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Classiques Garnier

Comptes rendus

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COMPTES RENDUS

À compter de 2008, les comptes rendus douvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :

« Une honnête curiosité de s enquérir de toutes choses ». Mélanges en l honneur d Olivier Millet, de la part de ses élèves, collègues et amis. Édité par MarineChampetier de Ribes, SofinaDembruk, DanielFliege, VanessaOberliessen. Sous la direction scientifique de Frank Lestringant. Genève, Droz, « Travaux dHumanisme et Renaissance », 2021. Un vol. de 740 p. (Daniele Speziari)

La langue et les langages dans l œuvre de François Rabelais. Sous la direction de Paola Cifarelli et Franco Giacone. Genève, Droz, « Études Rabelaisiennes », 2021. Un vol. de 320 p. (Myriam Marrache-Gouraud)

La Figure de Boileau. Représentations, institutions, méthodes ( xvii e - xxi e  siècle). Sous la direction de Delphine Reguig et Christophe Pradeau. Paris, Sorbonne Université Presses, « Lettres françaises », 2021. Un vol. de 383 p. (Pascal Debailly)

Diderot et la philosophie. Sous la direction de Jean-Christophe Bardout et Vincent Carraud. Paris, Société Diderot, « LAtelier autour de Diderot et de lEncyclopédie », 2020. Un vol. de 320 p. (Pierre Léger)

George Sand et le monde des objets. Sous la direction de Pascale Auraix-Jonchière, Brigitte Diaz et Catherine Masson. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2021. Un vol. de 510 p. (Catherine Mariette)

Des revues et des femmes. La place des femmes dans les revues littéraires de la Belle Époque jusqu à la fin des années 1950. Sous la direction dAmélie Auzoux, Camille Koskas et Élisabeth Russo. Paris, Honoré Champion, « Littérature et genre », 2022. Un vol. de 306 p. (Camille Islert)

Culture Godot. En attendant Godot de Samuel Beckett et ses inscriptions culturelles. Sous la direction de Marjorie Colin et Yannick Hoffert. Paris, Lettres modernes Minard / Classiques Garnier, « Carrefour des Lettres modernes », 2022. Un vol. de 273 p. (Florence Bernard)

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Pierre Gringore, Œuvres moralisatrices I (1499-1510). Édition critique par Cynthia J. Brown. Genève, Droz, « Textes Littéraires Français », 2020. Un vol. de 841 p.

Troisième tome des Œuvres de Pierre Gringore procuré par les soins de Cynthia J. Brown, ce volume rassemble cinq pièces moralisatrices qui entrent dans la production précoce de Gringore, publiée à Paris dans la première décennie du xvie siècle : Le Chasteau de labour (1499), Le Chasteau damours (1500), Les Folles Entreprises (1505), La Complainte de Trop Tard Marié (1505) et La Coqueluche (1510). Dinégale longueur, allant du bref monologue apparenté au sermon joyeux (les 240 vers de La Coqueluche) au récit en forme de « voie de paradis » intégrant un ensemble étoffé de personnifications et jouant de la superposition des voix narratives (Le Chasteau de Labour, 3050 v.), exploitant tantôt la topique courtoise (les deux Chasteaux, leur personnel et leurs loci empruntés au Roman de la Rose), tantôt le discours matrimonial (Complainte de Trop Tard Marié), oscillant entre le ton sentencieux et la facétie, Gringore maîtrise un large répertoire, tant sur le plan formel que thématique. Son œuvre se situe dans la continuité des « moralités » du théâtre médiéval : on y retrouve le foisonnement et la fantaisie qui caractérisent ces dernières, mais aussi certaines facilités (personnifications « grammaticales » insipides : LAllant et Le Venant du Chasteau damours, mais on sourit de Dequoy et Moyen, quil convient davoir dans son camp pour conserver les faveurs de sa dame). Ces faiblesses sont compensées par des portraits habilement croqués, telle Injustice « la queue troussee, le bouchon sur loreille / comme ung cheval quon maine au marché vendre » (FE 526-527) ou Pratique, monstre hybride dont Gringore compose un blason haut en couleurs (ibid., 662-726), et par des morceaux de bravoure (voir par exemple la « tenson » entre Devocion et Papelardise, FE p. 652-654, et plus loin la mort de Devocion étouffée par loreiller de Délices).

De manière plus générale, on peut dire de lœuvre de Gringore quelle constitue un maillon important dans lévolution de lécriture didactico-allégorique, au moment où celle-ci subit une double dégradation, à la fois thématique et stylistique : non plus drame métaphysique aux accents volontiers épiques où se joue le salut du chrétien, comme dans les psychomachies médiévales, mais drame individuel et domestique, où priment les soucis quotidiens (financiers, conjugaux…) et où les vertus exaltées relèvent moins de la discipline spirituelle que de lordre dune saine intendance : cest la paix du ménage qui importe, bien plus que les fruits de la Grâce. Le « beau chemin de Diligence » visant à « richesse amasser » (ChL 1465 et 1503) ne sy substitue-t-il pas à laustère voie de Pénitence ? La tendance est accentuée, dans le cas du Chasteau de Labour, par les illustrations de limprimé qui insistent sur le décor de la chambre à coucher au détriment de laffrontement entre les Vices et les Vertus. On hésite à y trouver une « dimension religieuse » (p. 84) sauf à tenir pour religieux tout discours de nature un tant soit peu didactique ou « sérieuse ».

Sur le plan formel, Gringore est un habile « faiseur » qui sait exploiter ses modèles. Il reprend largement le poème à succès de Jacques Bruyant, la Voie de Povreté et de Richesse (1342) pour son Chasteau de labour, sessaie au genre déjà ancien – cest Machaut qui lui a donné ses lettres de noblesse – du « dit » à insertions lyriques (rondeau, ballade, chant royal) dans ses Folles Entreprises. Lidéalisation courtoise ne lui est pas étrangère : il se souvient du château et cimetière dAmour 173dont René dAnjou a fait le décor principal de son Livre du Cœur damour épris (1457). Mais il ne se prive pas de la critiquer, en puisant dans les ressources de la diatribe misogyne ou dans celles, plus corrosives, du lyrisme anticourtois dont Alain Chartier a fourni la pièce maîtresse, au début du xve siècle, avec sa Belle dame sans merci. Ce dernier modèle aurait pu être davantage mis en évidence, dautant quil est encore très diffusé par limprimé dans la première moitié du xvie siècle : ce nest pas seulement une galerie dentités allégoriques que Gringore lui emprunte, mais des vers entiers (« Les yeulx sont faitz pour regarder », du huitain 30, v. 238, de la Belle dame) dont il samuse à détourner le sens.

Le travail éditorial témoigne de lintérêt porté à la matérialité du support. Lhistoire du livre sy taille ainsi la part du lion, et les spécialistes apprécieront le dossier de présentation attaché à chacune des pièces, lequel détaille par le menu les éditions et tirages successifs (jusquà vingt pour le Chasteau de Labour), en accompagnant leur description dune reproduction des frontispices successifs : les différences sont parfois subtiles, dans le réemploi dun bois ou les titres. Une remarque, portant sur lédition Gillet Couteau (Paris, 1505) du Chasteau de Labour : le bois reproduit (p. 100), un blason du cœur crucifié soutenu par deux anges aux arma Christi, ne correspond pas à la description donnée à la page suivante (« une gravure sur bois générique dun clerc en train décrire sur un lutrin »). Cas de réemploi intéressant, on retrouve limage en frontispice du Manuel des dames, texte de dévotion publié par Vérard vers 1506 où elle est, soit dit en passant, mieux à sa place.

Lintroduction comporte aussi une volumineuse étude linguistique : cet important travail de relevé, très fouillé à quelques exceptions près, mérite dêtre salué, bien quil ne fasse pas paraître de traits saillants dans la langue de Gringore. Par contraste, le commentaire littéraire est pour le moins indigent, tant dans lintroduction générale que dans la présentation de chaque opus. Par ailleurs, les notes qui accompagnent les textes sont relativement pauvres et paraphrastiques, se contentant souvent de résumer laction sans signaler ni interpréter les passages difficiles. Quant à lédition proprement dite, elle nest pas sans défauts. Les corrections à y apporter seraient nombreuses. Elles concernent la mise en forme, en particulier la ponctuation, la scansion (vers hypo- ou hypermétriques à cause dune leçon fautive ou par un tréma mal placé) et les entrées dans le glossaire. Par exemple, il faudrait corriger laccentuation dans « povres malades enfermes » (FE 1250) qui rime au vers suivant avec « mal fermes » et ne nécessite pas daccent aigu sur le e final sauf à induire un contresens (enferme, « faible, mal en point » < lat. infirmus) et à fausser la mesure du vers. Par ailleurs, il ne suffit pas de gloser cerne (ChL 2197) par « cercle, rond » pour en éclairer le sens en contexte ; le mot est employé ici au sens figuré d« être sous linfluence ou lemprise de quelquun » (par allusion à un cercle imaginaire où lon est enfermé comme par magie). Enfin, parmi les difficultés lexicales qui méritent dêtre relevées, signalons « En son fait na que regaller » (ChL 2553), qui signifie « il ny a rien à redire à son comportement » et non le fait de festoyer, et in camera caritatis (FE 1854), locution latine signifiant « entre nous, en catimini », litt. « sous couvert de pratiquer les bonnes œuvres », ce qui convient mieux au contexte dénonçant lhypocrisie des religieux que lexplication quen donne la note daprès Héricault et Montaiglon (p. 717).

Isabelle Fabre

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Letres des ysles et terres nouvellement trouvées par les Portugalois. Édition par Guillaume Berthon et Raphaël Cappellen. Genève, Droz, « Textes Littéraires Français », 2021. Un vol. de 232 p.

Cette édition critique dun texte si rare et si singulier est remarquable à plusieurs égards. Rarissimes, les Letres des ysles le sont puisquil sagit dun unicum (le seul exemplaire connu est à la Bibliothèque Méjanes) qui, jusquà présent, à lexception dun article notable de Vincent Masse, navait que très peu intéressé la critique. Publiées à Toulouse en 1537, les Letres des ysles se situent dans le champ méconnu des écrits satiriques imprégnés de références géographiques. En effet, comme le sous-titre de lédition lindique – « Un voyage imaginaire à Sumatra à la Renaissance » –, ce texte composé de trois lettres fictives sinscrit aux confins du coq-à-lâne, de la lettre facétieuse (et de la pronostication bouffonne), de lUtopie de Thomas More (qui à plusieurs reprises sert de matrice lointaine), mais aussi de la lettre de « relation », décrivant une découverte territoriale comme chez Colomb ou Cortès. Si ce recueil est lui aussi « nouvellement trouvé », il est dabord superbement édité : le lecteur sera impressionné par la taille de lappareil critique, et en particulier par la très riche introduction (101 p., hors annexes !), au regard du texte lui-même qui est assez court (32 p.). Les notes historiques et interprétatives regroupées en fin de volume sont complétées par de nombreuses et précieuses notes philologiques au fil des épîtres, comme, par exemple, pour expliquer la riche polysémie du substantif « cas ». Les deux éditeurs passent au peigne fin toutes les pistes qui permettent de mieux cerner ce texte unique en présentant à la fois le contexte éditorial et les métiers du livre toulousain (latelier de Nicolas Vieillard), le contexte des premiers voyages vers les Indes orientales (dont celui des frères Parmentier à Sumatra en 1529), mais aussi la vogue marotique du coq-à-lâne qui connaît alors une grande faveur dans les années 1530. On admirera la grande érudition de cette édition critique, mais aussi le fait que les éditeurs fassent régulièrement preuve de prudence et dhonnêteté, nhésitant pas à avouer leur ignorance finale quant à lidentité du (ou des) auteur(s) du texte, ou encore en appelant dautres chercheurs à reprendre « lenquête » qui « peut-être sera […] réouverte et conclue à lavenir » (p. xlix). Bien préparé par cette riche introduction qui amène littéralement à « redécouvrir » ces Letres, le lecteur explorera un texte drôle où, sous la plume de Guy de Sambale, Jehan de Saverdun et George de Urauns, se déploie un nouvel âge dor, un pays de Cocagne épanoui loin des tracas européens, où labondance et la liberté sexuelle sont les seules lois. Comme on peut sy attendre, ces lettres parlent beaucoup moins des Indes orientales (seuls de très rares realia exotiques sont cités) que de la France et de lEurope des années 1530, quil sagisse de la mort récente dÉrasme, de « lempireur » Charles Quint ou encore de Jacques Minut, premier président au parlement de Toulouse. La présence des horizons lointains, parfois lue à travers le De Orbe novo de Pierre Martyr et ses différentes adaptations, se mesure cependant dans la mention de « truchements » mais aussi dans lintégration dun discours du vieillard, inaugurant un type déloquence qui sera soumise à une belle postérité, de Jean de Léry à Diderot. Outre Clément Marot dont lombre plane sur lensemble des Letres, lintertextualité avec les textes satiriques contemporains est manifeste, depuis La Nef des fous à la geste rabelaisienne, convoquée dès le quatrain initial où il 175est demandé au lecteur, dans la continuité du prologue du Gargantua, de ne pas « veoir tant seulement la porte » du livre, mais d« entre[r] dedans ». Est-ce à dire que lomniprésence de la satire écrase tout décentrement attendu des récits de voyages contemporains ? Les Letres des ysles offrent surtout au lecteur de la Renaissance, comme à celui daujourdhui, un effet détrangement : si au fond rien nest dit sur Sumatra, il est cependant possible dembarquer avec les joyeux compagnons de Guy de Sambale, de rêver à ces terres de plaisir et dentendre la critique des maux français énumérés par le « gris vieillard » de la troisième épître : « Voilà de quoy je mesbahiz / Cella se faict à ton pays ». Cette magnifique édition des Letres des ysles fera mieux connaître cette singularité oubliée, véritable pépite échappée des rêves de la première Renaissance française.

Grégoire Holtz

Clément Marot, Les Épîtres. Édition de Guillaume Berthon et Jean-Charles Monferran. Paris, Gallimard, « Poésie/Gallimard », 2021. Un vol. de 544 p.

Éditer les œuvres de Clément Marot est une gageure. Il est vrai que le poète a procédé lui-même à lédition soignée de ses textes. Mais dune part, tous nont pas été publiés avec son autorisation et lattribution de certains poèmes demeure discutable. Dautre part, si le poète a plusieurs fois souligné limportance de lorganisation chronologico-générique de ses recueils, il sest plu à la modifier au fil des rééditions. Doù le choix des éditeurs modernes de réorganiser tout le corpus marotique, quitte à faire disparaître le précieux arrangement chronologico-thématique du poète (Cl.-A. Mayer), ou bien de respecter la forme des Œuvres de 1538 mais en étant contraint dajouter en maints endroits dautres pièces, recréant des sections factices (G. Defaux), ou encore déditer successivement tous les recueils imprimés marotiques, avec des répétitions (Fr. Rigolot), ou enfin de proposer une édition dun seul recueil : LAdolescence clémentine (V.-L. Saulnier, Fr. Lestringant puis Fr. Roudaut), les Psaumes (G. Defaux puis M. Engammare) ou encore le manuscrit de Chantilly (Fr. Rigolot). Dans ce contexte éditorial, le choix opéré par Guillaume Berthon et Jean-Charles Monferran se révèle aussi pertinent quinnovant, puisque les deux éditeurs proposent pour la première fois un recueil des seules épîtres de Clément Marot. Ils réunissent celles qui figuraient dans les sections consacrées de LAdolescence clémentine et La Suite (présentes dans les Œuvres de 1538 supervisées par Marot), auxquelles ils ajoutent toutes celles que dautres manuscrits ou imprimés ont pu transmettre. Ces dernières sont regroupées par massifs chronologiques, conformément à ce que Marot privilégiait : « Premier exil : Ferrare (1534-1536) », « Premier exil : Venise (1536) », « Retour en France (1536-1542) », « Second exil : Genève, Savoie, Piémont (1542-1544) ». Une brève section de trois épîtres dattribution possible complète le recueil : les raisons de les attribuer à Marot, pour les deux premières, sont dailleurs si convaincantes quelles auraient sans doute pu être ventilées dans les autres parties.

Les raisons qui ont poussé les éditeurs à présenter les épîtres de Marot, selon cette organisation et dans une version qui les distingue de leurs prédécesseurs (puisquils ont souvent privilégié le texte du premier témoin conservé), sont 176expliquées dans une préface qui, en vingt pages, offre une synthèse de tous les enjeux de la recherche actuelle sur Marot. Les épîtres ainsi disposées donnent un aperçu de la vie du poète, qui croise en maints endroits lhistoire de France, notamment lorsquil est contraint à lexil après laffaire des Placards contre la messe, en 1534. Mais cet aperçu ne doit pas duper le lecteur : Marot joue surtout à présenter des masques, celui de lamuseur de cour, du badaud des villes ou encore de lévangélique engagé. Il faut donc, pour chaque poème, faire la part de la vérité historique (parfois fort peu connue), et celle de la reconstruction du poète qui joue avec des convenances rhétoriques quil connaît bien et sadresse à différents publics : son destinataire explicite, mais aussi la cour où lépître devait circuler et le public les lisant dans différents recueils où elles revêtent parfois de nouvelles significations. Par ailleurs, lorganisation chronologique chère à Marot permet de mettre en lumière son évolution éthique et stylistique : le timide courtisan devient chef de file dune génération de poètes et porte-parole dune communauté de chrétiens, tandis que son style, toujours virtuose, se départ de lhéritage des rhétoriqueurs pour gagner en fluidité. Cest dans ce parcours et dans la variété des masques et des sujets quil devient possible, grâce à cette édition, de saisir lœuvre de Marot.

Conformément aux principes de la collection, lorthographe des poèmes est modernisée. À la suite des épîtres, un volumineux dossier comprend des remarques sur la versification, des notes, une bibliographie, un glossaire et une table des incipits. Le tout est à la fois très précis et très pédagogique. Le glossaire est très nourri et regroupe un grand nombre de mots et dexpressions obscurs ou faussement transparents. La bibliographie comprend un relevé exhaustif des manuscrits et imprimés ayant servi à lédition (selon une classification qui reprend celle de la Bibliographie critique des éditions de Clément Marot de G. Berthon), dessources premières et secondes à la fois abondantes, récentes et choisies, ainsi que des dictionnaires. Enfin, les notes, pour chaque épître, justifient le choix du texte ayant servi de source et fournissent des éléments contextuels précis sur la rédaction de lépître. Ensuite, pour certains vers, sont éclairées les références historiques ou intertextuelles, tandis que la syntaxe et la langue de Marot sont souvent expliquées et paraphrasées pour plus de clarté.

En somme, cette édition fournit un nouvel outil précieux pour les chercheurs, qui y trouvent une synthèse des travaux les plus récents sur Marot (avec de nombreuses références bibliographiques pour aller plus loin) et un véritable travail philologique puisque des textes y sont édités pour la première fois (du moins dans cette version) tandis que dautres sont légitimement exclus. La nouvelle numérotation des épîtres, qui nest ni celle de Cl.-A. Mayer ni celle de G. Defaux, constitue le seul (et bien maigre) obstacle à lutilisation de cet ouvrage. Mais cette édition des Épîtres procure surtout un remarquable outil pour les étudiants et enseignants désireux de découvrir ou faire découvrir Marot (autrement que par le recueil parfois ardu de LAdolescence clémentine), grâce à un apparat critique éclairant avec autant de rigueur et de précision que desprit de synthèse le contexte historique et littéraire de chacune des épîtres, ainsi quà un souci permanent de rendre lisibles la langue et le style de Marot.

Ellen Delvallée

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Guillaume Du Bartas, Les Œuvres (1579). Édition par Denis Bjaï et François Rouget. Genève, Droz, « Textes Littéraires Français », 2018. Un vol. de 504 p.

Principalement connu pour sa poésie hexamérale, dont le succès ne se dément pas en France et en Europe durant près dun siècle avant de tomber dans loubli, puis de retrouver de nouveaux lecteurs au sein de luniversité depuis la fin du xxe siècle, Guillaume de Salluste, sieur Du Bartas (1544-1590), est aussi lauteur dun recueil de vers, dont la première édition publiée en 1574 sous le titre de La Muse Chrestienne (Bordeaux, S. Millanges, 1574) joue un rôle considérable dans laffirmation en France dune poésie chrétienne (non confessionnelle) voulant rompre avec le paganisme de la Pléiade. Republiée cinq ans plus tard, dans la foulée de La Sepmaine (1578), cette Muse Chrestienne, reformatée et très légèrement augmentée, est intégrée à un volume dŒuvres (1579), toujours dédiées à Marguerite de Valois, la reine de Navarre. Publié conjointement par plusieurs imprimeurs à travers la France, ce nouveau recueil réunit quatre pièces en vers de natures différentes, mais très complémentaires. Tout dabord La Judit, une épopée biblique composée de six chants, qui est incontestablement la pièce la plus ambitieuse de cet ensemble, en tant quelle est faite pour offrir un contre-modèle à La Franciade de Ronsard, dont les quatre premiers chants avaient été publiés en 1572 et fraîchement reçus ; LUranie, mise en scène allégorique de lélection du poète et véritable profession de foi marquant une rupture avec les tenants de la muse profane ; Le Triomfe de la foy, une imitation chrétienne de Pétrarque mettant en pratique les injonctions de la muse Uranie. Sajoute enfin à ce premier ensemble, directement issu du recueil de 1574, le fameux poème trilingue composé en 1578 « pour laccueil de la reine de Navarre faisant son entrée à Nérac », qui réinscrit la production de Du Bartas au sein de cette cour dont il est pour ainsi dire le poète officiel. On a donc là affaire en définitive à une poésie qui sillustre dans le registre chrétien (épopée, hymne, triomphe), mais aussi profane (entrée royale), avec une orientation morale globalement affirmée. Si La Muse chrestienne est toujours consultable dans le deuxième volume des Œuvres publiées par T. H. Holmes en 1938, le recueil de 1579 navait jamais bénéficié jusque-là dune édition critique intégrale. Seule La Judit a fait lobjet dune édition indépendante en 1971 dans le premier tome dun projet dŒuvres complètes pris en charge par A. Baïche. Cest dire tout lintérêt de ce travail de fond réalisé par Denis Bjaï et François Rouget, qui font partie des meilleurs spécialistes non seulement de Du Bartas, mais de Marguerite de Valois, de la cour de Nérac, et plus généralement de la poésie épique et lyrique du dernier tiers du xvie siècle. Cette édition critique offre ainsi tout ce que le lecteur savant est en droit dattendre dune collection aussi prestigieuse. Tout dabord le choix raisonné dune édition, en loccurrence celle du blésois Barthélemy Gomet, qui permet de comprendre à quel écheveau éditorial on a en réalité affaire quand on mentionne ces Œuvres de 1579 sans y regarder de plus près. Le respect très scrupuleux de lédition de référence permet dapprécier limportance du péritexte (dédicaces, avertissement et pièces descorte) dans lélaboration du recueil et la portée quil entend avoir. Il ne sagit pas seulement ici de redonner à lire, en les agrémentant dune très riche annotation savante, cette poignée de poèmes, mais den recontextualiser très finement la composition, la première circulation et la 178consécration éditoriale au sein dun volume faussement disparate. Pourvu dune introduction très dense dune soixantaine de pages, dannexes qui complètent utilement le dossier éditorial, dun glossaire, dune bibliographie et dun index, cette édition prend place dans un ensemble aujourdhui très complet déditions critiques des œuvres de Du Bartas. Le lecteur comparera utilement cette édition, fondée sur le respect de la mise en recueil, avec lédition plus récente de La Judit (Paris, Classiques Garnier, 2020) donnée par S. Taïlamé, qui restitue les différentes pièces du recueil en annexe dans une perspective historiographique très différente. Quelles que soient les qualités spécifiques de ces différentes éditions, le souci du recueil originel, au-delà de lattention portée à chacune des pièces qui le composent, donne à ces Œuvres un intérêt tout particulier. En restituant ce moment clef, non seulement de la carrière du poète Du Bartas, mais aussi de lhistoire de la poésie chrétienne, Denis Bjaï et François Rouget offrent une contribution précieuse aux études seiziémistes.

Julien Gœury

Nicolas Lombart, L Hymne dans la poésie française de la Renaissance . Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de la Renaissance », 2018. Un vol. de 1 173 p.

La tradition hymnique existe, il faut donc la réinventer. Au moment où commence cette histoire, lhymne est omniprésent, et doublement présent, à travers un héritage antique païen que la Renaissance redécouvre, et une tradition chrétienne vivante en latin. Cest à travers larticulation problématique de ces deux traditions que Nicolas Lombart explore ce quil faut bien appeler avec lui la réinvention dun « genre », dans la poésie française de 1500 à 1610. Trop souvent perçue à travers les seuls Hymnes de Ronsard, la production hymnique fait ici lobjet dun « rééquilibrage » (p. 28), où la centralité de Ronsard nest pas niée, mais réévaluée à travers la diversité des formes de la louange divine en un temps de multiples crises. Envisageant lhymne à la fois comme genre et comme modalité, louvrage sattache à établir une typologie de ses formes et à retracer lhistoire de leurs réappropriations, des deux grandes traditions de lhymne à la « réinvention » ronsardienne et aux « récupérations » politiques et confessionnelles du genre. Au long de ce parcours, lhymne se révèle des ambitions poétiques comparables à celles de lépopée.

Louvrage débute par un tableau très complet des deux traditions de lhymne et des façons dont les poètes et théoriciens de la Renaissance les repensent avant lentrée en scène de la Pléiade. Il explore ainsi, dabord, la tradition chrétienne de lhymne (chap. 1) dans ses divers aspects (lyrisme religieux, liturgie et transmission scolaire), les premières révisions liées à lhumanisme et à la Réforme et le renouveau hymnographique en néo-latin, italien et français ; puis il décrit la redécouverte de lhymnodie antique (chap. 2) en soulignant le rôle des compilateurs, une théorisation qui se réclame de Quintilien et de Ménandre, et un projet poétique et spirituel, compris comme réhabilitation chrétienne du paganisme. Dans la tension entre ces deux traditions se développent des productions para- ou extra-liturgiques (chap. 3) travaillées par les nouvelles formes de la dévotion, de la tradition du livre dHeures (Gringore) à la piété privée des noëls (Denisot), 179des entreprises éditoriales dadaptation de lExpositio hymnorum, traduisant la conscience dun rôle possible de lhymne dans la crise confessionnelle, à la rupture amorcée par la traduction des Psaumes de Marot, entreprise fondatrice qui place la louange sacrée au cœur de lactivité poétique, au-delà du clivage de lintime et du public. Louvrage souligne, par létude des paratextes, le renouvellement de lénonciation sacrée, de son champ et de la figure du poète, puis dégage de la structure du recueil une typologie des genres psalmiques, avant denvisager un « style hymnique » marotique conciliant la simplicité avec un retour mesuré, mais décisif, aux ornements de la rhétorique. Le renouvellement amorcé par Ronsard en 1549 trouve là de quoi se nourrir.

La deuxième partie présente lintérêt daborder ce renouvellement (1549-1556) comme un processus de « maturation générique » (p. 320) à travers la diversité des formes explorées par la Pléiade tel un « laboratoire épidictique » (p. 319), là où la théorisation fait défaut. Le coup denvoi en est donné par la « liturgie du pouvoir royal » (chap. 4), lors de lentrée royale de 1549 célébrée par Ronsard (Avantentrée) et Du Bellay (Prosphonématique), chez lun par la mise en avant dun lyrisme puissant, débordant et maîtrisé, chez lautre par une ritualisation dominée par la figure du poète-prêtre, alors que lhymne nest encore quun « genre projeté » (p. 312). Mais si cest lode qui se développe par la suite – peut-être du fait de son ancrage antique comme de ses modèles –, la Pléiade na de cesse dapprofondir la modalité hymnique (chap. 5) à travers la floraison des genres épidictiques. Par-delà le quasi-silence des traités à propos de lhymne – tantôt exclu (Sébillet), tantôt inclus parmi les possibilités de lode (Du Bellay et Peletier) –, celui-ci est en germe dans lenseignement de Dorat (Mythologicum) comme dans limaginaire métapoétique de Ronsard. Aussi Nicolas Lombart envisage-t-il lacclimatation des genres grecs par la Pléiade comme autant d« essais », le vœu, le péan, le dithyrambe, et les pièces de circonstance entourant les deux Marguerite, avant daborder le renouvellement du lyrisme chrétien au contact de linspiration antique (chap. 6), jusquà lHercule chrestien. Enfin létude des Hymnes de 1555-1556 (chap. 7) définit Ronsard comme celui qui réinvente les valeurs et la forme de lhymne, par la louange émerveillée du monde, la contemplation active des mystères divins et une exhortation à la vertu, et en souligne les paradoxes, la part de réflexivité et les tentations épiques.

