces découvertes, et « Le plaisir est souvent un péché qui a des attraits, mais il a pour conséquence les châtiments les plus cruels… ».
En somme, cette excellente édition, qui est parue en même temps qu’une édition anglaise de l’autre manuel de Jouvancy, De ratione discendi et docendi (The Way to Learn and the Way to Teach, trad. Cristiano Casalini et Claude Pavur, Boston, Boston College, Institute of Jesuit Sources, 2020), sera une précieuse ressource et attirera un nouveau public vers cette riche tradition humaniste. Il faut féliciter les éditeurs et leurs équipes – à Paris « Sciences des textes modernes » de Sorbonne Université et à Grenoble « Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution » – d’avoir su mener à terme cet important projet.
John Lyons
L ’ Infortuné Napolitain ou les aventures du seigneur Rozelli. Édition critique par Érik Leborgne et Emmanuelle Sempère. Paris, Classiques Garnier, 2021. Un vol. de 715 p.
Notre façon d’envisager les œuvres romanesques des temps classiques (du xvie au xviiie siècles) diffère de la façon dont elles furent lues au moment de leur parution. Nous privilégions les créateurs, les auteurs originaux, et qualifions les suites et continuations « d’œuvres apocryphes ». Or avant la Révolution, c’étaient les « héros » qui attiraient sur eux les feux des projecteurs, tandis que souvent le nom de l’auteur n’apparaissait même pas sur la page de titre. Les lecteurs du temps croyaient qu’ils lisaient des textes rédigés par ceux qui racontaient leurs exploits. 204Pour peu que le personnage principal gardât le même nom et s’inscrivît dans le même contexte, ils ne se souciaient pas de savoir si l’auteur était le même. La légende de Lucio Rozelli précède la parution des volumes successifs de ses mémoires. Rozelli a certainement existé : des documents attestent qu’il est mort le 19 février 1719 à La Haye– Robert Challe dit l’avoir rencontré. Rozelli est fictivement l’auteur de ces pages dont il est le héros autodiégétique ; et ces mémoires sont censés avoir été traduits de l’autographe rédigé dans un italien marqué par des régionalismes. C’est ainsi que naît L’Infortuné Napolitain ou les aventures du seigneur Rozelli, se développant de rédacteur anonyme en rédacteur inconnu. À partir de 1704, les divers épisodes se succèdent durant plus de vingt ans : on identifie l’abbé Olivier comme auteur des seules quatrième et cinquième parties (1721).
Érik Leborgne et Emmanuelle Sempère présentent cette aventure éditoriale peu commune dans l’introduction à leur savante édition d’un roman resté méconnu, malgré l’article de Roger Laufer (1963) ou les pages lumineuses de René Démoris. Les lecteurs dont ils avaient attiré l’attention seront heureux de trouver ici une édition critique qui réponde à leur curiosité. L’introduction met en évidence l’organisation d’un récit à l’intrigue foisonnante et aux orientations idéologiques divergentes, mais elle ne peut donner un fil conducteur univoque à un texte fait de morceaux disparates dont seule la présence du même héros unifie les parties. Confrontés aux problèmes complexes que pose l’établissement d’un texte dont les développements successifs sont dus à des auteurs aux intentions et aux qualités narratives différentes, les éditeurs ont choisi d’éditer la vulgate composite, quitte à présenter dans les variantes les états successifs de ce roman d’aventures qui reflète de façon très vivante de nombreux aspects des années 1680-1730.
Marqué par la fatalité, Rozelli, dit Colli, est le produit d’une union illégitime. Son père issu de l’aristocratie napolitaine, est victime de la jalousie d’une comtesse qui l’aimait mais voulait le punir de son infidélité. Il avait en effet été séduit par une belle Grecque prisonnière des Turcs dont il avait arraisonné le navire au large de la Grèce. Ce chevalier de Malte meurt sans avoir vu son fils. La mère de Colli décède prématurément peu après sa naissance : elle n’a que le temps de confier l’enfant au chirurgien qui l’a soignée et qui s’occupera de l’orphelin comme un père.
Les éditeurs font ressortir l’ampleur du panorama présenté : ils soulignent la dimension critique d’une présentation de la Rome du xviie siècle dirigée par des pontifes moins soucieux de promouvoir les intérêts de la chrétienté que d’enrichir leur famille et de réduire au silence dans les prisons de l’Inquisition Molinos ou les Jansénistes, tandis que Pasquin, l’une des trois « statues parlantes » auxquelles les Romains suspendaient clandestinement des pamphlets, s’attachait à dénoncer les scandales publics des responsables politiques. Sur le point de quitter l’Italie, Rozelli passe par Venise où il observe l’attitude du gouvernement de la Sérénissime vis-à-vis des Juifs, victimes de conversions forcées.
Traversant des États en proie à la violence, Rozelli multiplie les conquêtes féminines. Sa naissance illégitime le prédisposait de prime abord à la vie monastique, mais lors de son séjour à Venise, son désir de connaître les secrets de la cabale l’amène à séduire Esther ; il se convertit au judaïsme, en conséquence de quoi il se fait circoncire. À peine initié à la cabale, il revient sur sa décision et abandonne sans état d’âme Esther enceinte. Bien qu’il se sache surveillé par l’Inquisition, sa volonté de briller par son éloquence le pousse à prêcher le jour de la Conception de la Vierge, puis à retourner à Rome pour discourir avec 205enthousiasme sur le sens que revêt l’apparition de la fameuse comète de 1679, dont parle Bayle. Sa conférence terminée, il est illico incarcéré dans les prisons de l’Inquisition où il retrouve son ami Molinos, victime lui aussi de l’Inquisition en dépit de la protection impuissante d’Innocent XI. Son besoin d’argumenter à tout propos l’avait poussé à rédiger un volume de controverse, le De duobus impostoribus, dont le titre fait écho au Traité des Trois Imposteurs contemporain, ce qui ne manque pas d’accroître les charges qui pèsent sur lui, d’autant que le père d’Esther s’est arrangé pour que ce traité imprimé en Hollande parvienne entre les mains des inquisiteurs. Rozelli séjourne plusieurs mois dans les geôles romaines, avant d’être condamné à être écartelé publiquement un mercredi saint, ce qui déchaîne l’enthousiasme de la foule. Il est heureusement libéré grâce à l’intervention d’une religieuse, sa demi-sœur (prénommée Rosalie, pour faire écho à Rozelli). Les pages consacrées à son errance dans la Rome nocturne dont il lui faut sortir sont marquées par un réalisme magique : tandis que le guet passe sans bruit sur une place, « il se met sur le bassin d’une fontaine pour y tenir la place d’une figure ». « La nuit était calme et obscure » et ses pas le mènent de l’ombre de la colonnade de S. Pierre aux rives du Tibre qu’il traverse à la nage. Il passe par Livourne avant de séjourner à Genève où il admire la conduite des réformés, respectueux des principes évangéliques même s’ils n’obéissent pas à Rome. Il y met au point un ouvrage de polémique contre l’Inquisition tandis que ses ennemis cachés dans Genève envisagent de le renvoyer à Rome. Il s’enfuit à Lyon puis à Paris où il est accueilli par Louis XIV.
Il traverse les Cévennes ruinées par la révocation de l’édit de Nantes, ce qui le convainc qu’il n’est pas dans un pays de liberté. Il s’installe à Bordeaux puis à Nantes. Ne s’y sentant pas en sécurité, il se réfugie à Utrecht. Que la Hollande offre l’image d’un État tolérant, où les autorités et les citoyens sont indifférents aux croyances des particuliers, laisse penser que l’auteur de ces pages est proche du milieu des Huguenots français qui s’y sont réfugiés. Son café devient « le rendez-vous […] où la plus grande partie des traités secrets qui se sont faits contre la France, ont été ébauchés ».
Rozelli éprouve partout le sentiment d’être guidé par une force obscure, la fatalité ou son étoile, qui dirige son destin mais le héros qui, en Italie ou en France, était en contact avec les puissants et rêvait de discuter avec les philosophes de son temps a perdu de ses ambitions : ses exploits se réduisent à vendre du tabac moisi à de riches Anglais ignorants.
Cet « aventurier, apostat, sorcier, espion », retrouve tantôt une demi-sœur, tantôt une tante dont il ignorait l’existence, mais dont il s’éprend. Ces amours passionnées sur lesquelles plane souvent l’ombre de l’inceste préfigurent certains épisodes des romans de Prévost.
L ’ Infortuné Napolitain précède le temps des Lumières, il croit aux esprits malins et au pouvoir des philtres. La rencontre d’un Rose-Croix lui permettra de disposer de pouvoirs magiques. La façon dont les auteurs abordent l’imaginaire noir des Lumières préfigure le fantastique de Cazotte, Sade, Potocki, ou Casanova…
Jacques Cormier
206Lise Andriès, Bandits, pirates et hors-la-loi au temps des Lumières. Paris, Classiques Garnier, « L’Europe des Lumières », 2021. Un vol. de 248 p.
Ce livre s’inscrit dans la suite de l’ouvrage collectif Cartouche, Mandrin et autres brigands du xviiie siècle dirigé par Lise Andriès et paru en 2010.
La première partie, « Les représentations des marges criminelles », rappelle que si la réalité historique des cours des miracles – repères de nombre de marginaux – est établie, celles-ci sont souvent associées à des images fantasmées telles que celle du Grand Coëfre. La seconde « représentation » étudiée est celle de « la femme » associée au « bandit ». Historiquement, elle est rarement à l’origine d’actions criminelles ; son statut est le plus souvent celui d’épouse ou de compagne d’un hors-la-loi. Dans l’imaginaire judiciaire et collectif, elle est fréquemment assimilée à une prostituée. Finalement, c’est essentiellement dans la littérature qu’elle apparaît sous les traits d’une criminelle. L’auteure analyse ensuite les « histoires criminelles anglaises » dont l’expression littéraire serait parallèle à la française en raison des différences politiques et sociales existant entre les deux pays. Ainsi la France, soumise à la censure et au secret judiciaire, a principalement cultivé les « causes célèbres » (Gayot de Pitival et Des Essarts) et la complainte criminelle. France et Angleterre ont en commun les biographies de criminels ; toutefois, seules les anglaises font une place à la confession. De plus, elles y adjoignent des copies de pièces du dossier judiciaire. Le développement particulièrement vivace de la littérature criminelle anglaise s’explique – outre le contexte de plus grand libéralisme politique – par le fait qu’elle est à la fois conjointe à la presse et promue par elle : les périodiques rapportent les actions criminelles et les procès de bandits ainsi que la parution de textes littéraires les concernant. Par ailleurs, cette littérature judiciaire a aussi bien pris la forme de chansons et pièces de théâtre que de sentences de mort, chroniques judiciaires et comptes rendus de procès d’assises plus ou moins romancés. S’y ajoutent les last day speeches qui se présentent comme les derniers discours des condamnés avant leur exécution et les ballad-opera – au succès assez bref – qui mettent en lumière le monde des gueux. Le crime est donc un thème qui a passionné nombre d’écrivains anglais dont Daniel Defoe et Henri Fielding. La dernière « représentation » abordée est celle de la piraterie qui sévit principalement jusqu’au début du xviiie siècle. Le pirate – bandit des mers – prend possessions de navires, s’approprie leur chargement et, éventuellement, vend comme esclaves l’équipage et les passagers. Il se distingue a priori du corsaire qui, tout en se livrant peu ou prou aux mêmes exactions, possède les lettres d’un souverain qui l’y autorise. Les deux pôles géographiques concernés par la piraterie pour les Français et les Anglais sont l’Atlantique et les mers des Caraïbes et, pour la France seule, la Méditerranée. C’est un thème littéraire qui, comme le brigandage sur terre, n’a pas connu la même fortune des deux côtés de la Manche : il a peu intéressé les auteurs et lecteurs français quand les Anglais l’ont plébiscité. C’est ce qu’illustre le succès de L’Île au trésor de Stevenson.
La deuxième partie de l’ouvrage, « Brigands et littérature », porte sur la criminalité dans la littérature. Le premier chapitre analyse les « crimes » et la « violence » dans Les Illustres françaises de Challes. Cette dernière intervient à différents niveaux de la société et, lorsqu’elle est exercée par des nobles, que ce soit à l’égard d’autres nobles ou à l’égard de roturiers, elle reste majoritairement 207impunie. De même, la violence des parents vis-à-vis de leurs enfants – surtout pour des questions de mariage – est implicitement autorisée. D’ailleurs, le thème du « désordre amoureux » concerne autant des délits comme les « rapts de séduction », les naissances illégitimes que la prostitution. Dans les classes populaires se rencontre plus spécifiquement le problème de la sorcellerie que les autorités judiciaires, sans plus la punir sévèrement, sanctionnent au même titre que les petits délits. À travers la mise en scène de ces infractions, Les Illustre françaises serait donc un roman de la transgression. Le deuxième chapitre aborde la « violence amoureuse » dans les Mémoires et aventures d’un homme de qualité de l’abbé Prévost. Lise Andriès s’efforce de montrer que l’intérêt de Prévost porte sur deux passions, l’amour et la vengeance, qui détermineraient les actions des hommes. Face à elles, la justice et la police seraient relativement impuissantes. Dans un troisième chapitre, l’auteure s’intéresse aux « figures de brigands » présentes dans les romans de Lesage, Prévost, Diderot et Sade. Gil Blas, les Mémoires d’un homme de qualité, Cleveland, Jacques le fataliste et son maître, Aline et Valcour ont en commun de tracer un parcours initiatique, d’inclure une part importante de violence et de posséder une composition reposant sur l’emboîtement des récits. Enfin, le dernier chapitre intitulé « Brigands en révolution » décrit les évolutions du brigand historique et de sa représentation dans la littérature de la Révolution à la Restauration. Durant la période révolutionnaire, les brigands – profitant d’un contexte social et politique instable – inquiètent les populations, principalement rurales. En revanche, dans la littérature, ils sont de plus en plus associés à des valeurs positives : résistance, lutte pour la liberté, engagement social… Bien plus, ils sont progressivement affublés d’une aura romantique par la littérature (sturm und drung) et la peinture européennes.
La troisième partie de l’ouvrage, « Le désordre et la loi », propose d’expliquer dans le premier chapitre « comment on devient brigand ». Le brigand-type est un homme de moins de trente ans issu des couches pauvres de la société qui est souvent un soldat démobilisé ; c’est le cas de Cartouche. Il est généralement intégré à une bande dans laquelle se trouvent d’autres anciens soldats, des serruriers, des orfèvres et des receleurs. Un hiatus existe donc entre la réalité vécue par le brigand et la représentation, souvent flatteuse, qui est faite de lui dans les journaux, les tribunaux et les œuvres littéraires. Le deuxième chapitre, « Résistances », propose une lecture politique des actions des brigands et des pirates. Même si les grands brigands – Cartouche, Mandrin, Jack Sheppard et Jonathan Wild – n’ont pas volontairement mené un tel combat, l’énergie qu’ils ont déployée pour transgresser l’ordre établi peut les faire considérer comme des « rebelles » sociaux et politiques. Le troisième chapitre « Économies brigandes » concerne les activités plus organisées de la contrebande qui touchent les « indiennes », le tabac et le sel. En outre, la course – en ce qui concerne les pays des deux rives méditerranéennes – produit une économie parallèle profitant aux États barbaresques mais aussi aux armateurs français et, partant, à la monarchie française. Enfin, le dernier chapitre porte sur « Le délit et la peine dans l’Encyclopédie ». Face aux tenants d’une justice traditionnelle extrêmement sévère et punitive, l’œuvre phare des Lumières ainsi que Des délits et des peines de Beccaria sont les outils d’une réflexion sur la modernisation du droit prévoyant notamment une adaptation des peines aux délits.
Le sujet choisi par l’auteure est bienvenu dans le cadre des études dix-huitiémistes ; il permet de mieux connaître la figure du brigand au xviiie siècle. Si 208la logique de l’enchaînement des parties n’apparaît pas toujours clairement et si le corpus assez réduit entraîne des répétitions d’exemples et d’analyses parfois signalées, l’étude est solide sur les plans de la documentation et des analyses historique et littéraire.
Sonia Cherrad
Pierre-Claude Nivelle de La Chaussée, Théâtre. Tome II. Édition de Catherine François-Giappiconi. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2019. Un vol. de 663 p.
Après un premier tome, paru en 2015, consacré aux neuf comédies larmoyantes qui ont assuré à elles seules la pérennité du nom de Nivelle de La Chaussée dans les histoires du théâtre et de la littérature, ce volume regroupe six des douze pièces de genres divers composées par le dramaturge entre 1730 et 1754. Il constitue une authentique découverte pour le lecteur d’aujourd’hui. La riche introduction générale aurait pu tout aussi bien ouvrir le tome précédent (éd. Maria Grazia Porcelli), vu l’étendue des questions abordées et des précisions fournies, sur Mélanide ou Paméla par exemple (p. 27 sq.). Catherine François-Giappiconi détaille la vie de La Chaussée et rectifie au passage le rang de ses origines bourgeoises et de sa fortune, plus bas et plus instable que le suppose l’image du « nanti de la légende » (p. 13), non sans quelques redites sur son rôle d’initiateur, son travail d’académicien, ses plaisirs simples, son éloignement des cabales, sa retraite précoce des scènes officielles.