Cest cette visibilité donnée par Ronsard à lhymne qui expliquerait sa « récupération », plus quune réelle postérité. La dernière partie de louvrage explore ainsi successivement, dans le premier héritage des Hymnes (chap. 8), le développement de lhymnode paradoxal, martial ou didactique et cet « adieu au genre » (p. 699) que constitueraient les IIII Saisons de lan, puis, durant les troubles (chap. 9), les célébrations du roi, de la victoire et de la Paix, et linvestissement catholique des hymnes (chap. 10), jusquau « génie » du catholicisme que tenteraient dexprimer les Hymnes ecclésiastiques de Guy Le Fèvre de La Boderie, ainsi que la voie parallèle de la méditation spirituelle, et la diversification des formes confessionnelles et spirituelles. Enfin sesquisse un tournant épistémologique et métapoétique en fin de siècle (chap. 11) à travers lidéal de maîtrise qui éclate désormais dans la louange diversifiée des objets du monde, la réflexivité de pièces célébrant le « plaisir de limitation hymnique » (p. 949) et linsertion de morceaux hymniques dans les poèmes longs (La Franciade, La Sepmaine, La Galliade), non sans nostalgie ni critique à légard de lhymne ronsardien, mais comme autant dauto-justifications génériques ou tonales.

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Ample et très complète, cette riche enquête à travers lhistoire du genre de lhymne ne néglige aucun aspect de ses modes de développement et de diffusion. Elle débusque la présence de la modalité hymnique chez de nombreux auteurs et à travers une grande diversité de formes, dont elle met en valeur la valeur expérimentale, ladaptabilité et la porosité. Elle trace enfin une évolution convaincante, tant de ces formes que des grands jalons de cette histoire – on appréciera ainsi la place donnée à Marot et la belle étude dont il fait lobjet – et des auteurs que lon suit à la trace – tel Ronsard, tout au long de sa production épidictique comme de ses rééditions –, en une démonstration palpitante, dont de nombreux tableaux et des introductions et conclusions limpides renforcent la clarté.

Anne-Pascale Pouey-Mounou

George Buchanan, Tragédies sacrées humanistes. Tome I. Baptistes siue calumnia et Iephthes siue uotum. Édition par Carine Ferradou. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2021. Un vol. de 422 p.

Ce volume, qui est la version remaniée dune thèse soutenue en 2001 à Toulouse Le Mirail, constitue le premier tome des tragédies sacrées écrites en latin par lÉcossais George Buchanan, éditées et traduites pour la première fois en français moderne. La notion de tragédie sacrée, qui aurait peut-être mérité un développement à part entière, permet ici dopposer cette production à sujet biblique aux tragédies à sujet profane du dramaturge, Medea et Alcestis, traduites dEuripide, qui sont exclues du projet éditorial.

Louvrage comporte dabord une introduction générale qui revient sur le parcours, complexe et fascinant, de lauteur, intellectuel humaniste qui a marqué la vie universitaire, littéraire et politique de son temps, en Écosse, en France ou encore au Portugal. Précepteur de princes et de princesses dEurope, il comprend les vertus pédagogiques de la forme théâtrale, même si ses pièces, jouées au collège de Guyenne, sont loin de sy limiter. Les deux tragédies éditées ici, Iephthes siue uotum et Baptistes siue calumnia, se situent au confluent des traditions théâtrales antiques et médiévales et ont bénéficié dune ample réception, à lépoque et jusquau xviie siècle. À la suite de lintroduction générale, une notice philologique présente les principes détablissement du texte latin et de la traduction en français moderne. Chaque pièce, Baptistes puis Iephthes (lordre chronologique supposé de lécriture prime celui de limpression), est agrémentée dun texte de présentation, qui décrit le sujet et lintrigue de la pièce, interroge sa conception du tragique, expose les caractéristiques de son style et son usage de la métrique, présente ses personnages ou encore ses modèles et références. Lintroduction de Baptistes, tragédie consacrée aux intrigues politiques qui mènent à la décollation de saint Jean-Baptiste,insiste particulièrement sur le rapport complexe que la pièce entretient avec les modèles antiques et réfléchit dans ce cadre à ce que serait le sens tragique de cette tragédie à sujet biblique imprimée en contexte chrétien. Celle dIephthes, pièce qui représente lengrenage conduisant Jephté à sacrifier sa fille par fidélité à un vœu adressé à Dieu, interroge notamment le traitement que la tragédie propose sur des questions importantes à lépoque, celle du vœu 181bien sûr, mais également celle de la représentation des femmes. Les pièces sont présentées avec leur paratexte original – ce qui est essentiel, puisque, par exemple, dans ladresse à Jacques VI dÉcosse qui précède Baptistes, Buchanan oriente sa production tragique dans le sens dune éducation de ce jeune roi dont il est le précepteur. Concernant lédition des pièces en elles-mêmes, le texte latin, versifié, se situe sur la page de gauche, la traduction, en prose, se trouve sur la page de droite, et se voit complétée par des notes qui élucident le sens, les références et allusions culturelles, les sources, ou encore reviennent sur des difficultés de traduction voire sur des interrogations dramaturgiques. Enfin, le volume est complété par une ample bibliographie, actualisée, qui recense notamment les travaux sur le théâtre tragique, français et néolatin de lépoque, puis lensemble des études parues à ce jour à propos de George Buchanan et de son œuvre tragique – parmi lesquelles nous trouvons plusieurs articles issus de la plume de Carine Ferradou, grande spécialiste de cet auteur. Se trouvent enfin trois indices nominorum, qui présentent auteurs, œuvres, puis personnages cités, ainsi quune table des matières.

Nous ne pouvons que nous réjouir de cette première édition et traduction française moderne des pièces de Buchanan : jusquici, il fallait combiner la lecture des traductions anglaises de Sharratt et Walsh, celle des traductions de lépoque et celle de la thèse non publiée de Carine Ferradou (en microfiches !). Cette édition soignée va donc devenir un outil indispensable pour toute personne qui sintéresse aux œuvres de Buchanan, mais également au théâtre de la Renaissance en général. Lintérêt des introductions, le soin pris à létablissement du texte, la qualité de la traduction, ou encore la clarté, la concision et la pertinence des notes, critiques et philologiques, permettront à coup sûr de rendre plus accessibles ces pièces dont limportance pour la constitution du théâtre français de la Renaissance nest plus à démontrer – quoiquelle reste encore en grande partie à étudier. Nous attendons donc avec impatience le volume II, qui sera consacré aux traductions quasi contemporaines des pièces, celles de Claude de Vesel, Florent Chrestien, François du Fort, Mage de Fiefmelin et Pierre de Brinon.

Nina Hugot

Alicia Viaud, À hauteur humaine. La fortune dans lécriture de lhistoire (1560-1600). Genève, Droz, « Travaux dHumanisme et Renaissance », 2021. Un vol. de 663 p.

Le livre dAlicia Viaud est un ouvrage magistral, de plus de 650 pages, issu de sa thèse de doctorat, soutenue à luniversité de Paris 3 Sorbonne nouvelle, en 2018, sous la direction de Michel Magnien.

Lautrice sattache à déterminer la place que prend le concept de fortune dans lécriture de lhistoire dans la deuxième moitié du xvie siècle. Elle sintéresse aux narrations non fictionnelles faisant retour sur le passé – que celui-ci soit récent (guerres de Religion) ou plus ancien – et contribuant à lédification dun récit des origines de la France. La période détude retenue constitue un poste dobservation de choix car le sens de « fortune » connaît une évolution notable jusquà désigner, au xviie siècle, les biens matériels. Au xvie siècle, lacception majoritaire est toujours plus proche de la fortuna latine, désignant tantôt une divinité, tantôt la chance ou 182la destinée humaine. Par ailleurs, sous linfluence de lhumanisme dune part et de lactualité brûlante de lautre, les écrits historiques se multiplient. Le corpus est vaste et une attention toute particulière est portée aux œuvres très variées de Loys le Roy, Blaise de Monluc, Lancelot Voisin de La Popelinière, Henri de Mesmes, François de Belleforest ou Marguerite de Valois, tous ces travaux et témoignages étant éclairés par une fréquentation importante des Essais de Montaigne.

Lintérêt porté au mot « fortune » permet denvisager une « épistémologie des pratiques de lhistoire » (p. 18) tout en appréciant les différences sensibles entre les auteurs ou autrices. Le problème majeur que pose la fortune est que son acception est païenne et saccorde parfois difficilement avec la Providence divine. Pour comprendre en quoi la fortune a pu servir de moteur à lécriture de lhistoire, donc dexplication aux événements, Alicia Viaud tisse tout au long de son ouvrage les rapports quelle entretient avec les décisions divines dune part, mais aussi, dautre part, avec la volonté humaine, la virtus, ou encore avec ce qui échappe aux lois générales, le cas particulier. Cest par leur conception de ces rapports que les auteurs se singularisent, tout en laissant apparaître certaines constantes : les mémorialistes, dans le souci de justification qui les anime lors de lécriture – partielle – du récit de leur vie, font de la fortune un protagoniste qui leur permet, dans la description de leur réaction face à elle, de se grandir eux-mêmes. Les historiens, en revanche, considèrent lattitude plus philosophique que lêtre humain doit adopter face aux vicissitudes de lexistence.

Le plan adopté par Alicia Viaud permet avec souplesse de montrer linstabilité des acceptions du mot « fortune », tout en mettant en valeur des aspects récurrents de la notion.

Le prologue (« Cerner la fortune : lhistoire et la figure »), en deux chapitres, resitue les écrits historiques dans leur temps et revient sur létymologie et lévolution du mot « fortune ». Le xvie siècle fait encore coexister plusieurs sens du terme, quils concernent la chance qui élève et soutient un homme, ou au contraire le revers qui labaisse subitement, ou encore loccasion à saisir.

La première partie (« Penser ladversité : lobstacle et la limite ») présente la fortune sous son aspect négatif, celle qui contrevient à la volonté humaine et lui oppose des obstacles. Elle se divise en cinq chapitres : le premier (qui correspond au chapitre iii), centré sur Loys le Roy, François de Belleforest et La Popelinière, pense « la définition de la vicissitude comme loi du monde », ce qui permet déviter la question de lintervention divine, et de rester, comme le propose le titre de louvrage dAlicia Viaud, « à hauteur humaine ». Le chapitre iv explore à la fois les émotions et passions quengendrent les revirements de fortune et lusage de ces derniers dans le développement des exempla. Dans le chapitre v, la fortune est pensée en tant quélément à prendre en compte dans lélaboration dune stratégie militaire. Le chapitre vi est centré, pour sa part, sur Marguerite de Valois et développe lidée selon laquelle la mise en avant de la Fortune, antagoniste de la Nature, permet de faire ressortir la constance et la vertu de la mémorialiste. Le chapitre vii se concentre sur un autre mémorialiste, déchu et amer, Henri de Mesmes, qui lui aussi emploie la fortune pour montrer la force de son propre caractère, et la façon dont elle lui a permis de se tourner vers Dieu, son principe « contraire et complémentaire » (p. 272).

La seconde partie (« Concevoir laction : le calcul et le pari ») est le miroir de la première : elle met en valeur la façon dont la fortune peut servir à concevoir laction. 183Sa conceptualisation ne peut se faire sans celle de la vertu, évaluant la valeur de lindividu. Laction humaine nest jamais sûre, mais la maîtrise de soi, le courage et la prudence sont du ressort de lhomme. Le chapitre viii consacré à Blaise de Monluc montre comment les Commentaires font de la fortune ladjuvante fidèle des actions militaires du capitaine, preuve de son élection divine. Le chapitre ix se penche sur les neuf rois « Charles », dont Belleforest fait lhistoire, et la lecture providentialiste des événements, qui fait de fortune un personnage de lhistoire. Chez La Popelinière, auquel sintéresse le chapitre x, on note une nette évolution dans le temps, depuis lacceptation dune fortune très présente, bien que soumise à Dieu, jusquà son rejet au profit de lexaltation de la vertu. Le chapitre xi porte sur loccasion, dans ses rapports avec fortune, autour des Mémoires de Gaspard de Saulx-Tavannes, écrits par son fils.

La troisième partie (« Sapproprier le passé : le singulier et le commun ») prolonge ces interrogations en mettant en évidence les façons dont les autrices et auteurs se servent de la fortune pour donner sens et forme au passé. Le recours à la fortune dans linterprétation de lhistoire peut être vu comme une facilité, le fait dhistoriens « médiocres » et cependant celle-là sert à la construction du sens, pour évoquer à la fois lorigine des actions et leur résultat. Le chapitre xii a pour objet lélaboration dune histoire nationale, calquée sur celle de lhistoire de Rome. Dans la fortune de France repose la continuité de la grandeur du royaume, marque dune forme de protection divine. Le chapitre xiii considère la façon dont le récit des mémorialistes construit la fortune personnelle comme édification dune condition sociale, dans la mise à lépreuve. Elle est, notamment chez Marguerite de Valois, tel que le chapitre xiv le développe, le liant qui permet de garantir lunité dune vie en apparence marquée par lhétérogénéité. Le chapitre xv fait la lumière sur le rôle de la fortune dans la représentation des actions du prince, actions dont elle souligne le caractère arbitraire. Le dernier chapitre présente, quant à lui, le poids de la fortune dans la tâche abyssale de lhistorien. Comment appréhender ce qui semble se présenter comme une « multiplicité sans fin » ? Sans doute, comme avec La Popelinière, en prenant en compte avant tout la notion de responsabilité des hommes, limitée à la question du choix et en acceptant que lhistoire intègre les principes de singularité et dirrégularité.

Alicia Viaud propose ici aux lecteurs un parcours à la fois foisonnant et ordonné à travers les récits dhistoire écrits dans la deuxième moitié du xvie siècle, nous donnant à voir combien le concept de fortune, complexe et diversement intégré dans lécriture, est fructueux pour saisir lévolution de linterprétation de lhistoire, prise entre laction de Dieu et laction des hommes, dotés dun jugement, dune mémoire et dune volonté. Le livre est en outre dune belle facture, accompagné dun index et dune bibliographie qui sont très utiles. La lecture est enrichissante et stimulante tout au long de louvrage.

Mathilde Bernard

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Grégoire Holtz, Paganisme et humanisme. La Renaissance française au miroir de la Vie dApollonius de Tyane. Genève, Droz, « Travaux dhumanisme et de Renaissance », 2021. Un vol. de 376 p.

La figure dApollonius de Tyane, sage pythagoricien thaumaturge du ier siècle, a conservé durant le Moyen Âge une aura considérable, au point de servir de prête-nom à divers textes magico-alchimiques. La Vie dApollonius, rédigée au iiie siècle par Philostrate, est quant à elle redécouverte à la Renaissance : ce roman grec, écrit dans le style asianiste, aussi riche en voyages quen prodiges, a alors connu un vif intérêt, en dépit du fait quil met en scène un prophète du paganisme. Comment et jusquoù lhumanisme a-t-il pu séprendre dun personnage pourtant si emblématique de la réaction païenne ? Telle est la question que pose Grégoire Holtz.

Avec prudence, son livre apporte des éléments de réponse sûrs plus quun avis définitif sur ces enjeux. Il décrit les modalités dun engouement mêlé de réprobation, en utilisant la philologie, lhistoire des idées, la théorie des rapports entre la fable et la fiction, mais aussi la bibliographie matérielle et létude de la traduction.

Après un point en introduction sur le modèle de la priscatheologia (il y a des éléments de théologie naturelle compatibles avec le christianisme dans certains textes antiques), le premier chapitre propose une seconde introduction sur la première réception de la Vie par ses éditeurs humanistes (deux rivaux, Béroalde et Alde) et traducteurs latins. Mais lénigmatique première traduction française parue à Lyon chez François Juste (1537) occupe lessentiel de la réflexion : cette parution en milieu rabelaisien, dont la présentation matérielle montre quelle est destinée à un public élargi, inaugure en France une tradition propre de lecture moqueuse appliquée à cette œuvre de fiction non sérieuse : on souligne la vaine gloire du voyageur et on se moque de la nécromancie ; on se joue de Philostrate comme autorité, mais on imite la virtuosité métafictionnelle du récit.

Le second chapitre traite de la traduction latine du texte de Philostrate, accompagnée de remarques philologiques sur le texte grec et procurée par Désiré Jacquot (1555). Lauteur a souhaité associer lanalyse de cette édition à deux autres aspects : létude de lutilisation du texte de la VitaApollonii comme un thesaurus de références, de sources documentaires pour les « naturalistes » dune part, et dautre part lanalyse des mentions dApollonius comme une autorité dans le cadre des « miroirs du prince », à linstar dun Cyrus (mais ce dernier thème est sans doute plus lié à la tradition médiévale dApollonius quau texte de Philostrate). Désiré Jacquot doit transiger avec le caractère encombrant du texte : sil publie le Contre Hiéroclès dEusèbe de Césarée, pieux antidote, il nen justifie pas moins par le contexte le magicien Apollonius. Un utile point de comparaison est fourni : le statut de LÂne dor dApulée, autre fiction fabuleuse, et du De Rerum natura, discours philosophique dont on a limpression que les thèses nécessairement plus explicites et le public moins large ont paradoxalement rendu la réception plus aisée. Pour la Vie, on peut se demander si ce ne sont pas surtout les prétentions historiques de Philostrate qui ont suscité la réprobation chez des humanistes comme Érasme ou Vivès quanalyse lauteur.

Le troisième chapitre traite du contexte et des intentions de la première traduction française intégrale due à Thomas Sébillet (BnF, Français ms. 1108). Sans doute les conceptions de Sébillet sur leffacement souhaitable du traducteur et sa 185réticence relative vis-à-vis de limprimé expliqueraient-elles quelle soit restée manuscrite et assez méconnue. Le pythagorisme, « philosophie première […] méconnue et opaque » (p. 162), auquel Sébillet est gagné comme tant dautres, et le néoplatonisme semblent motiver sa nette approbation : la Vita lui paraît une « histoire fabuleuse » à lire allégoriquement – à la fois véridique et merveilleuse donc, à lopposé du roman de chevalerie. Le « paganisme triomphant » (p. 187) ne leffraye pas.

Le quatrième chapitre évoque la traduction de Blaise de Vigenère (1599), aboutissement dune politique de publication initiée du vivant du traducteur avec le libraire Abel LAngelier et conçue dans le sillage dune tradition d« occultisme » (p. 195). On pourrait discuter le terme : il y a en tout cas une dialectique du caché et de louvert agrégeant dans une synthèse assez généreuse toutes les philosophies correspondant à ce schéma formel, indépendamment peut-être de leur discours proprement dit. Cette adaptation en français dun prosateur de la seconde sophistique a une fortune stylistique, tout comme les œuvres de Lucien qui ont eu alors aussi des « lecteurs innocents » (Lauvergnat-Gagnière). Les pages 214-239 résument lanalyse des différentes traductions évoquées jusque-là. À la traduction de 1537 qui respecte le texte, lauteur oppose lamplification décelable chez Sébillet comme chez Vigenère – ce dernier est analysé comme explicatif, redondant, et surtout doté dune « fonction visualisante » (p. 229). Du point de vue idéologique, lauteur constate que les syntagmes chrétiens chez Vigenère relèvent moins dune tentative de christianisation que dun appel au contexte familier pour le lecteur. À lâge des humanités numériques, on peut espérer que ce genre danalyse appellera des approfondissements plus systématiques encore. Lauteur traite enfin des annotations du magistrat Claude Expilly sur son exemplaire de la version de Vigenère : sil relève les sentences, Expilly (on le sait grâce à Yves Le Hir) juge sévèrement Philostrate et son « roman » difficile à croire, ainsi que les archaïsmes et les hellénismes ou néologismes de Vigenère. Exemple provincial déloquence parlementaire gagnée par une forme datticisme ?

Le dernier chapitre évoque la réédition de cette traduction avec le commentaire dArtus Thomas (1611) : les liens de Vigenère avec ce personnage curieux, plus nettement marqué par les cercles dévots parisiens et par ce quon peut nommer la Contre-Réforme, nont pas encore été percés. Lauteur montre le paradoxe dune édition qui est prise entre fidélité accrue – grâce au concours de Frédéric II Morel dont les avis philologiques sur le texte sont mentionnés dans lédition de 1611 – et commentaire dogmatique. Voilà pourquoi, suivant lauteur, le ContreHiéroclès dEusèbe figure en annexe. Il y a là aussi, ajoutera-t-on, une tendance à constituer les traductions augmentées dannotations et dannexes en véritables encyclopédies, comme lHistoire de Chalcondyle. Le commentaire, structuré par un sommaire et divers renvois, possède une forme dautonomie. Artus Thomas sy montre prêcheur. Paradoxalement, Philostrate connaît avec Artus Thomas (qui récuse lhistoricité et la sagesse du texte) une forme de rédemption par le style.

On notera une ambiguïté (minime !) sur le plan doxographique : Apollonius nest pas perçu par le christianisme antique comme « hérétique » ; il nest pas du tout certain quon le considère comme tel à la Renaissance (on semble le laisser croire p. 96, 111, 168, 299). Lauteur signale à raison que tous les glissements de catégorie sont possibles dans la polémique religieuse de la Renaissance, mais, hors contexte polémique, les lettrés ne confondent guère le paganisme (dont on brocarde 186lidolâtrie) et les conflits internes au christianisme, ancien ou moderne, que sont les hérésies. Il est vrai que ce concurrent du Christ suscite une comparaison entre paganisme et Réforme sous la plume du très pieux Artus Thomas (p. 270), mais faut-il attribuer lusage de cette analogie à la réflexion humaniste antérieure ? On nen reste pas moins admiratif devant cette somme aussi savante que prudente, qui analyse la première la fortune du texte et du personnage. Linventivité des humanistes lecteurs dApollonius est sans doute à la hauteur dune fascination et dun embarras, variablement proportionnés comme il sentend.

Paul-Victor Desarbres

Myriam Marrache-Gouraud, La Légende des objets. Le cabinet de curiosités réfléchi par son catalogue (Europe, xviexviie siècles). Genève, Droz, « Les seuils de la modernité », 2020. Un vol. de 628 p.

Après plusieurs publications denvergure consacrées aux cabinets de curiosité, au collectionnisme ou à la matérialité de la merveille dans lEurope de la Renaissance et du xviie siècle, Myriam Marrache-Gouraud propose une enquête inédite portant non plus directement sur les collections mais sur leurs catalogues imprimés. Explorant une cinquantaine douvrages publiés en Europe entre 1565 et 1670-1690, en latin ou en langues vernaculaires, elle cherche à souligner le rôle majeur joué par le livre dans la fixation mais aussi la diffusion et la légitimation des collections, éclairant de manière convaincante le lien entre objets de curiosité, espace concret du cabinet et espace du livre, érigé dès lors en « musée du musée » (p. 78) ou « musée de papier » (p. 346). Plus encore, elle montre comment le catalogue, mimétique de la collection, sérige lui-même en merveille et devient le lieu dune inventivité linguistique et stylistique qui en fait une œuvre littéraire à part entière, illustrant ce que lautrice appelle une « poétique de la curiosité » dont elle décline avec brio les enjeux, notamment celui de passer « des res aux verba » (p. 22) et de mettre en scène les objets tout en préservant aux yeux du lecteur la séduction de leur étrangeté. La grande originalité de lenquête est donc bien ici de sintéresser aux catalogues non pas comme documents au sein dune histoire matérielle des cabinets mais comme « objets eux-mêmes construits » (p. 24), animés par des stratégies éditoriales et discursives, et qui, écrivant la « légende » des objets, visent à faire du livre un parergon,cest-à-dire une vitrine où ils se dévoilent dans leur fascinante singularité. Tout en sappuyant sur les acquis des material studies, de lethnographie ou de lhistoire des sciences pour évoquer la pratique de la collection ou lapproche des curiosités concrètes, Myriam Marrache-Gouraud recourt surtout avec justesse aux outils de la rhétorique (placere, docere, movere ; dispositio et inventio) et souligne constamment le lien entre matérialité et geste décriture : lobjet de curiosité, loin dexister seulement par lui-même, sinvente à travers le discours qui le décrit, lexplique ou ladmire, à travers les récits narrant sa découverte ou ses usages, le catalogue étant, plus quun musée, « un réservoir dhistoires contenant lamont et laval des choses » (p. 347).

Cette « étude de la poétique de la curiosité dans lespace des catalogues » (p. 39) se déploie en deux grandes parties. La première (« Le livre et la collection », p. 41-265), divisée en trois chapitres, interroge les enjeux du passage de la 187collection au livre imprimé (ainsi lenjeu de patrimonialisation, celui dacquisition dune auctorialité par la mise en scène dune « bonne curiosité ») et met en lumière les différentes stratégies éditoriales (p. 82-131) et scripturaires à lœuvre dans la rédaction des catalogues, notamment linvention dun lexique de la curiosité (par exemple létude du mot « cabinet » p. 171 sq ; du mot « théâtre » p. 198 sq) et le choix des langues selon le lectorat visé ou lobjet choisi (p. 235-262). La deuxième partie (« Écrire curieusement » p. 267-538), divisée également en trois chapitres, sattache plus spécifiquement à lécriture de la légende des objets (qui doit combiner volonté démonstrative, visée didactique et recherche de lémerveillement) et étudie ses trois principales modalités (la narration, la description, la liste) comme autant de « solutions littéraires » apportées à « lénigme des choses » (p. 276). En annexes figurent enfin une liste non exhaustive des catalogues imprimés utilisés pour létude (56 titres classés par date de publication) ; une riche bibliographie (15 pages de sources, 24 pages douvrages critiques) ; trois index (noms, lieux, choses) ; une table des illustrations (louvrage proposant 52 illustrations en noir et blanc : gravures, reproduction de pages imprimées, photographies dobjets).

La grande variété (linguistique, géographique ou stylistique) du corpus étudié par Myriam Marrache-Gouraud lui permet de valoriser pleinement, à travers ce fil conducteur de la curiosité, la richesse littéraire et le travail dinvention scripturaire à lœuvre dans des imprimés que lon aurait tendance à reléguer trop vite dans les placards à archives et dont on suppose trop vite la neutralité descriptive alors quils sont des « espaces expérimentaux où se joue la transposition des choses en mots » (p. 130) : écrire la merveille suppose en effet à la fois la mise en place dune scénographie, la construction dune histoire et la recherche constante dun « effet » aiguisant lappétit du lecteur, qui passe aussi par la mise en scène de soi en collectionneur. À cet égard, si lensemble des chapitres offre une réflexion de haute tenue, on appréciera en particulier les pages consacrées aux potentialités narratives de lobjet prodigieux (p. 322), aux récits dappropriation grâce auxquels le catalogue devient un « autoportrait du curieux » (voir lexemple de John Bargrave, p. 338) ou encore à la poétique de la liste, où règnent « les lois du bizarre » mais aussi la créativité du rédacteur (p. 499). Par ailleurs, des rapprochements fréquemment suggérés entre curiosités et reliques (ainsi p. 406-410) permettent dinterroger la matérialité dans son rapport paradoxal à linvisible, ouvrant de manière très stimulante à des enjeux muséographiques plus contemporains concernant lappropriation et lexhibition des objets du sacré.

Soulignons pour finir que cet ouvrage, impressionnant par son volume, se parcourt sans effort, car on sent chez lautrice un plaisir de plume qui garantit un constant plaisir de lecture. Myriam Marrache-Gouraud partage, avec les collectionneurs quelle étudie, à la fois le goût de lérudition et le plaisir de la trouvaille, stimulant ainsi avec efficacité notre libido sciendi.

Antoinette Gimaret

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Onésime Somain de Claireville, Le Gascon extravagant, histoire comique. Présentation, édition critique et annexes par Frank Greiner, annotation avec la collaboration de Ludovic Louvion. Paris, Classiques Garnier, « Lire le xviie siècle », 2020. Un vol. de 472 p.

Le Gascon extravagant, histoire comique publiée anonymement en 1637, navait fait lobjet jusquà présent que dune seule édition critique, de la part de Felicita Robello (Abano Terme, Piovan, 1984), difficilement consultable en France. Lédition que nous propose Frank Greiner (avec laide de Ludovic Louvion pour lannotation du texte) apporte donc un éclairage salutaire sur une œuvre reconnue depuis les années 1970 comme lune des principales histoires comiques du xviie siècle. Attribué par Charles Sorel à Du Bail puis à Claireville dans la seconde édition de sa Bibliotheque françoise (1667), Le Gascon extravagant est, grâce aux recherches de Felicita Robello, définitivement classé aujourdhui dans la bibliographie de Claireville. Frank Greiner apporte de nouveaux arguments à cette attribution qui permettent dexclure lhypothèse dun troisième auteur auquel la critique naurait pas songé.

Dans son introduction de 127 pages, Frank Greiner commence par examiner à nouveaux frais la question de lattribution de lœuvre. Il présente tout dabord plusieurs hypothèses pour expliquer la publication sans privilège de ce roman chez Cardin Besogne. Il revient également sur la question de lanonymat, que le contenu potentiellement sulfureux de lœuvre peut expliquer. Après Sorel, on a longtemps fait balancer la paternité du roman entre Louis Moreau, sieur Du Bail, et Onésime Somain de Claireville. Tous deux originaires du Poitou, ces deux auteurs se distinguent toutefois par leurs convictions religieuses. Frank Greiner juge le catholicisme militant de Du Bail difficilement compatible avec la bienveillance exprimée à légard des Réformés que lon relève dans le Gascon. Lhistoire familiale et le parcours de Claireville, qui lient cet auteur à Loudun, saccordent davantage avec lesprit du roman. Frank Greiner conforte par ailleurs les arguments linguistiques et stylistiques en faveur de Clairville développés par Felicita Robello (annexes 2 et 4).

La deuxième et la troisième partie de lintroduction sintéressent au genre de lœuvre, à ses sources et à son ambivalence herméneutique, réexaminée en fonction des éléments de contextualisation que son attribution à Claireville permet dapporter. Si les sources de lœuvre sont aussi diverses quhétérogènes, Frank Greiner montre comment lauteur en tire une partie de la matière de son texte, mais aussi des éléments de dispositio : la composition de lœuvre relève ainsi dun « art du désordre calculé » (p. 56).

La question du comique conforte lidée dune œuvre palimpseste. Claireville emprunte tout aussi bien à la tradition des contes à rire et des facéties quà la farce et à la comédie. Si lambition satirique de lœuvre est réelle, le réalisme social cède pourtant la place à une galerie de types moraux proches de la caricature. Le montage énonciatif du roman (en grande partie narré à la première personne), de même que lalternance des points de vue exprimant les opinions divergentes du narrateur du récit-cadre, du Gascon, de lermite et de Segna, la jeune fille prétendument possédée, conduisent le lecteur à se demander derrière quel(s) personnage(s) se cache la voix auctoriale. Si la critique, classant généralement le Gascon dans 189le corpus des œuvres libertines, a eu tendance à identifier les pensées de lauteur aux propos du héros éponyme, Frank Greiner préfère montrer comment le zèle de lermite et le scepticisme radical du Gascon sont en fait renvoyés dos à dos pour que puisse émerger, à travers la foi modérée du narrateur, le juste milieu privilégié par Claireville.

De telles divergences herméneutiques sont en fait programmées par le roman lui-même, et ce dès la page de titre. En qualifiant son héros d« extravagant », Claireville ne se contente pas de rattacher son personnage à une lignée de figures quichottesques ; il invite aussi à sinterroger sur la part de déraison du Gascon et sur le traitement de lethnotype. Claireville décrit, à la manière dun « moraliste ‘‘baroque” » (p. 86), le théâtre du monde en pointant la vanité des êtres et de leurs passions, la perspective immanente du romancier satiriste saccordant sur ce point avec la vision nourrie daugustinisme du fils de pasteur.

Le traitement de laffaire des possédées de Loudun atteste quil serait vain dassocier la voix de lauteur à lun des personnages en particulier. Confrontés au cas de Segna, dont le nom est sans doute lanagramme de lune des sœurs soi-disant miraculées (Agnès), lermite, le narrateur et le Gascon représentent chacun une position différente : celle du fanatisme, dun scepticisme prudent ou dune démystification radicale, avant un dénouement surprenant et difficile à prendre au sérieux qui voit le Gascon et le narrateur se convertir face au « miracle » de la jeune fille marchant au plafond. Là encore, tandis que la critique propose souvent une lecture ironique de cette fin brutale, Frank Greiner préfère considérer que lauteur oppose deux positions extrêmes pour mieux sen tenir à une troisième voie modérée. Toutefois, au-delà de linsondable polyphonie du texte, Frank Greiner a aussi le mérite de cerner loriginalité du Gascon extravagant sur le plan de la fiction et de limaginaire romanesque. Faisant du roman une source essentielle du Roman comique de Scarron, il met au jour chez les deux auteurs un même usage ironique et distancié du romanesque, qui nocculte pas pour autant les plaisirs de limaginaire.

Lavant-dernière partie de lintroduction porte sur la langue et le style du roman. Plutôt que daccorder une grande importance à la langue gasconne citée dans le texte – notons que Claireville, contrairement à ses contemporains, fait parler à son héros un gascon authentique –, Frank Greiner préfère souligner à quel point lextravagance linguistique du Gascon, et plus généralement la satire du galimatias, sont contrebalancées par lidéal dune langue naturelle, simple, faisant volontiers allégeance à la nouvelle norme linguistique « puriste » qui simpose dans les années 1630 (voir lannexe 1). Le style moyen de lœuvre fait la part belle à loralité, tout en servant les ambitions de lhistoire comique, qui prétend rendre compte de la diversité linguistique du monde. Après une dernière section consacrée à la postérité du Gascon, les dernières pages de lintroduction proposent une bibliographie critique commentée, que lon peut lire en regard de la bibliographie placée en fin douvrage.

Lannotation du texte vise quant à elle à éclaircir le sens des termes vieillis ou obscurs et les structures syntaxiques propres au français classique ; les notes explicitent également les allusions présentes dans le texte et proposent de fructueux rapprochements intertextuels. En fin de volume, différents index – des noms propres ; des noms de personnages, des figures mythologiques et allégoriques ; des thèmes, motifs et notions ; et des titres – viennent utilement compléter louvrage.

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Aussi cette édition critique du Gascon extravagant fera-t-elle date à plus dun titre : tout dabord parce quelle rend accessible une histoire comique majeure de la première moitié du xviie siècle, ensuite parce quelle permet de renforcer lattribution qui en a été faite à Claireville, enfin parce quelle sappuie sur une synthèse des travaux antérieurs sur le Gascon pour en proposer une interprétation originale, insistant dune part sur les affinités de Claireville avec le milieu réformé et dautre part sur linscription du roman dans le contexte de lhonnêteté mondaine et des nouvelles normes linguistiques, en complément des études qui labordaient plutôt sous langle du libertinage ou de lidentité gasconne.

Françoise Poulet

Robert Arnauld d Andilly,Œuvres chrétiennes (1644). Édition critique par Tony Gheeraert. Paris, Classiques Garnier, « Univers Port-Royal », 2020. Un vol. de 290 p.

À travers lédition critique des Œuvres chrétiennes (1644) de Robert Arnauld dAndilly, lauteur du Chant de la grâce (2003) veut réparer avec passion et précision plusieurs « préjugé[s] tenace[s] » de la réception : dépossession, oubli, préjugé idéologique. Cest la production proprement littéraire de Robert Arnauld dAndilly qui est ici mise au jour, suivie, en annexe, de deux poèmes dAntoine Godeau, et accompagnée dun glossaire, dun index des principaux noms et dun index de notions. Le recueil Œuvres chrétiennes regroupe cinq pièces en dizains, écrites dans lordre chronologique et parfois déjà publiées moyennant certaines variations dont Tony Gheeraert tire profit. Les deux principales pièces encadrent le recueil, toutes deux déjà publiées séparément à lépoque : les 89 Stances pour Jésus-Christ (1628) et les 158 Stances sur diverses vérités chrétiennes (1642). Entretemps, se succèdent dans le recueil les neuf dizains dalexandrins de la Prière à Jésus-Christ sur la délivrance de la terre sainte, suivis des dix dizains hétérométriques de lOde sur la solitude.

Dune plume alerte, Tony Gheeraert offre soixante-dix pages dintroduction et danalyse. Il présente dabord lensemble de la carrière de Robert Arnauld dAndilly sous le signe du paradoxe et de lévolution : mondain, dAndilly écrivit des œuvres en vers – pièces de circonstances, poésie religieuse – puis en prose, des traductions et un traité darboriculture. Le critique en retient limage quen donnait Antoine Godeau dans une élégie qui fonctionne selon lui comme le volet théorique de la poétique de Robert Arnauld dAndilly. Dans un second temps, une analyse stylistique convaincante (« le parti pris des figures », p. 23-43) vise dabord de manière synthétique à résoudre le paradoxe dun écrivain tout à la fois mondain et dévot, chez qui lutilisation des figures (oxymore, métaphore,…) répondait à des préoccupations théologiques et reflétait une vision du monde. Elle entre ensuite dans la chair des pièces poétiques (p. 44-70) ; en sattardant sur linventio, la dispositio et lelocutio, Tony Gheeraert dessine les contours des deux principales pièces du recueil et en révèle la profonde cohérence, tout en tissant des liens entre le poète et des auteurs contemporains, parfois inattendus (La Ceppède, Ignace, Godeau, Malherbe, Corneille).

Lintroduction aux Œuvres chrétiennes de Robert dAndilly cherche aussi à ancrer cette œuvre dans son temps. Les Stances pour Jésus-Christ sinscrivent 191pleinement dans le courant de lhumanisme dévot, dont les références sont Ignace et Bérulle, tandis que les Stances de 1642 constituent lessai « dune poétique janséniste, ou, pour mieux dire, jansénienne » (p. 57), poésie morale dont le savoir positif rompt avec lexpérience sensible qui caractérisait la poésie religieuse dévotionnelle des années 1630. À travers le cas particulier dArnaud Robert dAndilly, Tony Gheeraert redonne toute sa complexité à Port-Royal qui, rappelle-t-il, a constitué le fer de lance du tridentisme avant de connaître le repli sur un augustinisme austère. Ce faisant, cette synthèse embrasse de manière claire et dynamique de nombreuses évolutions littéraires et idéologiques du xviie siècle, entre goût pour les dizains à la manière de Malherbe, poésie de la nature, augustinisme, inflexion vers lépique puis vers le pédagogique, déclin de lenthousiasme, ou encore composition baroque dune œuvre classicisante, tout cela jaillissant à loccasion de la publication dune œuvre de 1644.

Dans cette introduction, Tony Gheeraert combine à notre sens tradition et modernité : tradition du plan (lauteur puis lœuvre), modernité dune approche stylistique selon laquelle les choix formels de lauteur éclairent son idéologie profonde pétrie de paradoxes. Les choix éditoriaux, pour leur part, sont entièrement audacieux et fructueux. Dune part, les notes infrapaginales visent moins lérudition que létayage dune thèse : principalement intertextuelles, elles viennent souligner lévolution du poète qui puise avant tout dans les Évangiles pour composer ses premières œuvres, tandis quelles font écho, dans les Stances de 1642, aux auteurs jansénistes, en premier lieu à Saint-Cyran, qui fait peut-être figure de co-auteur, selon lhypothèse présentée dans lintroduction (p. 58). Dautre part et surtout, Tony Gheeraert met en regard les 68 Stances pour Jésus-Christ (1628) et les 99 stances du Poème sur sur la Vie de Jésus-Christ (1634) pour mieux montrer le phénomène de réécriture. Ce dispositif éditorial gagnerait à être imité car il rend visible la poétique dAncien Régime qui liait étroitement écriture, réécriture et réédition.

Claire Fourquet-Gracieux

Bruno Roche, Lumières épicuriennes au xviie siècle. La Mothe Le Vayer, Molière et La Fontaine, lecteurs et continuateurs de Lucrèce. Paris, Honoré Champion, « Libre pensée et littérature clandestine », 2020. Un vol. de 444 p.

Il ny a pas grand dommage à rendre compte tardivement de cet ouvrage paru en 2020, car il est appelé à faire date. Pas seulement parce que le choix audacieux du corpus amène son auteur à établir des liens, daffinité voire dintertextualité précise, entre des auteurs dont lépicurisme avait été jusquici étudié isolément – celui de La Mothe Le Vayer par René Pintard (Le libertinage érudit dans la première moitié du xviie siècle, 1943), celui de La Fontaine par Jean-Charles Darmon (Philosophie épicurienne et littérature au xviie siècle. Études sur Gassendi, Cyrano de Bergerac, La Fontaine, Saint-Évremond, 1998), et de Molière par Antony McKenna (Molière dramaturge libertin, 2005) –, mais surtout parce quil recherche les indices de cet épicurisme commun non pas dans ladoption didées abstraites, mais dans le dialogue concret, passionné et inventif que chacun de ces trois auteurs entretient 192avec Lucrèce. Le De rerum natura a été, on le sait, le véhicule actif de la philosophie épicurienne au xviie siècle, non seulement parce que ses éditions commentées permettaient aux érudits de le citer commodément et que, dès le milieu du siècle, des traductions françaises en ont rendu le texte disponible à un plus large lectorat, mais aussi (et peut-être surtout) parce que cest un poème. Ainsi, de même que Lucrèce a engagé la puissance évocatoire des images et le pouvoir incantatoire des signifiants poétiques dans la transmission de la doctrine dÉpicure, les auteurs du xviie siècle ont repris à leur manière et selon les exigences des genres quils adoptaient (discursif, narratif, dramatique) le travail lucrétien de transposition et de variation. Bruno Roche éclaire ce travail à partir du développement dans les trois œuvres étudiées des noyaux conceptuels qui scandent le poème de Lucrèce comme autant de moments cruciaux – au double sens, temporel et dynamique, du terme latin momentum, comme instant et comme impulsion – de son exposé de la doctrine dÉpicure. En privilégiant ces dispositifs poético-philosophiques propres à lécriture de Lucrèce plutôt que la notion de philosophème consacrée par lhistoire des idées appliquée à la littérature – les onze occurrences quen contient louvrage se trouvent réparties entre lintroduction et la conclusion, au seul titre de référence commune –, Bruno Roche invente une méthode danalyse singulière et novatrice. La structure de louvrage en porte la marque en évitant lexposé didactique au profit dune dynamique heuristique aussi jubilatoire quéclairante pour le lecteur.

Le suave mari magno qui ouvre le chant II du De rerum natura fournit la matière du premier chapitre – dans lequel Bruno Roche esquisse la conciliation de léthique épicurienne du retrait et de lhonnêteté mondaine – et, par extension, de lensemble de la première partie consacrée au principe de plaisir épicurien constitutif de la réflexion morale de La Mothe Le Vayer comme de lesthétique de Molière et de La Fontaine. Demblée, ces variations sur ces deux vers sans doute les plus fameux du poème lucrétien mettent en évidence la puissance polémique des propositions épicuriennes dans le contexte philosophique et religieux du xviie siècle français. Très logiquement la deuxième partie montre comment la querelle Descartes/Gassendi oriente la réception de la phénoménologie épicurienne de la perception et détermine lengagement du théâtre de Molière contre lidéalisme incarné par la préciosité et dans la dénonciation de limposture des faux savants, ainsi que le parti pris de La Fontaine en faveur de lintelligence des animaux. Ces deux écrivains, et, plus encore, lessayiste quest La Mothe Le Vayer, apparaissent ici tributaires des développements lucrétiens sur le primat de la sensation et sur les illusions produites par lopinion et limagination. Lenchaînement se fait, tout aussi logiquement, vers la troisième partie consacrée à la recherche de remèdes aux maux de lesprit. Bien quils les classent dans les deux catégories épicuriennes, les tourments de lamour et la crainte de la mort, les auteurs modernes ne peuvent adopter telles quelles les solutions radicales suggérées par Lucrèce : la réduction de lamour à la pulsion sexuelle aisée à liquider et la répétition, telle un mantra, de la formule dÉpicure « la mort nest rien pour nous ». Sur ce terrain, ils recourent à la démarche dapprivoisement et de diversion initiée par Montaigne : il sagit de sen remettre à lexpérience et de faire confiance à la nature pour réduire le monstre de la jalousie et la hantise de lagonie à des proportions vivables, ce qui permet de rire, au théâtre et dans la fable, des obsédés du cocuage et des mourants récalcitrants. Les deux dernières parties abordent le refus de la vision religieuse du monde, qui est le point le plus délicat de lhéritage de Lucrèce en contexte 193chrétien, et, en conséquence, le fondement philosophique du libertinage érudit. Lexclamation indignée de Lucrèce en conclusion de lévocation du sacrifice dIphigénie (tantum religio potuit suadere malorum : « combien de malheurs a généré la religion ! ») exige, pour pouvoir être illustrée dans des œuvres modernes, une extrême prudence de leurs auteurs, qui doivent veiller à ne pas afficher un éthos impie : tel est lobjet de la quatrième partie. Aussi La Fontaine et Molière mettent-ils en œuvre les procédés de dissimulation accordés à leurs poétiques respectives pour dévoiler, par le truchement du Tartuffe, de lErmite ou encore des Frères de Catalogne, limposture politique des religions et dénoncer linstrumentalisation du langage de la dévotion. Cette convergence des stratégies et des thématiques sexprime de manière éclatante dans la cinquième et dernière partie de louvrage, qui met en évidence la dégradation de la figure de Jupiter par chacun des trois auteurs avec ses moyens propres, dans le but commun de dénier toute consistance métaphysique et existentielle à la providence divine. La puissance démystificatrice de laffirmation lucrétienne selon laquelle ce sont les hommes qui ont fait les dieux quils redoutent se diffracte alors en divers énoncés, souvent mis à distance par la polyphonie du dialogue et la double énonciation théâtrale ou facétieuse. La transmission du message épicurien enrôle ainsi spectateurs, auditeurs et lecteurs dans son déchiffrement.

Ce nest pas, en effet, le moindre mérite de louvrage que de faire entrevoir, en cette période de lhistoire de la culture française abusivement englobée sous létiquette de « siècle des saints », lallégeance épicurienne de tout un pan de la société cultivée. La sociabilité galante nest pas seulement un voile commode à la diffusion de lépicurisme : elle en est la meilleure alliée dans la mesure où, observe pertinemment Bruno Roche, ses propres idéaux relèvent du principe de plaisir qui est lélément le plus communément reçu de la doctrine dÉpicure. Les trois auteurs sélectionnés par le critique en tant qu« auteurs-témoins » contribuent à ce processus de mondanisation de lépicurisme en adaptant les aphorismes et les injonctions de Lucrèce au contexte de réception contemporain sans les affadir ni les dénaturer. Par exemple, si Molière, La Fontaine, et même La Mothe Le Vayer, dans son Dialogue sur le mariage, extrapolent à partir de la théorie rigoriste de Lucrèce sur la nocivité de lamour une variante épicurienne qui innocente le désir sous légide du conseil partagé par Lucrèce et Horace « daller chacun où son plaisir lentraîne » (sua quemque trahit voluptas), ils déplacent la description pathologique de lamour vers les phénomènes demprise comme celui que subit Orgon, passionnément entiché de Tartuffe, ou la jeune villageoise du conte de La Fontaine fanatisée par lErmite éponyme. En observant ce déplacement, Bruno Roche est en mesure de donner une source lucrétienne à lentreprise libertine de « défabulation » et de « déniaisement ». Tel est le fruit dune méthode danalyse, dont la souplesse épouse linventivité des auteurs étudiés, et qui procède de la conviction que lart littéraire nest pas étranger à la diffusion dune pensée quil reçoit et informe selon les modalités qui lui sont propres.

Michèle Rosellini

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Thomas Corneille, Théâtre complet. Tome VI. Édition de Montserrat Serrano Mañes, Gaël Le Chevalier et Emmanuel Minel. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2019. Un volume de 625 p.

Lédition critique du Théâtre complet de Thomas Corneille, dirigée par Christopher Gossip, compte à ce jour six tomes, parus entre 2015 et 2021. Le tome VI, paru en 2019, rassemble une comédie et trois tragédies créées entre 1670 et 1673, et publiées entre 1671 et 1674 : La Comtesse dOrgueil, éditée par Montserrat Serrano Mañes, Ariane, éditée par Gaël Le Chevalier, Théodat et La Mort dAchille éditées par Emmanuel Minel. Lintroduction générale était parue dans le premier tome. Chaque pièce est ici accompagnée dune introduction, dune description des éditions collationnées, dune bibliographie et dune liste de variantes. Conformément aux principes de la collection, lorthographe et la ponctuation sont modernisées. En fin de volume se trouvent un glossaire et deux index.

Les quatre pièces, rassemblées ici pour des raisons chronologiques, entretiennent aussi des affinités thématiques fortes, leur enjeu commun étant constitué par la rupture problématique dun engagement amoureux. On ne peut que saluer cette parution, les éditions critiques modernes de ces pièces étant particulièrement rares. Signalons quAriane figurait, aux côtés de Timocrate, parmi les deux titres de Thomas Corneille retenus par Jacques Truchet dans son Théâtre du xviie siècle (« Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1986). Les trois autres pièces avaient fait lobjet dune édition critique dans le cadre de mémoires de maîtrise dirigés par Georges Forestier, disponibles sur le site de la Bibliothèque dramatique de Sorbonne Université : La Comtesse dOrgueil dans lédition de Thierry Simoncello (2009), Théodat par Olivia Leroux (2001) et La Mort dAchille par Étienne Mahieux (2000).

La tragédie dAriane, créée en février 1672 sur la scène de lHôtel de Bourgogne, avec la Champmeslé dans le rôle-titre, est, comme le signale Gaël Le Chevalier, lœuvre la plus jouée de lauteur, si lon excepte son adaptation du Festin de pierre. Lintrigue développe le sujet ovidien de labandon dAriane sur les rives de Naxos par linfidèle Thésée, épisode également évoqué par Plutarque dans sa Vie de Thésée. La pièce interroge – questionnement galant par excellence – les droits que la gratitude peut avoir sur lamour. Comme Alexandre Hardy avant lui, Thomas Corneille complique le sujet initial en présentant la propre sœur dAriane, Phèdre, en proie aux tourments dun amour partagé avec Thésée, et par conséquent directement responsable de labandon de lhéroïne. Lintroduction et lannotation de Gaël Le Chevalier proposent une mise en perspective intertexuelle éclairante, évoquant les échos avec lœuvre de Racine, Bérénice en amont, Phèdre en aval. Loriginalité du commentaire réside surtout dans la mise en relation précise du texte avec le corpus non racinien, en particulier lAriane ravie dAlexandre Hardy, Le Mariage de Bacchus et dAriane de Donneau de Visé, et la Médée de Pierre Corneille, ce qui permet de mesurer la formule spécifique de la tragédie de Thomas Corneille.

Les éditions des deux tragédies suivantes, prises en charge par Emmanuel Minel, se signalent par leur érudition, toujours mobilisée avec clarté et pertinence, et lengagement dans la réflexion critique où se fait sentir la passion du chercheur pour ses objets. Tragédie à fin heureuse, sur le plan amoureux du moins, Théodat, créée le 18 novembre 1672 à lHôtel de Bourgogne et publiée lannée suivante, a pour sujet lamour du prince Théodat pour la princesse Ildégonde, menacé par la 195colère jalouse de la reine des Goths Amalasonte. Lintrigue se déroule sur fond de révolte populaire contre la tyrannique monarque. Lintroduction livre une analyse informée du substrat historique et des avatars de limaginaire mérovingien dans le second xviie siècle. Les choix opérés par Thomas Corneille sont en particulier étudiés à la lumière de la tragi-comédie de Quinault, Amalasonte (1658). Comme son prédécesseur, et contre lhistoriographie dominante, Thomas Corneille met laccent sur linnocence de Théodat et ses valeurs galantes et aristocratiques ; mais il se singularise en faisant dAmalasonte une figure tyrannique. Emmanuel Minel attribue linsuccès relatif de la tragédie de Thomas Corneille au contexte de la naissance de lopéra dune part, de la montée en puissance institutionnelle de Racine dautre part.

En ce qui concerne La Mort dAchille, signalons un apport important : le texte a ici été établi à partir de lédition princeps inédite (Rouen, Maurry / Paris, De Luyne 1674) conservée à la Bibliothèque Villon à Rouen, alors que la première édition connue jusquici de cette tragédie était celle de 1676. Créée le 19 décembre 1673 par la troupe nouvellement composée de lHôtel Guénégaud, cette tragédie présente la rivalité amoureuse entre Achille et son fils Pyrrhus au sujet de la Troyenne Polyxène, et corrélativement labandon de Briséis par Achille. La tragédie est saturée de questions de casuistique amoureuse : un développement sur cette dimension galante de la pièce aurait été bienvenu dans une introduction par ailleurs impeccablement informée, et ce dautant plus quexistent déjà des travaux sur la question (voir par exemple Carine Barbafieri, « Hercule et Achille, héros français au xviie siècle », LInformation littéraire, 2008/3). Lintroduction sattache à réhabiliter une pièce longtemps oubliée – au point quelle ne figure pas même dans lédition dite « complète » des œuvres par Thierry au xixe siècle. Emmanuel Minel livre une analyse rigoureuse de son fonctionnement dramaturgique, fondée sur une comparaison précise avec les sources historiques (Dictys de Crète et Darès le Phrygien) et les précédentes variations littéraires du sujet. Au sein dune étude particulièrement riche du contexte institutionnel et politique, il propose lhypothèse convaincante que la pièce relève dune forme de spectaculaire empêché, en lien notamment avec les privilèges exclusifs obtenus par Lully pour lopéra.

Le comique de La Comtesse dOrgueil, pièce en cinq actes créée à lHôtel de Bourgogne en 1670, qui ouvre le volume, repose en grande partie sur le personnage du marquis de Lorgnac, infatué de sa gloire et de son irrésistible – et imaginaire – succès auprès des femmes. Lédition proposée ici se signale par un travail de collation très précis des différentes éditions des xvie et xviiie siècles. Lintroduction aurait gagné à faire lobjet dune relecture plus stricte de la part des éditeurs, aussi bien sur le plan des expressions et constructions syntaxiques, parfois déroutantes, que sur celui de la mise en page (concernant par exemple la numérotation incohérente des paragraphes, p. 28-32). Les pistes proposées dans le commentaire liminaire apportent des informations éclairantes sur les sources espagnoles – dont il aurait toutefois été utile de donner les dates de parution originales – et surtout sur les caractéristiques générales de la comedia de figurón, dans une synthèse qui peut servir au-delà de létude de cette seule comédie. Le propos surprend parfois en sappuyant sur un état relativement ancien de la critique et sur une conception essentialisante de certaines catégories danalyse, ou en interprétant les pratiques du burlesque en contraste avec celles de la galanterie, au lieu de les y intégrer. On aurait pu attendre aussi un rapprochement avec dautres comédies françaises à 196lespagnole présentant des affinités évidentes, en particulier Dom Japhet dArménie (1647) de Scarron. Autant de pistes que pourront explorer de futurs chercheurs, pour lesquels la mise à disposition, dans un texte rigoureusement modernisé, de ce bijou comique reste en elle-même une excellente nouvelle.

Lise Michel

Laurent Juillard, abbé Du Jarry, Cinq écrits sur la prédication. Édition de Cinthia Méli. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviie siècle », 2018. Un vol. de 352 p.

Bien quil soit lauteur dune œuvre abondante, labbé Du Jarry na guère laissé de trace dans lhistoire littéraire, pas plus que dans lhistoire tout court. Le grand mérite du volume établi par Cinthia Méli est ainsi de présenter au lecteur un choix de textes dont il ne faudrait pas sous-estimer lintérêt au motif que leur auteur nous serait aujourdhui inconnu et quils concernent un domaine que lon pourrait croire réservé aux spécialistes de lhistoire religieuse – les commentaires sur léloquence sacrée. Cette publication dans un format abordable met à la disposition du public des textes passionnants qui nétaient jusquà présent accessibles que dans les éditions du vivant de lauteur.

Des écrits sur la prédication, mais encore : de quoi sagit-il précisément ? Le titre volontairement ouvert que léditrice a donné au volume rend compte du caractère composite des textes retenus qui relèvent à la fois de la lecture critique, de la méta-critique, du traité de rhétorique, ou encore du florilège. Lhétérogénéité générique est assumée par labbé Du Jarry qui affectionne dans son écriture le principe digressif et modifie certains de ses titres au fil des éditions ; elle est aussi le reflet dune posture extrêmement singulière : est-il seulement possible denvisager que lon développe au xviie siècle des jugements de goût concernant la prédication sans sexposer aux foudres des prédicateurs eux-mêmes, qui nont de cesse de fustiger les mondains et leur vie sans souci de lâpre vérité biblique ? En dépit des apparences, Du Jarry est sans doute moins le tenant du paradoxe que de la conciliation, à la recherche dune lecture évangélique qui sadresse non au public spécialisé des ecclésiastiques comme le font à la même époque les traités dars praecandi, mais au large auditoire de ses contemporains quil voit sans contradiction comme chrétiens et mondains et quil encourage à une appréciation personnelle de léloquence de la chaire : « chacun a le droit de juger par lui-même des Prédicateurs » (p. 111).