Les pièces réunies ici « ne sont pas celles qui ont valu au dramaturge sa réputation et ses succès les plus durables » (p. 44). Deux tragédies dont une jamais jouée ni éditée, une tragi-comédie de style troubadour, trois comédies posthumes et une comédie inédite témoignent à titres divers d’une « œuvre singulière » (p. 10) et de recherches formelles par un poète curieux de mettre sa plume à l’épreuve de tous les genres après avoir connu un immense succès sur la scène comique avec La Fausse Antipathie (1733) puis Le Préjugé à la mode (1735), et même la consécration suprême en étant reçu à l’Académie-Française en 1736. À partir de là, en effet, et jusqu’à la fin de sa vie, La Chaussée délaisse le genre qui lui a si bien réussi pour prendre des risques à plusieurs moments de sa carrière, d’abord en 1737, écrivant coup sur coup ses tragédies, ensuite en 1747 lorsqu’il se tourne vers la Comédie-Italienne, enfin en 1750, en répondant après diverses intrigues et cabales à la commande de grands personnages de la Cour (Mme de Pompadour, le comte de Clermont) pour leurs théâtres de société, faisant ainsi un ironique retour à ses débuts. Ces tentatives variées sont à chaque fois une « situation nouvelle d’expérimentation » (p. 18) initiant des genres intermédiaires le plus souvent, même s’ils connaissent un échec public qui vient bouleverser le sort de certains textes restés à l’état de manuscrit jusqu’à aujourd’hui. Rendre accessibles ces textes inédits et d’autres non réédités depuis l’édition posthume de 1762 permet de suivre leur cheminement dans l’esthétique théâtrale française au gré des différents courants qui la traversent.
L’incursion dans le genre tragique entre 1736 et 1740 se révèle déterminante pour notre compréhension de l’auteur aujourd’hui, ce dernier passant en précurseur de la comédie attendrissante aux prémices de la tragédie domestique que 209théorisera Diderot et que rendra populaire Sedaine dans la seconde moitié du siècle. Le genre noble lui offre le cadre d’un pathétique total. Maximien est une tragédie historique romaine, écrite secrètement et jouée sous anonymat en décembre 1736, marquée étonnamment par l’influence conjointe des frères Corneille, et aussi par Voltaire de manière plus prévisible mais insuffisamment soulignée (dans La Princesse de Sidon aussi). Les critiques à l’époque ne manquent pas de faire la comparaison avec le Maximian de Thomas Corneille créé en 1662. Pourtant c’est à Pierre Corneille que l’intrigue et le ton font penser en plaçant au premier rang l’ambition politique et les noirs desseins de personnages prêts à tout pour obtenir ou conserver le pouvoir. Suivant la tradition réactivée par Voltaire depuis 1718, La Chaussée relègue la description de l’amour après la peinture des passions nobles et des intérêts d’état. Même chose avec Palmire reine d’Assyrie, tragédie sur un sujet d’invention inspiré du « cycle assyrien » (p. 175) alors en vogue mais que l’auteur retire au dernier moment alors que le texte a été reçu par les comédiens-français suite au succès de Maximien. Pour autant, Catherine François-Giappiconi montre avec finesse que La Chaussée préfère aux passions contrariées les « réflexions sur les rapports complexes au sein du couple et dans la sphère familiale » (p. 24-25), la peinture des « rapports conjugaux » et des « relations familiales perturbées » (p. 37). Il centre l’intérêt de sa première tragédie sur Fausta, héroïne déchirée entre son époux et son père – hésitant à renommer la pièce Fausta comme le fait un traducteur hollandais en 1744 – et celui de la seconde autour des « projets de jeunes gens broyés par les noirs desseins de leurs parents ennemis ». Une tonalité originale annonce le traitement de ses futures héroïnes populaires en tenant à distance l’héritage des héros furieux de Crébillon père. Ces tragédies sont la preuve que le genre se renouvelle et même se popularise. Gustave Lanson en son temps avait rejeté en bloc ces pièces sans mesurer « l’influence de ses compositions dans d’autres genres sur l’évolution du genre attendrissant qu[e La Chaussée] a initié » (p. 21). Le commentaire prend ses distances sur ce point comme à propos de l’interprétation de son héroïne Palmire qui n’est pas une pâle copie de la Cléopâtre de Corneille mais une « guerrière qui refuse de fléchir devant l’adversité » (p. 182) non dépourvue de scrupules.
La fine analyse proposée ensuite recense les caractéristiques des œuvres, à savoir des intrigues ramifiées comme des romans, des expositions « dilatée[s] et souvent fragmentée[s] » à partir d’un passé lointain, « sorte de ‘roman’ antérieur [qui] prélude à l’ouverture de la pièce et en commande le déroulement » (p. 34), des personnages peu vertueux, malfaisants, faux-amis, jaloux, la plupart transfuges de la comédie, et des motifs récurrents tels les incognitos, l’amitié véritable ou encore la calomnie. Ce dernier thème est commun aux tragédies qui placent en leur centre le déshonneur injuste des héroïnes. Des notes herméneutiques au fil du texte auraient enrichi l’analyse dramaturgique à partir d’une gestuelle et de déplacements scéniques novateurs lors des quiproquos successifs, explicités dans des didascalies internes et externes (acte III, scènes 4-6 ; IV, 6-7 ; V, 5-7). Les sources historiques sont consultées avec profit, en particulier un manuscrit de souffleur pour les costumes et le grand appareil du décor ainsi que les Registres de la Comédie-Française pour la distribution des rôles qui se révèle être la même que pour les comédies de l’auteur, ce qui vient confirmer la contamination de tonalités familières dans le genre tragique par le jeu dramatique en plus des topiques littéraires. L’analyse des écrits critiques qui fleurissent à la création de Maximien210(p. 59-67) est tout aussi captivante mais aurait pu faire ressortir de façon plus nette deux camps aux arguments politiquement opposés : d’un côté la critique « officielle » conservatrice dans les gazettes type Mercure de France qui regrette des caractères exagérés dans l’air du temps et un amour conjugal plus que galant au détriment de la noblesse des situations et du style ; de l’autre, les brochures anonymes qui dénoncent plus librement un manque d’équilibre entre les passions mauvaises et vertueuses et déplorent un éloge de la monarchie absolue à travers un empereur trop magnanime et une représentation du pouvoir royal en majesté appuyé sur la religion. S’il n’a pas écrit d’ouvrage théorique comme Diderot sur le rôle grandissant des figures paternelles et maternelles et les devoirs liés aux conditions sociales, sur l’inégalité des rangs, les préjugés et les privilèges de la vie de cour (sauf peut-être dans son Éloge de Bougainville en 1754 p. 43), La Chaussée les a mis en scène dans les œuvres si diverses des années 1740-1750 qui représentent pertinemment, avec « une visée réformatrice » (p. 537), un peu de la société contemporaine.
Renaud Bret-Vitoz
Élise Sultan-Villet, Le Roman libertin. La Philosophie des sens dessus dessous. Paris, Honoré Champion, « Les Dix-huitième siècles », 2021. Un vol. de 316 p.
Longtemps relégués sur le second rayon, voire dans l’Enfer des bibliothèques, les romans libertins du xviiie siècle ont depuis quelques décennies conquis l’édition, se sont imposés dans l’histoire de la littérature, puis dans celles de l’art et finalement de la philosophie. Jean Deprun et Jean Salem ont montré les emprunts conceptuels de Sade et de Crébillon. Colas Duflo s’est intéressé à la Philosophie des pornographes (2019). Élise Sultan-Villet élargit la perspective en confrontant l’éventail des romans libertins aux textes philosophiques de l’Antiquité et des Lumières. Elle part d’un jeu de mots heureux qui associe le renversement de perspective (sens dessus dessous) à la perte des références (sans dessus dessous), si l’on renonce à la formulation d’origine qu’emploie encore Balzac, cen dessus dessous. L’auteur de Diderot cul par-dessus tête ne donnera pas tort à ce « tête-à-queue libertin » (p. 27). L’essai s’intéresse successivement à la fonction du récit romanesque, puis à la réhabilitation du plaisir et enfin à la spécularité de l’aventure sensuelle et de l’expérience de lecture. Il n’est plus question pour les philosophes d’utiliser les textes littéraires afin d’en extraire des formules abstraites et de les réduire à des concepts. Les moralistes classiques saisissaient les êtres dans leur caractère fixe, les romanciers du xviiie siècle montrent des êtres en devenir qui renoncent aux illusions spiritualistes pour découvrir le monde réel à travers leur expérience sensorielle. À la métaphysique de l’amour, vantée par Platon, à la préciosité et à la nouvelle préciosité, ils opposent le physique du désir et la physique du plaisir. Un retour à la nature justifie la multiplicité des goûts et la diversité des pratiques. Mais « le grand art des voluptés » peut s’orienter vers « un diable au corps » et « une gestion pathologique du temps » (p. 129) ou vers la quête d’un équilibre. Thérèse philosophe est contemporaine de l’Anti-Sénèque de La Mettrie : Thérèse découvre les divers vertiges de l’orgasme mais choisit finalement un libertinage honnête avec un ami de 211qualité. Nombre de récits s’achèvent par une conversion du libertin ou une retraite à l’écart des agitations mondaines. Sade au contraire vante un approfondissement de la débauche jusqu’à l’apathie. Il défend ce qu’on a pu appeler un Paradoxe sur le libertin selon le modèle du Paradoxe sur le comédien. Mais entre la modération défendue par Duclos ou d’Argens et l’excès sadien, il reste bien des « territoires non balisés » (p. 194). La dernière partie de l’essai prolonge la réflexion morale par une discussion sur le déterminisme et la marge de liberté que chacun peut revendiquer par rapport à son tempérament. La plupart des romans libertins sont des récits d’apprentissage où un adolescent, fille ou garçon, expérimente son propre corps à travers l’onanisme et la lecture. Il s’écarte du puritanisme à la recherche du plaisir et entraîne son lecteur. Comme l’avait montré Jean Deprun, l’uneasiness, l’inquiétude est l’aiguillon du désir charnel et le moteur de la connaissance intellectuelle. On a pu critiquer l’emploi du terme sensualisme, invention polémique du xixe siècle pour disqualifier l’empirisme, mais Élise Sultan-Villet montre bien le lien entre le sensualisme philosophique et la sensualité érotique : « La formation par les sens, en matière de connaissance, coïncide avec un appel au plaisir sensuel, qui sonne comme un impératif » (p. 245). Le dernier chapitre explore subtilement la fonction du demi-sommeil comme auto-auscultation et expérience de pensée, rêverie au-dessus d’un livre et identification à la fiction. L’essai est informé, précis, bien écrit et tout à fait convaincant. On pourrait parfois apporter de minimes nuances. Le coup de sympathie chez Nerciat s’oppose en effet au coup de foudre romanesque (p. 110), mais il faudrait plutôt dire : au coup de foudre romantique, car pour Crébillon, les deux expressions s’équivalent selon les éditions des Égarements, c’est Stendhal qui entérine le sens actuel de coup de foudre. De même, on ne peut assimiler le Portrait de Madame de Pompadour de Boucher en 1756 (p. 274) aux gravures érotiques où une lectrice s’abandonne aux effets d’une brochure qu’on devine lascive. D’ailleurs un commentaire des frontispices philosophiques et des illustrations romanesques complèterait heureusement ces belles analyses.
Michel Delon
Rétif de La Bretonne, Les Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne. Édition critique par Pierre Testud. Paris, Honoré Champion, « L’Âge des Lumières », 2019. Cinq vol., 2461 p.
La réédition intégrale des Nuits de Paris, qui inclut par conséquent La Semaine nocturne et les Vingt Nuits de Paris, constitue un événement éditorial, puisqu’il donne accès à un texte mythique ; cette édition critique ouvre en effet des perspectives inédites sur la vie littéraire sous l’Ancien Régime. Les introductions et les notes abondantes de Pierre Testud permettent de suivre l’émergence de cette somme narrative, fondée sur les observations de Rétif de la Bretonne qui évoquent la vie quotidienne à Paris vers la fin de la monarchie, puis durant la Révolution, du point de vue d’un écrivain. La parution complète de cette œuvre majeure de Rétif, aux éditions Honoré Champion, rend ainsi accessible l’un des textes les plus originaux du xviiie siècle, par la liberté littéraire dont fait preuve l’écrivain.
On peut y découvrir une œuvre qui s’impose par sa conception, son esthétique et l’entrelacs des genres, comme une création singulière. Le lecteur peut suivre 212le personnage du Hibou, issu d’un projet antérieur de l’écrivain, qui devient Le Spectateur nocturne des Nuits et l’accompagne dans ses déambulations à travers la capitale. Inspirée par la mode des « Spectateurs », la veine journalistique n’en est pas absente, elle inclut un hommage au Tableau de Paris de son ami Mercier. Ce Hibou est un observateur, mais il ne reste pas seul, il a des interlocuteurs avec lesquels il s’entretient notamment de philosophie et de littérature. Dans les quatorze premières parties, le récit est conçu comme une histoire, celle de la relation entre une marquise, apparue un soir à son balcon, et un promeneur, le Hibou, spectateur et acteur des scènes nocturnes, qui raconte ses pérégrinations. C’est l’alliance entre deux classes sociales, pour soulager la misère et conduire vers le bonheur. Ce parcours devient un récit ouvert à tous les aléas de la vie, mais Rétif a également inscrit dans l’œuvre ses conditions d’élaboration : « Lire les Nuits, c’est lire l’histoire de la rédaction des Nuits », écrit Pierre Testud dans son « Introduction ».
La gestation du projet se reflète dans la structure rhapsodique de l’ensemble. Le lecteur devient un compagnon du Hibou qui lui fait découvrir la vie urbaine et les mœurs des habitants à travers des historiettes, des anecdotes et ses propres rencontres. Le narrateur se révèle un infatigable piéton de Paris. Il renoue souvent avec le ton de l’indignation qui prévalait dans les « juvénales », destinées au projet initial du Hibou spectateur nocturne. Ces accents et cette permanence du narrateur assurent la continuité du récit, la critique des spectacles en fait partie et inscrit les observations dans l’époque. La disparate de l’œuvre fait partie de cette esthétique, jouant avec tous les registres, liés toutefois par le regard de l’écrivain qui est aussi un moraliste. Son grand manteau et son chapeau l’identifient lors de ses promenades nocturnes, tel qu’il apparaît dans les gravures qui ornent les frontispices des différentes parties. Sa morale, qui s’élève contre les « puristes », place la bienfaisance au cœur du lien social. Plusieurs personnages puissants, dont cette édition soulève souvent l’identité, soutiennent les actions qu’il initie en tant qu’observateur engagé.
L’appareil critique de Pierre Testud permet d’apprécier la richesse de cette création, en faisant référence à la fois au contexte culturel et aux autres œuvres de Rétif, notamment à MonsieurNicolas, mais aussi à sa Correspondance et à son Journal. Cette présentation rend particulièrement intéressantes les suites, ajoutées aux XIV premières parties des Nuits de Paris durant la période révolutionnaire. La Semaine nocturne (XVe partie, p. 1975 à 2150) et les Vingt Nuits de Paris (XVIe partie, p. 2151 à 2366) réunies dans le tome V, bénéficient, en effet, de deux introductions séparées et de notes historiques et littéraires particulièrement précises. Le récit rétrospectif de LaSemaine nocturne, publié en 1790, évoque les bouleversements des débuts de la Révolution. Bien informé, par ses tournées dans les cafés, par ses conversations et chez les libraires, l’auteur revient sur les petits et les grands événements révolutionnaires qu’il a suivis de près. Monarchiste, mais réformiste, Rétif raconte la Révolution en écrivain et nous livre ses impressions. Son regard se focalise sur ce qui se passe dans la rue, car la violence de ceux qu’il appelle la populace l’effraie. Aux accents sombres de ces considérations s’opposent des historiettes, qui assurent la permanence du narrateur, comme autant de dérivatifs.
Les Vingt Nuits de Paris, vendues à partir de 1794, relèvent, pour leur part, d’une écriture sur laquelle pèsent les événements de la Terreur, relatés au fil des Nuits. Grâce à la présence emblématique du personnage du Hibou, nous pouvons suivre les observations et les réflexions de l’auteur qui nous livre un tableau mouvant de Paris 213sous la Révolution, nous pouvons aussi en apprécier les effets sur la vie littéraire. Cette écriture est ancrée dans l’actualité qu’elle suit de près, à tel point que Rétif a souvent dû introduire des modifications au cours de l’impression, parfois même des cartons, en raison du contexte politique durant les années 1793 et 1794, afin de s’adapter à « l’opinion dominante », selon son témoignage. Dans cette seizième et dernière partie des Nuits de Paris, nous voyons l’opinion politique de l’écrivain évoluer au fil du texte, attestant la difficulté d’écrire sous la Révolution. Ainsi, « parce qu’elles sont une œuvre historique, littéraire et politique, écrite dans la fièvre du tourbillon de l’Histoire », les Vingt Nuits de Paris feraient de leur auteur, selon Pierre Testud, « le premier écrivain des temps modernes. »
Cette édition des Nuits de Paris est complétée par cinq index très utiles, des lieux et établissements, des personnes, des titres, des sujets et d’un index lexical (p. 2379 à 2434). Ils permettent d’explorer facilement la fabrique de l’œuvre.
Claude Klein
Madame de Staël, Œuvres dramatiques. Textes établis, présentés et annotés par Aline Hodroge, Jean-Pierre Perchellet, Blandine Poirier et Martine de Rougemont. Paris, Honoré Champion, « Tournant des Lumières », 2021. Deux vol. de 993 p.