Lintroduction générale proposée par Cinthia Méli souligne loriginalité de la posture mondaine adoptée par Du Jarry, qui ouvre la voie à une nouvelle réception des sermons, panégyriques et autres oraisons funèbres, en discours que lon goûte, que lon cite et que lon commente, et qui de fait, entre la fin du xviie et le début du xviiie siècle, se constituent en objets littéraires jusquà faire partie intégrante des belles-lettres. Elle attire notamment notre attention sur la position décrivain polygraphe quoccupe labbé : outre ses écrits sur la prédication, il a publié ses propres œuvres oratoires, mais il est également lauteur de recueils de poésies, qui lui ont valu une reconnaissance publique marquée à trois reprises par un prix de lAcadémie française. Et cest aussi en poète quil livre ses « sentiments » sur 197le grand style de léloquence sacrée et tout particulièrement sur les discours de Bossuet et de Fléchier.

Les cinq textes sont assortis dun appareil critique, avec en particulier un catalogue des ouvrages de labbé Du Jarry, un index operum et un très riche index rerum. À côté des notions religieuses qui permettent de repérer de grandes orientations thématiques – ordre, peuple, vérité, vertu par exemple – léditrice fait figurer des catégories esthétiques qui dessinent clairement la perspective mondaine de lauteur : les entrées beauté, délicatesse, éclat, harmonie, majesté, naturel, sublime, touchant ou trait sont autant de jalons pour saisir sa proposition esthétique.

Difficilement classables et dune composition parfois fuyante au gré des digressions, les écrits de labbé Du Jarry sont cependant parfaitement lisibles pour le lecteur daujourdhui qui pourra profiter du principe (propre à la collection « Bibliothèque du xviie siècle ») dune graphie modernisée. Il appréciera surtout lécriture fluide et élégante de labbé, qui nest pas sans rappeler celle du grand prédicateur Fléchier dont il édita les Œuvres posthumes, et ce qui saffirme ici comme une lecture fine et enthousiaste des discours sacrés de son temps.

Sophie Hache

Trois récits utopiques classiques. Édition par Jean-Michel Racault. Saint-Denis de la Réunion, Presses Universitaires Indianocéaniques, 2020. Un vol. de 540 p.

Cet imposant volume in-8o dune typographie serrée, dont lavant-propos et les introductions à chaque texte totalisent 138 pages, auxquelles sajoutent dabondantes notes de bas de page, un index des noms de personnes réelles et un index des noms de lieux réels, réunit pour la première fois en une édition trois « utopies louis-quatorziennes » vraisemblablement écrites entre 1675 et 1682 : La Terre Australe connue de Gabriel de Foigny, lHistoire des Sévarambes de Denis Veiras, et lHistoire des Ajaoïens de Bernard de Fontenelle. Leur éditeur, spécialiste du récit utopique de lâge classique, livre ici une édition très fournie, fruit de plusieurs décennies de fréquentation dun genre littéraire dont il a longuement étudié les origines et les prolongements dans les littératures européennes. Se gardant dannoncer une édition critique de référence qui supplanterait celles qui ont été données ces dernières années, il nen propose pas moins, à lattention des lecteurs tant spécialistes que non spécialistes, des textes fondés sur les meilleures éditions anciennes des œuvres et accompagnés dun important appareil critique, déployant une remarquable synthèse de leur réception, qui noublie pas les recherches les plus récentes sur la question.

Létablissement des textes a nécessité des choix dont fait dûment état Jean-Michel Racault dans chacune de ses substantielles introductions. Le texte de référence de La Terre Australe connue est celui de lédition originale de 1676, préféré à celui de la version remaniée de 1692, qui avait été vraisemblablement préparée du vivant de Foigny et qui a même servi de texte de référence jusquà la Révolution, mais qui, ainsi que le précise léditeur, na sans doute pas été supervisée par lauteur lui-même. Le texte retenu pour lHistoire des Sévarambes est la version française parue en cinq volumes entre 1677 et 1679. Léditeur sest fondé sur lexemplaire 198de la BnF déjà utilisé par Raymond Trousson pour son édition en facsimilé de 1979. Louvrage avait paru de façon partielle en langue anglaise dès 1675, sous le titre The History of the Sevarites or Sevarambi, avant dêtre traduit et complété en français par Veiras, parfaitement bilingue semble-t-il. LHistoire des Ajaoïens a posé de nombreux problèmes dattribution dont léditeur fait scrupuleusement état avant de se ranger à lopinion qui prévaut aujourdhui et qui fait des Ajaoïens un ouvrage de jeunesse de Fontenelle. Lœuvre ne fut publiée quen 1768, quoique probablement composée avant le 4 décembre 1682, date inscrite par le copiste du plus ancien manuscrit de lœuvre qui nous soit parvenu. La présente édition suit le texte de limprimé de 1768.

Pour chacun des textes, les graphies ont été normalisées et la ponctuation a été remaniée selon les usages grammaticaux actuels ; les formes rares et désuètes en revanche ont été conservées telles quelles. Les interventions éditoriales ont été mises entre crochets, notamment pour compléter les titres des histoires quand ils ont été omis dans les éditions de lépoque. Pour le texte de Fontenelle, les variantes les plus significatives entre le manuscrit daté de 1682 et lédition de 1768 ont été signalées. Ces dernières au demeurant obéissent moins à une volonté dinfléchissement du sens du texte quà celle datténuer ce qui peut apparaître comme des maladresses de forme dune œuvre de jeunesse.

Loriginalité de cette édition critique tient pour une bonne part à lunité de la perspective critique proposée, centrée sur des questions dinterprétation. Ces fictions utopiques sont en effet toutes trois envisagées sous langle « théologico-politique » – pour reprendre une formule que léditeur emprunte à Spinoza –, dans une perspective comparatiste. Le narrateur de Foigny est ainsi présenté comme un « voyage[ur] pascalien au pays des Déistes », lHistoire des Sévarambes propose des analyses sur « la religion comme imposture, limposture comme religion », et le texte de Fontenelle sintéresse à « lathéisme comme religion dÉtat ». Même sil nest pas certain que ces trois auteurs aient eu des influences directes les uns sur les autres, ils nen témoignent pas moins dun ancrage commun dans les préoccupations religieuses de lépoque, dans la culture du libertinage érudit telle quelle est reformulée dans la deuxième moitié du xviie siècle, voire dans celle du spinozisme naissant. En tant que simulacres de récits de voyages réels, ces trois textes intègrent dans leur appareil préfaciel des dispositifs de justification en se présentant avec humour comme des histoires vraies, dans la lignée de lHistoire véritable de Lucien, posture qui trouvera des prolongements nombreux dans les utopies ultérieures, notamment dans les Voyages de Gulliver (1726) de Swift. Les trois récits intègrent aussi une dimension plus résolument romanesque que ce que lon peut trouver dans ceux qui les ont précédés, en premier lieu dans lUtopie (1516) de Thomas More, avec sa structure bipartite analysant les déficiences du monde réel avant den proposer les remèdes. Cest là que réside peut-être la plus grande originalité de cet ouvrage, qui entend mettre au jour les effets de sens quon peut tirer des assertions des personnages, des narrateurs et des pseudo-éditeurs en fonction de leur situation énonciative. Dune manière fort suggestive par ailleurs, léditeur sintéresse aux « scénarios du retour » quillustrent ces trois utopies, montrant que le voyageur dutopie, après la révélation initiatique dont il a bénéficié, ne peut retourner dans son pays dorigine quau prix dune mort symbolique ou réelle.

Cette édition très fournie, qui offre au lecteur trois textes dont le rapprochement permet de révéler des affinités et des convergences, est explicitement mise en regard 199avec un autre recueil de trois récits utopiques, paru outre-Manche et édité par Susan Bruce sous le titre Three Early-Modern Utopias (Oxford, Worlds Classics, 1999). Ce recueil rassemble, en suivant une chronologie plus large, trois récits nettement plus brefs mais qui nen ont pas moins marqué le genre dans lEurope entière : Utopia (1516) de More, New Atlantis (1627) de Francis Bacon et The Isle of Pines (1666) de Henry Neville.Jean-Michel Racault noue tout au long de son livre un dialogue fécond entre le corpus des œuvres quil édite et ces trois chefs-dœuvre avant-coureurs, sans sinterdire pour autant des prolongements judicieux avec les grands textes utopiques des décennies ultérieures, ceux de Jonathan Swift ou ceux de Charles Fourier par exemple.

Cest un plaisir de lire cette édition qui met en lumière la genèse et la postérité de trois textes importants de lhistoire de la fiction utopique en France. Jean-Michel Racault ne se contente pas de mobiliser sa grande érudition : il met à profit la réunion de ces utopies en un volume pour proposer des rapprochements originaux et perspicaces, ou, le cas échéant, souligner la singularité de chacun de ces textes. La mise en page du volume est très bien réalisée et la qualité des illustrations, dont certaines sont en couleur, est irréprochable ; on pourra regretter en revanche que ce livre broché nait pas bénéficié dune reliure plus solide.

Baudouin Millet

François II Rákóczi, Confession dun pécheur.Traduite du latin par Chrysostome Jourdain. Édition critique dirigée par Gábor Tüskés. Avant-propos de Jean Garapon. Édition revue et préparée par Michel Marty. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque détudes de lEurope centrale », 2020. Un vol. de 777 p.

Publié sous la direction de Gábor Tüskés (professeur à lInstitut de Littérature de lAcadémie Hongroise des Sciences), avec la collaboration de chercheurs hongrois (Csenge E. Aradi, Ildikó Gausz, Zsuzsanna Hámori-Nagy, Réka Lengyel, Zsolt Szebelédi, Ferenc Tóth et Anna Tüskés), ce volumineux ouvrage offre le premier accès intégral, dans une édition française, à lun des textes les plus personnels du célèbre François II Rákóczi (1676-1735) : sa Confessio peccatoris, œuvre inspirée des Confessions de saint Augustin, à linstar de plusieurs des Mémoires des Solitaires de Port-Royal (Nicolas Fontaine, Jean Hamon) ou de ceux dune autre grande figure princière du xviie siècle, la reine Christine de Suède. Le prince de Transylvanie, membre dune famille éminente par son immense fortune foncière et son opposition depuis plusieurs générations à la maison dAutriche, héros de la guerre dindépendance, fut aussi un grand seigneur honnête homme, familier de la cour de Louis XIV et fleuron de la francophilie de son temps. Personnalité historique et politique majeure de lhistoire de la Hongrie, fondateur symbolique de la Hongrie actuelle – Hector Berlioz écrivit la célèbre « Marche de Rákóczi » (1846) de La Tentation de Faust sur un hymne daprès un air magyar –, François II Rákóczi, élu régent (1705), tenta sans résultat de concrétiser le soulèvement contre lEmpire en une véritable indépendance. Très bien accueilli à Versailles et même convié à Marly – le duc de Saint-Simon en donne un portrait élogieux –, il nobtint pas lalliance de la France contre les Habsbourg, malgré lintérêt du roi de France 200pour lindépendance magyare. Homme daction dans la guerre et la diplomatie, homme de réflexion, penseur dune réforme sociale qui le rendit suspect auprès des aristocrates de son pays – linfluence de Fénelon se relève dans ses écrits –, le prince fut aussi un homme de méditation à la vie religieuse profonde et engagée. Au cours dune vie dexilé en Pologne, en Russie, en France et enfin en Turquie, où il mourut, il écrivit plusieurs ouvrages de spiritualité, comme des méditations en latin sur les premiers livres de la Bible, quil traduisit aussi en français. Condamné à mort par la Diète de Hongrie (1715), ayant subi la confiscation de ses propriétés, il se retira pendant environ deux ans auprès de lordre bénédictin érémitique des Camaldules du couvent dit « de Grosbois », à Yerres, au Sud-Est de Paris, fondé par le duc dAngoulême, seigneur de Grosbois (1642). Cest à la faveur de la vie relativement solitaire quil y mena que le prince commença de rédiger peut-être plus ou moins simultanément un diptyque autobiographique (1715-1717), en latin et en français, la Confessio peccatoris et des Mémoires. Il lacheva au cours de son exil ultime avec dautres Hongrois en Turquie, non sans ajouter à une œuvre déjà abondante dautres ouvrages de réflexions religieuses et politiques, toujours dans les deux langues quil maîtrisait à la perfection (il fut à lévidence un excellent élève des jésuites qui gouvernèrent ses études au collège de Neuhaus en Bohême et à lUniversité de Prague). Si les Mémoires furent connus dès 1739 grâce à lHistoire des révolutions de Hongrie par Prosper Marchand (La Haye, Jean Néaulme, t. V et VI), la Confessio peccatoris accéda à une reconnaissance beaucoup plus récente grâce à lédition dune anthologie procurée par Béla Köpeczi (LAutobiographie dun prince rebelle. Confessions et Mémoires de François II Rákóczi,Budapest, Corvina, 1977, 697 p.) qui regroupe des extraits des deux œuvres

À linstar de cet ouvrage, la présente édition reproduit, mais dans son intégralité, la traduction française daprès lautographe en latin due à la plume de Claude Jourdain (1696-1782), en religion le Père Chrysostome Jourdain, supérieur du couvent de Grosbois auquel le prince fit envoyer tous ses manuscrits. Lintérêt de cette traduction, dont les commentateurs ont remarqué le style clair et élégant, est indéniable. En revanche, on peut penser que la reproduction de lorthographe dorigine, qui contient à lévidence des fautes même selon les usages anciens et des coquilles (par exemple, « chaire de porte » au lieu de « chaise de poste », p. 461), ne simposait pas. Lusage de lorthographe modernisée dans lédition actuelle des textes classiques contribue beaucoup à en faciliter laccès. Dans le même esprit, on regrette labsence, dans un texte immense et varié qui est présenté dun seul tenant, de la mention claire, par exemple sous la forme den-têtes, des dates et des lieux ainsi que de titres et de sous-titres évoquant le contenu. Des annexes nombreuses et précises (cartes, tableau chronologique, index des personnes et des lieux, index des références de lAncien et du Nouveau Testament, index des auteurs classiques et modernes, et enfin, le plus original, index des sources liturgiques), seront dun très précieux secours pour les études que cet ouvrage ne manquera pas de susciter chez les historiens et les littéraires. Dans une intéressante étude comparative de la traduction et du texte latin (p. 143-167), Ildikó Gausz analyse de nombreux exemples, syntaxiques et sémantiques, dune adaptation du « latin philosophique » au français, « au plus près du style de la langue française classique » (p. 144) ainsi que des révisions opérées dans un « souci de clarté, de logique », « qui contribuent à rendre la prose plus limpide et à rendre ainsi plus accessible 201ce texte de caractère méditatif » et son « expressivité » (p. 167). Si la nécessité de cette critique du texte simposait, on est surpris en revanche dun choix qui en amoindrit la qualité scientifique : les auteurs se fondent (p`. 42, n. 5 ; p. 145, n. 9 ; chapitre iii, « Étude comparative du latin original et de la traduction française », p. 143-167 ; p. 183 et dans de nombreuses notes), non sur le manuscrit original de la Confessio en latin, mais sur une édition (Budapest, 1876) quils considèrent comme « largement fautive » (p. 41). On regrette de ne pas trouver regroupées dans une première section de la bibliographie les références, éparses, des sources manuscrites (la Confessio en latin elle-même et son abrégé par le bénédictin de Saint-Germain des Prés Jean-Baptiste Bonnaud, donné en annexe ; sa traduction par le P. Jourdain ; les Mémoires…) qui auraient trouvé leur place dans une première section de la bibliographie. Pour en finir avec les sources, on rectifiera (p. 41, n. 2 ; passim) les références du manuscrit autographe de la Confessio peccatoris, conservé à la BnF, non pas dans le fonds français, mais le fonds latin (ms 13628). Le présent compte rendu offre loccasion de porter à la connaissance des lecteurs que le manuscrit, actuellement en cours de reproduction, sera prochainement disponible sur Gallica. Lhistoire du texte, esquissée et dispersée (p. 40, 45, 125-129, 144, 178…), aurait tiré profit dune synthèse.

Ferenc Tóth et Gábor Tüskés présentent, sous la forme dune ample présentation (p. 15-141), une compilation de nombreuses études. Celle-ci aborde les faits de la vie personnelle et historique de lauteur de la Confessio peccatoris, évoque les principaux aspects du texte, sous langle de la composition, des thèmes, et de son principal intérêt, lintrospection sous le patronage des Confessions de saint Augustin. Son autre mérite est de porter à la connaissance de la communauté scientifique de nombreux travaux en langue hongroise – dont les titres sont systématiquement traduits en français – qui honorent les études françaises dans lUniversité hongroise. Cest donc un ouvrage sur lequel il faudra compter pour enrichir la connaissance de lautobiographie spirituelle dans la mouvance augustinienne.

Pascale Thouvenin

Joseph de Jouvancy, LÉlève de rhétorique. Édition critique bilingue par Francis Goyet et Delphine Denis. Paris, Classiques Garnier, « LUnivers rhétorique », 2020. Un vol. de 692 p.

Cette édition dun manuel historiquement important est un événement majeur pour lhistoire de la rhétorique. Il ny avait pas jusquici de traduction française complète et exacte du Candidatus rhetoricae (1710). Rédigé pour les élèves du collège parisien de Louis-le-Grand par léminent et prolifique prêtre jésuite Joseph de Jouvancy (Paris, 1643 – Rome, 1719), le Candidatus rhetoricae fut utilisé dans les collèges jésuites à travers le monde. Il apparaît en plusieurs éditions jusquen 1739. Le livre de Jouvancy fait partie dune succession de manuels de rhétorique quil reprend, élargit et met à jour. Le plus immédiat de ces précurseurs est le jésuite François Pomey, auteur dun manuel du même titre, Candidatus rhetoricae (1659). Mais on reconnaît aussi linfluence du jésuite Cypriano Soarez, dont le De Arte rhetorica libri tres est paru en1557, et de Martin Du Cygne, auteur du manuel Arts ciceroniana, sive Analysis rhetorica de 1661. Heureusement lhistoire de ces 202reprises et modifications est expliquée en détail dans lintroduction et dans les notes de cette nouvelle édition, où lon trouve aussi des bibliographies de traités de rhétorique et détudes critiques modernes, un glossaire de termes rhétoriques, un index des noms de personnes, un index des auteurs cités par Jouvancy, et un apparat qui permet de voir les reprises par Jouvancy de ses autres publications ainsi que les parties du texte de 1712 (base de cette édition) qui avaient été omises dans la traduction française dHenri Ferté (1892).

Louvrage comporte sept parties, chacune divisée soit en articles (articuli) soit en chapitres (capita), et reprend quelques éléments de louvrage de Jouvancy en cinq parties, De ratione discendi et docendi de 1692. La première partie présente des éléments relatifs à linvention, définitions et exemples à lappui. La seconde concerne la disposition. La troisième partie donne des notions délocution, à savoir « les périodes qui donnent lharmonie et les figures qui rendent le style élégant » (p. 152-153). La quatrième partie enseigne lart de lamplification. La cinquième partie offre des « exercices préparatoires » ou progymnasmata dAphthonius, rhéteur du ive siècle. Ces exercices ont pour but dinitier lélève au maniement de narrations (surtout des fables) et de « chries ». Une chrie est « lexposition utile, ou bien lexplication, le développement dun mot, ou dun fait, ou de tous les deux ensemble » (p. 286-287). Il sagit de savoir puiser dans le répertoire historique ou littéraire un ingrédient utile, un point de départ, que lon peut amplifier et adapter pour donner du poids à ce que lon veut affirmer. Cette section est comme un mode demploi de cette trousse de citations, danecdotes, de références historiques que tout orateur porte avec soi. Dans la sixième partie, Jouvancy donne une série dexplications de texte de discours choisis de Cicéron. La septième partie est consacrée à la rhétorique épistolaire, qui emploie un « langage familier se rapprochant du langage habituel, mais non dépourvu dune grâce naturelle ». Celle-ci a les mêmes parties que la rhétorique du discours, mais, selon Jouvancy « presque dissimulées et dans une moindre mesure » (p. 466-467).

Je ne mattendais pas à être ébloui par un manuel de rhétorique. Mais la richesse des définitions et des explications, les exercices, les variations proposées sur un même sujet, la présentation de la rhétorique comme un art productif et non pas seulement comme un outil danalyse, tout cela rend cet ouvrage un peu hétéroclite fascinant. Il est tentant de recourir à la distinction entre le lisible et le scriptible pour mesurer la distance qui sépare notre monde de celui de Jouvancy. Nous navons pas de peine (ou si peu…) à lire les textes proposés par Jouvancy, mais ils ne sont plus « scriptibles » : si on essayait de produire de tels discours, ce serait avec ironie. En lisant Jouvancy à laide de cette traduction si vivante, javais certes limpression de me promener dans un musée, mais cétait un musée-atelier, où lon voyait les artistes du discours produire des prototypes de textes que nous retrouvons dans le canon littéraire des xviiie et xixe siècles.

L Élève de rhétorique est donc un monument de tout un monde disparu – un monde qui avait (pour les fortunés qui bénéficiaient dune éducation délite) un tout autre rapport au discours. Ayant passé par les collèges jésuites, des générations de lettrés avaient à leur disposition un répertoire dexemples tirés des sources bibliques et antiques quils pouvaient déployer à loccasion. Pour nous, le livre de Jouvancy peut servir danthologie. On y trouve des créations fascinantes comme, par exemple, les démonstrations déthopée, cette figure qui consiste en « la peinture dun personnage connu » (p. 360-361). Il y a le cas de la mère de Jésus qui 203ne trouve son enfant nulle part, une éthopée en soliloque : « Lenfant nest nulle part, et je ne puis savoir ce quil est devenu. Où le chercher ? Où diriger mes pas ? je ne le sais… » (p. 364-365).

Et il y a les exemples des narrations avec changement de registre : « Un agneau mourant de soif alla se désaltérer à un ruisseau où vint également un loup. Lagneau se trouvait dans le courant, au-dessous du loup ; néanmoins ce dernier, qui cherchait un motif de querelle, accusa lagneau de troubler son eau ». Ce qui donne, stilo ornatiore, « Un agneau était venu se désaltérer à un ruisseau ; un loup y vint aussi, plutôt pour chercher aventure que pour apaiser sa soif. Voyant une bonne occasion de faire de lagneau son butin, car la faim le pressait plus que la soif, il lapostrophe en ces termes… » (p. 270-273). Le tout est naturellement donné aussi dans le latin de Jouvancy.

Et puis il y a les délices de lamplification. On prend un thème, tel que ladmonition « Il faut fuir le péché parce quil est cause de peines innombrables [etc.] » (p. 230-243). Jouvancy en donne trente amplifications. Par interrogation simple, on commence « Quy a-t-il de plus détestable que le péché ? de plus abominable ? ». Mais on peut choisir linterrogation avec apostrophe, « Lucifer, toi, autrefois chef des bienheureux, qui ta précipité avec tes partisans des hauteurs du ciel dans le Tartare ? ». Procédant par antithèse, on dirait « Malheureux que tu es ! tu te réjouis, alors même que tu te souilles de crimes ». Ironisant, lorateur dirait : « Nest-ce pas cruauté et injustice de ma part de troubler par des discours importuns les plaisirs des gens innocents ? ».

Mais je me laisse emporter par le plaisir de partager ces découvertes, et « Le plaisir est souvent un péché qui a des attraits, mais il a pour conséquence les châtiments les plus cruels… ».

En somme, cette excellente édition, qui est parue en même temps quune édition anglaise de lautre manuel de Jouvancy, De ratione discendi et docendi (The Way to Learn and the Way to Teach, trad. Cristiano Casalini et Claude Pavur, Boston, Boston College, Institute of Jesuit Sources, 2020), sera une précieuse ressource et attirera un nouveau public vers cette riche tradition humaniste. Il faut féliciter les éditeurs et leurs équipes – à Paris « Sciences des textes modernes » de Sorbonne Université et à Grenoble « Rhétorique de lAntiquité à la Révolution » – davoir su mener à terme cet important projet.

John Lyons

L Infortuné Napolitain ou les aventures du seigneur Rozelli. Édition critique par Érik Leborgne et Emmanuelle Sempère. Paris, Classiques Garnier, 2021. Un vol. de 715 p.

Notre façon denvisager les œuvres romanesques des temps classiques (du xvie au xviiie siècles) diffère de la façon dont elles furent lues au moment de leur parution. Nous privilégions les créateurs, les auteurs originaux, et qualifions les suites et continuations « dœuvres apocryphes ». Or avant la Révolution, cétaient les « héros » qui attiraient sur eux les feux des projecteurs, tandis que souvent le nom de lauteur napparaissait même pas sur la page de titre. Les lecteurs du temps croyaient quils lisaient des textes rédigés par ceux qui racontaient leurs exploits. 204Pour peu que le personnage principal gardât le même nom et sinscrivît dans le même contexte, ils ne se souciaient pas de savoir si lauteur était le même. La légende de Lucio Rozelli précède la parution des volumes successifs de ses mémoires. Rozelli a certainement existé : des documents attestent quil est mort le 19 février 1719 à La Haye– Robert Challe dit lavoir rencontré. Rozelli est fictivement lauteur de ces pages dont il est le héros autodiégétique ; et ces mémoires sont censés avoir été traduits de lautographe rédigé dans un italien marqué par des régionalismes. Cest ainsi que naît LInfortuné Napolitain ou les aventures du seigneur Rozelli, se développant de rédacteur anonyme en rédacteur inconnu. À partir de 1704, les divers épisodes se succèdent durant plus de vingt ans : on identifie labbé Olivier comme auteur des seules quatrième et cinquième parties (1721).

Érik Leborgne et Emmanuelle Sempère présentent cette aventure éditoriale peu commune dans lintroduction à leur savante édition dun roman resté méconnu, malgré larticle de Roger Laufer (1963) ou les pages lumineuses de René Démoris. Les lecteurs dont ils avaient attiré lattention seront heureux de trouver ici une édition critique qui réponde à leur curiosité. Lintroduction met en évidence lorganisation dun récit à lintrigue foisonnante et aux orientations idéologiques divergentes, mais elle ne peut donner un fil conducteur univoque à un texte fait de morceaux disparates dont seule la présence du même héros unifie les parties. Confrontés aux problèmes complexes que pose létablissement dun texte dont les développements successifs sont dus à des auteurs aux intentions et aux qualités narratives différentes, les éditeurs ont choisi déditer la vulgate composite, quitte à présenter dans les variantes les états successifs de ce roman daventures qui reflète de façon très vivante de nombreux aspects des années 1680-1730.

Marqué par la fatalité, Rozelli, dit Colli, est le produit dune union illégitime. Son père issu de laristocratie napolitaine, est victime de la jalousie dune comtesse qui laimait mais voulait le punir de son infidélité. Il avait en effet été séduit par une belle Grecque prisonnière des Turcs dont il avait arraisonné le navire au large de la Grèce. Ce chevalier de Malte meurt sans avoir vu son fils. La mère de Colli décède prématurément peu après sa naissance : elle na que le temps de confier lenfant au chirurgien qui la soignée et qui soccupera de lorphelin comme un père.

Les éditeurs font ressortir lampleur du panorama présenté : ils soulignent la dimension critique dune présentation de la Rome du xviie siècle dirigée par des pontifes moins soucieux de promouvoir les intérêts de la chrétienté que denrichir leur famille et de réduire au silence dans les prisons de lInquisition Molinos ou les Jansénistes, tandis que Pasquin, lune des trois « statues parlantes » auxquelles les Romains suspendaient clandestinement des pamphlets, sattachait à dénoncer les scandales publics des responsables politiques. Sur le point de quitter lItalie, Rozelli passe par Venise où il observe lattitude du gouvernement de la Sérénissime vis-à-vis des Juifs, victimes de conversions forcées.

Traversant des États en proie à la violence, Rozelli multiplie les conquêtes féminines. Sa naissance illégitime le prédisposait de prime abord à la vie monastique, mais lors de son séjour à Venise, son désir de connaître les secrets de la cabale lamène à séduire Esther ; il se convertit au judaïsme, en conséquence de quoi il se fait circoncire. À peine initié à la cabale, il revient sur sa décision et abandonne sans état dâme Esther enceinte. Bien quil se sache surveillé par lInquisition, sa volonté de briller par son éloquence le pousse à prêcher le jour de la Conception de la Vierge, puis à retourner à Rome pour discourir avec 205enthousiasme sur le sens que revêt lapparition de la fameuse comète de 1679, dont parle Bayle. Sa conférence terminée, il est illico incarcéré dans les prisons de lInquisition où il retrouve son ami Molinos, victime lui aussi de lInquisition en dépit de la protection impuissante dInnocent XI. Son besoin dargumenter à tout propos lavait poussé à rédiger un volume de controverse, le De duobus impostoribus, dont le titre fait écho au Traité des Trois Imposteurs contemporain, ce qui ne manque pas daccroître les charges qui pèsent sur lui, dautant que le père dEsther sest arrangé pour que ce traité imprimé en Hollande parvienne entre les mains des inquisiteurs. Rozelli séjourne plusieurs mois dans les geôles romaines, avant dêtre condamné à être écartelé publiquement un mercredi saint, ce qui déchaîne lenthousiasme de la foule. Il est heureusement libéré grâce à lintervention dune religieuse, sa demi-sœur (prénommée Rosalie, pour faire écho à Rozelli). Les pages consacrées à son errance dans la Rome nocturne dont il lui faut sortir sont marquées par un réalisme magique : tandis que le guet passe sans bruit sur une place, « il se met sur le bassin dune fontaine pour y tenir la place dune figure ». « La nuit était calme et obscure » et ses pas le mènent de lombre de la colonnade de S. Pierre aux rives du Tibre quil traverse à la nage. Il passe par Livourne avant de séjourner à Genève où il admire la conduite des réformés, respectueux des principes évangéliques même sils nobéissent pas à Rome. Il y met au point un ouvrage de polémique contre lInquisition tandis que ses ennemis cachés dans Genève envisagent de le renvoyer à Rome. Il senfuit à Lyon puis à Paris où il est accueilli par Louis XIV.

Il traverse les Cévennes ruinées par la révocation de lédit de Nantes, ce qui le convainc quil nest pas dans un pays de liberté. Il sinstalle à Bordeaux puis à Nantes. Ne sy sentant pas en sécurité, il se réfugie à Utrecht. Que la Hollande offre limage dun État tolérant, où les autorités et les citoyens sont indifférents aux croyances des particuliers, laisse penser que lauteur de ces pages est proche du milieu des Huguenots français qui sy sont réfugiés. Son café devient « le rendez-vous […] où la plus grande partie des traités secrets qui se sont faits contre la France, ont été ébauchés ».

Rozelli éprouve partout le sentiment dêtre guidé par une force obscure, la fatalité ou son étoile, qui dirige son destin mais le héros qui, en Italie ou en France, était en contact avec les puissants et rêvait de discuter avec les philosophes de son temps a perdu de ses ambitions : ses exploits se réduisent à vendre du tabac moisi à de riches Anglais ignorants.

Cet « aventurier, apostat, sorcier, espion », retrouve tantôt une demi-sœur, tantôt une tante dont il ignorait lexistence, mais dont il séprend. Ces amours passionnées sur lesquelles plane souvent lombre de linceste préfigurent certains épisodes des romans de Prévost.

L Infortuné Napolitain précède le temps des Lumières, il croit aux esprits malins et au pouvoir des philtres. La rencontre dun Rose-Croix lui permettra de disposer de pouvoirs magiques. La façon dont les auteurs abordent limaginaire noir des Lumières préfigure le fantastique de Cazotte, Sade, Potocki, ou Casanova…

Jacques Cormier

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Lise Andriès, Bandits, pirates et hors-la-loi au temps des Lumières. Paris, Classiques Garnier, « LEurope des Lumières », 2021. Un vol. de 248 p.

Ce livre sinscrit dans la suite de louvrage collectif Cartouche, Mandrin et autres brigands du xviiie siècle dirigé par Lise Andriès et paru en 2010.

La première partie, « Les représentations des marges criminelles », rappelle que si la réalité historique des cours des miracles – repères de nombre de marginaux – est établie, celles-ci sont souvent associées à des images fantasmées telles que celle du Grand Coëfre. La seconde « représentation » étudiée est celle de « la femme » associée au « bandit ». Historiquement, elle est rarement à lorigine dactions criminelles ; son statut est le plus souvent celui dépouse ou de compagne dun hors-la-loi. Dans limaginaire judiciaire et collectif, elle est fréquemment assimilée à une prostituée. Finalement, cest essentiellement dans la littérature quelle apparaît sous les traits dune criminelle. Lauteure analyse ensuite les « histoires criminelles anglaises » dont lexpression littéraire serait parallèle à la française en raison des différences politiques et sociales existant entre les deux pays. Ainsi la France, soumise à la censure et au secret judiciaire, a principalement cultivé les « causes célèbres » (Gayot de Pitival et Des Essarts) et la complainte criminelle. France et Angleterre ont en commun les biographies de criminels ; toutefois, seules les anglaises font une place à la confession. De plus, elles y adjoignent des copies de pièces du dossier judiciaire. Le développement particulièrement vivace de la littérature criminelle anglaise sexplique – outre le contexte de plus grand libéralisme politique – par le fait quelle est à la fois conjointe à la presse et promue par elle : les périodiques rapportent les actions criminelles et les procès de bandits ainsi que la parution de textes littéraires les concernant. Par ailleurs, cette littérature judiciaire a aussi bien pris la forme de chansons et pièces de théâtre que de sentences de mort, chroniques judiciaires et comptes rendus de procès dassises plus ou moins romancés. Sy ajoutent les last day speeches qui se présentent comme les derniers discours des condamnés avant leur exécution et les ballad-opera – au succès assez bref – qui mettent en lumière le monde des gueux. Le crime est donc un thème qui a passionné nombre décrivains anglais dont Daniel Defoe et Henri Fielding. La dernière « représentation » abordée est celle de la piraterie qui sévit principalement jusquau début du xviiie siècle. Le pirate – bandit des mers – prend possessions de navires, sapproprie leur chargement et, éventuellement, vend comme esclaves léquipage et les passagers. Il se distingue a priori du corsaire qui, tout en se livrant peu ou prou aux mêmes exactions, possède les lettres dun souverain qui ly autorise. Les deux pôles géographiques concernés par la piraterie pour les Français et les Anglais sont lAtlantique et les mers des Caraïbes et, pour la France seule, la Méditerranée. Cest un thème littéraire qui, comme le brigandage sur terre, na pas connu la même fortune des deux côtés de la Manche : il a peu intéressé les auteurs et lecteurs français quand les Anglais lont plébiscité. Cest ce quillustre le succès de LÎle au trésor de Stevenson.

La deuxième partie de louvrage, « Brigands et littérature », porte sur la criminalité dans la littérature. Le premier chapitre analyse les « crimes » et la « violence » dans Les Illustres françaises de Challes. Cette dernière intervient à différents niveaux de la société et, lorsquelle est exercée par des nobles, que ce soit à légard dautres nobles ou à légard de roturiers, elle reste majoritairement 207impunie. De même, la violence des parents vis-à-vis de leurs enfants – surtout pour des questions de mariage – est implicitement autorisée. Dailleurs, le thème du « désordre amoureux » concerne autant des délits comme les « rapts de séduction », les naissances illégitimes que la prostitution. Dans les classes populaires se rencontre plus spécifiquement le problème de la sorcellerie que les autorités judiciaires, sans plus la punir sévèrement, sanctionnent au même titre que les petits délits. À travers la mise en scène de ces infractions, Les Illustre françaises serait donc un roman de la transgression. Le deuxième chapitre aborde la « violence amoureuse » dans les Mémoires et aventures dun homme de qualité de labbé Prévost. Lise Andriès sefforce de montrer que lintérêt de Prévost porte sur deux passions, lamour et la vengeance, qui détermineraient les actions des hommes. Face à elles, la justice et la police seraient relativement impuissantes. Dans un troisième chapitre, lauteure sintéresse aux « figures de brigands » présentes dans les romans de Lesage, Prévost, Diderot et Sade. Gil Blas, les Mémoires dun homme de qualité, Cleveland, Jacques le fataliste et son maître, Aline et Valcour ont en commun de tracer un parcours initiatique, dinclure une part importante de violence et de posséder une composition reposant sur lemboîtement des récits. Enfin, le dernier chapitre intitulé « Brigands en révolution » décrit les évolutions du brigand historique et de sa représentation dans la littérature de la Révolution à la Restauration. Durant la période révolutionnaire, les brigands – profitant dun contexte social et politique instable – inquiètent les populations, principalement rurales. En revanche, dans la littérature, ils sont de plus en plus associés à des valeurs positives : résistance, lutte pour la liberté, engagement social… Bien plus, ils sont progressivement affublés dune aura romantique par la littérature (sturm und drung) et la peinture européennes.

La troisième partie de louvrage, « Le désordre et la loi », propose dexpliquer dans le premier chapitre « comment on devient brigand ». Le brigand-type est un homme de moins de trente ans issu des couches pauvres de la société qui est souvent un soldat démobilisé ; cest le cas de Cartouche. Il est généralement intégré à une bande dans laquelle se trouvent dautres anciens soldats, des serruriers, des orfèvres et des receleurs. Un hiatus existe donc entre la réalité vécue par le brigand et la représentation, souvent flatteuse, qui est faite de lui dans les journaux, les tribunaux et les œuvres littéraires. Le deuxième chapitre, « Résistances », propose une lecture politique des actions des brigands et des pirates. Même si les grands brigands – Cartouche, Mandrin, Jack Sheppard et Jonathan Wild – nont pas volontairement mené un tel combat, lénergie quils ont déployée pour transgresser lordre établi peut les faire considérer comme des « rebelles » sociaux et politiques. Le troisième chapitre « Économies brigandes » concerne les activités plus organisées de la contrebande qui touchent les « indiennes », le tabac et le sel. En outre, la course – en ce qui concerne les pays des deux rives méditerranéennes – produit une économie parallèle profitant aux États barbaresques mais aussi aux armateurs français et, partant, à la monarchie française. Enfin, le dernier chapitre porte sur « Le délit et la peine dans lEncyclopédie ». Face aux tenants dune justice traditionnelle extrêmement sévère et punitive, lœuvre phare des Lumières ainsi que Des délits et des peines de Beccaria sont les outils dune réflexion sur la modernisation du droit prévoyant notamment une adaptation des peines aux délits.

Le sujet choisi par lauteure est bienvenu dans le cadre des études dix-huitiémistes ; il permet de mieux connaître la figure du brigand au xviiie siècle. Si 208la logique de lenchaînement des parties napparaît pas toujours clairement et si le corpus assez réduit entraîne des répétitions dexemples et danalyses parfois signalées, létude est solide sur les plans de la documentation et des analyses historique et littéraire.

Sonia Cherrad

Pierre-Claude Nivelle de La Chaussée, Théâtre. Tome II. Édition de Catherine François-Giappiconi. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2019. Un vol. de 663 p.

Après un premier tome, paru en 2015, consacré aux neuf comédies larmoyantes qui ont assuré à elles seules la pérennité du nom de Nivelle de La Chaussée dans les histoires du théâtre et de la littérature, ce volume regroupe six des douze pièces de genres divers composées par le dramaturge entre 1730 et 1754. Il constitue une authentique découverte pour le lecteur daujourdhui. La riche introduction générale aurait pu tout aussi bien ouvrir le tome précédent (éd. Maria Grazia Porcelli), vu létendue des questions abordées et des précisions fournies, sur Mélanide ou Paméla par exemple (p. 27 sq.). Catherine François-Giappiconi détaille la vie de La Chaussée et rectifie au passage le rang de ses origines bourgeoises et de sa fortune, plus bas et plus instable que le suppose limage du « nanti de la légende » (p. 13), non sans quelques redites sur son rôle dinitiateur, son travail dacadémicien, ses plaisirs simples, son éloignement des cabales, sa retraite précoce des scènes officielles.

Les pièces réunies ici « ne sont pas celles qui ont valu au dramaturge sa réputation et ses succès les plus durables » (p. 44). Deux tragédies dont une jamais jouée ni éditée, une tragi-comédie de style troubadour, trois comédies posthumes et une comédie inédite témoignent à titres divers dune « œuvre singulière » (p. 10) et de recherches formelles par un poète curieux de mettre sa plume à lépreuve de tous les genres après avoir connu un immense succès sur la scène comique avec La Fausse Antipathie (1733) puis Le Préjugé à la mode (1735), et même la consécration suprême en étant reçu à lAcadémie-Française en 1736. À partir de là, en effet, et jusquà la fin de sa vie, La Chaussée délaisse le genre qui lui a si bien réussi pour prendre des risques à plusieurs moments de sa carrière, dabord en 1737, écrivant coup sur coup ses tragédies, ensuite en 1747 lorsquil se tourne vers la Comédie-Italienne, enfin en 1750, en répondant après diverses intrigues et cabales à la commande de grands personnages de la Cour (Mme de Pompadour, le comte de Clermont) pour leurs théâtres de société, faisant ainsi un ironique retour à ses débuts. Ces tentatives variées sont à chaque fois une « situation nouvelle dexpérimentation » (p. 18) initiant des genres intermédiaires le plus souvent, même sils connaissent un échec public qui vient bouleverser le sort de certains textes restés à létat de manuscrit jusquà aujourdhui. Rendre accessibles ces textes inédits et dautres non réédités depuis lédition posthume de 1762 permet de suivre leur cheminement dans lesthétique théâtrale française au gré des différents courants qui la traversent.

Lincursion dans le genre tragique entre 1736 et 1740 se révèle déterminante pour notre compréhension de lauteur aujourdhui, ce dernier passant en précurseur de la comédie attendrissante aux prémices de la tragédie domestique que 209théorisera Diderot et que rendra populaire Sedaine dans la seconde moitié du siècle. Le genre noble lui offre le cadre dun pathétique total. Maximien est une tragédie historique romaine, écrite secrètement et jouée sous anonymat en décembre 1736, marquée étonnamment par linfluence conjointe des frères Corneille, et aussi par Voltaire de manière plus prévisible mais insuffisamment soulignée (dans La Princesse de Sidon aussi). Les critiques à lépoque ne manquent pas de faire la comparaison avec le Maximian de Thomas Corneille créé en 1662. Pourtant cest à Pierre Corneille que lintrigue et le ton font penser en plaçant au premier rang lambition politique et les noirs desseins de personnages prêts à tout pour obtenir ou conserver le pouvoir. Suivant la tradition réactivée par Voltaire depuis 1718, La Chaussée relègue la description de lamour après la peinture des passions nobles et des intérêts détat. Même chose avec Palmire reine dAssyrie, tragédie sur un sujet dinvention inspiré du « cycle assyrien » (p. 175) alors en vogue mais que lauteur retire au dernier moment alors que le texte a été reçu par les comédiens-français suite au succès de Maximien. Pour autant, Catherine François-Giappiconi montre avec finesse que La Chaussée préfère aux passions contrariées les « réflexions sur les rapports complexes au sein du couple et dans la sphère familiale » (p. 24-25), la peinture des « rapports conjugaux » et des « relations familiales perturbées » (p. 37). Il centre lintérêt de sa première tragédie sur Fausta, héroïne déchirée entre son époux et son père – hésitant à renommer la pièce Fausta comme le fait un traducteur hollandais en 1744 – et celui de la seconde autour des « projets de jeunes gens broyés par les noirs desseins de leurs parents ennemis ». Une tonalité originale annonce le traitement de ses futures héroïnes populaires en tenant à distance lhéritage des héros furieux de Crébillon père. Ces tragédies sont la preuve que le genre se renouvelle et même se popularise. Gustave Lanson en son temps avait rejeté en bloc ces pièces sans mesurer « linfluence de ses compositions dans dautres genres sur lévolution du genre attendrissant qu[e La Chaussée] a initié » (p. 21). Le commentaire prend ses distances sur ce point comme à propos de linterprétation de son héroïne Palmire qui nest pas une pâle copie de la Cléopâtre de Corneille mais une « guerrière qui refuse de fléchir devant ladversité » (p. 182) non dépourvue de scrupules.

La fine analyse proposée ensuite recense les caractéristiques des œuvres, à savoir des intrigues ramifiées comme des romans, des expositions « dilatée[s] et souvent fragmentée[s] » à partir dun passé lointain, « sorte de roman antérieur [qui] prélude à louverture de la pièce et en commande le déroulement » (p. 34), des personnages peu vertueux, malfaisants, faux-amis, jaloux, la plupart transfuges de la comédie, et des motifs récurrents tels les incognitos, lamitié véritable ou encore la calomnie. Ce dernier thème est commun aux tragédies qui placent en leur centre le déshonneur injuste des héroïnes. Des notes herméneutiques au fil du texte auraient enrichi lanalyse dramaturgique à partir dune gestuelle et de déplacements scéniques novateurs lors des quiproquos successifs, explicités dans des didascalies internes et externes (acte III, scènes 4-6 ; IV, 6-7 ; V, 5-7). Les sources historiques sont consultées avec profit, en particulier un manuscrit de souffleur pour les costumes et le grand appareil du décor ainsi que les Registres de la Comédie-Française pour la distribution des rôles qui se révèle être la même que pour les comédies de lauteur, ce qui vient confirmer la contamination de tonalités familières dans le genre tragique par le jeu dramatique en plus des topiques littéraires. Lanalyse des écrits critiques qui fleurissent à la création de Maximien210(p. 59-67) est tout aussi captivante mais aurait pu faire ressortir de façon plus nette deux camps aux arguments politiquement opposés : dun côté la critique « officielle » conservatrice dans les gazettes type Mercure de France qui regrette des caractères exagérés dans lair du temps et un amour conjugal plus que galant au détriment de la noblesse des situations et du style ; de lautre, les brochures anonymes qui dénoncent plus librement un manque déquilibre entre les passions mauvaises et vertueuses et déplorent un éloge de la monarchie absolue à travers un empereur trop magnanime et une représentation du pouvoir royal en majesté appuyé sur la religion. Sil na pas écrit douvrage théorique comme Diderot sur le rôle grandissant des figures paternelles et maternelles et les devoirs liés aux conditions sociales, sur linégalité des rangs, les préjugés et les privilèges de la vie de cour (sauf peut-être dans son Éloge de Bougainville en 1754 p. 43), La Chaussée les a mis en scène dans les œuvres si diverses des années 1740-1750 qui représentent pertinemment, avec « une visée réformatrice » (p. 537), un peu de la société contemporaine.

Renaud Bret-Vitoz

Élise Sultan-Villet, Le Roman libertin. La Philosophie des sens dessus dessous. Paris, Honoré Champion, « Les Dix-huitième siècles », 2021. Un vol. de 316 p.

Longtemps relégués sur le second rayon, voire dans lEnfer des bibliothèques, les romans libertins du xviiie siècle ont depuis quelques décennies conquis lédition, se sont imposés dans lhistoire de la littérature, puis dans celles de lart et finalement de la philosophie. Jean Deprun et Jean Salem ont montré les emprunts conceptuels de Sade et de Crébillon. Colas Duflo sest intéressé à la Philosophie des pornographes (2019). Élise Sultan-Villet élargit la perspective en confrontant léventail des romans libertins aux textes philosophiques de lAntiquité et des Lumières. Elle part dun jeu de mots heureux qui associe le renversement de perspective (sens dessus dessous) à la perte des références (sans dessus dessous), si lon renonce à la formulation dorigine quemploie encore Balzac, cen dessus dessous. Lauteur de Diderot cul par-dessus tête ne donnera pas tort à ce « tête-à-queue libertin » (p. 27). Lessai sintéresse successivement à la fonction du récit romanesque, puis à la réhabilitation du plaisir et enfin à la spécularité de laventure sensuelle et de lexpérience de lecture. Il nest plus question pour les philosophes dutiliser les textes littéraires afin den extraire des formules abstraites et de les réduire à des concepts. Les moralistes classiques saisissaient les êtres dans leur caractère fixe, les romanciers du xviiie siècle montrent des êtres en devenir qui renoncent aux illusions spiritualistes pour découvrir le monde réel à travers leur expérience sensorielle. À la métaphysique de lamour, vantée par Platon, à la préciosité et à la nouvelle préciosité, ils opposent le physique du désir et la physique du plaisir. Un retour à la nature justifie la multiplicité des goûts et la diversité des pratiques. Mais « le grand art des voluptés » peut sorienter vers « un diable au corps » et « une gestion pathologique du temps » (p. 129) ou vers la quête dun équilibre. Thérèse philosophe est contemporaine de lAnti-Sénèque de La Mettrie : Thérèse découvre les divers vertiges de lorgasme mais choisit finalement un libertinage honnête avec un ami de 211qualité. Nombre de récits sachèvent par une conversion du libertin ou une retraite à lécart des agitations mondaines. Sade au contraire vante un approfondissement de la débauche jusquà lapathie. Il défend ce quon a pu appeler un Paradoxe sur le libertin selon le modèle du Paradoxe sur le comédien. Mais entre la modération défendue par Duclos ou dArgens et lexcès sadien, il reste bien des « territoires non balisés » (p. 194). La dernière partie de lessai prolonge la réflexion morale par une discussion sur le déterminisme et la marge de liberté que chacun peut revendiquer par rapport à son tempérament. La plupart des romans libertins sont des récits dapprentissage où un adolescent, fille ou garçon, expérimente son propre corps à travers lonanisme et la lecture. Il sécarte du puritanisme à la recherche du plaisir et entraîne son lecteur. Comme lavait montré Jean Deprun, luneasiness, linquiétude est laiguillon du désir charnel et le moteur de la connaissance intellectuelle. On a pu critiquer lemploi du terme sensualisme, invention polémique du xixe siècle pour disqualifier lempirisme, mais Élise Sultan-Villet montre bien le lien entre le sensualisme philosophique et la sensualité érotique : « La formation par les sens, en matière de connaissance, coïncide avec un appel au plaisir sensuel, qui sonne comme un impératif » (p. 245). Le dernier chapitre explore subtilement la fonction du demi-sommeil comme auto-auscultation et expérience de pensée, rêverie au-dessus dun livre et identification à la fiction. Lessai est informé, précis, bien écrit et tout à fait convaincant. On pourrait parfois apporter de minimes nuances. Le coup de sympathie chez Nerciat soppose en effet au coup de foudre romanesque (p. 110), mais il faudrait plutôt dire : au coup de foudre romantique, car pour Crébillon, les deux expressions séquivalent selon les éditions des Égarements, cest Stendhal qui entérine le sens actuel de coup de foudre. De même, on ne peut assimiler le Portrait de Madame de Pompadour de Boucher en 1756 (p. 274) aux gravures érotiques où une lectrice sabandonne aux effets dune brochure quon devine lascive. Dailleurs un commentaire des frontispices philosophiques et des illustrations romanesques complèterait heureusement ces belles analyses.

Michel Delon

Rétif de La Bretonne, Les Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne. Édition critique par Pierre Testud. Paris, Honoré Champion, « LÂge des Lumières », 2019. Cinq vol., 2461 p.

La réédition intégrale des Nuits de Paris, qui inclut par conséquent La Semaine nocturne et les Vingt Nuits de Paris, constitue un événement éditorial, puisquil donne accès à un texte mythique ; cette édition critique ouvre en effet des perspectives inédites sur la vie littéraire sous lAncien Régime. Les introductions et les notes abondantes de Pierre Testud permettent de suivre lémergence de cette somme narrative, fondée sur les observations de Rétif de la Bretonne qui évoquent la vie quotidienne à Paris vers la fin de la monarchie, puis durant la Révolution, du point de vue dun écrivain. La parution complète de cette œuvre majeure de Rétif, aux éditions Honoré Champion, rend ainsi accessible lun des textes les plus originaux du xviiie siècle, par la liberté littéraire dont fait preuve lécrivain.

On peut y découvrir une œuvre qui simpose par sa conception, son esthétique et lentrelacs des genres, comme une création singulière. Le lecteur peut suivre 212le personnage du Hibou, issu dun projet antérieur de lécrivain, qui devient Le Spectateur nocturne des Nuits et laccompagne dans ses déambulations à travers la capitale. Inspirée par la mode des « Spectateurs », la veine journalistique nen est pas absente, elle inclut un hommage au Tableau de Paris de son ami Mercier. Ce Hibou est un observateur, mais il ne reste pas seul, il a des interlocuteurs avec lesquels il sentretient notamment de philosophie et de littérature. Dans les quatorze premières parties, le récit est conçu comme une histoire, celle de la relation entre une marquise, apparue un soir à son balcon, et un promeneur, le Hibou, spectateur et acteur des scènes nocturnes, qui raconte ses pérégrinations. Cest lalliance entre deux classes sociales, pour soulager la misère et conduire vers le bonheur. Ce parcours devient un récit ouvert à tous les aléas de la vie, mais Rétif a également inscrit dans lœuvre ses conditions délaboration : « Lire les Nuits, cest lire lhistoire de la rédaction des Nuits », écrit Pierre Testud dans son « Introduction ».

La gestation du projet se reflète dans la structure rhapsodique de lensemble. Le lecteur devient un compagnon du Hibou qui lui fait découvrir la vie urbaine et les mœurs des habitants à travers des historiettes, des anecdotes et ses propres rencontres. Le narrateur se révèle un infatigable piéton de Paris. Il renoue souvent avec le ton de lindignation qui prévalait dans les « juvénales », destinées au projet initial du Hibou spectateur nocturne. Ces accents et cette permanence du narrateur assurent la continuité du récit, la critique des spectacles en fait partie et inscrit les observations dans lépoque. La disparate de lœuvre fait partie de cette esthétique, jouant avec tous les registres, liés toutefois par le regard de lécrivain qui est aussi un moraliste. Son grand manteau et son chapeau lidentifient lors de ses promenades nocturnes, tel quil apparaît dans les gravures qui ornent les frontispices des différentes parties. Sa morale, qui sélève contre les « puristes », place la bienfaisance au cœur du lien social. Plusieurs personnages puissants, dont cette édition soulève souvent lidentité, soutiennent les actions quil initie en tant quobservateur engagé.

Lappareil critique de Pierre Testud permet dapprécier la richesse de cette création, en faisant référence à la fois au contexte culturel et aux autres œuvres de Rétif, notamment à MonsieurNicolas, mais aussi à sa Correspondance et à son Journal. Cette présentation rend particulièrement intéressantes les suites, ajoutées aux XIV premières parties des Nuits de Paris durant la période révolutionnaire. La Semaine nocturne (XVe partie, p. 1975 à 2150) et les Vingt Nuits de Paris (XVIe partie, p. 2151 à 2366) réunies dans le tome V, bénéficient, en effet, de deux introductions séparées et de notes historiques et littéraires particulièrement précises. Le récit rétrospectif de LaSemaine nocturne, publié en 1790, évoque les bouleversements des débuts de la Révolution. Bien informé, par ses tournées dans les cafés, par ses conversations et chez les libraires, lauteur revient sur les petits et les grands événements révolutionnaires quil a suivis de près. Monarchiste, mais réformiste, Rétif raconte la Révolution en écrivain et nous livre ses impressions. Son regard se focalise sur ce qui se passe dans la rue, car la violence de ceux quil appelle la populace leffraie. Aux accents sombres de ces considérations sopposent des historiettes, qui assurent la permanence du narrateur, comme autant de dérivatifs.

Les Vingt Nuits de Paris, vendues à partir de 1794, relèvent, pour leur part, dune écriture sur laquelle pèsent les événements de la Terreur, relatés au fil des Nuits. Grâce à la présence emblématique du personnage du Hibou, nous pouvons suivre les observations et les réflexions de lauteur qui nous livre un tableau mouvant de Paris 213sous la Révolution, nous pouvons aussi en apprécier les effets sur la vie littéraire. Cette écriture est ancrée dans lactualité quelle suit de près, à tel point que Rétif a souvent dû introduire des modifications au cours de limpression, parfois même des cartons, en raison du contexte politique durant les années 1793 et 1794, afin de sadapter à « lopinion dominante », selon son témoignage. Dans cette seizième et dernière partie des Nuits de Paris, nous voyons lopinion politique de lécrivain évoluer au fil du texte, attestant la difficulté décrire sous la Révolution. Ainsi, « parce quelles sont une œuvre historique, littéraire et politique, écrite dans la fièvre du tourbillon de lHistoire », les Vingt Nuits de Paris feraient de leur auteur, selon Pierre Testud, « le premier écrivain des temps modernes. »

Cette édition des Nuits de Paris est complétée par cinq index très utiles, des lieux et établissements, des personnes, des titres, des sujets et dun index lexical (p. 2379 à 2434). Ils permettent dexplorer facilement la fabrique de lœuvre.

Claude Klein

Madame de Staël, Œuvres dramatiques. Textes établis, présentés et annotés par Aline Hodroge, Jean-Pierre Perchellet, Blandine Poirier et Martine de Rougemont. Paris, Honoré Champion, « Tournant des Lumières », 2021. Deux vol. de 993 p.