Comme la poésie d’André Chénier, le théâtre de Germaine de Staël est un territoire longtemps resté dérobé aux regards. L’auteure ne publia que deux tragédies en 1790, privilégiant un usage de ses pièces restreint à son cercle de proches, lors de lectures ou représentations « oscillant entre sphères publiques et intimes » (p. 32) ; puis son fils Auguste n’hésita pas à sélectionner, voire réécrire certains textes à partir des manuscrits conservés à Coppet, offrant en 1820-1821 un aperçu décousu de cette production dramatique dans les Œuvres complètes de Madame de Staël, de fait incomplètes. Choix discutables que contrecarre la présente édition, placée sous le signe du souci d’exhaustivité et de précision philologique, puisque les variantes disponibles sont minutieusement retranscrites, ainsi que les manuscrits inédits de pièces plus ou moins achevées. Ce sont au total dix-neuf pièces que l’on peut lire, allant de fragments versifiés de jeunesse (dès 1778) aux créations sur des théâtres privés durant l’exil sous l’Empire, parcours que résume le « Calendrier dramatique staëlien » placé à la fin du second volume, dans lequel figurent aussi les autres pièces connues ayant suscité l’intérêt et été jouées dans l’intervalle par Staël et ses proches en société.
L’ambitieux projet initié par Jean-Pierre Perchellet et Martine de Rougemont, disparus avant de pouvoir achever ce chantier qui leur est dédié et prend place dans les Œuvres complètes de Staël aux éditions Champion, a été mené à bien par les soins d’Aline Hodroge et Blandine Poirier. Il présente un palimpseste érudit des textes et de leurs échos, tant internes à l’œuvre même de Staël, qu’externes, fruits d’une riche culture européenne propre à l’auteure de De la littérature et De l’Allemagne.
Chaque pièce est précédée d’une brève introduction qui en fait ressortir les enjeux, tandis que la bibliographie finale signale les principales études éclairant le corpus. La collection ainsi rassemblée révèle une œuvre marquée par 214« l’expérimentation dramaturgique » (M. de Rougemont, p. 12), des leitmotive comme la place du père (souvent absent) et « le tableau de la nature humaine / En proie aux passions qui déchirent le cœur » (p. 367), telles l’ambition, la haine, la terreur, et les affres de l’amour, décliné surtout au féminin par le prisme maternel (Agar et Ismaël, La Sunamite, Geneviève de Brabant), conjugal (Jane Gray, Rosamonde…), ou par la voix d’amantes mélancoliques infortunées – de Sophie ou les sentiments secrets en 1786 à Sapho en 1811, en passant par Rosamonde et la réécriture de Nina ou la folle par amour. Aux « grands hommes » revient l’amour de la patrie, qui domine dans les tragédies historiques comme Thamas, La Mort de Montmorency et Jean de Witt, composées durant la Révolution. La dominante pathétique du genre sérieux est contrebalancée par des contrepoints comiques dans des spectacles joués en société après 1806 : La Signora Fantastici, Le Capitaine Kernadec et Le Mannequin, qui brodent sur la thématique des caractères nationaux et de leurs ridicules stéréotypés.
La lecture de ces pièces permet donc de voyager avec leur auteure dans l’espace et dans le temps. C’est d’abord l’histoire moderne qui apparaît comme le réservoir privilégié par Staël, jugeant dans la préface de Jane Gray (tragédie composée en 1787) que « les sujets historiques […] paraissent mériter la préférence sur ceux purement d’invention » (p. 137). Son répertoire s’ouvre aussi à la légende avec Geneviève de Brabant ou encore le destin tragique de la poétesse grecque Sappho qui termine la série en 1811, ainsi qu’à l’Ancien Testament, ses prophètes et ses miracles. Les deux volumes matérialisent une scansion générique dans l’évolution de la production théâtrale, qui débute par des tragédies versifiées conformément au canon de la hiérarchie des genres à la fin du xviiie siècle (vol. I), avant que l’exil, le modèle allemand et les contraintes ludiques du théâtre « personnel » ouvrent la voie à la prose du drame, du mélodrame ou du proverbe comique, mobilisant souvent l’auteure et ses enfants pour la distribution des rôles (vol. II). Guidé par l’appareillage critique et les notes, le lecteur retrouve dans chaque pièce une pensée philosophique et politique marquée par des constantes et des variations au gré de la fiction, de la biographie personnelle et de l’histoire contemporaine, dans cette époque charnière entre Lumières et romantisme. Preuve s’il en est que le théâtre est un laboratoire de la pensée touchant, comme les essais et les romans, à « l’influence des passions » et à la morale, un outil de « médiation scénique » des idées (S. Genand, citée p. 26). La redécouverte de cette production théâtrale méconnue hors du cercle des spécialistes, désormais rendue accessible, ouvre un champ à de nouvelles études sur ce répertoire et son inscription dans l’histoire culturelle et politique qui en constitue le berceau et lui fournit une tribune d’essai.
Thibaut Julian
Cary Hollinshead-Strick, The Fourth Estate at the Fourth Wall. Newspapers on Stage in July Monarchy France. Evanston (Illinois), Northwestern University Press, 2019. Un vol. de 189 p.
Fruit d’une thèse de doctorat en littérature comparée soutenue en 2008 à Sorbonne Université (Paris IV) en cotutelle avec l’University of Pennsylvania, cet ouvrage est centré sur les interactions entre les représentations théâtrales et 215journalistiques du nouveau système médiatique qui se met en place en France sous la monarchie de Juillet.
En 1836, la formule d’abonnement à La Presse initiée par Émile de Girardin réactive les idéaux des Lumières dans le partage étendu de l’information tout en mobilisant à son avantage les nouveaux impératifs commerciaux grâce à la réclame et aux annonces. Cette rencontre entre publicisation et publicité fait coexister des visées citoyennes et commerciales. Avec précision, l’introduction de l’essai détaille l’évolution des rôles assignés à la publicité dans l’éducation des masses et la promotion des idées, fonctions qui ont fait de la presse le quatrième pouvoir. Mais ce pouvoir doit composer avec les aléas politiques de la censure. Aussi le cadre historique choisi pour cette étude se situe-t-il entre 1835, lorsque les lois de septembre réduisent la liberté de la presse, augmentent le cautionnement et imposent une autorisation des pièces avant représentation, et 1848, avec la Révolution de février qui assouplit la censure au théâtre et dans la presse. Dans ce contexte, le journal oscille entre transparence et séduction, et s’emploie progressivement à mettre l’accent sur la seconde. Deux modèles culturels sont en compétition, qui impliquent des configurations distinctes de la presse : l’ancienne, faisant du journal l’extension de l’opinion d’un groupe politique spécifique, et la nouvelle, qui multiplie les prises de positions idéologiques pour se garantir un large public (p. 9).
Cette polarisation a des conséquences sur les engagements des auteurs de presse et de théâtre, amenés à interagir davantage, sur un mode essentiellement conflictuel, alors même qu’ils contribuent souvent aux deux domaines. Les journaux critiquent les pièces, tandis que les représentations théâtrales convoquent les journaux de manière ironique, parfois en tant que personnages allégoriques, chacun des deux camps cherchant à exploiter les procédés de l’autre à son avantage. Il en résulte un nombre important de pièces, pour la plupart des vaudevilles et des revues de fin d’année, qui mettent en scène la presse en faisant intervenir des accessoires en imprimé de journal ou des écharpes affichant les titres des organes de presse. Cette tendance a constitué un véritable phénomène de mode, comme en atteste, en annexe, la liste détaillée des 144 pièces de ce type que Cary Hollinshead-Strick a soigneusement identifiées dans les archives, le catalogue de la Bibliothèque nationale, plusieurs répertoires et la critique dramatique disséminée dans cinq organes de presse (La Presse, Le Siècle, Le Constitutionnel, La Quotidienne et Le Charivari).
Si les vaudevilles mettant en scène la presse sont une mode, ils sont aussi un mode d’expression à part entière, impliquant tout à la fois l’usage de l’allégorie propre à contourner la censure, la réponse subtile aux critiques journalistiques, volontiers pastichées voire parodiées, et l’habileté à recycler d’anciens procédés allusifs dans une nouvelle formule. Ces pièces encouragent la traversée du quatrième mur symbolique par l’audience, moins pour susciter l’identification émotive que pour renforcer les mécanismes réflexifs – pédagogiques et critiques – du rire. Cary Hollinshead-Strick est donc attentive à la nature des interactions recherchées par ce théâtre à visée populaire, plus accessible qu’une presse dont l’abonnement annuel a certes diminué de moitié mais requiert encore des moyens financiers loin d’être à la portée de tout le monde. Elle invite à considérer que l’avènement de l’ère médiatique ne coïncide pas exactement avec une forme de consumérisme passif (p. 111) et montre que ce corpus constitue un riche matériau pour situer avec nuance les niveaux de légitimité revendiqués de part et d’autre, 216les feuilletonnistes s’adonnant à la réprobation littéraire du vaudeville pour mieux se distinguer du populaire (p. 28), alors même qu’ils sont de nos jours considérés comme les principaux promoteurs de la sérialité populaire.
Au fil de cinq chapitres denses et solidement étayés, Cary Hollinshead-Strick retrace d’abord les contours du débat autour des fausses nouvelles, des rumeurs calomnieuses et de la réputation, le théâtre se faisant l’exégète humoristique des techniques d’influence qui font le jeu de la popularité dans la presse, occasion aussi de dénigrer cette dernière dans sa prétention à communiquer de manière transparente. C’est alors un jeu vertigineux de réciprocité qui s’engage : le journal répond aux critiques adressées par les vaudevillistes à l’encontre de la presse, celle-ci ayant préalablement lancé des attaques envers les pièces jouées… Cary Hollinshead-Strick explore ensuite les fondements du vaudeville comme creuset du roman anti-journalistique, emblématisé par deux œuvres de Balzac, César Birotteau et Illusions perdues, liées à des stratégies distinctives d’inscription romanesque dans une Histoire longue après avoir pourtant bénéficié des procédés narratifs du vaudeville et des opportunités éditoriales de la presse. Elle examine également ce qu’implique la représentation scénique de la matérialité du journal, utilisée pour réduire littéralement celui-ci à un organe physique, moquer la prétention démesurée de son format et focaliser l’attention sur la presse comme médium plutôt que comme institution, occasion de la désacraliser en tant que simple média parmi d’autres. Elle suit enfin les rapports conflictuels entre Jules Janin et deux auteurs qu’il n’a pas manqué de vilipender dans sa critique dramatique : Gérard de Nerval et Félix Pyat, qui ont à leur tour répliqué non seulement dans la presse et au tribunal, mais aussi en adaptant leurs pièces respectives Léo Burckart et Le Chiffonnier de Paris en volumes livresques pour leur donner une postérité malgré l’adversité.
Entre synthèses contextuelles maîtrisées et études de cas avisées, Cary Hollinshead-Strick met en lumière le dialogue souvent sinueux et éphémère de cette production sur plusieurs supports (multisupport discussion, p. 83). Elle propose une édifiante plongée dans le bain des discours promotionnels et caustiques, dans l’intrication des prises de position et des renvois d’ascenseurs de la « camaraderie » littéraire, aux enjeux souvent dissimulés ou biaisés, filtrés par les imaginaires médiatiques et scéniques. Parallèlement à une recherche minutieuse dans les pages de presse, son essai s’appuie sur de nombreuses sources autorisées, parmi lesquelles figurent les travaux fondateurs de Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant sur les interactions entre presse et littérature, ceux de Jean-Claude Yon, Patrick Berthier et Olivier Bara sur la scène, le spectacle médiatique et le vaudeville, le volume de Mariane Bury et Hélène Laplace-Claverie sur la critique théâtrale au xixe siècle, l’essai de Stéphanie Loncle sur les rapports entre théâtre et libéralisme, les travaux d’Odile Krakovitch sur la censure théâtrale, le volume de Lise Dumasy sur la querelle du roman-feuilleton, les études pionnières de Marc Martin sur la publicité ou encore l’approche de l’imaginaire médiatique par Guillaume Pinson.
Cet essai aussi bref qu’imposant vient compléter l’histoire littéraire du xixe siècle grâce à une analyse informée, multifactorielle et sémiotiquement complexe, qui parvient à rendre compte de la « pollinisation croisée » (cross-pollination, p. 18) du théâtre, de la presse et du roman. Il met en évidence un facteur majeur d’élucidation du système médiatique français naissant, nous procurant ainsi un éclairage essentiel, tant historique qu’actuel.
Valérie Stiénon
217Claudie Bernard, Le Passé recomposé. Le roman historique français du xixe siècle. Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2021. Un vol. de 614 p.
En 1996, Claudie Bernard publiait sous le même titre un ouvrage, paru chez Hachette, qui a fait date dans l’étude du genre, après un volume de la RHLF de 1975, dans lequel une contribution de Jean Molino livrait des aperçus précieux sur la définition du roman historique. Cet ouvrage était composé de deux parties, l’une théorique, l’autre dédiée à l’étude de cinq romans (Cinq-Mars, Chronique du règne de Charles IX, Sur Catherine de Médicis, Le Roman de la momie, L’Insurgé). Vingt-cinq ans après, ces deux parties donnent lieu à deux volumes distincts parus aux Classiques Garnier – outre Le Passé recomposé, Si l’Histoire m’était contée reprend les analyses des œuvres, mais en élargissant le corpus, avec des récits de Nodier, Stendhal, Barbey, Le Chevalier de Maison-Rouge de Dumas, L’Abbaye de Tiphaines de Gobineau, Sous la hache de Bourges, les romans de Rosny, et l’Histoire du Juif errant de d’Ormesson (sous forme de conclusion contemporaine). La partie théorique est quant à elle reprise (et retravaillée) sous le titre original.
Cette réédition du Passé recomposé reprend les trois grands moments de l’analyse initiale de 1996, mais en les étoffant par de nouveaux aperçus, par de nouvelles illustrations, et en prenant en compte les apports de travaux récents, littéraires ou historiques (citons entre autres ceux de Jean-François Hamel ou d’Ivan Jabonka). La première partie est consacrée aux rapports entre histoire et roman au xixe siècle, entre récit des res gestae et fiction. D’une part elle balise ces questions dans le cadre de la France révolutionnée (avec une attention particulière portée au corpus scottien), d’autre part elle expose les problèmes qui se posent à ce genre longtemps qualifié de « bâtard » ou d’« hybride » (selon que le jugement soit négatif ou non). Un souci de rigueur conduit ainsi Claudie Bernard à dresser le panorama de la discipline historique et du genre romanesque au xixe siècle (après un aperçu des périodes précédentes) avant de croiser les deux écritures au sein du chapitre « Le siècle du roman historique ». Cette partie est aussi l’occasion de revenir sur les liens entre vraisemblance et vérité, dans leurs rapports d’opposition ou de complémentarité. La deuxième partie s’intéresse à la représentation romanesque de l’histoire, en abordant systématiquement les points d’une poétique romanesque de l’histoire : la couleur locale et la langue, l’action, le public et le privé ou le mélange des genres, les personnages (avec des perspectives sur le nom propre et sur la focalisation), l’instance narratoriale et le pacte de lecture, et l’intertextualité, qu’elle soit historiographique ou romanesque. La troisième partie reprend enfin, mais en l’élargissant, la portée symbolique du genre explorée dans la version de 1996. Il s’agit certes d’interroger à nouveau le « Monument aux morts en papier » (titre original), en s’intéressant aux effets de (dé)monumentalisation et de « résurrection » (Michelet) et de réenterrement des morts, mais aussi plus largement de réfléchir aux effets de temps provoqué par le roman historique : élaboration d’un autre roman national, invention de l’uchronie, mise en jeu du sens de l’histoire (progrès ou décadence), effets de prolepses, ironies, avec des excursions plus inattendues vers la science-fiction. Dans son ouvrage, Claudie Bernard étaye ces différents débats avec une érudition impressionnante, et qui s’est considérablement étoffée depuis la première 218version de l’ouvrage, tant sont nombreux les différents romans convoqués au fil de l’analyse : elle passe ainsi en revue tous les grands romans historiques du xixe siècle, et plus largement ceux qui parlent d’histoire, parfois contemporaine. Le Passé recomposé prend parfois le temps de développer une étude suivie d’un roman, le temps de quelques pages – sur L’Éducation sentimentale, Les Dieux ont soif, Les Misérables, La Petite Fadette, par exemple, sans oublier l’œuvre de Scott qui constitue une sorte de fil rouge de l’ensemble, preuve que Claudie Bernard ne se limite pas au roman historique français : on trouve en effet çà et là des analyses sur des auteurs comme Manzoni et Dickens.
La conclusion porte sur le « roman historique contemporain » (dans un mouvement similaire à Si l’Histoire m’était contée), et explore rapidement ces différentes questions dans un corpus qui va de l’après-guerre à nos jours. En réalité, ces romans plus récents ont largement été évoqués dans les trois parties, ce qui montre que la réflexion de Claudie Bernard s’est poursuivie et prolongée depuis 1996. Les romans historiques d’Aragon, Simon, Yourcenar et Giono, mais aussi de Chandernagor, Rambaud, Modiano, Michon et Kérangal sont ainsi régulièrement évoqués tout au long de l’ouvrage, qui dément quelque peu son sous-titre par des bornes chronologiques en définitive plus larges. C’est dire si Le Passé recomposé, dans sa version reconfigurée, constitue à présent une somme et une synthèse de grande ampleur sur le roman historique.
Aude Déruelle
Albert Samain, Correspondance (1876-1900). Édition de Christophe Carrère. Paris, Classiques Garnier, « Correspondances et mémoires », 2021. Deux vol. de 1296 p.
Christophe Carrère, à qui l’on doit déjà une excellente édition critique des Œuvres poétiques complètes d’Albert Samain aux Classiques Garnier en 2015 et qui a établi, en collaboration avec Marc Béghin et Bertrand Vibert, une tout aussi excellente édition des Œuvres en prose du poète en 2020, a complété cet ensemble par deux volumes de correspondance : 725 lettres, pour la plupart inédites, adressées de 1876 à 1900 à plus de soixante-dix destinataires différents, membres de sa famille, amis proches ou personnalités du monde littéraire et artistique.