Comme la poésie dAndré Chénier, le théâtre de Germaine de Staël est un territoire longtemps resté dérobé aux regards. Lauteure ne publia que deux tragédies en 1790, privilégiant un usage de ses pièces restreint à son cercle de proches, lors de lectures ou représentations « oscillant entre sphères publiques et intimes » (p. 32) ; puis son fils Auguste nhésita pas à sélectionner, voire réécrire certains textes à partir des manuscrits conservés à Coppet, offrant en 1820-1821 un aperçu décousu de cette production dramatique dans les Œuvres complètes de Madame de Staël, de fait incomplètes. Choix discutables que contrecarre la présente édition, placée sous le signe du souci dexhaustivité et de précision philologique, puisque les variantes disponibles sont minutieusement retranscrites, ainsi que les manuscrits inédits de pièces plus ou moins achevées. Ce sont au total dix-neuf pièces que lon peut lire, allant de fragments versifiés de jeunesse (dès 1778) aux créations sur des théâtres privés durant lexil sous lEmpire, parcours que résume le « Calendrier dramatique staëlien » placé à la fin du second volume, dans lequel figurent aussi les autres pièces connues ayant suscité lintérêt et été jouées dans lintervalle par Staël et ses proches en société.

Lambitieux projet initié par Jean-Pierre Perchellet et Martine de Rougemont, disparus avant de pouvoir achever ce chantier qui leur est dédié et prend place dans les Œuvres complètes de Staël aux éditions Champion, a été mené à bien par les soins dAline Hodroge et Blandine Poirier. Il présente un palimpseste érudit des textes et de leurs échos, tant internes à lœuvre même de Staël, quexternes, fruits dune riche culture européenne propre à lauteure de De la littérature et De lAllemagne.

Chaque pièce est précédée dune brève introduction qui en fait ressortir les enjeux, tandis que la bibliographie finale signale les principales études éclairant le corpus. La collection ainsi rassemblée révèle une œuvre marquée par 214« lexpérimentation dramaturgique » (M. de Rougemont, p. 12), des leitmotive comme la place du père (souvent absent) et « le tableau de la nature humaine / En proie aux passions qui déchirent le cœur » (p. 367), telles lambition, la haine, la terreur, et les affres de lamour, décliné surtout au féminin par le prisme maternel (Agar et Ismaël, La Sunamite, Geneviève de Brabant), conjugal (Jane Gray, Rosamonde…), ou par la voix damantes mélancoliques infortunées – de Sophie ou les sentiments secrets en 1786 à Sapho en 1811, en passant par Rosamonde et la réécriture de Nina ou la folle par amour. Aux « grands hommes » revient lamour de la patrie, qui domine dans les tragédies historiques comme Thamas, La Mort de Montmorency et Jean de Witt, composées durant la Révolution. La dominante pathétique du genre sérieux est contrebalancée par des contrepoints comiques dans des spectacles joués en société après 1806 : La Signora Fantastici, Le Capitaine Kernadec et Le Mannequin, qui brodent sur la thématique des caractères nationaux et de leurs ridicules stéréotypés.

La lecture de ces pièces permet donc de voyager avec leur auteure dans lespace et dans le temps. Cest dabord lhistoire moderne qui apparaît comme le réservoir privilégié par Staël, jugeant dans la préface de Jane Gray (tragédie composée en 1787) que « les sujets historiques […] paraissent mériter la préférence sur ceux purement dinvention » (p. 137). Son répertoire souvre aussi à la légende avec Geneviève de Brabant ou encore le destin tragique de la poétesse grecque Sappho qui termine la série en 1811, ainsi quà lAncien Testament, ses prophètes et ses miracles. Les deux volumes matérialisent une scansion générique dans lévolution de la production théâtrale, qui débute par des tragédies versifiées conformément au canon de la hiérarchie des genres à la fin du xviiie siècle (vol. I), avant que lexil, le modèle allemand et les contraintes ludiques du théâtre « personnel » ouvrent la voie à la prose du drame, du mélodrame ou du proverbe comique, mobilisant souvent lauteure et ses enfants pour la distribution des rôles (vol. II). Guidé par lappareillage critique et les notes, le lecteur retrouve dans chaque pièce une pensée philosophique et politique marquée par des constantes et des variations au gré de la fiction, de la biographie personnelle et de lhistoire contemporaine, dans cette époque charnière entre Lumières et romantisme. Preuve sil en est que le théâtre est un laboratoire de la pensée touchant, comme les essais et les romans, à « linfluence des passions » et à la morale, un outil de « médiation scénique » des idées (S. Genand, citée p. 26). La redécouverte de cette production théâtrale méconnue hors du cercle des spécialistes, désormais rendue accessible, ouvre un champ à de nouvelles études sur ce répertoire et son inscription dans lhistoire culturelle et politique qui en constitue le berceau et lui fournit une tribune dessai.

Thibaut Julian

Cary Hollinshead-Strick, The Fourth Estate at the Fourth Wall. Newspapers on Stage in July Monarchy France. Evanston (Illinois), Northwestern University Press, 2019. Un vol. de 189 p.

Fruit dune thèse de doctorat en littérature comparée soutenue en 2008 à Sorbonne Université (Paris IV) en cotutelle avec lUniversity of Pennsylvania, cet ouvrage est centré sur les interactions entre les représentations théâtrales et 215journalistiques du nouveau système médiatique qui se met en place en France sous la monarchie de Juillet.

En 1836, la formule dabonnement à La Presse initiée par Émile de Girardin réactive les idéaux des Lumières dans le partage étendu de linformation tout en mobilisant à son avantage les nouveaux impératifs commerciaux grâce à la réclame et aux annonces. Cette rencontre entre publicisation et publicité fait coexister des visées citoyennes et commerciales. Avec précision, lintroduction de lessai détaille lévolution des rôles assignés à la publicité dans léducation des masses et la promotion des idées, fonctions qui ont fait de la presse le quatrième pouvoir. Mais ce pouvoir doit composer avec les aléas politiques de la censure. Aussi le cadre historique choisi pour cette étude se situe-t-il entre 1835, lorsque les lois de septembre réduisent la liberté de la presse, augmentent le cautionnement et imposent une autorisation des pièces avant représentation, et 1848, avec la Révolution de février qui assouplit la censure au théâtre et dans la presse. Dans ce contexte, le journal oscille entre transparence et séduction, et semploie progressivement à mettre laccent sur la seconde. Deux modèles culturels sont en compétition, qui impliquent des configurations distinctes de la presse : lancienne, faisant du journal lextension de lopinion dun groupe politique spécifique, et la nouvelle, qui multiplie les prises de positions idéologiques pour se garantir un large public (p. 9).

Cette polarisation a des conséquences sur les engagements des auteurs de presse et de théâtre, amenés à interagir davantage, sur un mode essentiellement conflictuel, alors même quils contribuent souvent aux deux domaines. Les journaux critiquent les pièces, tandis que les représentations théâtrales convoquent les journaux de manière ironique, parfois en tant que personnages allégoriques, chacun des deux camps cherchant à exploiter les procédés de lautre à son avantage. Il en résulte un nombre important de pièces, pour la plupart des vaudevilles et des revues de fin dannée, qui mettent en scène la presse en faisant intervenir des accessoires en imprimé de journal ou des écharpes affichant les titres des organes de presse. Cette tendance a constitué un véritable phénomène de mode, comme en atteste, en annexe, la liste détaillée des 144 pièces de ce type que Cary Hollinshead-Strick a soigneusement identifiées dans les archives, le catalogue de la Bibliothèque nationale, plusieurs répertoires et la critique dramatique disséminée dans cinq organes de presse (La Presse, Le Siècle, Le Constitutionnel, La Quotidienne et Le Charivari).

Si les vaudevilles mettant en scène la presse sont une mode, ils sont aussi un mode dexpression à part entière, impliquant tout à la fois lusage de lallégorie propre à contourner la censure, la réponse subtile aux critiques journalistiques, volontiers pastichées voire parodiées, et lhabileté à recycler danciens procédés allusifs dans une nouvelle formule. Ces pièces encouragent la traversée du quatrième mur symbolique par laudience, moins pour susciter lidentification émotive que pour renforcer les mécanismes réflexifs – pédagogiques et critiques – du rire. Cary Hollinshead-Strick est donc attentive à la nature des interactions recherchées par ce théâtre à visée populaire, plus accessible quune presse dont labonnement annuel a certes diminué de moitié mais requiert encore des moyens financiers loin dêtre à la portée de tout le monde. Elle invite à considérer que lavènement de lère médiatique ne coïncide pas exactement avec une forme de consumérisme passif (p. 111) et montre que ce corpus constitue un riche matériau pour situer avec nuance les niveaux de légitimité revendiqués de part et dautre, 216les feuilletonnistes sadonnant à la réprobation littéraire du vaudeville pour mieux se distinguer du populaire (p. 28), alors même quils sont de nos jours considérés comme les principaux promoteurs de la sérialité populaire.

Au fil de cinq chapitres denses et solidement étayés, Cary Hollinshead-Strick retrace dabord les contours du débat autour des fausses nouvelles, des rumeurs calomnieuses et de la réputation, le théâtre se faisant lexégète humoristique des techniques dinfluence qui font le jeu de la popularité dans la presse, occasion aussi de dénigrer cette dernière dans sa prétention à communiquer de manière transparente. Cest alors un jeu vertigineux de réciprocité qui sengage : le journal répond aux critiques adressées par les vaudevillistes à lencontre de la presse, celle-ci ayant préalablement lancé des attaques envers les pièces jouées… Cary Hollinshead-Strick explore ensuite les fondements du vaudeville comme creuset du roman anti-journalistique, emblématisé par deux œuvres de Balzac, César Birotteau et Illusions perdues, liées à des stratégies distinctives dinscription romanesque dans une Histoire longue après avoir pourtant bénéficié des procédés narratifs du vaudeville et des opportunités éditoriales de la presse. Elle examine également ce quimplique la représentation scénique de la matérialité du journal, utilisée pour réduire littéralement celui-ci à un organe physique, moquer la prétention démesurée de son format et focaliser lattention sur la presse comme médium plutôt que comme institution, occasion de la désacraliser en tant que simple média parmi dautres. Elle suit enfin les rapports conflictuels entre Jules Janin et deux auteurs quil na pas manqué de vilipender dans sa critique dramatique : Gérard de Nerval et Félix Pyat, qui ont à leur tour répliqué non seulement dans la presse et au tribunal, mais aussi en adaptant leurs pièces respectives Léo Burckart et Le Chiffonnier de Paris en volumes livresques pour leur donner une postérité malgré ladversité.

Entre synthèses contextuelles maîtrisées et études de cas avisées, Cary Hollinshead-Strick met en lumière le dialogue souvent sinueux et éphémère de cette production sur plusieurs supports (multisupport discussion, p. 83). Elle propose une édifiante plongée dans le bain des discours promotionnels et caustiques, dans lintrication des prises de position et des renvois dascenseurs de la « camaraderie » littéraire, aux enjeux souvent dissimulés ou biaisés, filtrés par les imaginaires médiatiques et scéniques. Parallèlement à une recherche minutieuse dans les pages de presse, son essai sappuie sur de nombreuses sources autorisées, parmi lesquelles figurent les travaux fondateurs de Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant sur les interactions entre presse et littérature, ceux de Jean-Claude Yon, Patrick Berthier et Olivier Bara sur la scène, le spectacle médiatique et le vaudeville, le volume de Mariane Bury et Hélène Laplace-Claverie sur la critique théâtrale au xixe siècle, lessai de Stéphanie Loncle sur les rapports entre théâtre et libéralisme, les travaux dOdile Krakovitch sur la censure théâtrale, le volume de Lise Dumasy sur la querelle du roman-feuilleton, les études pionnières de Marc Martin sur la publicité ou encore lapproche de limaginaire médiatique par Guillaume Pinson.

Cet essai aussi bref quimposant vient compléter lhistoire littéraire du xixe siècle grâce à une analyse informée, multifactorielle et sémiotiquement complexe, qui parvient à rendre compte de la « pollinisation croisée » (cross-pollination, p. 18) du théâtre, de la presse et du roman. Il met en évidence un facteur majeur délucidation du système médiatique français naissant, nous procurant ainsi un éclairage essentiel, tant historique quactuel.

Valérie Stiénon

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Claudie Bernard, Le Passé recomposé. Le roman historique français du xixe siècle. Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2021. Un vol. de 614 p.

En 1996, Claudie Bernard publiait sous le même titre un ouvrage, paru chez Hachette, qui a fait date dans létude du genre, après un volume de la RHLF de 1975, dans lequel une contribution de Jean Molino livrait des aperçus précieux sur la définition du roman historique. Cet ouvrage était composé de deux parties, lune théorique, lautre dédiée à létude de cinq romans (Cinq-Mars, Chronique du règne de Charles IX, Sur Catherine de Médicis, Le Roman de la momie, LInsurgé). Vingt-cinq ans après, ces deux parties donnent lieu à deux volumes distincts parus aux Classiques Garnier – outre Le Passé recomposé, Si lHistoire métait contée reprend les analyses des œuvres, mais en élargissant le corpus, avec des récits de Nodier, Stendhal, Barbey, Le Chevalier de Maison-Rouge de Dumas, LAbbaye de Tiphaines de Gobineau, Sous la hache de Bourges, les romans de Rosny, et lHistoire du Juif errant de dOrmesson (sous forme de conclusion contemporaine). La partie théorique est quant à elle reprise (et retravaillée) sous le titre original.

Cette réédition du Passé recomposé reprend les trois grands moments de lanalyse initiale de 1996, mais en les étoffant par de nouveaux aperçus, par de nouvelles illustrations, et en prenant en compte les apports de travaux récents, littéraires ou historiques (citons entre autres ceux de Jean-François Hamel ou dIvan Jabonka). La première partie est consacrée aux rapports entre histoire et roman au xixe siècle, entre récit des res gestae et fiction. Dune part elle balise ces questions dans le cadre de la France révolutionnée (avec une attention particulière portée au corpus scottien), dautre part elle expose les problèmes qui se posent à ce genre longtemps qualifié de « bâtard » ou d« hybride » (selon que le jugement soit négatif ou non). Un souci de rigueur conduit ainsi Claudie Bernard à dresser le panorama de la discipline historique et du genre romanesque au xixe siècle (après un aperçu des périodes précédentes) avant de croiser les deux écritures au sein du chapitre « Le siècle du roman historique ». Cette partie est aussi loccasion de revenir sur les liens entre vraisemblance et vérité, dans leurs rapports dopposition ou de complémentarité. La deuxième partie sintéresse à la représentation romanesque de lhistoire, en abordant systématiquement les points dune poétique romanesque de lhistoire : la couleur locale et la langue, laction, le public et le privé ou le mélange des genres, les personnages (avec des perspectives sur le nom propre et sur la focalisation), linstance narratoriale et le pacte de lecture, et lintertextualité, quelle soit historiographique ou romanesque. La troisième partie reprend enfin, mais en lélargissant, la portée symbolique du genre explorée dans la version de 1996. Il sagit certes dinterroger à nouveau le « Monument aux morts en papier » (titre original), en sintéressant aux effets de (dé)monumentalisation et de « résurrection » (Michelet) et de réenterrement des morts, mais aussi plus largement de réfléchir aux effets de temps provoqué par le roman historique : élaboration dun autre roman national, invention de luchronie, mise en jeu du sens de lhistoire (progrès ou décadence), effets de prolepses, ironies, avec des excursions plus inattendues vers la science-fiction. Dans son ouvrage, Claudie Bernard étaye ces différents débats avec une érudition impressionnante, et qui sest considérablement étoffée depuis la première 218version de louvrage, tant sont nombreux les différents romans convoqués au fil de lanalyse : elle passe ainsi en revue tous les grands romans historiques du xixe siècle, et plus largement ceux qui parlent dhistoire, parfois contemporaine. Le Passé recomposé prend parfois le temps de développer une étude suivie dun roman, le temps de quelques pages – sur LÉducation sentimentale, Les Dieux ont soif, Les Misérables, La Petite Fadette, par exemple, sans oublier lœuvre de Scott qui constitue une sorte de fil rouge de lensemble, preuve que Claudie Bernard ne se limite pas au roman historique français : on trouve en effet çà et là des analyses sur des auteurs comme Manzoni et Dickens.

La conclusion porte sur le « roman historique contemporain » (dans un mouvement similaire à Si lHistoire métait contée), et explore rapidement ces différentes questions dans un corpus qui va de laprès-guerre à nos jours. En réalité, ces romans plus récents ont largement été évoqués dans les trois parties, ce qui montre que la réflexion de Claudie Bernard sest poursuivie et prolongée depuis 1996. Les romans historiques dAragon, Simon, Yourcenar et Giono, mais aussi de Chandernagor, Rambaud, Modiano, Michon et Kérangal sont ainsi régulièrement évoqués tout au long de louvrage, qui dément quelque peu son sous-titre par des bornes chronologiques en définitive plus larges. Cest dire si Le Passé recomposé, dans sa version reconfigurée, constitue à présent une somme et une synthèse de grande ampleur sur le roman historique.

Aude Déruelle

Albert Samain, Correspondance (1876-1900). Édition de Christophe Carrère. Paris, Classiques Garnier, « Correspondances et mémoires », 2021. Deux vol. de 1296 p.

Christophe Carrère, à qui lon doit déjà une excellente édition critique des Œuvres poétiques complètes dAlbert Samain aux Classiques Garnier en 2015 et qui a établi, en collaboration avec Marc Béghin et Bertrand Vibert, une tout aussi excellente édition des Œuvres en prose du poète en 2020, a complété cet ensemble par deux volumes de correspondance : 725 lettres, pour la plupart inédites, adressées de 1876 à 1900 à plus de soixante-dix destinataires différents, membres de sa famille, amis proches ou personnalités du monde littéraire et artistique.

En 1933, le poète et érudit Jules Mouquet, cousin de Samain, avait publié au Mercure de France une partie de sa correspondance sous le titre Des lettres (1887-1900). Dix ans plus tard, il avait édité chez Émile-Paul la correspondance de Samain avec sa tante Clémence Mouquet (Lettres à tante Jules), puis, en 1946, sa correspondance avec Francis Jammes (Une amitié lyrique. Albert Samain et Francis Jammes. Correspondance inédite). Quelques autres lettres de Samain avaient également paru dans des articles, comme ceux que Jean Monval consacra aux relations entre Samain et Coppée, qui avait révélé au grand public lauteur dAu jardin de linfante (« Albert Samain et François Coppée », Le Correspondant, 25 août 1925, et Le Figaro, 16 août 1930). Toutefois, il restait un grand nombre de lettres inédites dans le fonds Jules Mouquet de la Bibliothèque municipale de Lille, ainsi que dans les fonds manuscrits des bibliothèques parisiennes. Les lettres réunies par Christophe Carrère dans un esprit dexhaustivité constituent donc à 219ce jour le plus vaste ensemble de la correspondance de Samain jamais publié. La deuxième annexe de son édition ne signale quun petit nombre de lettres non retrouvées, dont lexistence est attestée par des catalogues de vente ou qui se trouvent dans des collections privées.

Dans l« Introduction » de son édition (p. 9-25), Christophe Carrère sappuie sur des extraits de lettres pour retracer la vie de Samain et pour préciser sa situation dans le champ littéraire, à la croisée du Parnasse, du décadentisme et du symbolisme. Une « Note sur létablissement du texte » (p. 27-29) indique les quelques modifications dusage apportées au texte manuscrit pour en faciliter la lecture sans en trahir lesprit. La présentation du corpus épistolaire est aussi claire quimpeccable : le texte est établi avec la plus grande rigueur philologique ; la provenance de chaque lettre est indiquée avec précision, ainsi que son éventuelle publication antérieure, complète ou partielle ; lannotation, toujours pertinente, se restreint à lessentiel et nalourdit pas le texte ; des index des noms propres, des personnages de fiction, des œuvres, des lieux et des destinataires rendent très commodes les recherches au sein des deux volumes. Trois lettres seulement, recueillies dans lannexe 1, nont pu être datées ; toutes les autres le sont, au moins conjecturalement, ce qui, sur un ensemble de 725 lettres, est une belle réussite.

Le premier intérêt de la correspondance de Samain est de faire entendre la voix de lhomme quil était : ses lettres à sa mère, à sa sœur aînée Alicia, à son frère cadet Paul, à ses amis intimes Raymond Bonheur, Victor Lemoigne et Georg Salomonsohn sont dun ton très naturel et révèlent sur le vif ses traits de caractère. Elles font valoir par contraste la dimension littéraire des lettres adressées à des confrères poètes ou écrivains. Les lettres à Alicia sont de plus, comme le souligne Christophe Carrère, « de véritables chroniques de la vie mondaine, artistique et culturelle du Paris de la Belle Époque » (p. 28). Samain fait ainsi à sa sœur des descriptions très vivantes du salon de Heredia, que les filles du poète transforment en « jolie volière » (p. 531), de la réception de lauteur des Trophées à lAcadémie française (p. 562-563), du mariage dHenri de Régnier avec Marie de Heredia (p. 581), ou encore de lincendie du Bazar de la Charité, au cours duquel la fille de Heredia vit « tout le duvet de sa peau de brune […] flambé comme un poulet au gaz » (p. 758). De même, il raconte à sa tante Jules, avec un humour désopilant quon ne soupçonnerait pas chez ce poète mélancolique, la première du Monde où lon sennuie dÉdouard Pailleron (p. 77-79) et celle dUn roman parisien dOctave Feuillet (p. 131-135), où le spectacle est dans la salle tout autant que sur scène.

La correspondance de Samain contient également de très belles lettres de voyage rédigées lors de ses séjours en Hollande, en Italie, dans les Alpes ou sur la Côte dAzur. À Zandvoort, devant la mer du Nord, le poète est saisi par ce « grand trou béant sur lespace doù venait un large vent superbe » (p. 264). Le Grand Canal de Venise lui inspire ce petit tableau impressionniste en prose : « Des maisons peintes de tons riants, verts, roses, bleu tendre. Ces couleurs se reflètent dans leau qui papillotte… Çà et là, un peu partout, se dressent des poutres damarres peintes de couleurs vives ; cela se décompose en mille petites facettes multicolores, en un miroitis de taches gouachées de tous les tons du prisme. On vogue positivement sur une palette… Au-dessus de sa tête, le ciel bleu, profond et vibrant. On est en Italie » (p. 300).

Ce goût de limpressionnisme se retrouve chez Samain en matière de critique littéraire. Un autre intérêt de sa correspondance réside en effet dans les lettres où 220il livre ses impressions de poète sur les œuvres qui lui ont plu ou que ses confrères lui ont offertes. On découvre son enthousiasme à la lecture des Quatorze Prières de Francis Jammes (p. 991-992), des Nourritures terrestres de Gide (p. 772), de La Canne de jaspe dHenri de Régnier (p. 832), du Désespéré de Bloy (p. 318) ou de la Thaïs dAnatole France (p. 277) : comme Baudelaire dans « Les Phares », Samain sefforce de recréer, par des métaphores et des synesthésies, latmosphère émanant dune œuvre quil a aimée. Ses lettres renseignent également sur sa propre œuvre, par exemple sur la façon dont ses confrères ont réagi à la publication du Jardin de linfante (p. 414), sur son projet inabouti dune opérette algérienne (p. 572), ou encore sur sa conception de lhellénisme dans les poèmes dAux flancs du vase : « Lantiquité que je sens nest point barbare, sinistre et hérissée, comme celle de Salammbô par exemple, ou de Leconte de Lisle ; elle est plutôt mesurée, humaine et souriante comme celle des Homérides » (p. 864).

Les lettres des dernières années sont particulièrement touchantes. Elles montrent linexorable évolution du mal qui devait emporter prématurément le poète et dont il navait pas mesuré lampleur : « Vous voyez mon écriture ! Je constate avec stupéfaction que je ne peux plus écrire de mon écriture courante. Quest-ce que cela signifie ?… Je suis tout à fait fatigué » (p. 1211), confie-t-il à Léon Bocquet dans lultime lettre quil rédige quatre jours avant sa mort.

Toutes les biographies dAlbert Samain sont antérieures à la Seconde Guerre mondiale. De la précieuse mine dinformations révélées par ces deux volumes de correspondance, on espère vivement que Christophe Carrère, qui a déjà si bien servi la mémoire du poète, saura tirer à présent la matière dune biographie nouvelle.

Yann Mortelette

Aurélien Lorig, Le Retentissant Destin de Georges Darien à la Belle Époque. Vie et œuvre dun écrivain réfractaire. Leiden et Boston, Brill Rodopi, « Faux titre », 2020. Un vol. de 256 p.

Le titre donné à ce livre, issu dun travail doctoral, surprend. Il surprend dautant plus quAurélien Lorig rappelle combien Darien a été contraint de ferrailler avec ses éditeurs, A. Savine et P. V. Stock, pour obtenir dêtre publié et quil signale que ses principaux ouvrages, des premiers aux derniers, ont été des échecs commerciaux et nont connu quun succès destime ou de scandale. À cet égard, peut-être aurait-il été plus conforme aux faits, que révèlent la correspondance de lauteur et les études de réception qui ont été conduites sur ses écrits, de parler de « petit tapage » comme le fait Edmond Letellier (LÉcho de Paris, 8 avril 1890) plutôt que de retentissement ou de reprendre un terme utilisé par lécrivain qui souhaitait que ses ouvrages fissent du « pétard » en des heures, celles des attentats anarchistes et de lanarchisme littéraire, où le livre a pu être tenu pour une « bombe ». Le titre de cet ouvrage surprend aussi en distinguant, de manière qui ne peut que sembler datée, la « vie » et l« œuvre » de lauteur auquel il sintéresse alors même que le parcours que propose Aurélien Lorig nassocie étroitement quà certains moments la biographie et les productions de Darien, faisant, par exemple, silence sur les années que lhomme de lettres passe en Angleterre mais sarrêtant aux écrits quil y rédige. Quoi que laisse entendre son titre, cet essai sintéresse 221plus aux écrits de Darien quaux aléas de son existence (dont certains aspects restent mystérieux). Ce faisant, il hésite entre un suivi chronologique du parcours de lécrivain et des lectures de ses œuvres relevant dune approche thématique.

Excellent connaisseur de Darien, à qui il a consacré plusieurs articles, eux-mêmes souvent engagés dans des perspectives thématiques, Aurélien Lorig tient compte des études qui ont envisagé sa vie et ses écrits quil sagisse, pour ne mentionner queux, des travaux dAuriant (Darien ou linhumaine comédie, 1955) ou de ceux plus récents de Valia Gréau (Georges Darien et lanarchisme littéraire, 2002). Ce faisant, il sarrête à des aspects de lexistence et des productions de lécrivain réfractaire qui ont été jusquici laissés de côté. Particulièrement intéressantes sont, à cet égard, les pages où il analyse le silence de Darien pendant la Grande Guerre et les difficultés quil a rencontrées, la paix revenue, à retrouver une place au sein du champ littéraire en faisant appel à Georges Pioch et en se tournant vers des périodiques récemment fondés, Le Journal du peuple puis La Vérité, où sexpriment des pacifismes hésitant entre wilsonisme, socialisme et communisme. Sans ignorer les romans et les pamphlets de Darien, longtemps tenus pour la part de ses écrits la plus digne dattention, auxquels il consacre des analyses précises et fines, Aurélien Lorig accorde grande importance à ses productions dramatiques, aux Chapons (en collaboration avec Lucien Descaves, 1890), qui a fait scandale, ainsi quà dautres pièces comme Non ! Elle nest pas coupable (1909), Le Souvenir (1906 ou 1907) ou Les Murs de Jéricho (1910), certaines dentre elles nétant connues que par des fragments ou des comptes rendus de presse. Pratiquant à certains moments de son étude des lectures résolument actuelles, il sintéresse, à juste titre, aux personnages féminins dœuvres comme Le Voleur (1897) ou Bas les cœurs ! (1889) ainsi quà diverses allusions à lhomosexualité, en particulier dans Biribi (1890). De manière générale, quand bien même cet aspect de sa vie littéraire ne fasse pas lobjet dune prise en compte systématique, il attire lattention sur les difficultés à se faire entendre de Darien qui sest trouvé contraint de fonder des revues (LEscarmouche ; La Revue de limpôt unique) dont il a été le seul rédacteur, décrire en collaboration (pas uniquement dans le domaine du théâtre où la pratique est alors fréquente), de chercher à imposer ses idées au sein des groupements auxquels il a adhéré, à limage de Ligue des Parisiens de la Seine.

Du livre dAurélien Lorig ressort ainsi une vision renouvelée de la personnalité et de lœuvre de Darien, doù se dégagent de féconds paradoxes entre sa volonté de succès et sa haine de la société bourgeoise, entre son désir dêtre homme de lettres et sa volonté daction, entre sa méfiance à légard de tous les mouvements politiques de combat et sa volonté de ne pas dénoncer en solitaire ou en marginal les maux économiques, politiques et sociaux de son temps. De ce point de vue, ce sont bien lindividualisme et lanarchisme de Darien qui sont questionnés ici à travers les problématiques de lantimilitarisme ou de lanticléricalisme, qui font lobjet danalyses mettant bien au jour la spécificité de ses positionnements, autant quà travers certains de ses comportements dhomme de lettres. Il faut toutefois regretter quAurélien Lorig, dont les intuitions sont sûres et les analyses convaincantes, ne sappuie pas plus sur certains des travaux généraux qui ont été consacrés à lanarchisme et aux anarchistes, notamment à ceux de Caroline Granier (Les Briseurs de formules. Les écrivains anarchistes en France à la fin du xixe siècle, 2008) et dUri Eisenzweig (Fictions de lanarchisme, 2001), quil mentionne mais exploite peu, préférant, en fin de parcours, situer Darien dans 222des parallèles qui mettent ses œuvres en vis-à-vis dautres de Léon Bloy, de Jules Vallès, dOctave Mirbeau ou dHenri Fèvre.

Au fil de son ouvrage, lauteur lance pour lavenir des projets du plus grand intérêt quand il regrette labsence dune édition des œuvres complètes de Darien, laquelle serait bienvenue, ou lorsquil analyse Can we disarm ? (écrit en collaboration avec Joseph MacCabe, 1899) dont il serait utile davoir une traduction (comme dautres articles rédigés en anglais, à limage de ceux que lécrivain a donnés, en 1918, à un périodique américain, The Public : a Journal of Democracy). Parce quil est savant et bien informé, parce quil ouvre des perspectives de lecture prometteuses et originales, le livre dAurélien Lorig mériterait de connaître de tels prolongements – sans compter quun dictionnaire Darien, dont nombre dentrées sont dores et déjà disséminées ici, permettrait de mieux encore se saisir dune œuvre dont le singulier destin se joue, dirait peut-être Pierre Citti, dans une irréductible tension entre garantie doriginalité et garantie de responsabilité.

Denis Pernot

Marcel Proust, Les Soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits. Édition établie par Nathalie Mauriac Dyer. Préface de Jean-Yves Tadié. Paris, Gallimard, 2021. Un vol. de 380 p.

« Lœuvre inédite de Proust nexiste pas. Le mot “fin” quil a tracé aux dernières lignes de son livre en marque bien, effectivement, la fin », écrivait en 1954 Bernard de Fallois dans la préface de son édition du Contre Sainte-Beuve, deux ans après avoir publié le manuscrit (inédit) de Jean Santeuil. On en conclura quil refusait dappeler « inédits » les textes que Proust avait renoncé à publier, à plus forte raison les brouillons dÀ la recherche du temps perdu qui sont tantôt des tâtonnements vers une écriture plus accomplie, tantôt des épisodes laissés en friche. Mais comment qualifier ce que Proust a laissé en marge de volumes qui ne paraîtront quaprès sa mort ? Il a mis le mot « fin » à la dernière ligne dune œuvre qui demeurait mouvante.

Cest aux sources de la Recherche que nous situe ce volume édité par Nathalie Mauriac Dyer. Bernard de Fallois avait révélé, dans sa préface,lexistence de « soixante-quinze feuillets » (soixante-seize en réalité) comprenant « six épisodes, qui seront tous repris dans le roman : ce sont la description de Venise, le séjour à Balbec, la rencontre des jeunes filles, le coucher de Combray, la poésie des noms et les deux “côtés”. » Il en donnait, en note, un aperçu à peine plus détaillé daprès un « agenda » de Proust (le Carnet I, édité en 1976 par Philip Kolb sous le titre « Carnet de 1908 ») et ouvrait lappétit du lecteur en intégrant à son Contre Sainte-Beuve deux courts fragments isolés : « Robert et le chevreau » et « Les hortensias normands ». Soixante-sept ans plus tard et trois ans après la disparition de Bernard de Fallois, ce trésor est enfin dévoilé. On y découvre que « le coucher de Combray » est, en un lieu qui nest pas nommé, le récit autobiographique dune fin daprès-midi familiale dans un jardin que, éprise de grand air, la grand-mère de Marcel arpente inlassablement, de préférence sous la pluie. « Le jardin nétait pas très grand ». Cette précision ne figurant pas dans le roman, les visiteurs de la maison de la tante Léonie sétonnent toujours que les « allées dépeuplées » où 223la grand-mère accomplit ses exercices composent en réalité un jardin-miniature. Les membres de la famille de Marcel portent leurs vrais prénoms : sa mère sappelle Jeanne ; sa grand-mère, Adèle ; son frère, Robert. Celui-ci, dont ladieu à un chevreau préfigure ladieu du héros aux aubépines, disparaîtra du roman : il fallait que lenfant élu pour accéder à l« Adoration perpétuelle » fût un fils unique. Fait suite à cette après-midi lépisode du coucher, où Marcel supplie sa mère de lui accorder le baiser qui lui servira de viatique pour la nuit. « Un petit enfant pleure à Combray, et il en sort un chef-dœuvre », écrit Jean-Yves Tadié dans la préface du volume.

Dans les feuillets suivants, où « je » perd son prénom, sont dessinés les côtés de Villebon (futur Guermantes) et de Meséglise [sic], reliés par un « chemin de traverse » qui les rendra, dans Le Temps retrouvé, moins éloignés que lenfant de Combray ne lavait imaginé. Bien des années plus tard, il se promène au clair de lune, du côté de Villebon, en compagnie de la duchesse ; le héros du roman ne la côtoiera quau sein des salons parisiens. Sont esquissés deux séjours dans une station balnéaire qui ne sappelle pas encore Balbec. Le premier complète le portrait de la grand-mère, assez peu soucieuse des usages du monde pour aérer contre vents et marées la salle à manger de lhôtel, et il ébauche celui de sa voisine de table, la future marquise de Villeparisis. Loncle qui multiplie les succès féminins préfigure Swann ; subsistera dans le roman un oncle Adolphe qui se brouillera… avec Swann, à propos dOdette. Celui qui est désormais un adolescent ou un jeune homme est accompagné par sa mère lors du second séjour où apparaissent, marchant gravement sur le sable, deux fillettes qui sintégreront bientôt à une bande de jeunes filles dun milieu social plus huppé que les « jeunes filles en fleurs » du roman : celles-ci devront en effet à leur vulgarité plutôt quà leur élégance de figurer aux yeux du héros des êtres de fuite. La timidité et le souci de soi du jeune homme, qui emprunte pour parader la belle ombrelle de « Maman » et masque de poudre de riz un petit bouton sur la joue, sont décrits avec une mièvrerie dont la Recherche gardera quelques traces, comme dans la scène où le héros est à la fois impressionné et touché par le contrôleur du train. Le chapitre des « noms nobles » enracine le roman en gestation dans une France féodale dont les héritiers méconnaîtront la poésie et la grandeur, mais il amorce aussi une réflexion, jamais développée et toujours sous-jacente, sur les « mères profanées » : ayant hérité la beauté et le sourire dune « sublime mère morte », son fils les exploite pour sadonner à la débauche et au mensonge. Cest, enfin, les livres de Ruskin à la main que le jeune homme parcourt Venise, théâtre à venir du deuil dune Albertine dont Proust na pas encore lidée.

Loncle renonçait souvent à ses désirs de conquête « pour les raisons que nous verrons » (« Séjour au bord de la mer »). Nous ne le verrons guère, en raison de lamoindrissement du personnage, mais on tient, ici et ailleurs, la preuve que Proust songe à la suite de son roman. Il anticipe la mort de « Maman », même si la mort de la grand-mère sera substituéeà ce deuil peut-être indicible. Il na pas encore inventé la matinée de la princesse de Guermantes, qui apportera une conclusion romanesque aux fragments du Contre Sainte-Beuve, ni trouvé dans les phénomènes de la mémoire involontaire la clé de son œuvre, mais limpression de « déjà vu » éprouvée devant des arbres de Normandie ou de Bourgogne préfigure le troublant épisode des arbres dHudimesnil, jalon de litinéraire du héros à la recherche de lessence des choses.On sétonne, dans ces conditions, que Proust se demande 224encore dans le « Carnet de 1908 », qui prolonge ces feuillets : « Faut-il en faire un roman, une étude philosophique, suis-je romancier ? ».

Doit-on supposer avec Luc Fraisse (revue Commentaire, automne 2021) que ces pages ne constituent peut-être pas le tout début de la Recherche ?« On ne connaît point les sources du Nil, se disait Julien ; il na point été donné à lœil de lhomme de voir le roi des fleuves dans létat de simple ruisseau » (Le Rouge et le Noir). Découvrira-t-on un jour, en amont, un autre ruisseau appelé à se fondre dans le fleuve du roman ? Dans lattente de cet improbable événement, lexplorateur sémerveille à percevoir dans ces longues phrases, que viendront « surnourrir » subordonnées et comparaisons, les premières traces dun ouvrage dont le mot « fin », quatorze ans plus tard, ne contiendra quimparfaitement les ultimes débordements. À la suite des « soixante-quinze feuillets », le volume offre d« autres manuscrits de Proust » quon ne saurait, cette fois, qualifier d« inédits » (plusieurs font partie, avec de menues différences de lecture, des « Esquisses » transcrites dans lédition « Pléiade » de la Recherche), mais qui permettent à Nathalie Mauriac Dyer dexpliquer en détail la naissance et les premiers développements du roman. Dans le Cahier 4, en particulier, sopère « la greffe, capitale, du schéma narratif du Contre Sainte-Beuve avec certaines des pages délaissées de 1908 ».Cet abondant appareil critique constitue, par son érudition et sa clarté, la meilleure initiation qui soit à la genèse de la Recherche.

Pierre-Louis Rey

Claude Pérez, Paul Claudel. « Je suis le contradictoire ». Paris, Les éditions du Cerf, 2021. Un vol. de 568 p.

La nouvelle biographie de Paul Claudel par Claude Pérez ne sen tient pas au strict champ littéraire ou privé, elle révèle limportance de laction diplomatique du poète, au plan politique, culturel et économique, ce qui na jamais été entièrement réalisé jusqualors. Claude Pérez sappuie sur des archives « dont la poussière a été rarement secouée ». Ces documents attestent de la prescience dun écrivain diplomate qui a senti la nécessité dun agencement économique et politique du monde, en vue de ce quon appelle aujourdhui la mondialisation. Sa pensée globale, à lépreuve des grands bouleversements de son époque, témoigne du tragique de lHistoire au xxe siècle. La personnalité complexe, « contradictoire », de lécrivain (« Je ne peux pas être moi-même à moi tout seul ») apparaît dès lors à la mesure du monde chaotique et de son humanité vivante et souffrante quil recrée dans son œuvre.

Lusage du monde sexpérimente à Villeneuve, en Champagne, dans une genèse de paysages tristes « baignés de pluie glacée » où vit un peuple « assommé, abruti de travail », comme lécrit Claudel. Son parler, que peint son biographe, en un français « très peu caressant, peu flatteur, durci, rude, brut, rocaillant, toutes consonnes dehors », dit lattachement à la terre natale. Claude Pérez nous plonge dans lunivers familial avec le portrait dune société relativement aisée mais austère « où lépargne a droit, la dépense a tort ». La biographie commente le récit familial, récit que Claudel articule au roman national. Lantagonisme entre le catholicisme du grand-oncle Nicolas et laffairisme, issu de la bourgeoisie révolutionnaire de 1789, des oncles Thierry, cest la réalité des deux France, la guerre entre les Bleus 225et les Blancs. À Paris, durant les années au lycée Louis-le-Grand se met en place la révolte contre la normalisation scientiste conduite par Renan. Révolte qui alterne avec de longues marches, à Paris ou à Villeneuve, telles des « purges nerveuses », et des « ruminations » qui naissent des lectures des poètes symbolistes, à commencer par Mallarmé. Se développe ainsi une personnalité hors du commun car vouée à affronter « les coups de vents de la destinée », selon le mot de Claudel.

Il y a dabord la conversion le 25 décembre 1886 à Notre-Dame de Paris, laquelle est resituée dans les contextes dopposition à la République anticléricale. Véritable explosion de foi catholique, la conversion interfère aussi avec un processus de refus. Cette spiritualité singulière, qui est également engagement dans le siècle, explique les échecs de la vocation religieuse intégrale, une vocation pourtant esquissée aux abbayes de Solesmes et de Ligugé. Le moment de la conversion est également « interagissant » avec la découverte de la liaison entre Camille Claudel et Rodin.

Lentrée dans la Carrière coïncide avec lécriture des premiers drames, Tête dOr, La Ville, La Jeune Fille Violaine. Dans le cénacle symboliste quil fréquente à Paris, en compagnie de Mallarmé, Régnier, Vielé-Griffin, Maeterlinck, son génie impressionne. Gide et Schwob ladmirent. À New York, puis à Boston, où il est nommé Consul suppléant, Claudel se mêle à la diversité du nouveau monde et étudie de près léconomie de marché. Son fonctionnement lui inspire une réflexion sur le capitalisme que sa pièce américaine, LÉchange, reprendra. Vice-Consul à Shanghai puis Consul de deuxième classe à Fuzhou, Claudel sinitie à limmensité de la Chine. Le poète de Connaissance de lEst goûte le théâtre chinois, lit le Tao te King de Lao Tseu et interroge léloge du vide, en même temps quil observe le culte bouddhiste au son de la « cloche qui dit non ». Mais lappropriation de la culture chinoise ne passe-t-elle pas par laction économique ? La question se pose au vu, par exemple, de linvestissement de Claudel dans la construction de la ligne de chemin de fer reliant Hankou à Pékin.

Dans ce contexte intervient la rencontre avec Rosalie Vetch en octobre 1900. Nourri de documents darchive, le chapitre qui lui est consacré, « Lamie sur le navire », décrit une longue crise amoureuse qui ne se refermera jamais malgré le mariage avec Reine Sainte Marie Perrin, laquelle reçut pourtant lassurance dune rupture définitive. La vie familiale, la naissance des enfants, les difficultés avec « Rosie », tout se mêle intimement à la création et à une activité diplomatique inspirante que favorise Philippe Berthelot, ange gardien du Quai dOrsay et admirateur de lœuvre. En poste en Allemagne, Claudel pourra ainsi préparer en 1913 à Hellerau les représentations de LAnnonce faite à Marie. Après une mission économique à Rome durant la Grande Guerre, il obtient un poste denvergure : ministre de France au Brésil. Les pages consacrées à Rio brossent le portrait du poète en économiste de talent. Son goût pour les affaires est réel, il aime, selon sa propre expression, « barboter en pleine matière ». Lœuvre économique se poursuit au Japon où il est nommé ambassadeur. En prophète de la mondialisation, il a le projet dassocier des Japonais au conseil dadministration de Renault. Sa vision du monde tient en un seul mot : léchange entre les peuples. Cest lui qui, dans lentre-deux-guerres, proposa une politique daccords industriels avec lAllemagne que suivirent Briand et Leger. Léchange, cest aussi le commerce des idées. La biographie ouvre laccès au vaste réseau claudélien, à travers, entre autres, ses correspondances avec Massignon, Maritain, et bien sûr Gide, ou sa collaboration avec les artistes, comme le compositeur Darius Milhaud. « On a tort de ne pas 226associer le nom de Claudel aux Années folles », déclare son biographe. En 1925, le poète est effectivement une référence pour les acteurs de la modernité.

Ambassadeur à Washington en 1927, Claudel affirme son action sur le monde, en tant queuropéiste convaincu. La biographie rend hommage à son rôle dans la gestion de la dette entre les USA, la France et lAllemagne. En coulisse, il conseille Briand qui défend à la SDN le premier projet de fédération du continent européen. Claude Pérez réévalue ainsi limportance de Claudel dans le processus historique de la construction européenne. Le biographe dégage ensuite les idées politiques de celui qui dénonce fermement le nazisme tout en soutenant Franco. Au-delà des contradictions, simpose une idée féconde : lalliance des démocraties (USA, France, Grande-Bretagne) autour dune harmonie économique, à laquelle le diplomate travaille en sous-main, même après sa retraite, dans son château de Brangues.

Les chapitres relatifs au régime de Pétain sont loccasion dune pertinente mise au point. Claudel a écrit les « Paroles au Maréchal » et a fait jouer LAnnonce faite à Marie à Vichy en différenciant le sauveur de Verdun des « crapules » qui lentourent. Tenant Claudel pour un résistant, ces mêmes « crapules » le mettront à lindex et le surveilleront. Le chapitre sappuie sur des sources neuves comme le Journal de guerre (Londres-Paris-Vichy-1939-1943) de Paul Morand, récemment paru. En citant des textes peu lus comme LÉvangile dIsaïe, Claude Pérez montre que Claudel fut lun des rares à avoir mesuré toute lampleur du génocide des Juifs, et ce, dès la programmation de la Solution finale. Sa voix, pleine dempathie, nous touche car elle décrit ce que fut précisément la destruction du peuple juif dans les « infatigables cheminées dAuschwitz ». « Quest-ce que cela veut dire ? », cette question que Claudel pose est une tentative pour réagir à la Shoah et au tragique de lHistoire. Il soutient la fondation de lÉtat dIsraël et sengage en même temps en faveur dune Europe supranationale. Il approuve de Gaulle tout en se démarquant de sa politique de grandeur, trop nationaliste à ses yeux, et tout en appelant à lunité du bloc occidental. Lavenir lui donnera raison.

Cette biographie ne se limite pas pour autant aux idées politiques et économiques de Claudel. La vérité du poète est saisie à travers une œuvre qui absorbe la vie. Au Brésil, ou en Asie, Claudel vit et écrit « mélangé à la mer, à la montagne, à la forêt », comme il le dit lui-même. À Paris, dans les dernières années, on suit pas à pas lavènement dune esthétique théâtrale, au fil de la collaboration avec Jean-Louis Barrault. Lœuvre est-elle en mesure de résoudre le contradictoire ? La question est sous-jacente à cette biographie, comme le suggère Claude Pérez quand il décrit, à propos de ses commentaires de la Bible, « lesprit de celui qui chaque matin vient sasseoir à sa table pour déposer sur le papier, dans la plus belle langue qui soit – pleine, ample, somptueuse et bonhomme, enthousiaste et secrètement désolée – le commentaire interminable ». Ainsi se déploie une vie de diplomate visionnaire, dominée par un impérieux besoin décrire.

Gil Charbonnier

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Jean-François Poisson-Gueffier, Paul Claudel et le Moyen Âge. Paris, Honoré Champion, « Poétiques et Esthétiques xxe-xxie siècles », 2022. Un vol. de 184 p.

Le but de Jean-François Poisson-Gueffier est de montrer comment Paul Claudel « repense perpétuellement larticulation du Moyen Âge et de la modernité » (p. 127). Louvrage est divisé en trois chapitres : « Penser », « Écrire », « Repenser », titres dont on ne comprend pas toujours le bien-fondé.

Dans le premier chapitre, lauteur se livre à un examen rigoureux des lectures médiévales chrétiennes de lécrivain. « Claudel ayant multiplié les lectures théologiques, la parenté de sa pensée et de celle des médiévaux atteste un fond doctrinal commun, partant une vision du monde partagée. Une communauté de pensée se forme ainsi, par-delà les siècles » (p. 45). Claudel est en effet un grand lecteur de Guillaume de Saint-Thierry (il est montré pertinemment que Claudel emploie les termes dAnimus et dAnima de façon inversée par rapport au moine cistercien), de Saint Bonaventure, dIsidore de Séville. Le poète trouve chez lévêque de Séville quil cite à plusieurs reprises, notamment les Etymologiae, une conception analogue à la sienne de létymologie, conception intuitive, subjective, susceptible détablir des rapports nouveaux entre les choses. Il établit souvent une analogie entre la lettre, sa forme et son sens, ce que lauteur interprète comme la rémanence du monde médiéval. Cest aussi, il ne faudrait pas loublier, linfluence de son intérêt pour les caractères chinois où le sens et la forme de chaque caractère, constitué déléments figuratifs, sont intrinsèquement liés. Lauteur souligne le fait que cest parce que « le poète semble trouver dans le Moyen Âge un ordonnancement de la pensée en adéquation avec sa foi » (p. 42) quil était considéré par certains de ses contemporains, notamment lors de la création de LAnnonce faite àMarie en 1912, avec un profond mépris comme un homme du Moyen Âge et comme « un génie catholique », jugement quil invalide à juste titre. Il aurait convenu de rappeler quun tel jugement na plus cours aujourdhui. En effet, depuis la création par Antoine Vitez du Soulier de satin au Festival dAvignon, le regard porté sur le théâtre de Claudel, dont la dramaturgie est désormais considérée comme très en avance sur son temps, a profondément changé.

Claudel partage avec les médiévaux une vision symbolique du monde. Il reprend le modèle des allégories courtoises du Roman de la Rose dans Le Livre de Christophe Colomb et dans Jeanne dArcau bûcher avec une visée hagiographique et satirique. Étudiant la pantomime des colombes qui constitue les scènes vii à ix de la première partie du Livre de Christophe Colomb, Jean-François Poisson-Gueffier montre que Claudel recourt au voile de lallégorie comme cétait le cas dans des ouvrages comme la Fiction du Lyon dEustache Deschamps qui représente à travers des allégories animalières des réalités politiques.

Ce qui caractérise également le rapport de Claudel au Moyen Âge, cest quil accorde une grande importance au monde paysan, au personnage du « vilain », ignoré par tous les autres écrivains qui, sinspirant du Moyen Âge, ne sintéressent quà lunivers aristocratique, celui des romans courtois, car pour lui, le monde médiéval constitue une unité. Il aurait fallu rappeler aussi que son intérêt pour le monde rural provient du fait quil a passé son enfance en milieu paysan dans son cher Tardenois qui sert de cadre à La Jeune Fille Violaine, sa pièce préférée.

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Le deuxième chapitre, où lauteur recherche dans la récurrence de figures et de structures ce qui constitue lessence même du Moyen Âge claudélien, ce quil appelle, reprenant une expression de Charles Mauron, son « mythe personnel », est de loin le plus intéressant. Létude des grandes figures, historiques ou mythiques, de Christophe Colomb, de Jeanne dArc, de saint Brendan, de Tristan et de Roland, est précise et érudite. Jeanne dArc est une des figures maîtresses de limaginaire claudélien, souvent associée à Rimbaud dont la vocation, selon lécrivain, est aussi réponse à une voix. « Le poète et la sainte, chacun dans son ordre, incarnent une pureté hors du monde et qui tend au monde le miroir de sa propre dépravation » (p. 68). Quant à Jeanne dArc et Christophe Colomb, ils ont bien des traits communs, puisque, lun comme lautre, ils sont à lorigine de la réunion du monde. « Jeanne dArc et Christophe Colomb incarnent la polarité de la terre et de la mer, sous légide favorable du Ciel. Le héros et la sainte accomplissent lœuvre dunification de terres jusqualors segmentées : la terra incognita, cachée depuis la fondation du monde est désormais unie aux terres chrétiennes ; le royaume de France, dont lautorité légitime est conférée au vrai roi le 17 juillet 1429 » (p. 71). Pour Claudel, les deux figures de Christophe Colomb et de Saint Brendan sont, elles aussi, liées car le voyage mystique du saint irlandais « fournit un modèle mythique qui élève la traversée de lAtlantique au rang de voyage spirituel inspiré par lenthousiasme » (p. 74). Quant à la figure de Tristan, que Claudel connaît surtout par Wagner, il est pour lui limage du désir charnel mais aussi une aspiration à un au-delà du désir, thématique qui est celle de Partage de midi. La figure de Roland apparaît de loin en loin sous la plume de Claudel, quil soit fait mention de son épée ou de sa mort, passage particulièrement apprécié par lécrivain car il est lexpression dun merveilleux chrétien, le seul merveilleux médiéval auquel sintéresse Claudel, à la différence là encore des autres écrivains qui ne trouvent leur inspiration que dans le merveilleux païen.

Lauteur relève aussi certaines réminiscences médiévales dans lœuvre de Claudel. Sil est pertinent de rapprocher le portrait de Strombo dans LEndormie de celui de lépouse dAdam dans le Jeu de la Feuillée, en revanche, le rapprochement établi entre la Queste del saint Graal et Le Repos du septième jour semble quelque peu forcé. Ce nest pas parce que les diables parlent aux hommes, parce que les morts investissent lespace des vivants comme cest le cas dans certains textes médiévaux quon peut rapprocher les deux œuvres, dautant que linfluence de la Chine est ici manifeste ; Claudel écrit Le Repos du septième jour alors quil découvre une Chine hantée par la présence et par la peur des morts.

Lauteur montre ensuite comment Paul Claudel use, avec une totale liberté, de la plasticité que permettent les formes dramatiques médiévales, vu labsence de toute codification générique, le mystère pour LAnnonce faite à Marie, la moralité pour LHomme et son désir et pour LHistoire de Tobie et de Sara.

Cest à létude des motifs médiévaux que sattache enfin Jean-François Poisson-Gueffier, montrant que Claudel les utilise avec la même liberté. Dans La Danse des morts, la danse macabre, loin de susciter leffroi, est promesse despérance dans une autre vie. La présence de la fête de lâne dans Jeanne dArc au bûcher, évoquée avec précision dans le Chœur de lâne à la scène iv, dont Claudel pastiche textuellement certains passages (« Asinus / Pulcher et fortissimus… »), lui permet de faire de façon burlesque la satire du pouvoir spirituel.

Le troisième chapitre, très bref (19 pages), na guère de raison dêtre car aucune idée véritablement nouvelle ny est apportée. Lauteur veut montrer que Paul 229Claudel tout à la fois « repense la modernité à travers le Moyen Âge » et « repense le Moyen Âge à travers la modernité », belles formules, mais un peu vides. On peut regretter un certain nombre de phrases creuses du type : le Moyen Âge claudélien « est moderne – plus moderne que lâge classique et le Romantisme – parce quil contient sous une autre forme des concepts familiers au poète, moderne parce quil préserve une part daltérité et démancipation des nomenclatures ultérieures. Moderne, enfin, parce que, pour Claudel, “rien ne compte que lœuvre et la plénitude décisive de lœuvre”. Au-delà des bornes de lhistoire et des frontières du genre, de la forme et du style » (p. 151). Certaines affirmations apparaissent gratuites, comme par exemple : Claudel « repense chaque élément de la représentation pour établir un continuum entre la sensibilité médiévale et la sensibilité du public pour lequel il écrit » (p. 140). Comment peut-on savoir quelle était la sensibilité médiévale ? Soupçonnera-t-on Claudel décrire pour se conformer aux attentes du public ?

On peut reprocher à lauteur de cet ouvrage de vouloir majorer limportance, indéniable certes, du Moyen Âge dans la création claudélienne. Cest ainsi quil écrit que le Moyen Âge « concentre une part essentielle des possibilités scénographiques explorées par Claudel ». Il ne faudrait pas oublier limportance quont eue pour lui le modèle du dithyrambe et celui du Nô, modèles mentionnés presque exclusivement en quatrième de couverture, ou les expériences scéniques dHellerau.

Marie-Claude Hubert

André Gide et la question coloniale. Correspondance avec Marcel de Coppet, 1924-1950. Édition établie par Hélène Baty-Delalande et Pierre Masson. Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2020. Un vol. de 240 p.

Si le nom de Marcel de Coppet, administrateur des colonies, reste connu des historiens et des amateurs de littérature, cest en raison du rôle quil a pu jouer dans le voyage dAndré Gide dans ce quon appelait alors lAEF (lAfrique équatoriale française), qui déboucha sur la publication du Voyage au Congo et du Retour du Tchad ainsi que sur la dénonciation par Gide des pratiques abusives des compagnies concessionnaires dans lAfrique coloniale. Cest en effet Coppet qui conseilla à Gide de solliciter une mission officielle auprès du ministère des colonies afin de pouvoir bénéficier de lassistance des postes administratifs lors de son voyage, et sa nomination à Fort-Archambault (NDjaména, lactuelle capitale du Tchad), fin juillet 1924, détermina le choix de litinéraire, puisquil sengageait à y accueillir les deux voyageurs, Gide et son compagnon Marc Allégret. Cest encore lui qui, au retour de Gide en France, lui apporta un soutien – au demeurant ambigu, au moins dans ses effets – dans le combat alors engagé, en lui conseillant notamment de concentrer ses attaques sur les compagnies concessionnaires tout en ménageant ladministration, ce qui explique le titre choisi pour cette correspondance, Gide et la question coloniale.