En 1933, le poète et érudit Jules Mouquet, cousin de Samain, avait publié au Mercure de France une partie de sa correspondance sous le titre Des lettres (1887-1900). Dix ans plus tard, il avait édité chez Émile-Paul la correspondance de Samain avec sa tante Clémence Mouquet (Lettres à tante Jules), puis, en 1946, sa correspondance avec Francis Jammes (Une amitié lyrique. Albert Samain et Francis Jammes. Correspondance inédite). Quelques autres lettres de Samain avaient également paru dans des articles, comme ceux que Jean Monval consacra aux relations entre Samain et Coppée, qui avait révélé au grand public l’auteur d’Au jardin de l’infante (« Albert Samain et François Coppée », Le Correspondant, 25 août 1925, et Le Figaro, 16 août 1930). Toutefois, il restait un grand nombre de lettres inédites dans le fonds Jules Mouquet de la Bibliothèque municipale de Lille, ainsi que dans les fonds manuscrits des bibliothèques parisiennes. Les lettres réunies par Christophe Carrère dans un esprit d’exhaustivité constituent donc à 219ce jour le plus vaste ensemble de la correspondance de Samain jamais publié. La deuxième annexe de son édition ne signale qu’un petit nombre de lettres non retrouvées, dont l’existence est attestée par des catalogues de vente ou qui se trouvent dans des collections privées.
Dans l’« Introduction » de son édition (p. 9-25), Christophe Carrère s’appuie sur des extraits de lettres pour retracer la vie de Samain et pour préciser sa situation dans le champ littéraire, à la croisée du Parnasse, du décadentisme et du symbolisme. Une « Note sur l’établissement du texte » (p. 27-29) indique les quelques modifications d’usage apportées au texte manuscrit pour en faciliter la lecture sans en trahir l’esprit. La présentation du corpus épistolaire est aussi claire qu’impeccable : le texte est établi avec la plus grande rigueur philologique ; la provenance de chaque lettre est indiquée avec précision, ainsi que son éventuelle publication antérieure, complète ou partielle ; l’annotation, toujours pertinente, se restreint à l’essentiel et n’alourdit pas le texte ; des index des noms propres, des personnages de fiction, des œuvres, des lieux et des destinataires rendent très commodes les recherches au sein des deux volumes. Trois lettres seulement, recueillies dans l’annexe 1, n’ont pu être datées ; toutes les autres le sont, au moins conjecturalement, ce qui, sur un ensemble de 725 lettres, est une belle réussite.
Le premier intérêt de la correspondance de Samain est de faire entendre la voix de l’homme qu’il était : ses lettres à sa mère, à sa sœur aînée Alicia, à son frère cadet Paul, à ses amis intimes Raymond Bonheur, Victor Lemoigne et Georg Salomonsohn sont d’un ton très naturel et révèlent sur le vif ses traits de caractère. Elles font valoir par contraste la dimension littéraire des lettres adressées à des confrères poètes ou écrivains. Les lettres à Alicia sont de plus, comme le souligne Christophe Carrère, « de véritables chroniques de la vie mondaine, artistique et culturelle du Paris de la Belle Époque » (p. 28). Samain fait ainsi à sa sœur des descriptions très vivantes du salon de Heredia, que les filles du poète transforment en « jolie volière » (p. 531), de la réception de l’auteur des Trophées à l’Académie française (p. 562-563), du mariage d’Henri de Régnier avec Marie de Heredia (p. 581), ou encore de l’incendie du Bazar de la Charité, au cours duquel la fille de Heredia vit « tout le duvet de sa peau de brune […] flambé comme un poulet au gaz » (p. 758). De même, il raconte à sa tante Jules, avec un humour désopilant qu’on ne soupçonnerait pas chez ce poète mélancolique, la première du Monde où l’on s’ennuie d’Édouard Pailleron (p. 77-79) et celle d’Un roman parisien d’Octave Feuillet (p. 131-135), où le spectacle est dans la salle tout autant que sur scène.
La correspondance de Samain contient également de très belles lettres de voyage rédigées lors de ses séjours en Hollande, en Italie, dans les Alpes ou sur la Côte d’Azur. À Zandvoort, devant la mer du Nord, le poète est saisi par ce « grand trou béant sur l’espace d’où venait un large vent superbe » (p. 264). Le Grand Canal de Venise lui inspire ce petit tableau impressionniste en prose : « Des maisons peintes de tons riants, verts, roses, bleu tendre. Ces couleurs se reflètent dans l’eau qui papillotte… Çà et là, un peu partout, se dressent des poutres d’amarres peintes de couleurs vives ; cela se décompose en mille petites facettes multicolores, en un miroitis de taches gouachées de tous les tons du prisme. On vogue positivement sur une palette… Au-dessus de sa tête, le ciel bleu, profond et vibrant. On est en Italie » (p. 300).
Ce goût de l’impressionnisme se retrouve chez Samain en matière de critique littéraire. Un autre intérêt de sa correspondance réside en effet dans les lettres où 220il livre ses impressions de poète sur les œuvres qui lui ont plu ou que ses confrères lui ont offertes. On découvre son enthousiasme à la lecture des Quatorze Prières de Francis Jammes (p. 991-992), des Nourritures terrestres de Gide (p. 772), de La Canne de jaspe d’Henri de Régnier (p. 832), du Désespéré de Bloy (p. 318) ou de la Thaïs d’Anatole France (p. 277) : comme Baudelaire dans « Les Phares », Samain s’efforce de recréer, par des métaphores et des synesthésies, l’atmosphère émanant d’une œuvre qu’il a aimée. Ses lettres renseignent également sur sa propre œuvre, par exemple sur la façon dont ses confrères ont réagi à la publication du Jardin de l’infante (p. 414), sur son projet inabouti d’une opérette algérienne (p. 572), ou encore sur sa conception de l’hellénisme dans les poèmes d’Aux flancs du vase : « L’antiquité que je sens n’est point barbare, sinistre et hérissée, comme celle de Salammbô par exemple, ou de Leconte de Lisle ; elle est plutôt mesurée, humaine et souriante comme celle des Homérides » (p. 864).
Les lettres des dernières années sont particulièrement touchantes. Elles montrent l’inexorable évolution du mal qui devait emporter prématurément le poète et dont il n’avait pas mesuré l’ampleur : « Vous voyez mon écriture ! Je constate avec stupéfaction que je ne peux plus écrire de mon écriture courante. Qu’est-ce que cela signifie ?… Je suis tout à fait fatigué » (p. 1211), confie-t-il à Léon Bocquet dans l’ultime lettre qu’il rédige quatre jours avant sa mort.
Toutes les biographies d’Albert Samain sont antérieures à la Seconde Guerre mondiale. De la précieuse mine d’informations révélées par ces deux volumes de correspondance, on espère vivement que Christophe Carrère, qui a déjà si bien servi la mémoire du poète, saura tirer à présent la matière d’une biographie nouvelle.
Yann Mortelette
Aurélien Lorig, Le Retentissant Destin de Georges Darien à la Belle Époque. Vie et œuvre d’un écrivain réfractaire. Leiden et Boston, Brill Rodopi, « Faux titre », 2020. Un vol. de 256 p.
Le titre donné à ce livre, issu d’un travail doctoral, surprend. Il surprend d’autant plus qu’Aurélien Lorig rappelle combien Darien a été contraint de ferrailler avec ses éditeurs, A. Savine et P. V. Stock, pour obtenir d’être publié et qu’il signale que ses principaux ouvrages, des premiers aux derniers, ont été des échecs commerciaux et n’ont connu qu’un succès d’estime ou de scandale. À cet égard, peut-être aurait-il été plus conforme aux faits, que révèlent la correspondance de l’auteur et les études de réception qui ont été conduites sur ses écrits, de parler de « petit tapage » comme le fait Edmond Letellier (L’Écho de Paris, 8 avril 1890) plutôt que de retentissement ou de reprendre un terme utilisé par l’écrivain qui souhaitait que ses ouvrages fissent du « pétard » en des heures, celles des attentats anarchistes et de l’anarchisme littéraire, où le livre a pu être tenu pour une « bombe ». Le titre de cet ouvrage surprend aussi en distinguant, de manière qui ne peut que sembler datée, la « vie » et l’« œuvre » de l’auteur auquel il s’intéresse alors même que le parcours que propose Aurélien Lorig n’associe étroitement qu’à certains moments la biographie et les productions de Darien, faisant, par exemple, silence sur les années que l’homme de lettres passe en Angleterre mais s’arrêtant aux écrits qu’il y rédige. Quoi que laisse entendre son titre, cet essai s’intéresse 221plus aux écrits de Darien qu’aux aléas de son existence (dont certains aspects restent mystérieux). Ce faisant, il hésite entre un suivi chronologique du parcours de l’écrivain et des lectures de ses œuvres relevant d’une approche thématique.
Excellent connaisseur de Darien, à qui il a consacré plusieurs articles, eux-mêmes souvent engagés dans des perspectives thématiques, Aurélien Lorig tient compte des études qui ont envisagé sa vie et ses écrits qu’il s’agisse, pour ne mentionner qu’eux, des travaux d’Auriant (Darien ou l’inhumaine comédie, 1955) ou de ceux plus récents de Valia Gréau (Georges Darien et l’anarchisme littéraire, 2002). Ce faisant, il s’arrête à des aspects de l’existence et des productions de l’écrivain réfractaire qui ont été jusqu’ici laissés de côté. Particulièrement intéressantes sont, à cet égard, les pages où il analyse le silence de Darien pendant la Grande Guerre et les difficultés qu’il a rencontrées, la paix revenue, à retrouver une place au sein du champ littéraire en faisant appel à Georges Pioch et en se tournant vers des périodiques récemment fondés, Le Journal du peuple puis La Vérité, où s’expriment des pacifismes hésitant entre wilsonisme, socialisme et communisme. Sans ignorer les romans et les pamphlets de Darien, longtemps tenus pour la part de ses écrits la plus digne d’attention, auxquels il consacre des analyses précises et fines, Aurélien Lorig accorde grande importance à ses productions dramatiques, aux Chapons (en collaboration avec Lucien Descaves, 1890), qui a fait scandale, ainsi qu’à d’autres pièces comme Non ! Elle n’est pas coupable (1909), Le Souvenir (1906 ou 1907) ou Les Murs de Jéricho (1910), certaines d’entre elles n’étant connues que par des fragments ou des comptes rendus de presse. Pratiquant à certains moments de son étude des lectures résolument actuelles, il s’intéresse, à juste titre, aux personnages féminins d’œuvres comme Le Voleur (1897) ou Bas les cœurs ! (1889) ainsi qu’à diverses allusions à l’homosexualité, en particulier dans Biribi (1890). De manière générale, quand bien même cet aspect de sa vie littéraire ne fasse pas l’objet d’une prise en compte systématique, il attire l’attention sur les difficultés à se faire entendre de Darien qui s’est trouvé contraint de fonder des revues (L’Escarmouche ; La Revue de l’impôt unique) dont il a été le seul rédacteur, d’écrire en collaboration (pas uniquement dans le domaine du théâtre où la pratique est alors fréquente), de chercher à imposer ses idées au sein des groupements auxquels il a adhéré, à l’image de Ligue des Parisiens de la Seine.
Du livre d’Aurélien Lorig ressort ainsi une vision renouvelée de la personnalité et de l’œuvre de Darien, d’où se dégagent de féconds paradoxes entre sa volonté de succès et sa haine de la société bourgeoise, entre son désir d’être homme de lettres et sa volonté d’action, entre sa méfiance à l’égard de tous les mouvements politiques de combat et sa volonté de ne pas dénoncer en solitaire ou en marginal les maux économiques, politiques et sociaux de son temps. De ce point de vue, ce sont bien l’individualisme et l’anarchisme de Darien qui sont questionnés ici à travers les problématiques de l’antimilitarisme ou de l’anticléricalisme, qui font l’objet d’analyses mettant bien au jour la spécificité de ses positionnements, autant qu’à travers certains de ses comportements d’homme de lettres. Il faut toutefois regretter qu’Aurélien Lorig, dont les intuitions sont sûres et les analyses convaincantes, ne s’appuie pas plus sur certains des travaux généraux qui ont été consacrés à l’anarchisme et aux anarchistes, notamment à ceux de Caroline Granier (Les Briseurs de formules. Les écrivains anarchistes en France à la fin du xixe siècle, 2008) et d’Uri Eisenzweig (Fictions de l’anarchisme, 2001), qu’il mentionne mais exploite peu, préférant, en fin de parcours, situer Darien dans 222des parallèles qui mettent ses œuvres en vis-à-vis d’autres de Léon Bloy, de Jules Vallès, d’Octave Mirbeau ou d’Henri Fèvre.
Au fil de son ouvrage, l’auteur lance pour l’avenir des projets du plus grand intérêt quand il regrette l’absence d’une édition des œuvres complètes de Darien, laquelle serait bienvenue, ou lorsqu’il analyse Can we disarm ? (écrit en collaboration avec Joseph MacCabe, 1899) dont il serait utile d’avoir une traduction (comme d’autres articles rédigés en anglais, à l’image de ceux que l’écrivain a donnés, en 1918, à un périodique américain, The Public : a Journal of Democracy). Parce qu’il est savant et bien informé, parce qu’il ouvre des perspectives de lecture prometteuses et originales, le livre d’Aurélien Lorig mériterait de connaître de tels prolongements – sans compter qu’un dictionnaire Darien, dont nombre d’entrées sont d’ores et déjà disséminées ici, permettrait de mieux encore se saisir d’une œuvre dont le singulier destin se joue, dirait peut-être Pierre Citti, dans une irréductible tension entre garantie d’originalité et garantie de responsabilité.
Denis Pernot
Marcel Proust, Les Soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits. Édition établie par Nathalie Mauriac Dyer. Préface de Jean-Yves Tadié. Paris, Gallimard, 2021. Un vol. de 380 p.
« L’œuvre inédite de Proust n’existe pas. Le mot “fin” qu’il a tracé aux dernières lignes de son livre en marque bien, effectivement, la fin », écrivait en 1954 Bernard de Fallois dans la préface de son édition du Contre Sainte-Beuve, deux ans après avoir publié le manuscrit (inédit) de Jean Santeuil. On en conclura qu’il refusait d’appeler « inédits » les textes que Proust avait renoncé à publier, à plus forte raison les brouillons d’À la recherche du temps perdu qui sont tantôt des tâtonnements vers une écriture plus accomplie, tantôt des épisodes laissés en friche. Mais comment qualifier ce que Proust a laissé en marge de volumes qui ne paraîtront qu’après sa mort ? Il a mis le mot « fin » à la dernière ligne d’une œuvre qui demeurait mouvante.
C’est aux sources de la Recherche que nous situe ce volume édité par Nathalie Mauriac Dyer. Bernard de Fallois avait révélé, dans sa préface,l’existence de « soixante-quinze feuillets » (soixante-seize en réalité) comprenant « six épisodes, qui seront tous repris dans le roman : ce sont la description de Venise, le séjour à Balbec, la rencontre des jeunes filles, le coucher de Combray, la poésie des noms et les deux “côtés”. » Il en donnait, en note, un aperçu à peine plus détaillé d’après un « agenda » de Proust (le Carnet I, édité en 1976 par Philip Kolb sous le titre « Carnet de 1908 ») et ouvrait l’appétit du lecteur en intégrant à son Contre Sainte-Beuve deux courts fragments isolés : « Robert et le chevreau » et « Les hortensias normands ». Soixante-sept ans plus tard et trois ans après la disparition de Bernard de Fallois, ce trésor est enfin dévoilé. On y découvre que « le coucher de Combray » est, en un lieu qui n’est pas nommé, le récit autobiographique d’une fin d’après-midi familiale dans un jardin que, éprise de grand air, la grand-mère de Marcel arpente inlassablement, de préférence sous la pluie. « Le jardin n’était pas très grand ». Cette précision ne figurant pas dans le roman, les visiteurs de la maison de la tante Léonie s’étonnent toujours que les « allées dépeuplées » où 223la grand-mère accomplit ses exercices composent en réalité un jardin-miniature. Les membres de la famille de Marcel portent leurs vrais prénoms : sa mère s’appelle Jeanne ; sa grand-mère, Adèle ; son frère, Robert. Celui-ci, dont l’adieu à un chevreau préfigure l’adieu du héros aux aubépines, disparaîtra du roman : il fallait que l’enfant élu pour accéder à l’« Adoration perpétuelle » fût un fils unique. Fait suite à cette après-midi l’épisode du coucher, où Marcel supplie sa mère de lui accorder le baiser qui lui servira de viatique pour la nuit. « Un petit enfant pleure à Combray, et il en sort un chef-d’œuvre », écrit Jean-Yves Tadié dans la préface du volume.
Dans les feuillets suivants, où « je » perd son prénom, sont dessinés les côtés de Villebon (futur Guermantes) et de Meséglise [sic], reliés par un « chemin de traverse » qui les rendra, dans Le Temps retrouvé, moins éloignés que l’enfant de Combray ne l’avait imaginé. Bien des années plus tard, il se promène au clair de lune, du côté de Villebon, en compagnie de la duchesse ; le héros du roman ne la côtoiera qu’au sein des salons parisiens. Sont esquissés deux séjours dans une station balnéaire qui ne s’appelle pas encore Balbec. Le premier complète le portrait de la grand-mère, assez peu soucieuse des usages du monde pour aérer contre vents et marées la salle à manger de l’hôtel, et il ébauche celui de sa voisine de table, la future marquise de Villeparisis. L’oncle qui multiplie les succès féminins préfigure Swann ; subsistera dans le roman un oncle Adolphe qui se brouillera… avec Swann, à propos d’Odette. Celui qui est désormais un adolescent ou un jeune homme est accompagné par sa mère lors du second séjour où apparaissent, marchant gravement sur le sable, deux fillettes qui s’intégreront bientôt à une bande de jeunes filles d’un milieu social plus huppé que les « jeunes filles en fleurs » du roman : celles-ci devront en effet à leur vulgarité plutôt qu’à leur élégance de figurer aux yeux du héros des êtres de fuite. La timidité et le souci de soi du jeune homme, qui emprunte pour parader la belle ombrelle de « Maman » et masque de poudre de riz un petit bouton sur la joue, sont décrits avec une mièvrerie dont la Recherche gardera quelques traces, comme dans la scène où le héros est à la fois impressionné et touché par le contrôleur du train. Le chapitre des « noms nobles » enracine le roman en gestation dans une France féodale dont les héritiers méconnaîtront la poésie et la grandeur, mais il amorce aussi une réflexion, jamais développée et toujours sous-jacente, sur les « mères profanées » : ayant hérité la beauté et le sourire d’une « sublime mère morte », son fils les exploite pour s’adonner à la débauche et au mensonge. C’est, enfin, les livres de Ruskin à la main que le jeune homme parcourt Venise, théâtre à venir du deuil d’une Albertine dont Proust n’a pas encore l’idée.
L’oncle renonçait souvent à ses désirs de conquête « pour les raisons que nous verrons » (« Séjour au bord de la mer »). Nous ne le verrons guère, en raison de l’amoindrissement du personnage, mais on tient, ici et ailleurs, la preuve que Proust songe à la suite de son roman. Il anticipe la mort de « Maman », même si la mort de la grand-mère sera substituéeà ce deuil peut-être indicible. Il n’a pas encore inventé la matinée de la princesse de Guermantes, qui apportera une conclusion romanesque aux fragments du Contre Sainte-Beuve, ni trouvé dans les phénomènes de la mémoire involontaire la clé de son œuvre, mais l’impression de « déjà vu » éprouvée devant des arbres de Normandie ou de Bourgogne préfigure le troublant épisode des arbres d’Hudimesnil, jalon de l’itinéraire du héros à la recherche de l’essence des choses.On s’étonne, dans ces conditions, que Proust se demande 224encore dans le « Carnet de 1908 », qui prolonge ces feuillets : « Faut-il en faire un roman, une étude philosophique, suis-je romancier ? ».
Doit-on supposer avec Luc Fraisse (revue Commentaire, automne 2021) que ces pages ne constituent peut-être pas le tout début de la Recherche ?« On ne connaît point les sources du Nil, se disait Julien ; il n’a point été donné à l’œil de l’homme de voir le roi des fleuves dans l’état de simple ruisseau » (Le Rouge et le Noir). Découvrira-t-on un jour, en amont, un autre ruisseau appelé à se fondre dans le fleuve du roman ? Dans l’attente de cet improbable événement, l’explorateur s’émerveille à percevoir dans ces longues phrases, que viendront « surnourrir » subordonnées et comparaisons, les premières traces d’un ouvrage dont le mot « fin », quatorze ans plus tard, ne contiendra qu’imparfaitement les ultimes débordements. À la suite des « soixante-quinze feuillets », le volume offre d’« autres manuscrits de Proust » qu’on ne saurait, cette fois, qualifier d’« inédits » (plusieurs font partie, avec de menues différences de lecture, des « Esquisses » transcrites dans l’édition « Pléiade » de la Recherche), mais qui permettent à Nathalie Mauriac Dyer d’expliquer en détail la naissance et les premiers développements du roman. Dans le Cahier 4, en particulier, s’opère « la greffe, capitale, du schéma narratif du Contre Sainte-Beuve avec certaines des pages délaissées de 1908 ».Cet abondant appareil critique constitue, par son érudition et sa clarté, la meilleure initiation qui soit à la genèse de la Recherche.
Pierre-Louis Rey
Claude Pérez, Paul Claudel. « Je suis le contradictoire ». Paris, Les éditions du Cerf, 2021. Un vol. de 568 p.
La nouvelle biographie de Paul Claudel par Claude Pérez ne s’en tient pas au strict champ littéraire ou privé, elle révèle l’importance de l’action diplomatique du poète, au plan politique, culturel et économique, ce qui n’a jamais été entièrement réalisé jusqu’alors. Claude Pérez s’appuie sur des archives « dont la poussière a été rarement secouée ». Ces documents attestent de la prescience d’un écrivain diplomate qui a senti la nécessité d’un agencement économique et politique du monde, en vue de ce qu’on appelle aujourd’hui la mondialisation. Sa pensée globale, à l’épreuve des grands bouleversements de son époque, témoigne du tragique de l’Histoire au xxe siècle. La personnalité complexe, « contradictoire », de l’écrivain (« Je ne peux pas être moi-même à moi tout seul ») apparaît dès lors à la mesure du monde chaotique et de son humanité vivante et souffrante qu’il recrée dans son œuvre.
L’usage du monde s’expérimente à Villeneuve, en Champagne, dans une genèse de paysages tristes « baignés de pluie glacée » où vit un peuple « assommé, abruti de travail », comme l’écrit Claudel. Son parler, que peint son biographe, en un français « très peu caressant, peu flatteur, durci, rude, brut, rocaillant, toutes consonnes dehors », dit l’attachement à la terre natale. Claude Pérez nous plonge dans l’univers familial avec le portrait d’une société relativement aisée mais austère « où l’épargne a droit, la dépense a tort ». La biographie commente le récit familial, récit que Claudel articule au roman national. L’antagonisme entre le catholicisme du grand-oncle Nicolas et l’affairisme, issu de la bourgeoisie révolutionnaire de 1789, des oncles Thierry, c’est la réalité des deux France, la guerre entre les Bleus 225et les Blancs. À Paris, durant les années au lycée Louis-le-Grand se met en place la révolte contre la normalisation scientiste conduite par Renan. Révolte qui alterne avec de longues marches, à Paris ou à Villeneuve, telles des « purges nerveuses », et des « ruminations » qui naissent des lectures des poètes symbolistes, à commencer par Mallarmé. Se développe ainsi une personnalité hors du commun car vouée à affronter « les coups de vents de la destinée », selon le mot de Claudel.
Il y a d’abord la conversion le 25 décembre 1886 à Notre-Dame de Paris, laquelle est resituée dans les contextes d’opposition à la République anticléricale. Véritable explosion de foi catholique, la conversion interfère aussi avec un processus de refus. Cette spiritualité singulière, qui est également engagement dans le siècle, explique les échecs de la vocation religieuse intégrale, une vocation pourtant esquissée aux abbayes de Solesmes et de Ligugé. Le moment de la conversion est également « interagissant » avec la découverte de la liaison entre Camille Claudel et Rodin.
L’entrée dans la Carrière coïncide avec l’écriture des premiers drames, Tête d’Or, La Ville, La Jeune Fille Violaine. Dans le cénacle symboliste qu’il fréquente à Paris, en compagnie de Mallarmé, Régnier, Vielé-Griffin, Maeterlinck, son génie impressionne. Gide et Schwob l’admirent. À New York, puis à Boston, où il est nommé Consul suppléant, Claudel se mêle à la diversité du nouveau monde et étudie de près l’économie de marché. Son fonctionnement lui inspire une réflexion sur le capitalisme que sa pièce américaine, L’Échange, reprendra. Vice-Consul à Shanghai puis Consul de deuxième classe à Fuzhou, Claudel s’initie à l’immensité de la Chine. Le poète de Connaissance de l’Est goûte le théâtre chinois, lit le Tao te King de Lao Tseu et interroge l’éloge du vide, en même temps qu’il observe le culte bouddhiste au son de la « cloche qui dit non ». Mais l’appropriation de la culture chinoise ne passe-t-elle pas par l’action économique ? La question se pose au vu, par exemple, de l’investissement de Claudel dans la construction de la ligne de chemin de fer reliant Hankou à Pékin.
Dans ce contexte intervient la rencontre avec Rosalie Vetch en octobre 1900. Nourri de documents d’archive, le chapitre qui lui est consacré, « L’amie sur le navire », décrit une longue crise amoureuse qui ne se refermera jamais malgré le mariage avec Reine Sainte Marie Perrin, laquelle reçut pourtant l’assurance d’une rupture définitive. La vie familiale, la naissance des enfants, les difficultés avec « Rosie », tout se mêle intimement à la création et à une activité diplomatique inspirante que favorise Philippe Berthelot, ange gardien du Quai d’Orsay et admirateur de l’œuvre. En poste en Allemagne, Claudel pourra ainsi préparer en 1913 à Hellerau les représentations de L’Annonce faite à Marie. Après une mission économique à Rome durant la Grande Guerre, il obtient un poste d’envergure : ministre de France au Brésil. Les pages consacrées à Rio brossent le portrait du poète en économiste de talent. Son goût pour les affaires est réel, il aime, selon sa propre expression, « barboter en pleine matière ». L’œuvre économique se poursuit au Japon où il est nommé ambassadeur. En prophète de la mondialisation, il a le projet d’associer des Japonais au conseil d’administration de Renault. Sa vision du monde tient en un seul mot : l’échange entre les peuples. C’est lui qui, dans l’entre-deux-guerres, proposa une politique d’accords industriels avec l’Allemagne que suivirent Briand et Leger. L’échange, c’est aussi le commerce des idées. La biographie ouvre l’accès au vaste réseau claudélien, à travers, entre autres, ses correspondances avec Massignon, Maritain, et bien sûr Gide, ou sa collaboration avec les artistes, comme le compositeur Darius Milhaud. « On a tort de ne pas 226associer le nom de Claudel aux Années folles », déclare son biographe. En 1925, le poète est effectivement une référence pour les acteurs de la modernité.
Ambassadeur à Washington en 1927, Claudel affirme son action sur le monde, en tant qu’européiste convaincu. La biographie rend hommage à son rôle dans la gestion de la dette entre les USA, la France et l’Allemagne. En coulisse, il conseille Briand qui défend à la SDN le premier projet de fédération du continent européen. Claude Pérez réévalue ainsi l’importance de Claudel dans le processus historique de la construction européenne. Le biographe dégage ensuite les idées politiques de celui qui dénonce fermement le nazisme tout en soutenant Franco. Au-delà des contradictions, s’impose une idée féconde : l’alliance des démocraties (USA, France, Grande-Bretagne) autour d’une harmonie économique, à laquelle le diplomate travaille en sous-main, même après sa retraite, dans son château de Brangues.
Les chapitres relatifs au régime de Pétain sont l’occasion d’une pertinente mise au point. Claudel a écrit les « Paroles au Maréchal » et a fait jouer L’Annonce faite à Marie à Vichy en différenciant le sauveur de Verdun des « crapules » qui l’entourent. Tenant Claudel pour un résistant, ces mêmes « crapules » le mettront à l’index et le surveilleront. Le chapitre s’appuie sur des sources neuves comme le Journal de guerre (Londres-Paris-Vichy-1939-1943) de Paul Morand, récemment paru. En citant des textes peu lus comme L’Évangile d’Isaïe, Claude Pérez montre que Claudel fut l’un des rares à avoir mesuré toute l’ampleur du génocide des Juifs, et ce, dès la programmation de la Solution finale. Sa voix, pleine d’empathie, nous touche car elle décrit ce que fut précisément la destruction du peuple juif dans les « infatigables cheminées d’Auschwitz ». « Qu’est-ce que cela veut dire ? », cette question que Claudel pose est une tentative pour réagir à la Shoah et au tragique de l’Histoire. Il soutient la fondation de l’État d’Israël et s’engage en même temps en faveur d’une Europe supranationale. Il approuve de Gaulle tout en se démarquant de sa politique de grandeur, trop nationaliste à ses yeux, et tout en appelant à l’unité du bloc occidental. L’avenir lui donnera raison.
Cette biographie ne se limite pas pour autant aux idées politiques et économiques de Claudel. La vérité du poète est saisie à travers une œuvre qui absorbe la vie. Au Brésil, ou en Asie, Claudel vit et écrit « mélangé à la mer, à la montagne, à la forêt », comme il le dit lui-même. À Paris, dans les dernières années, on suit pas à pas l’avènement d’une esthétique théâtrale, au fil de la collaboration avec Jean-Louis Barrault. L’œuvre est-elle en mesure de résoudre le contradictoire ? La question est sous-jacente à cette biographie, comme le suggère Claude Pérez quand il décrit, à propos de ses commentaires de la Bible, « l’esprit de celui qui chaque matin vient s’asseoir à sa table pour déposer sur le papier, dans la plus belle langue qui soit – pleine, ample, somptueuse et bonhomme, enthousiaste et secrètement désolée – le commentaire interminable ». Ainsi se déploie une vie de diplomate visionnaire, dominée par un impérieux besoin d’écrire.
Gil Charbonnier
227Jean-François Poisson-Gueffier, Paul Claudel et le Moyen Âge. Paris, Honoré Champion, « Poétiques et Esthétiques xxe-xxie siècles », 2022. Un vol. de 184 p.
Le but de Jean-François Poisson-Gueffier est de montrer comment Paul Claudel « repense perpétuellement l’articulation du Moyen Âge et de la modernité » (p. 127). L’ouvrage est divisé en trois chapitres : « Penser », « Écrire », « Repenser », titres dont on ne comprend pas toujours le bien-fondé.
Dans le premier chapitre, l’auteur se livre à un examen rigoureux des lectures médiévales chrétiennes de l’écrivain. « Claudel ayant multiplié les lectures théologiques, la parenté de sa pensée et de celle des médiévaux atteste un fond doctrinal commun, partant une vision du monde partagée. Une communauté de pensée se forme ainsi, par-delà les siècles » (p. 45). Claudel est en effet un grand lecteur de Guillaume de Saint-Thierry (il est montré pertinemment que Claudel emploie les termes d’Animus et d’Anima de façon inversée par rapport au moine cistercien), de Saint Bonaventure, d’Isidore de Séville. Le poète trouve chez l’évêque de Séville qu’il cite à plusieurs reprises, notamment les Etymologiae, une conception analogue à la sienne de l’étymologie, conception intuitive, subjective, susceptible d’établir des rapports nouveaux entre les choses. Il établit souvent une analogie entre la lettre, sa forme et son sens, ce que l’auteur interprète comme la rémanence du monde médiéval. C’est aussi, il ne faudrait pas l’oublier, l’influence de son intérêt pour les caractères chinois où le sens et la forme de chaque caractère, constitué d’éléments figuratifs, sont intrinsèquement liés. L’auteur souligne le fait que c’est parce que « le poète semble trouver dans le Moyen Âge un ordonnancement de la pensée en adéquation avec sa foi » (p. 42) qu’il était considéré par certains de ses contemporains, notamment lors de la création de L’Annonce faite àMarie en 1912, avec un profond mépris comme un homme du Moyen Âge et comme « un génie catholique », jugement qu’il invalide à juste titre. Il aurait convenu de rappeler qu’un tel jugement n’a plus cours aujourd’hui. En effet, depuis la création par Antoine Vitez du Soulier de satin au Festival d’Avignon, le regard porté sur le théâtre de Claudel, dont la dramaturgie est désormais considérée comme très en avance sur son temps, a profondément changé.
Claudel partage avec les médiévaux une vision symbolique du monde. Il reprend le modèle des allégories courtoises du Roman de la Rose dans Le Livre de Christophe Colomb et dans Jeanne d’Arcau bûcher avec une visée hagiographique et satirique. Étudiant la pantomime des colombes qui constitue les scènes vii à ix de la première partie du Livre de Christophe Colomb, Jean-François Poisson-Gueffier montre que Claudel recourt au voile de l’allégorie comme c’était le cas dans des ouvrages comme la Fiction du Lyon d’Eustache Deschamps qui représente à travers des allégories animalières des réalités politiques.
Ce qui caractérise également le rapport de Claudel au Moyen Âge, c’est qu’il accorde une grande importance au monde paysan, au personnage du « vilain », ignoré par tous les autres écrivains qui, s’inspirant du Moyen Âge, ne s’intéressent qu’à l’univers aristocratique, celui des romans courtois, car pour lui, le monde médiéval constitue une unité. Il aurait fallu rappeler aussi que son intérêt pour le monde rural provient du fait qu’il a passé son enfance en milieu paysan dans son cher Tardenois qui sert de cadre à La Jeune Fille Violaine, sa pièce préférée.
228Le deuxième chapitre, où l’auteur recherche dans la récurrence de figures et de structures ce qui constitue l’essence même du Moyen Âge claudélien, ce qu’il appelle, reprenant une expression de Charles Mauron, son « mythe personnel », est de loin le plus intéressant. L’étude des grandes figures, historiques ou mythiques, de Christophe Colomb, de Jeanne d’Arc, de saint Brendan, de Tristan et de Roland, est précise et érudite. Jeanne d’Arc est une des figures maîtresses de l’imaginaire claudélien, souvent associée à Rimbaud dont la vocation, selon l’écrivain, est aussi réponse à une voix. « Le poète et la sainte, chacun dans son ordre, incarnent une pureté hors du monde et qui tend au monde le miroir de sa propre dépravation » (p. 68). Quant à Jeanne d’Arc et Christophe Colomb, ils ont bien des traits communs, puisque, l’un comme l’autre, ils sont à l’origine de la réunion du monde. « Jeanne d’Arc et Christophe Colomb incarnent la polarité de la terre et de la mer, sous l’égide favorable du Ciel. Le héros et la sainte accomplissent l’œuvre d’unification de terres jusqu’alors segmentées : la terra incognita, cachée depuis la fondation du monde est désormais unie aux terres chrétiennes ; le royaume de France, dont l’autorité légitime est conférée au ‘vrai roi’ le 17 juillet 1429 » (p. 71). Pour Claudel, les deux figures de Christophe Colomb et de Saint Brendan sont, elles aussi, liées car le voyage mystique du saint irlandais « fournit un modèle mythique qui élève la traversée de l’Atlantique au rang de voyage spirituel inspiré par l’enthousiasme » (p. 74). Quant à la figure de Tristan, que Claudel connaît surtout par Wagner, il est pour lui l’image du désir charnel mais aussi une aspiration à un au-delà du désir, thématique qui est celle de Partage de midi. La figure de Roland apparaît de loin en loin sous la plume de Claudel, qu’il soit fait mention de son épée ou de sa mort, passage particulièrement apprécié par l’écrivain car il est l’expression d’un merveilleux chrétien, le seul merveilleux médiéval auquel s’intéresse Claudel, à la différence là encore des autres écrivains qui ne trouvent leur inspiration que dans le merveilleux païen.
L’auteur relève aussi certaines réminiscences médiévales dans l’œuvre de Claudel. S’il est pertinent de rapprocher le portrait de Strombo dans L’Endormie de celui de l’épouse d’Adam dans le Jeu de la Feuillée, en revanche, le rapprochement établi entre la Queste del saint Graal et Le Repos du septième jour semble quelque peu forcé. Ce n’est pas parce que les diables parlent aux hommes, parce que les morts investissent l’espace des vivants comme c’est le cas dans certains textes médiévaux qu’on peut rapprocher les deux œuvres, d’autant que l’influence de la Chine est ici manifeste ; Claudel écrit Le Repos du septième jour alors qu’il découvre une Chine hantée par la présence et par la peur des morts.
L’auteur montre ensuite comment Paul Claudel use, avec une totale liberté, de la plasticité que permettent les formes dramatiques médiévales, vu l’absence de toute codification générique, le mystère pour L’Annonce faite à Marie, la moralité pour L’Homme et son désir et pour L’Histoire de Tobie et de Sara.
C’est à l’étude des motifs médiévaux que s’attache enfin Jean-François Poisson-Gueffier, montrant que Claudel les utilise avec la même liberté. Dans La Danse des morts, la danse macabre, loin de susciter l’effroi, est promesse d’espérance dans une autre vie. La présence de la fête de l’âne dans Jeanne d’Arc au bûcher, évoquée avec précision dans le Chœur de l’âne à la scène iv, dont Claudel pastiche textuellement certains passages (« Asinus / Pulcher et fortissimus… »), lui permet de faire de façon burlesque la satire du pouvoir spirituel.
Le troisième chapitre, très bref (19 pages), n’a guère de raison d’être car aucune idée véritablement nouvelle n’y est apportée. L’auteur veut montrer que Paul 229Claudel tout à la fois « repense la modernité à travers le Moyen Âge » et « repense le Moyen Âge à travers la modernité », belles formules, mais un peu vides. On peut regretter un certain nombre de phrases creuses du type : le Moyen Âge claudélien « est moderne – plus moderne que l’âge classique et le Romantisme – parce qu’il contient sous une autre forme des concepts familiers au poète, moderne parce qu’il préserve une part d’altérité et d’émancipation des nomenclatures ultérieures. Moderne, enfin, parce que, pour Claudel, “rien ne compte que l’œuvre et la plénitude décisive de l’œuvre”. Au-delà des bornes de l’histoire et des frontières du genre, de la forme et du style » (p. 151). Certaines affirmations apparaissent gratuites, comme par exemple : Claudel « repense chaque élément de la représentation pour établir un continuum entre la sensibilité médiévale et la sensibilité du public pour lequel il écrit » (p. 140). Comment peut-on savoir quelle était la sensibilité médiévale ? Soupçonnera-t-on Claudel d’écrire pour se conformer aux attentes du public ?
On peut reprocher à l’auteur de cet ouvrage de vouloir majorer l’importance, indéniable certes, du Moyen Âge dans la création claudélienne. C’est ainsi qu’il écrit que le Moyen Âge « concentre une part essentielle des possibilités scénographiques explorées par Claudel ». Il ne faudrait pas oublier l’importance qu’ont eue pour lui le modèle du dithyrambe et celui du Nô, modèles mentionnés presque exclusivement en quatrième de couverture, ou les expériences scéniques d’Hellerau.
Marie-Claude Hubert
André Gide et la question coloniale. Correspondance avec Marcel de Coppet, 1924-1950. Édition établie par Hélène Baty-Delalande et Pierre Masson. Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2020. Un vol. de 240 p.
Si le nom de Marcel de Coppet, administrateur des colonies, reste connu des historiens et des amateurs de littérature, c’est en raison du rôle qu’il a pu jouer dans le voyage d’André Gide dans ce qu’on appelait alors l’AEF (l’Afrique équatoriale française), qui déboucha sur la publication du Voyage au Congo et du Retour du Tchad ainsi que sur la dénonciation par Gide des pratiques abusives des compagnies concessionnaires dans l’Afrique coloniale. C’est en effet Coppet qui conseilla à Gide de solliciter une mission officielle auprès du ministère des colonies afin de pouvoir bénéficier de l’assistance des postes administratifs lors de son voyage, et sa nomination à Fort-Archambault (N’Djaména, l’actuelle capitale du Tchad), fin juillet 1924, détermina le choix de l’itinéraire, puisqu’il s’engageait à y accueillir les deux voyageurs, Gide et son compagnon Marc Allégret. C’est encore lui qui, au retour de Gide en France, lui apporta un soutien – au demeurant ambigu, au moins dans ses effets – dans le combat alors engagé, en lui conseillant notamment de concentrer ses attaques sur les compagnies concessionnaires tout en ménageant l’administration, ce qui explique le titre choisi pour cette correspondance, Gide et la question coloniale.
Mais Gide a commencé une relation amicale avec Marcel de Coppet dès 1920, soit quelques années avant son voyage et leurs premiers échanges épistolaires, par l’intermédiaire de Roger Martin du Gard, dont Coppet était proche : c’est alors la fascination pour l’autre et pour l’ailleurs, en particulier pour l’Afrique, mais aussi le goût pour la littérature – sans être écrivain, ce dernier a également traduit 230avec Gide le Conte de bonnes femmes du romancier anglais Arnold Bennet, pour la NRF – qui rapprochent les deux hommes. La figure ou le nom de Martin du Gard apparaît encore d’une autre façon à l’arrière-plan de cette correspondance, dans la mesure où Coppet épousera finalement Christiane, la fille du prix Nobel de littérature 1937, de sorte que certaines des lettres recueillies dans cette correspondance ont été échangées par Gide avec les deux époux, voire avec la seule Christiane de Coppet.
Préparée par un binôme constitué par Hélène Baty-Delalande, spécialiste de Martin du Gard, et par Pierre Masson, qui a notamment édité ou dirigé plusieurs volumes de Gide dans la Pléiade, cette édition propose une introduction qui éclaire le contexte de cette amitié tout en cernant de manière précise les tenants et les aboutissants d’un voyage en Afrique qui devait déboucher sur une croisade politique contre les compagnies concessionnaires, sinon contre le système colonial. Sans présenter un intérêt littéraire de premier plan (il y est assez peu question de littérature), cette correspondance constitue ainsi une pièce majeure à verser à un dossier qui continue à susciter l’intérêt et les controverses chez les historiens et les spécialistes de littérature post-coloniale. Les 102 lettres recueillies et publiées dans cette correspondance étaient dispersées, conservées dans les Archives Marc Allégret, dans les Archives de la Fondation Catherine Gide ou encore à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, cependant qu’un certain nombre d’entre elles avaient été reproduites dans la thèse de Momodou Lamin Sedat Jobe, « André Gide et l’Afrique équatoriale française » (Grenoble, 1974). C’est donc un volume particulièrement utile que donnent Hélène Baty-Delalande et Pierre Masson, dont le travail éditorial rigoureux et précis mérite d’être salué, comme doit être salué le choix d’avoir reproduit en annexe trois textes complémentaires, un « Rapport sur “les aspirations des indigènes” » (inédit, conservé dans les Archives de la Fondation Catherine Gide, qui fait suite à la tournée d’inspections effectuée par Gide en AOF au début de l’année 1938), la préface de Gide au Chancre du Niger de Pierre Herbart (Gallimard, 1939) et un « Avant-propos à Présence africaine » (Présence africaine, no 1, novembre-décembre 1947, repris dans le BAAG, no 143-144, en octobre 2004). Ceux que cette question du rapport de Gide à la question coloniale intéresse verront donc dans ce très bon volume un complément utile aux travaux de Daniel Durosay et ne manqueront pas de la consulter en regard de la Correspondance André Gide – Arthur Fontaine (1899-1930) (éd. P. Masson et J.-M. Wittmann, BAAG, no 174-175, avril-juillet 2012, p. 139-217).
Jean-Michel Wittmann
L ’ Espèce humaine et autres écrits des camps. Édition par Dominique Moncond’huy, avec la collaboration d’HenriScepi et de MichèleRosellini. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2021. Un vol. de 1 612 p.
En février 1956, lors d’une rencontre avec Alain Resnais, François Truffaut disait de Nuit et brouillard : « [c’]est un film sublime dont il est très difficile de parler ; tout adjectif, tout jugement esthétique sont déplacés à propos de cette œuvre […] ». C’est donc un défi que de publier, dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade, onze 231« écrits des camps » rédigés par huit auteurs différents : David Rousset (L’Univers concentrationnaire), François Le Lionnais (La Peinture à Dora), Robert Antelme (L’Espèce humaine), Jean Cayrol (De la mort à la vie, Nuit et Brouillard), Elie Wiesel (La Nuit), Piotr Rawicz (Le Sang du ciel), Charlotte Delbo (Auschwitz et après) et Jorge Semprun (L’Écriture ou la Vie). Après avoir co-dirigé, avec Daniel Dobbels, un numéro de La Licorne intitulé « Les Camps et la littérature : une littérature du xxe siècle » (2000), où intervenaient déjà les deux collaborateurs du volume (Henri Scepi et Michèle Rosellini), Dominique Moncond’huy, spécialiste de la littérature du xviie siècle, se replonge dans ce que Michael Rinn appelait le « corpus de la Shoah ».
Plusieurs critères, évoqués au fil de la préface, de l’introduction et des différentes notices, viennent justifier le choix du corpus : l’attention donnée au temps ordinaire de la vie concentrationnaire plutôt qu’aux situations-limites ou aux actions héroïques ; l’interrogation commune sur les moyens de dire l’indicible – bien que les réponses divergent selon les cas – ; la prédilection partagée pour l’ironie et l’humour, absurde et/ou burlesque, de manière à révéler comme de biais le fonctionnement de la vie au camp ; le rapport intertextuel entre plusieurs écrits du corpus (L’Espèce humaine dialoguant par exemple avec L’Univers concentrationnaire) ; la mise en retrait du sujet de l’énonciation au profit d’une collectivisation, voire d’une universalisation, de l’expérience concentrationnaire. Le classement chronologique de ces différents écrits – en fonction des dates de publication, ce qui implique qu’Aucun de nous ne reviendra de Charlotte Delbo, écrit dès 1946 mais publié en 1970, succède au Sang du ciel de Piotr Rawicz, écrit entre 1956 et 1957 mais paru en 1961 – révèle une transformation dans l’écriture de la vie concentrationnaire, d’une prédilection pour le témoignage à l’ambition d’une véritable theoria historique, philosophique et politique en lien direct avec une réflexion sur les potentialités du langage dans la mise en récit de l’expérience vécue des camps. Le « regard rétrospectif » (p. xxxii) porté par Semprun à la fin du xxe siècle sur la littérature des camps fonctionne dès lors comme une bonne conclusion au parcours chronologique offert par le volume, des écrits pionniers de David Rousset et de Robert Antelme jusqu’à la prose poétique de Charlotte Delbo.
L’ambition du volume est nettement celle d’une canonisation littéraire d’un corpus déjà largement reconnu pour sa valeur testimoniale – à l’exception peut-être des écrits moins connus de François Le Lionnais dont on pourra (re)découvrir le court récit introspectif intitulé La Peinture à Dora. Cette ambition est visible dans l’attention stylisticienne, générique, génétique et historienne qui unifie le regard critique porté sur les textes. Stylisticienne, car les contributeurs se révèlent souvent des observateurs avisés du ton des œuvres, notion encore négligée par la critique que Michèle Rosellini définit joliment comme une « notion commune à l’oralité et à la textualité » (p. 1443). Au fil des notices se dessine également une attention toute particulière accordée à la porosité générique des écrits repris dans le volume, ainsi qu’aux vifs débats suscités par le recours – ou non – à la fiction : si Jean Cayrol et Elie Wiesel refusaient d’envisager les avantages heuristiques d’une fiction sur la déportation, Semprun, lui, accordait sa primauté à la forme romanesque, à ses yeux la plus susceptible de passer à la postérité. À cet intérêt générique s’ajoute une attention génétique, particulièrement sensible dans les notices de Michèle Rosellini où l’on trouve plusieurs analyses passionnantes, notamment sur l’importance du rôle joué par Jérôme Lindon dans les réécritures 232successives de La Nuit d’Elie Wiesel (p. 1432 et sq.). Mais c’est peut-être surtout une perspective d’histoire littéraire qui marque l’ensemble du volume, car les contributeurs reprennent à leur compte, en l’étendant à l’ensemble du corpus, l’idée barthésienne selon laquelle les œuvres de Cayrol annonceraient les techniques littéraires du Nouveau Roman, invitant de la sorte à relire plusieurs des auteurs de la seconde moitié du siècle (Barthes, Sarraute, Beckett) à la lumière des enjeux que pose la mise en récit de l’expérience de la déportation. Inversement, certains choix opérés par les auteurs ici réédités se voient en partie justifiés par les tendances de l’histoire littéraire. Ainsi l’évolution des modalités de l’écriture de soi dans les années 1990 permet-elle de mieux comprendre certains traits métadiscursifs de L’Écriture ou la Vie.
Cet intérêt pour la littérarité des œuvres ne se fait cependant pas au détriment de leur dimension historique ou politique, les notices rappelant toujours avec précision la biographie de leur auteur. Il reste que l’ambition de démontrer que l’ensemble de ces écrits se détachent du témoignage conduit parfois à des réductions dommageables : les contributeurs tendent à voir la forme du témoignage comme un simple exercice de comptabilité exhaustive du réel, négligeant de la sorte le travail de mise en forme inhérent à toute écriture de soi, voire excluant la possibilité même d’une littérarité du témoignage (« Face aux limites des témoignages, la littérature n’est pas une option, mais une nécessité », p. 1373 ; « Dans cette obligation de témoigner, il [Wiesel] s’est néanmoins accordé un espace de liberté pour le travail littéraire de l’écriture », p. 1443). Les travaux de Catherine Coquio, étonnamment peu cités, auraient permis de complexifier l’usage de la notion ou en tout cas de ne pas s’en servir comme le faire-valoir du travail langagier à l’œuvre dans ces « écrits des camps ».
De ce sous-titre, il convient aussi de dire un mot, en revenant, d’abord, sur la mise en valeur du livre d’Antelme, quelque peu déroutante puisqu’il ne s’agit ni du premier ouvrage publié repris dans le volume – sa rédaction et sa publication succèdent à celles de L’Univers concentrationnaire, écrit par Rousset dès l’été 1945 –, ni de l’écrit le plus exemplaire de la littérature concentrationnaire ici rééditée : son absence totale de reconnaissance avant sa réédition de 1957, son caractère d’hapax dans la vie d’Antelme et son absolue discrétion singularisent l’ouvrage sans justifier sa place à cet endroit stratégique du paratexte. Surtout, le titre paraît reléguer les autres textes du volume au second plan, ce qui contredit en partie l’entreprise de canonisation proprement littéraire qui est celle de l’ouvrage.
Quant au choix du sous-titre, si le terme large d’écrits offre sans doute l’avantage d’englober dans une seule formule toute la variété générique des contributions, il n’est pour autant pas justifié comme tel dans l’introduction. L’usage du terme camp aurait également mérité quelques explications. Si la bibliographie procède à l’ajout de l’adjectif nazi pour l’une de ses rubriques (« Autres écrits (récits, fictions, théâtre…) sur les camps nazis »), le titre semble refuser de restreindre l’extension du terme, peut-être pour révéler en creux la « dématérialisation du lieu » (Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka) à laquelle procèdent certains des auteurs du volume : à la suite de Rousset, qui s’attachera à lutter contre toutes les formes de reproduction de ce qu’il appelait l’univers concentrationnaire, Cayrol parlera du Camp, avec une majuscule, insistant de la sorte sur le fait que ses écrits ne dénonçaient pas seulement le système concentrationnaire nazi mais bien le système concentrationnaire « en général » (p. 1411). L’absence de précision accordée à ce terme 233de camp conduit aussi à égaliser des expériences concentrationnaires relativement différentes : si la quasi-totalité des auteurs du volume (David Rousset, François Le Lionnais, Robert Antelme, Jean Cayrol, Charlotte Delbo, Jorge Semprun) ont été déportés en tant que prisonniers politiques, Elie Wiesel et Piotr Rawicz ont connu la déportation en raison de leur judéité, ce qui implique un transfert dans deux camps aux fonctionnements très différents – Buchenwald, dans le premier cas (à l’exception de Jean Cayrol, déporté à Mauthausen) ; Auschwitz dans le second. L’expérience de Charlotte Delbo, résistante emmenée à Auschwitz en janvier 1943, fait ici figure d’exception, puisqu’elle appartient à un petit groupe de Françaises devenues des « témoins par effraction de ce qu’elles n’auraient pas dû voir : l’extermination des Juifs » (p. 1506-1507).
On constate dès lors une place prédominante accordée aux écrits de déportés politiques, qui aurait méritée d’être brièvement commentée ou compensée (notamment par la publication des écrits d’Anna Langfus, dont on peut regretter l’absence) –, mais également un relatif effacement des conséquences de la judéité sur l’écriture de l’expérience concentrationnaire, notée ici et là dans le volume : tel usage de l’ironie tragique chez Wiesel rapprochée d’un « certain humour juif d’Europe orientale » (p. 1442) ou tel recours chez Rawicz du « messianisme prophétique juif » (p. 1466). De manière générale, l’expression écrits des camps induit un flottement lié à l’usage de la préposition. Soit le camp désigne l’origine de l’écriture – c’était le sens de l’expression de Barthes dans « Jean Cayrol et ses romans » (1952) : « On sait d’où vient explicitement cette œuvre : des camps de concentration » –, soit le camp désigne l’objet de l’écriture. Dans ce dernier cas, on comprend effectivement moins pourquoi, comme a pu le souligner Philippe Mesnard, Le Sang du ciel de Rawicz est repris dans le volume, puisque, aux dires mêmes du rédacteur de la notice, « [l’]expérience concentrationnaire dans ce récit est renvoyée à un hors-texte » (p. 1473). Par ailleurs, l’introduction justifie d’emblée la « perspective française et francophone » adoptée dans le choix du corpus, sous prétexte que « la réception de cette parole des rescapés s’est avérée liée au contexte spécifique, notamment politique, de chaque pays au lendemain de la guerre et des décennies qui suivirent » (p. xxxi). Et il est vrai que le volume donne fort bien à lire l’évolution de cette réception, de la saturation pour les écrits testimoniaux dans l’immédiat après-guerre à l’absence de public, notée par Lindon en 1982, en passant par l’indifférence relative du public dans les années 1950, ce qui justifie les difficultés de François Mauriac à publier en France le texte d’Elie Wiesel. On aurait donc pu souhaiter que soit démontrée en introduction la spécificité française de cette réception, voire que le choix d’un corpus exclusivement francophone soit aussi justifié par des critères de production.
Enfin, si l’on peut relever de rares erreurs (sur la date de la mort de Georges Dudach, le mari de Charlotte Delbo, à la p. 1497, par exemple) ou maladresse (le recours aux seuls prénoms pour parler des femmes de la vie d’Antelme, p. 1370), cette nouvelle édition demeure un outil de travail particulièrement utile. Elle offre ainsi l’opportunité d’approfondir des dialogues intertextuels attendus (celui entre Rousset et Antelme) et d’autres qui le sont moins (celui entre Le Lionnais et Cayrol), tout en esquissant plusieurs pistes de recherche intéressantes, comme l’idée d’une influence de la littérature de la Shoah sur le Nouveau Roman, et le rôle joué par Lindon dans cette généalogie.
Esther Demoulin
234Jeanyves Guérin, Littérature du politique au xxe siècle. De Paul Claudel à Jules Roy. Paris, Honoré Champion, « Littérature de notre siècle », 2020. Un vol. de 264 p.
Dans le présent ouvrage, Jeanyves Guérin revient à un thème qui lui est, c’est peu de le dire, cher : les rapports entre littérature et politique. Proposant une série de lectures d’œuvres d’écrivains français de la toute fin du xixe siècle aux années 1960, l’auteur délivre à la fois un éclairage singulier sur chacune, une traversée historique de l’évolution qu’elles dessinent au cours du xxe siècle, et une réflexion synchronique sur les enjeux et ambiguïtés du nouage du littéraire et du politique.
Dans sa préface intitulée « De la littérature engagée à une littérature du politique », Jeanyves Guérin fait davantage en effet qu’évoquer une trajectoire qui conduirait, de manière aussi linéaire qu’inéluctable, de l’âge d’or de l’engagement sartrien au rejet, puis au dépassement de celui-ci. Il invite plutôt à réfléchir aux termes mêmes du débat et à revenir sur quelques idées reçues qui ont induit une représentation biaisée de la production littéraire de la période et la relégation dans l’ombre, quand ce n’est pas la condamnation, de certains écrivains.
Première idée reçue : il n’y aurait, et n’y aurait eu, de littérature engagée qu’à gauche. « La littérature engagée », avance l’auteur, « a été longtemps, pour l’essentiel, réduite au corpus progressiste et la valeur attachée à l’idéologie ». Cela s’explique par le contexte historique (guerre froide, décolonisation) mais aussi, dans le cas français qui intéresse ici l’auteur, par le legs laissé par les intellectuels de gauche, Sartre en tête, pour qui l’engagement réactionnaire et fasciste « interdi[sai]t le chef-d’œuvre ». Or, et c’est la deuxième idée reçue qui se voit égratignée, Jeanyves Guérin rappelle que, en son temps, le discours « doxique » de Sartre ne fut jamais « hégémonique », la république des lettres ne s’étant pas, même après-guerre, pliée à l’axiomatique du « politique d’abord » : certains, à l’instar de Paulhan, se sont battus pour que la qualité formelle des textes passe avant l’éventuel engagement politique de leurs auteurs (d’où la renaissance, quelques années après la Libération, de Paul Morand, Jean Giono, Montherlant, dont on sait quelle importance ils auront ensuite pour les Hussards). C’est donc à un dépassement de l’alternative ancienne « l’art engagé vs l’art pour l’art » qu’appelle l’auteur de La littérature du politique au xxe siècle, rappelant qu’une œuvre, comme celle de Proust par exemple, « peut être en prise sur son temps », « sans que son auteur renonce à son autonomie de créateur ».
Ce dépassement apparaît d’autant plus nécessaire – et on touche là sans doute le cœur du propos de l’ouvrage – qu’il demeurera toujours extrêmement difficile de savoir dans quel sens s’engage un auteur ou, plus largement encore, quel sens politique l’on peut attribuer, une fois pour toutes, à son œuvre. Non pas que le politique soit absent de certaines œuvres : au contraire, selon l’auteur, dès qu’il y a un arrière-plan historique, « le politique est présent, partout ou çà et là dans une œuvre » ; non pas non plus que certains écrivains ne nourrissent leur œuvre d’une intention, voire d’un programme, politique précis. Mais pour un Aragon, dont l’engagement partisan saute aux yeux dans Les Communistes, combien de Claudel, Anatole France ou Malraux dont les positions apparaissent, dans leurs textes en tout cas, moins aisément identifiables ? De fait, les deux catégories identificatoires 235que sont la droite et la gauche sont sans aucun doute « moins opératoires » dans le champ littéraire que dans le champ politique, et ce pour diverses raisons : tout d’abord parce que le champ littéraire, « qui répugne à l’antagonisme frontal », aura complexifié le cadre en introduisant un autre binôme, esthétique cette fois, composé des deux pôles de la tradition et de l’innovation, qui est venu brouiller les pistes et redistribuer les cartes : c’est ainsi qu’« un écrivain réputé conservateur ou réactionnaire comme Claudel » aura été aussi « un inventeur génial », démentant ainsi l’alternative proposée par Barthes entre « réalisme politique et l’art pour l’art » ; ensuite, parce que la définition même de ce qui est de gauche ou de droite évolue, faisant d’autant glisser les positions des uns et des autres sur l’échiquier politique (ce qui, du reste, justifie pleinement une étude de la réception des œuvres, dont la teneur politique est diversement appréciée selon les époques) ; enfin, parce que, selon Jeanyves Guérin, la littérature est avant tout ouverture à la complexité, introduisant du jeu dans les discours dogmatiques et les assertions idéologiques, refusant le manichéisme et les catégorisations.
C’est à cette complexité de la littérature que l’auteur se veut attentif lorsqu’il s’agit d’aborder les œuvres dans les douze chapitres qui suivent la préface. Convaincu, à l’instar de Jacques Rancière, que « la littérature fait de la politique quand elle est littérature » et que donc le politique peut aussi être présent dans une œuvre qui ne s’affiche pas comme politique et dont l’auteur n’est pas perçu comme un intellectuel, Jeanyves Guérin s’est attaché à analyser les œuvres d’un certain nombre d’« écrivains-écrivains » (et non « écrivains-écrivants », pour reprendre la célèbre distinction barthésienne) : Tête d’Or de Paul Claudel ; Les dieux ont soif d’Anatole France ; La Condition humaine et L’Espoir d’André Malraux ; Antigone et L’Alouette de Jean Anouilh ; Journal des années noires de Jean Guéhenno ; Les Mains sales de Jean-Paul Sartre ; Bande à part de Jacques Perret ; Les Racines du ciel de Romain Gary ; La Guerre d’Algérie de Jules Roy.
Ces œuvres qui, on l’aura noté, relèvent aussi bien du roman, de la pièce de théâtre que du journal ou du reportage, ont été écrites par des auteurs appartenant à diverses générations, dont la sensibilité politique couvre l’ensemble du spectre, tout autant qu’elle fait exploser les catégories toutes faites : difficile, par exemple, de voir dans Jacques Perret un anarchiste de droite, son goût pour la rébellion s’accommodant fort bien de son royalisme, tandis qu’Anatole France aura été tout ensemble, mais pas en même temps, conspué par les surréalistes, salué par Maurras et objet d’une tentative de récupération par le PCF cent ans après sa mort. Ce qui réunit les œuvres de ces auteurs, c’est précisément, selon Jeanyves Guérin, le fait qu’elles se situent dans ce large entre-deux qui existe entre « le pur divertissement et la propagande », et qu’elles soient des œuvres ouvertes, traversées de tensions, qui autorisent, et ont autorisé, par les questions qu’elles posent (l’articulation des moyens et des fins, les sources de légitimité du pouvoir, le rapport de l’individu au collectif, les enjeux de la r/Révolution) des lectures politiques diverses. Songeons par exemple à la fortune de Tête d’Or, d’abord reçue comme une pièce anarchiste dans les années 1890, puis, par certains en 1950 comme une pièce fasciste ; ou encore du livre de Romain Gary, Les Racines du ciel, un roman sur la décolonisation de 1956 considéré aujourd’hui comme l’une des premières fictions écologistes.
Si l’on ne peut, dans le cadre de cette recension, rendre compte de la remarquable richesse de toutes les analyses proposées, on peut tout de même insister sur la finesse et la fécondité de la méthode employée. Celle-ci se situe au carrefour de 236l’analyse poétique proprement dite (avec une attention toute particulière aux jeux énonciatifs, à la place accordée au narrataire et à l’intertextualité) et de l’approche historique, entendue au sens large et ouverte aux apports de l’histoire des idées et des sciences sociales : non seulement chaque œuvre est replacée dans son contexte culturel, politique, historique et dans la trajectoire, existentielle, intellectuelle et littéraire des auteurs, mais se voit interrogée depuis notre présent. Une part belle est également faite, comme on l’a évoqué précédemment, à l’étude des réceptions des œuvres, et tout particulièrement lorsqu’il s’agit des pièces de théâtre, chaque nouvelle mise en scène se voulant une réactualisation, dans tous les sens du terme, de l’œuvre. On insistera également sur la place importante accordée à des auteurs qui, pour des raisons diverses, ont été, sinon oubliés, du moins relégués dans l’ombre, quand bien même ils apportent des contributions précieuses à la mémoire de certains événements – Jean Guéhenno sur les heures sombres de l’Occupation, Jules Roy sur ce qu’il fut l’un des premiers à nommer la « guerre » d’Algérie, à une époque où l’on parlait plus volontiers de « pacification » ou tout au plus « d’événements ». Ce geste de réhabilitation va de pair avec la relecture d’œuvres canoniques comme Les Mains sales, dont Jeanyves Guérin souligne la forte charge anticommuniste, que Sartre aura cherché ensuite à désamorcer, ou L’Espoir, que l’auteur met en lien, de manière particulièrement stimulante, avec Hommage à la Catalogne de George Orwell.
Enfin, on peut souligner la liberté qu’offre au lecteur la structure même de l’ouvrage, à géométrie variable : liberté de suivre, chronologiquement, l’ordre des chapitres, dans une traversée du siècle, de ses idéologies et de ses contradictions, saisissante ; liberté de piocher un texte sur un auteur, une œuvre qui nous intéresseraient plus particulièrement ; liberté, enfin, de faire des liens entre les thèmes, les écrivains et les textes, de faire varier les figures comme dans un kaléidoscope. On pourra ainsi suivre la trajectoire d’Anouilh d’Antigone à L’Alouette, interroger la manière dont Anatole France, Jean-Paul Sartre ou Romain Gary traitent, chacun à sa façon et dans des contextes divers, la question des moyens et des fins ; comment les écrivains diplomates, de Paul Claudel à Romain Gary, ont nourri leurs textes de leurs expériences ; comment le rapport au parti communiste se diffracte dans les œuvres de Jean-Paul Sartre, André Malraux et George Orwell ; comment l’écrivain se dissocie de l’intellectuel et du philosophe, quand bien même il chercherait, ailleurs, à les concilier. Chacun des chapitres éclaire ainsi les autres, et voit sa perspective encore élargie par la référence à d’autres grandes figures du siècle, évoquées en arrière-fond : Mauriac, Bernanos, Aragon, Nizan… et bien sûr Camus. S’il n’est pas spécifiquement question ici de l’auteur de L’Étranger, Jeanyves Guérin l’ayant beaucoup et décisivement étudié par ailleurs, son ombre plane néanmoins du début à la fin de ce livre, qui constitue autant une manière d’éclairer une séquence passionnante de l’histoire de la littérature française, qu’une façon d’enrichir la compréhension que l’on peut se faire de la littérature – telle qu’elle s’écrit, mais aussi et peut-être surtout telle qu’elle se lit – à l’épreuve du politique.
Sylvie Servoise
237Perrine Coudurier, La Terreur dans la France littéraire des années 1950. 1945-1962. Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des xxe et xxie siècles », 2021. Un vol. de 786 p.
Cet ouvrage tiré d’une thèse est de ces monuments dont l’actuelle législation rend l’érection impossible. Il s’inscrit au confluent de l’histoire culturelle et de l’histoire littéraire. L’histoire des intellectuels (Pascal Ory, Michel Winock, Tony Judt) et l’histoire politique de la Quatrième République (Jean-Pierre Rioux, Jacques Julliard) ne figurent pas parmi ses appuis. On note peu d’événements, de dates, pas de phases et donc de périodisation. La guerre froide et la décolonisation ne sont pas évoquées. Il est significatif qu’il y ait une hésitation dans le titre et le sous-titre. Le fil conducteur du livre est la vieille question métaphysique, éthique et politique du Mal telle que la repense toute une littérature fictionnelle et aussi factuelle ancrée dans l’histoire et ouverte sur les débats des philosophes. Les années noires ont vu le déchainement d’un mal radical. Et la littérature et la philosophie sont au défi de le penser et de le dire. Perrine Coudurier s’attache à la génération qui a émergé alors. De celle qui précède et que Sartre évacue dans Qu’est-ce que la littérature ?, elle garde principalement Jean Paulhan. Giraudoux est mort. Georges Duhamel, Roger Martin du Gard, Jules Romains, Jean Guéhenno sont devenus des hommes du passé. Cette génération, pour elle, va de Bataille né en 1897 à Michel Butor né en 1926. On y trouve aussi Sartre, Camus, Blanchot, Claude Simon et, moins présents, Roger Caillois, Raymond Queneau, Jean Cayrol. L’enquête s’étend du procès de Nuremberg à celui d’Adolf Eichmann. Ce qui n’interdit pas que soient convoqués des écrits majeurs des années 1930 et rappelées, sujet bien balisé, les embardées des surréalistes. On saluera d’emblée la hauteur de vues et la fermeté avec laquelle est conduite l’entreprise. L’ouvrage comporte trois grands moments : la Terreur historique ; la terreur dans les lettres ; un nouveau roman antimoderne.
Le mot terreur a deux acceptions. Avec une majuscule, il renvoie à un événement historique, la répression exercée par les Jacobins en 1793-1794. L’effet de terreur produit par la guillotine vise à anéantir toute opposition. L’acception littérale est ensuite attachée aux États totalitaires. Après 1945, c’est d’abord la terreur nazie, terreur de guerre et terreur de persécution qui se manifeste dans les bombardements aveugles, les exécutions et déportations de masse. Camus et Hannah Arendt, longtemps méconnue en France, sont de ceux peu nombreux qui, en pleine guerre froide, s’efforcent de penser aussi la terreur stalinienne. La guerre d’Algérie amène le premier à mener une réflexion sur l’acte terroriste dont la justesse sera comprise plus tard. Sartre, Camus, Bataille s’efforcent de représenter la terreur de guerre dans leurs fictions, Robert Antelme, David Rousset, Jean Cayrol la terreur de persécution dans les relations de leur expérience concentrationnaire. Freud et le Hegel de Kojève lus ou relus offrent un cadre herméneutique à ceux des écrivains dont la culture est philosophique tandis que l’actualité de Kafka et la résurgence ambivalente de Sade offrent des intertextes, des miroirs, des modèles. Sur ce dernier sujet où les avis des auteurs qui s’appellent Breton, Blanchot, Bataille, Camus, Beauvoir, divergent, l’auteur apporte une solide mise au point.
Paulhan donne une acception métaphorique (ou figurée) à la notion dans Les Fleurs de Tarbes. L’essai publié en 1941 est inachevé, souvent cryptique et fourmille de paradoxes. L’opposition entre terroristes, les surréalistes étant principalement 238visés, et rhétoriqueurs est d’autant moins nette que les notions de terreur et de rhétorique sont polysémiques. Les uns peuvent d’ailleurs rallier le camp des autres. C’est le rapport au langage, méfiance ou confiance, qui détermine les entreprises. Les lieux communs peuvent devenir la matière de slogans. L’obsession de l’originalité conduit à tous les excès. Au bout du compte, écrit Perrine Coudurier, « il s’agit de revisiter la rhétorique et de nettoyer les clichés ». Le théoricien est d’abord un linguiste. Paulhan n’est pas ici le porte-parole d’une NRF qu’il a dirigée de 1925 à 1940. Rhétoriqueurs et terroristes, modernes et antimodernes cohabitaient dans ses sommaires. Il a plus compté comme éminence grise que comme théoricien après 1945. Il a contribué à faire passer Giono, Céline et Montherlant dans l’écurie Gallimard. Il soutient le Nouveau Roman (et le Nouveau Théâtre) contre Sartre dont il prise peu la conception de la littérature engagée et la dérive extrémiste. Mais il n’intervient pas dans la querelle de L’Homme révolté. L’épuration ayant trempé son anticommunisme, il joue la modernité contre le progressisme aux Cahiers de la Pléiade puis à LaNouvelle NRF, aux Éditions de Minuit et chez Gallimard. Ce n’est pas un hasard si la majeure partie des œuvres dont il est question dans ce livre ont paru dans ces deux maisons, Cayrol et Barthes étant les exceptions. On sait que Paulhan moucha le second en 1955.
Perrine Coudurier voit les années 1950 comme antimodernes (p. 61). Ou l’assertion est imprudente ou c’est l’idée même d’antimoderne (définie par la contre-révolution, le rejet des Lumières, le pessimisme, le péché originel, le sublime, la vitupération) qui fait problème. Seul Julien Benda voyait la littérature moderne comme un bloc. La génération étudiée ici est présentée comme homogène. Le mal était un hyperthème, une spécialité, si l’on peut dire, des écrivains catholiques. Bernanos qui certes disparaît en 1948, Mauriac, qui s’exprime plus en tant que journaliste que romancier, Julien Green, qui, lui, augmente son œuvre romanesque, sont étonnamment peu présents. Pour le second, le mal frappe non seulement des individus, mais aussi des collectivités. Malraux a terminé sa carrière de romancier mais dans ses écrits gaullistes, la question de la terreur est présente. On regrette qu’aient été écartés aussi Emmanuel Mounier, Albert Béguin et les personnalistes dont l’influence est considérable dans le premier après-guerre et qui se retrouvent à Esprit où écrit Cayrol. La question du mal est cardinale chez Audiberti jamais mentionné. Il est un autre grand absent dans ce vaste panorama : le parti communiste de la guerre froide qui jette le poids de son empire éditorial dans les débats. Bien qu’une citation de lui ouvre le livre, Aragon est furtivement nommé. Est rappelée l’enquête d’Action : « Faut-il brûler Kafka ? » Elle inaugure le procès stalinien de la littérature moderne. La place prise par le marxisme est pareillement minimisée. Les surréalistes s’en sont détachés, Camus en esquisse une critique, Raymond Aron, réduit à un commentaire d’Arendt, la développe brillamment dans plusieurs livres et Sartre devenu compagnon de route s’épuise à y plier sa philosophie existentielle.
« Terreur et rhétorique s’enchevêtrent » de même que « tradition et nouveauté » dans le Nouveau Roman dont Perrine Coudurier étudie longuement la première vague. Guilloux et Giono sont écartés comme des minores. Ses détracteurs progressistes ont accusé le Nouveau Roman d’ignorer l’Histoire et d’être dépolitisé. Les colloques de Cerisy ont radicalisé toute une doxa terroriste. Ces deux lectures ont mal vieilli. La guerre et le mal sont présents ici et là, chez Claude Simon d’abord, mais pas « omniprésents » (p. 539) : des traces de l’événement sont 239allusives ou reléguées au second plan. Il y en a bien plus dans Le Jeu de patience et Le Hussard sur le toit. Les espaces clos, le château, les personnages loqueteux, on en trouve dans les fictions avant 1945. L’on peut repérer assurément quelques personnages lazaréens chez Simon qui joue avec les codes du roman historique. Robbe-Grillet, lui, joue avec ceux du roman policier. Le plus tacticien, le plus volubile des nouveaux romanciers se posait comme moderne. Le voici décrété antimoderne avec les autres auteurs du groupe. Antoine Compagnon ne s’y était pas risqué. Les catégories, reconnaît Perrine Coudurier, fluctuent. Leur labilité exténue leur heuristicité. Que les avant-gardes aient tenu des discours terroristes est acquis. Les nouveaux romanciers, sauf des épigones, ont moins extravagué que les surréalistes. Peut-on parler de « structure terroriste » et de « lecture terroriste » (p. 538) et voir dans la contradiction un « principe terroriste » (p. 536) ? Ces syntagmes posent problème aujourd’hui. La troisième partie de la somme perdrait peu s’il était fait abstraction des notions raffinées dans Les Fleurs de Tarbes. L’essentiel est dans de belles analyses narratologiques. L’autrice conclut au caractère éminemment démocratique du Nouveau Roman. Son livre ouvre un débat qui mérite d’être poursuivi.
Jeanyves Guérin
Anne Sennhauser, Devenirs du romanesque. Les écritures aventureuses de Jean Echenoz, Jean Rolin et Patrick Deville. Paris, Honoré Champion, « Littérature de notre siècle » 2019. Un vol. de 400 p.
Plus de trois ans se sont écoulés depuis la parution de cet essai qu’Anne Sennhauser a tiré de sa thèse, et le moins qu’on puisse dire, avec le recul, c’est que cette étude a fortement contribué à infléchir l’étude des narrations contemporaines en portant une attention renouvelée aux formes et aux enjeux d’un romanesque iconoclaste, qui se construit en dehors du roman. Dans le sillage des articles rassemblés dans Le Romanesque, volume dirigé par Gilles Declercq et Michel Murat (Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004) et dans la continuité du dossier « Le romanesque dans les fictions contemporaines » de la revue Temps zéro (2014), Anne Sennhauser interroge les mutations du romanesque contemporain dans les livres de trois romanciers qui ont délaissé l’horizon de la fiction « ludique », jouant volontiers de l’hybridation virtuose des genres (polars, romans d’aventures), au profit d’écritures tournées vers le réel (historique, biographique) appelant une redéfinition de la catégorie de romanesque. Suivant les propositions d’Aline Mura-Brunel, Anne Sennhauser considère que le romanesque, tel qu’il est envisagé par Echenoz à partir d’Au piano et dans les biographies qui suivent (Ravel, Courir, Des éclairs), par Deville de Pura Vida, Vie & mortde William Walker jusqu’à Kampuchéa ou par Rolin de La Clôture jusqu’au Ravissement de Britney Spears, associe moins « récit » et « idéal » qu’il ne concilie « récit » et « connaissance » sur le mode du tâtonnement et de l’incertain. Or cette idée d’un romanesque à valeur heuristique et critique n’a cessé depuis ces travaux fondateurs d’intéresser les chercheurs, comme en témoignent les travaux de Morgane Kieffer (Le romanesque paradoxal : formes et usages contemporains de l’esthétique romanesque chez Leslie Kaplan, Jean-Philippe Toussaint, Tanguy Viel et Christine Montalbetti, 2401982-2018), le colloque « La machine à histoires – périodisation, formes & usages des écritures romanesques contemporaines » (Université Paris Nanterre, mai 2019) organisé par Morgane Kieffer et Anne-Sophie Donnarieix, l’essai de Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête (Corti, 2019), qui relie romanesque et opacité dans les enquêtes d’un Patrick Modiano ou d’un Didier Blonde, ou encore le récent dossier de la revue Littérature que Florence de Chalonge et François Dussart consacrent à « l’écriture romanesque » d’Annie Ernaux (juin 2022). Ces recherches, dont on peut lire également de nombreux échos dans la rubrique varia de la revue Romanesques (Classiques Garnier), rendent compte de cette « tension constitutive du romanesque contemporain » qu’observe Anne Sennhauser, « entre déconstruction de la catégorie et réinvestissement du réel, entre fermeture du texte sur lui-même (effets d’intertextualité, de mise en abyme) et ouverture sur un extérieur (référentiel, historique, biographique) qui le redéfinit ».
De cette tension, Anne Sennhauser tire une méthode qui s’avère particulièrement féconde pour lire ces livres à la croisée entre fiction et non-fiction. L’enjeu dépasse en effet les « écritures aventureuses » d’Echenoz, Deville et Rolin, tant sont nombreuses aujourd’hui les biographies romanesques, les reportages littéraires ou les enquêtes relevant de ces « romans d’aventure sans fiction » (Deville), comme le signale brièvement la conclusion de cet essai. Cette méthode concilie les ressources de la narratologie, de la rhétorique et de la pragmatique, sans négliger les apports de la philosophie contemporaine. Elle rend compte de façon toujours rigoureuse des circulations entre l’écriture, la bibliothèque et les discours sociaux vis-à-vis desquels les trois écrivains prennent position, non suivant le modèle de l’engagement, mais selon des formes de négociation, au sein des livres, entre le maintien d’un « idéal de maîtrise » et la « conscience d’une déprise » de la littérature dans un contexte de médiatisation et de fragilisation de la force transgressive attribuée à la figure de l’écrivain. S’il est impossible de rendre compte ici de la richesse d’une démonstration toujours très fine dans les analyses proposées, j’aimerais mettre en lumière les pistes qui m’ont semblé les plus stimulantes pour l’étude des productions littéraires françaises contemporaines qui s’inspirent directement ou indirectement des trois auteurs étudiés dans cet essai. Trois points forts retiendront mon attention : la redéfinition du romanesque comme manière de relancer la quête du sens ; l’exploration du passé selon une visée heuristique, polémique et déceptive ; la reformulation d’une politique de la littérature depuis des postures les plus « dégagées » a priori.
Dans une première partie, Anne Sennhauser mobilise les ressources de la narratologie pour étudier les détournements génériques à l’œuvre chez les trois romanciers qui abandonnent le roman à intrigue bondissante au profit d’un romanesque édulcoré (Echenoz), réduisant l’intrigue à une attitude rêveuse, érudite (Deville), ou à une quête sans but précis (Rolin). Si ces livres sont toujours nourris d’un romanesque hérité de la bibliothèque, notamment de la littérature d’action, ils mettent au premier plan la conscience critique d’un narrateur qui se plaît à miner la logique biographique en caricaturant les liens de causalité (Echenoz), à rompre avec la logique de la mise en intrigue en diluant l’action (Rolin) ou en multipliant les sauts dans l’espace-temps et les ruptures énonciatives au point de faire éclater les limites du récit (Deville). Passé au crible de l’ironie, le romanesque perd son autorité : les événements sérieux sont saisis sous l’angle du cocasse (Echenoz) ou du véniel (Deville) et la trajectoire du narrateur est envahie par la banalité 241(Rolin). Loin de fixer le sens de l’expérience des êtres et des choses suivant un idéal normatif préconçu, le romanesque s’affirme au contraire comme un mode de déstabilisation du sens et d’inquiétude des savoirs institués.
C’est ce que montrent exemplairement les dispositifs formels de ces « écritures exploratoires » étudiés dans une seconde partie sous l’angle des « revenances du passé ». Empruntant cette notion à Jean-François Hamel, Anne Sennhauser s’attache à montrer comment les récits d’Echenoz, Deville et Rolin se tournent vers l’histoire afin d’interroger la continuité « accidentée mais néanmoins active » entre le passé, le présent et l’avenir. Pointant un mouvement dialectique entre errance exploratoire et vérités instables, Anne Sennhauser montre de façon convaincante comment l’agencement des récits déploie un « mode de connaissance » qui trouble l’ordre des représentations pour faire advenir des vérités proprement littéraires. Attentifs au détail insignifiant, à ce qui fait incident – c’est ici le romanesque de la notation, tel qu’il est défini par Barthes qui est mis en évidence –, Echenoz, Deville et Rolin, lecteurs de Perec, réfléchissent le passé depuis ses signes emblématiques, ses objets, ses lieux ou ses événements infra-ordinaires. Cette sémiologie du détail va de pair avec une mise à distance critique des discours généralisants ou des représentations officielles de l’histoire (discours commémoratif, patrimonialisation). Chez Jean Echenoz, l’ironie tourne en dérision l’exploitation idéologique de l’histoire. Vidés de leur charge pathétique, les événements sont ressaisis de manière fragmentaire et volontairement artificielle. Dans les livres de Jean Rolin, la critique des discours militants, des approches sociologiques ou sensationnalistes met en valeur un refus de la falsification des événements tout comme elle figure la difficulté à identifier la vérité historique. Chez Patrick Deville, ce sont les fragilités de la mémoire et les oublis qui sont accentués. Face à la crise de transmission du passé, les auteurs privilégient une approche géographique de l’histoire, articulant la déambulation à la rétrospection. L’intérêt pour les objets du quotidien (Echenoz), pour l’expérience du terrain (Rolin) ou pour la dérive géographique (Deville) problématise l’accès au réel, opposant à l’historiographie édifiante un sens de la provocation mais aussi les signes de vulnérabilité de narrateurs qui peinent à ou refusent de mettre en ordre l’expérience chaotique de l’histoire. Pensée depuis ses failles, l’histoire s’écrit suivant une perspective tragique – définie à partir des réflexions de Clément Rosset sur la raideur du temps tragique – puisqu’elle sécrète sa propre perte à l’insu de ses acteurs. Dans les livres de Jean Echenoz, l’histoire se révèle dans une dynamique qui abîme brutalement les individus. Les corps des sujets biographiés, touchés par une infirmité graduelle et dévastatrice, disent de manière oblique les dérèglements de l’histoire. Chez Jean Rolin, la dramatisation des images – images de la ville, des faits divers, notamment – figure les violences de l’histoire et le vertige qui affecte un narrateur qui peine à discerner une vérité dans un monde aux contours flottants. Quant à Patrick Deville, il élabore une fresque aussi fantasmatique que chaotique, marquée par la tension entre « vision satellitaire » et « vision fragmentaire » de l’histoire. Valorisant les coïncidences, Deville fait ressortir la disproportion entre les causes minimes et les grands effets, usant du télescopage des événements pour faire ressortir l’oscillation entre le grandiose et le dérisoire qui caractérise les vies épiques des révolutionnaires.
L’articulation entre le texte et ses dehors – les représentations sociales sapées par ces « poétiques teintées de dandysme » – trouve son point culminant dans la troisième et dernière partie (« Politiques du romanesque ») qui s’intéresse à la 242« posture » (Jérôme Meizoz) de ces écrivains telle qu’elle se donne à lire dans l’ethos construit dans les livres. L’étude approfondie des personnages et des narrateurs de ces récits, figures de doubles, de repoussoirs ou de masques de ces écrivains, met ainsi en lumière une certaine idée de la littérature qui fait la part belle à la désinvolture de l’illusionniste, à l’héroïsme dérisoire ou à la clownerie mélancolique de l’amateur. Loin de l’autorité prêtée à l’écrivain engagé dans une cause, ces postures fantasques sont interprétées comme autant de réinvestissements politiques de la narration. S’appuyant sur la notion de « contre-scénarisation » forgée par Yves Citton, qui voit dans la littérature une façon d’opposer d’autres récits possibles, pluriels, contradictoires, aux dogmes du présent, Anne Sennhauser défend l’idée que les récits d’Echenoz, Rolin et Deville opposent au risque d’uniformisation, d’effacement ou de récupération qui fragilise l’expérience littéraire des écritures distanciées, anachroniques et douteuses au sens où elles interrogent et amènent le lecteur à douter.
Toujours élégante et parfaitement informée, la prose de cet essai frappe par la maîtrise des œuvres des auteurs abordés mais aussi par la hauteur de vue des conclusions formulées. Car ce que met au jour Anne Sennhauser, c’est une forme composite du romanesque contemporain, oscillant entre sa définition usuelle – le romanesque comme répertoires de motifs empruntés à la bibliothèque, exerçant un pouvoir de fascination – et une redéfinition plus hétérodoxe, témoignant de la plasticité d’une catégorie réfractant les modes de pensée, les idéaux ou les normes de l’époque qui en ravive les formes et les usages. Travaillé par l’ironie et le sens du tragique, le romanesque d’Echenoz, Rolin et Deville touche moins par son potentiel critique que pour sa façon de suspendre les significations. Aimanté par la passion pour le petit fait vrai, ce romanesque ne s’oppose pas à la réalité par son invraisemblance, mais apparait au contraire comme une composante à part entière du réel. L’expérience intense et donnée pour vraie serait-elle paradoxalement le nouvel idéal du romanesque ? Cette question se pose à la lecture de cet essai. En marge du roman, ce « romanesque à force de réel » identifié par la critique paraît toujours extrêmement vivace dans les productions littéraires françaises actuelles : l’œuvre d’Emmanuel Carrère en offre un exemple éminent. Parce qu’il offre des pistes très précieuses à l’analyse et à l’interprétation de ces textes génériquement et ontologiquement incertains, le livre d’Anne Sennhauser constitue une référence incontournable pour qui veut prendre la mesure de ces « devenirs du romanesque » contemporain.
Aurélie Adler
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14563-9
- EAN : 9782406145639
- ISSN : 2105-2689
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14563-9.p.0171
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/02/2023
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français