Mais Gide a commencé une relation amicale avec Marcel de Coppet dès 1920, soit quelques années avant son voyage et leurs premiers échanges épistolaires, par lintermédiaire de Roger Martin du Gard, dont Coppet était proche : cest alors la fascination pour lautre et pour lailleurs, en particulier pour lAfrique, mais aussi le goût pour la littérature – sans être écrivain, ce dernier a également traduit 230avec Gide le Conte de bonnes femmes du romancier anglais Arnold Bennet, pour la NRF – qui rapprochent les deux hommes. La figure ou le nom de Martin du Gard apparaît encore dune autre façon à larrière-plan de cette correspondance, dans la mesure où Coppet épousera finalement Christiane, la fille du prix Nobel de littérature 1937, de sorte que certaines des lettres recueillies dans cette correspondance ont été échangées par Gide avec les deux époux, voire avec la seule Christiane de Coppet.

Préparée par un binôme constitué par Hélène Baty-Delalande, spécialiste de Martin du Gard, et par Pierre Masson, qui a notamment édité ou dirigé plusieurs volumes de Gide dans la Pléiade, cette édition propose une introduction qui éclaire le contexte de cette amitié tout en cernant de manière précise les tenants et les aboutissants dun voyage en Afrique qui devait déboucher sur une croisade politique contre les compagnies concessionnaires, sinon contre le système colonial. Sans présenter un intérêt littéraire de premier plan (il y est assez peu question de littérature), cette correspondance constitue ainsi une pièce majeure à verser à un dossier qui continue à susciter lintérêt et les controverses chez les historiens et les spécialistes de littérature post-coloniale. Les 102 lettres recueillies et publiées dans cette correspondance étaient dispersées, conservées dans les Archives Marc Allégret, dans les Archives de la Fondation Catherine Gide ou encore à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, cependant quun certain nombre dentre elles avaient été reproduites dans la thèse de Momodou Lamin Sedat Jobe, « André Gide et lAfrique équatoriale française » (Grenoble, 1974). Cest donc un volume particulièrement utile que donnent Hélène Baty-Delalande et Pierre Masson, dont le travail éditorial rigoureux et précis mérite dêtre salué, comme doit être salué le choix davoir reproduit en annexe trois textes complémentaires, un « Rapport sur “les aspirations des indigènes” » (inédit, conservé dans les Archives de la Fondation Catherine Gide, qui fait suite à la tournée dinspections effectuée par Gide en AOF au début de lannée 1938), la préface de Gide au Chancre du Niger de Pierre Herbart (Gallimard, 1939) et un « Avant-propos à Présence africaine » (Présence africaine, no 1, novembre-décembre 1947, repris dans le BAAG, no 143-144, en octobre 2004). Ceux que cette question du rapport de Gide à la question coloniale intéresse verront donc dans ce très bon volume un complément utile aux travaux de Daniel Durosay et ne manqueront pas de la consulter en regard de la Correspondance André Gide – Arthur Fontaine (1899-1930) (éd. P. Masson et J.-M. Wittmann, BAAG, no 174-175, avril-juillet 2012, p. 139-217).

Jean-Michel Wittmann

L Espèce humaine et autres écrits des camps. Édition par Dominique Moncondhuy, avec la collaboration dHenriScepi et de MichèleRosellini. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2021. Un vol. de 1 612 p.

En février 1956, lors dune rencontre avec Alain Resnais, François Truffaut disait de Nuit et brouillard : « [c]est un film sublime dont il est très difficile de parler ; tout adjectif, tout jugement esthétique sont déplacés à propos de cette œuvre […] ». Cest donc un défi que de publier, dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade, onze 231« écrits des camps » rédigés par huit auteurs différents : David Rousset (LUnivers concentrationnaire), François Le Lionnais (La Peinture à Dora), Robert Antelme (LEspèce humaine), Jean Cayrol (De la mort à la vie, Nuit et Brouillard), Elie Wiesel (La Nuit), Piotr Rawicz (Le Sang du ciel), Charlotte Delbo (Auschwitz et après) et Jorge Semprun (LÉcriture ou la Vie). Après avoir co-dirigé, avec Daniel Dobbels, un numéro de La Licorne intitulé « Les Camps et la littérature : une littérature du xxe siècle » (2000), où intervenaient déjà les deux collaborateurs du volume (Henri Scepi et Michèle Rosellini), Dominique Moncondhuy, spécialiste de la littérature du xviie siècle, se replonge dans ce que Michael Rinn appelait le « corpus de la Shoah ».

Plusieurs critères, évoqués au fil de la préface, de lintroduction et des différentes notices, viennent justifier le choix du corpus : lattention donnée au temps ordinaire de la vie concentrationnaire plutôt quaux situations-limites ou aux actions héroïques ; linterrogation commune sur les moyens de dire lindicible – bien que les réponses divergent selon les cas – ; la prédilection partagée pour lironie et lhumour, absurde et/ou burlesque, de manière à révéler comme de biais le fonctionnement de la vie au camp ; le rapport intertextuel entre plusieurs écrits du corpus (LEspèce humaine dialoguant par exemple avec LUnivers concentrationnaire) ; la mise en retrait du sujet de lénonciation au profit dune collectivisation, voire dune universalisation, de lexpérience concentrationnaire. Le classement chronologique de ces différents écrits – en fonction des dates de publication, ce qui implique quAucun de nous ne reviendra de Charlotte Delbo, écrit dès 1946 mais publié en 1970, succède au Sang du ciel de Piotr Rawicz, écrit entre 1956 et 1957 mais paru en 1961 – révèle une transformation dans lécriture de la vie concentrationnaire, dune prédilection pour le témoignage à lambition dune véritable theoria historique, philosophique et politique en lien direct avec une réflexion sur les potentialités du langage dans la mise en récit de lexpérience vécue des camps. Le « regard rétrospectif » (p. xxxii) porté par Semprun à la fin du xxe siècle sur la littérature des camps fonctionne dès lors comme une bonne conclusion au parcours chronologique offert par le volume, des écrits pionniers de David Rousset et de Robert Antelme jusquà la prose poétique de Charlotte Delbo.

Lambition du volume est nettement celle dune canonisation littéraire dun corpus déjà largement reconnu pour sa valeur testimoniale – à lexception peut-être des écrits moins connus de François Le Lionnais dont on pourra (re)découvrir le court récit introspectif intitulé La Peinture à Dora. Cette ambition est visible dans lattention stylisticienne, générique, génétique et historienne qui unifie le regard critique porté sur les textes. Stylisticienne, car les contributeurs se révèlent souvent des observateurs avisés du ton des œuvres, notion encore négligée par la critique que Michèle Rosellini définit joliment comme une « notion commune à loralité et à la textualité » (p. 1443). Au fil des notices se dessine également une attention toute particulière accordée à la porosité générique des écrits repris dans le volume, ainsi quaux vifs débats suscités par le recours – ou non – à la fiction : si Jean Cayrol et Elie Wiesel refusaient denvisager les avantages heuristiques dune fiction sur la déportation, Semprun, lui, accordait sa primauté à la forme romanesque, à ses yeux la plus susceptible de passer à la postérité. À cet intérêt générique sajoute une attention génétique, particulièrement sensible dans les notices de Michèle Rosellini où lon trouve plusieurs analyses passionnantes, notamment sur limportance du rôle joué par Jérôme Lindon dans les réécritures 232successives de La Nuit dElie Wiesel (p. 1432 et sq.). Mais cest peut-être surtout une perspective dhistoire littéraire qui marque lensemble du volume, car les contributeurs reprennent à leur compte, en létendant à lensemble du corpus, lidée barthésienne selon laquelle les œuvres de Cayrol annonceraient les techniques littéraires du Nouveau Roman, invitant de la sorte à relire plusieurs des auteurs de la seconde moitié du siècle (Barthes, Sarraute, Beckett) à la lumière des enjeux que pose la mise en récit de lexpérience de la déportation. Inversement, certains choix opérés par les auteurs ici réédités se voient en partie justifiés par les tendances de lhistoire littéraire. Ainsi lévolution des modalités de lécriture de soi dans les années 1990 permet-elle de mieux comprendre certains traits métadiscursifs de LÉcriture ou la Vie.

Cet intérêt pour la littérarité des œuvres ne se fait cependant pas au détriment de leur dimension historique ou politique, les notices rappelant toujours avec précision la biographie de leur auteur. Il reste que lambition de démontrer que lensemble de ces écrits se détachent du témoignage conduit parfois à des réductions dommageables : les contributeurs tendent à voir la forme du témoignage comme un simple exercice de comptabilité exhaustive du réel, négligeant de la sorte le travail de mise en forme inhérent à toute écriture de soi, voire excluant la possibilité même dune littérarité du témoignage (« Face aux limites des témoignages, la littérature nest pas une option, mais une nécessité », p. 1373 ; « Dans cette obligation de témoigner, il [Wiesel] sest néanmoins accordé un espace de liberté pour le travail littéraire de lécriture », p. 1443). Les travaux de Catherine Coquio, étonnamment peu cités, auraient permis de complexifier lusage de la notion ou en tout cas de ne pas sen servir comme le faire-valoir du travail langagier à lœuvre dans ces « écrits des camps ».

De ce sous-titre, il convient aussi de dire un mot, en revenant, dabord, sur la mise en valeur du livre dAntelme, quelque peu déroutante puisquil ne sagit ni du premier ouvrage publié repris dans le volume – sa rédaction et sa publication succèdent à celles de LUnivers concentrationnaire, écrit par Rousset dès lété 1945 –, ni de lécrit le plus exemplaire de la littérature concentrationnaire ici rééditée : son absence totale de reconnaissance avant sa réédition de 1957, son caractère dhapax dans la vie dAntelme et son absolue discrétion singularisent louvrage sans justifier sa place à cet endroit stratégique du paratexte. Surtout, le titre paraît reléguer les autres textes du volume au second plan, ce qui contredit en partie lentreprise de canonisation proprement littéraire qui est celle de louvrage.

Quant au choix du sous-titre, si le terme large décrits offre sans doute lavantage denglober dans une seule formule toute la variété générique des contributions, il nest pour autant pas justifié comme tel dans lintroduction. Lusage du terme camp aurait également mérité quelques explications. Si la bibliographie procède à lajout de ladjectif nazi pour lune de ses rubriques (« Autres écrits (récits, fictions, théâtre…) sur les camps nazis »), le titre semble refuser de restreindre lextension du terme, peut-être pour révéler en creux la « dématérialisation du lieu » (Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka) à laquelle procèdent certains des auteurs du volume : à la suite de Rousset, qui sattachera à lutter contre toutes les formes de reproduction de ce quil appelait lunivers concentrationnaire, Cayrol parlera du Camp, avec une majuscule, insistant de la sorte sur le fait que ses écrits ne dénonçaient pas seulement le système concentrationnaire nazi mais bien le système concentrationnaire « en général » (p. 1411). Labsence de précision accordée à ce terme 233de camp conduit aussi à égaliser des expériences concentrationnaires relativement différentes : si la quasi-totalité des auteurs du volume (David Rousset, François Le Lionnais, Robert Antelme, Jean Cayrol, Charlotte Delbo, Jorge Semprun) ont été déportés en tant que prisonniers politiques, Elie Wiesel et Piotr Rawicz ont connu la déportation en raison de leur judéité, ce qui implique un transfert dans deux camps aux fonctionnements très différents – Buchenwald, dans le premier cas (à lexception de Jean Cayrol, déporté à Mauthausen) ; Auschwitz dans le second. Lexpérience de Charlotte Delbo, résistante emmenée à Auschwitz en janvier 1943, fait ici figure dexception, puisquelle appartient à un petit groupe de Françaises devenues des « témoins par effraction de ce quelles nauraient pas dû voir : lextermination des Juifs » (p. 1506-1507).

On constate dès lors une place prédominante accordée aux écrits de déportés politiques, qui aurait méritée dêtre brièvement commentée ou compensée (notamment par la publication des écrits dAnna Langfus, dont on peut regretter labsence) –, mais également un relatif effacement des conséquences de la judéité sur lécriture de lexpérience concentrationnaire, notée ici et là dans le volume : tel usage de lironie tragique chez Wiesel rapprochée dun « certain humour juif dEurope orientale » (p. 1442) ou tel recours chez Rawicz du « messianisme prophétique juif » (p. 1466). De manière générale, lexpression écrits des camps induit un flottement lié à lusage de la préposition. Soit le camp désigne lorigine de lécriture – cétait le sens de lexpression de Barthes dans « Jean Cayrol et ses romans » (1952) : « On sait doù vient explicitement cette œuvre : des camps de concentration » –, soit le camp désigne lobjet de lécriture. Dans ce dernier cas, on comprend effectivement moins pourquoi, comme a pu le souligner Philippe Mesnard, Le Sang du ciel de Rawicz est repris dans le volume, puisque, aux dires mêmes du rédacteur de la notice, « [l]expérience concentrationnaire dans ce récit est renvoyée à un hors-texte » (p. 1473). Par ailleurs, lintroduction justifie demblée la « perspective française et francophone » adoptée dans le choix du corpus, sous prétexte que « la réception de cette parole des rescapés sest avérée liée au contexte spécifique, notamment politique, de chaque pays au lendemain de la guerre et des décennies qui suivirent » (p. xxxi). Et il est vrai que le volume donne fort bien à lire lévolution de cette réception, de la saturation pour les écrits testimoniaux dans limmédiat après-guerre à labsence de public, notée par Lindon en 1982, en passant par lindifférence relative du public dans les années 1950, ce qui justifie les difficultés de François Mauriac à publier en France le texte dElie Wiesel. On aurait donc pu souhaiter que soit démontrée en introduction la spécificité française de cette réception, voire que le choix dun corpus exclusivement francophone soit aussi justifié par des critères de production.

Enfin, si lon peut relever de rares erreurs (sur la date de la mort de Georges Dudach, le mari de Charlotte Delbo, à la p. 1497, par exemple) ou maladresse (le recours aux seuls prénoms pour parler des femmes de la vie dAntelme, p. 1370), cette nouvelle édition demeure un outil de travail particulièrement utile. Elle offre ainsi lopportunité dapprofondir des dialogues intertextuels attendus (celui entre Rousset et Antelme) et dautres qui le sont moins (celui entre Le Lionnais et Cayrol), tout en esquissant plusieurs pistes de recherche intéressantes, comme lidée dune influence de la littérature de la Shoah sur le Nouveau Roman, et le rôle joué par Lindon dans cette généalogie.

Esther Demoulin

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Jeanyves Guérin, Littérature du politique au xxe siècle. De Paul Claudel à Jules Roy. Paris, Honoré Champion, « Littérature de notre siècle », 2020. Un vol. de 264 p.

Dans le présent ouvrage, Jeanyves Guérin revient à un thème qui lui est, cest peu de le dire, cher : les rapports entre littérature et politique. Proposant une série de lectures dœuvres décrivains français de la toute fin du xixe siècle aux années 1960, lauteur délivre à la fois un éclairage singulier sur chacune, une traversée historique de lévolution quelles dessinent au cours du xxe siècle, et une réflexion synchronique sur les enjeux et ambiguïtés du nouage du littéraire et du politique.

Dans sa préface intitulée « De la littérature engagée à une littérature du politique », Jeanyves Guérin fait davantage en effet quévoquer une trajectoire qui conduirait, de manière aussi linéaire quinéluctable, de lâge dor de lengagement sartrien au rejet, puis au dépassement de celui-ci. Il invite plutôt à réfléchir aux termes mêmes du débat et à revenir sur quelques idées reçues qui ont induit une représentation biaisée de la production littéraire de la période et la relégation dans lombre, quand ce nest pas la condamnation, de certains écrivains.

Première idée reçue : il ny aurait, et ny aurait eu, de littérature engagée quà gauche. « La littérature engagée », avance lauteur, « a été longtemps, pour lessentiel, réduite au corpus progressiste et la valeur attachée à lidéologie ». Cela sexplique par le contexte historique (guerre froide, décolonisation) mais aussi, dans le cas français qui intéresse ici lauteur, par le legs laissé par les intellectuels de gauche, Sartre en tête, pour qui lengagement réactionnaire et fasciste « interdi[sai]t le chef-dœuvre ». Or, et cest la deuxième idée reçue qui se voit égratignée, Jeanyves Guérin rappelle que, en son temps, le discours « doxique » de Sartre ne fut jamais « hégémonique », la république des lettres ne sétant pas, même après-guerre, pliée à laxiomatique du « politique dabord » : certains, à linstar de Paulhan, se sont battus pour que la qualité formelle des textes passe avant léventuel engagement politique de leurs auteurs (doù la renaissance, quelques années après la Libération, de Paul Morand, Jean Giono, Montherlant, dont on sait quelle importance ils auront ensuite pour les Hussards). Cest donc à un dépassement de lalternative ancienne « lart engagé vs lart pour lart » quappelle lauteur de La littérature du politique au xxe siècle, rappelant quune œuvre, comme celle de Proust par exemple, « peut être en prise sur son temps », « sans que son auteur renonce à son autonomie de créateur ».

Ce dépassement apparaît dautant plus nécessaire – et on touche là sans doute le cœur du propos de louvrage – quil demeurera toujours extrêmement difficile de savoir dans quel sens sengage un auteur ou, plus largement encore, quel sens politique lon peut attribuer, une fois pour toutes, à son œuvre. Non pas que le politique soit absent de certaines œuvres : au contraire, selon lauteur, dès quil y a un arrière-plan historique, « le politique est présent, partout ou çà et là dans une œuvre » ; non pas non plus que certains écrivains ne nourrissent leur œuvre dune intention, voire dun programme, politique précis. Mais pour un Aragon, dont lengagement partisan saute aux yeux dans Les Communistes, combien de Claudel, Anatole France ou Malraux dont les positions apparaissent, dans leurs textes en tout cas, moins aisément identifiables ? De fait, les deux catégories identificatoires 235que sont la droite et la gauche sont sans aucun doute « moins opératoires » dans le champ littéraire que dans le champ politique, et ce pour diverses raisons : tout dabord parce que le champ littéraire, « qui répugne à lantagonisme frontal », aura complexifié le cadre en introduisant un autre binôme, esthétique cette fois, composé des deux pôles de la tradition et de linnovation, qui est venu brouiller les pistes et redistribuer les cartes : cest ainsi qu« un écrivain réputé conservateur ou réactionnaire comme Claudel » aura été aussi « un inventeur génial », démentant ainsi lalternative proposée par Barthes entre « réalisme politique et lart pour lart » ; ensuite, parce que la définition même de ce qui est de gauche ou de droite évolue, faisant dautant glisser les positions des uns et des autres sur léchiquier politique (ce qui, du reste, justifie pleinement une étude de la réception des œuvres, dont la teneur politique est diversement appréciée selon les époques) ; enfin, parce que, selon Jeanyves Guérin, la littérature est avant tout ouverture à la complexité, introduisant du jeu dans les discours dogmatiques et les assertions idéologiques, refusant le manichéisme et les catégorisations.

Cest à cette complexité de la littérature que lauteur se veut attentif lorsquil sagit daborder les œuvres dans les douze chapitres qui suivent la préface. Convaincu, à linstar de Jacques Rancière, que « la littérature fait de la politique quand elle est littérature » et que donc le politique peut aussi être présent dans une œuvre qui ne saffiche pas comme politique et dont lauteur nest pas perçu comme un intellectuel, Jeanyves Guérin sest attaché à analyser les œuvres dun certain nombre d« écrivains-écrivains » (et non « écrivains-écrivants », pour reprendre la célèbre distinction barthésienne) : Tête dOr de Paul Claudel ; Les dieux ont soif dAnatole France ; La Condition humaine et LEspoir dAndré Malraux ; Antigone et LAlouette de Jean Anouilh ; Journal des années noires de Jean Guéhenno ; Les Mains sales de Jean-Paul Sartre ; Bande à part de Jacques Perret ; Les Racines du ciel de Romain Gary ; La Guerre dAlgérie de Jules Roy.

Ces œuvres qui, on laura noté, relèvent aussi bien du roman, de la pièce de théâtre que du journal ou du reportage, ont été écrites par des auteurs appartenant à diverses générations, dont la sensibilité politique couvre lensemble du spectre, tout autant quelle fait exploser les catégories toutes faites : difficile, par exemple, de voir dans Jacques Perret un anarchiste de droite, son goût pour la rébellion saccommodant fort bien de son royalisme, tandis quAnatole France aura été tout ensemble, mais pas en même temps, conspué par les surréalistes, salué par Maurras et objet dune tentative de récupération par le PCF cent ans après sa mort. Ce qui réunit les œuvres de ces auteurs, cest précisément, selon Jeanyves Guérin, le fait quelles se situent dans ce large entre-deux qui existe entre « le pur divertissement et la propagande », et quelles soient des œuvres ouvertes, traversées de tensions, qui autorisent, et ont autorisé, par les questions quelles posent (larticulation des moyens et des fins, les sources de légitimité du pouvoir, le rapport de lindividu au collectif, les enjeux de la r/Révolution) des lectures politiques diverses. Songeons par exemple à la fortune de Tête dOr, dabord reçue comme une pièce anarchiste dans les années 1890, puis, par certains en 1950 comme une pièce fasciste ; ou encore du livre de Romain Gary, Les Racines du ciel, un roman sur la décolonisation de 1956 considéré aujourdhui comme lune des premières fictions écologistes.

Si lon ne peut, dans le cadre de cette recension, rendre compte de la remarquable richesse de toutes les analyses proposées, on peut tout de même insister sur la finesse et la fécondité de la méthode employée. Celle-ci se situe au carrefour de 236lanalyse poétique proprement dite (avec une attention toute particulière aux jeux énonciatifs, à la place accordée au narrataire et à lintertextualité) et de lapproche historique, entendue au sens large et ouverte aux apports de lhistoire des idées et des sciences sociales : non seulement chaque œuvre est replacée dans son contexte culturel, politique, historique et dans la trajectoire, existentielle, intellectuelle et littéraire des auteurs, mais se voit interrogée depuis notre présent. Une part belle est également faite, comme on la évoqué précédemment, à létude des réceptions des œuvres, et tout particulièrement lorsquil sagit des pièces de théâtre, chaque nouvelle mise en scène se voulant une réactualisation, dans tous les sens du terme, de lœuvre. On insistera également sur la place importante accordée à des auteurs qui, pour des raisons diverses, ont été, sinon oubliés, du moins relégués dans lombre, quand bien même ils apportent des contributions précieuses à la mémoire de certains événements – Jean Guéhenno sur les heures sombres de lOccupation, Jules Roy sur ce quil fut lun des premiers à nommer la « guerre » dAlgérie, à une époque où lon parlait plus volontiers de « pacification » ou tout au plus « dévénements ». Ce geste de réhabilitation va de pair avec la relecture dœuvres canoniques comme Les Mains sales, dont Jeanyves Guérin souligne la forte charge anticommuniste, que Sartre aura cherché ensuite à désamorcer, ou LEspoir, que lauteur met en lien, de manière particulièrement stimulante, avec Hommage à la Catalogne de George Orwell.

Enfin, on peut souligner la liberté quoffre au lecteur la structure même de louvrage, à géométrie variable : liberté de suivre, chronologiquement, lordre des chapitres, dans une traversée du siècle, de ses idéologies et de ses contradictions, saisissante ; liberté de piocher un texte sur un auteur, une œuvre qui nous intéresseraient plus particulièrement ; liberté, enfin, de faire des liens entre les thèmes, les écrivains et les textes, de faire varier les figures comme dans un kaléidoscope. On pourra ainsi suivre la trajectoire dAnouilh dAntigone à LAlouette, interroger la manière dont Anatole France, Jean-Paul Sartre ou Romain Gary traitent, chacun à sa façon et dans des contextes divers, la question des moyens et des fins ; comment les écrivains diplomates, de Paul Claudel à Romain Gary, ont nourri leurs textes de leurs expériences ; comment le rapport au parti communiste se diffracte dans les œuvres de Jean-Paul Sartre, André Malraux et George Orwell ; comment lécrivain se dissocie de lintellectuel et du philosophe, quand bien même il chercherait, ailleurs, à les concilier. Chacun des chapitres éclaire ainsi les autres, et voit sa perspective encore élargie par la référence à dautres grandes figures du siècle, évoquées en arrière-fond : Mauriac, Bernanos, Aragon, Nizan… et bien sûr Camus. Sil nest pas spécifiquement question ici de lauteur de LÉtranger, Jeanyves Guérin layant beaucoup et décisivement étudié par ailleurs, son ombre plane néanmoins du début à la fin de ce livre, qui constitue autant une manière déclairer une séquence passionnante de lhistoire de la littérature française, quune façon denrichir la compréhension que lon peut se faire de la littérature – telle quelle sécrit, mais aussi et peut-être surtout telle quelle se lit – à lépreuve du politique.

Sylvie Servoise

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Perrine Coudurier, La Terreur dans la France littéraire des années 1950. 1945-1962. Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des xxe et xxie siècles », 2021. Un vol. de 786 p.

Cet ouvrage tiré dune thèse est de ces monuments dont lactuelle législation rend lérection impossible. Il sinscrit au confluent de lhistoire culturelle et de lhistoire littéraire. Lhistoire des intellectuels (Pascal Ory, Michel Winock, Tony Judt) et lhistoire politique de la Quatrième République (Jean-Pierre Rioux, Jacques Julliard) ne figurent pas parmi ses appuis. On note peu dévénements, de dates, pas de phases et donc de périodisation. La guerre froide et la décolonisation ne sont pas évoquées. Il est significatif quil y ait une hésitation dans le titre et le sous-titre. Le fil conducteur du livre est la vieille question métaphysique, éthique et politique du Mal telle que la repense toute une littérature fictionnelle et aussi factuelle ancrée dans lhistoire et ouverte sur les débats des philosophes. Les années noires ont vu le déchainement dun mal radical. Et la littérature et la philosophie sont au défi de le penser et de le dire. Perrine Coudurier sattache à la génération qui a émergé alors. De celle qui précède et que Sartre évacue dans Quest-ce que la littérature ?, elle garde principalement Jean Paulhan. Giraudoux est mort. Georges Duhamel, Roger Martin du Gard, Jules Romains, Jean Guéhenno sont devenus des hommes du passé. Cette génération, pour elle, va de Bataille né en 1897 à Michel Butor né en 1926. On y trouve aussi Sartre, Camus, Blanchot, Claude Simon et, moins présents, Roger Caillois, Raymond Queneau, Jean Cayrol. Lenquête sétend du procès de Nuremberg à celui dAdolf Eichmann. Ce qui ninterdit pas que soient convoqués des écrits majeurs des années 1930 et rappelées, sujet bien balisé, les embardées des surréalistes. On saluera demblée la hauteur de vues et la fermeté avec laquelle est conduite lentreprise. Louvrage comporte trois grands moments : la Terreur historique ; la terreur dans les lettres ; un nouveau roman antimoderne.

Le mot terreur a deux acceptions. Avec une majuscule, il renvoie à un événement historique, la répression exercée par les Jacobins en 1793-1794. Leffet de terreur produit par la guillotine vise à anéantir toute opposition. Lacception littérale est ensuite attachée aux États totalitaires. Après 1945, cest dabord la terreur nazie, terreur de guerre et terreur de persécution qui se manifeste dans les bombardements aveugles, les exécutions et déportations de masse. Camus et Hannah Arendt, longtemps méconnue en France, sont de ceux peu nombreux qui, en pleine guerre froide, sefforcent de penser aussi la terreur stalinienne. La guerre dAlgérie amène le premier à mener une réflexion sur lacte terroriste dont la justesse sera comprise plus tard. Sartre, Camus, Bataille sefforcent de représenter la terreur de guerre dans leurs fictions, Robert Antelme, David Rousset, Jean Cayrol la terreur de persécution dans les relations de leur expérience concentrationnaire. Freud et le Hegel de Kojève lus ou relus offrent un cadre herméneutique à ceux des écrivains dont la culture est philosophique tandis que lactualité de Kafka et la résurgence ambivalente de Sade offrent des intertextes, des miroirs, des modèles. Sur ce dernier sujet où les avis des auteurs qui sappellent Breton, Blanchot, Bataille, Camus, Beauvoir, divergent, lauteur apporte une solide mise au point.

Paulhan donne une acception métaphorique (ou figurée) à la notion dans Les Fleurs de Tarbes. Lessai publié en 1941 est inachevé, souvent cryptique et fourmille de paradoxes. Lopposition entre terroristes, les surréalistes étant principalement 238visés, et rhétoriqueurs est dautant moins nette que les notions de terreur et de rhétorique sont polysémiques. Les uns peuvent dailleurs rallier le camp des autres. Cest le rapport au langage, méfiance ou confiance, qui détermine les entreprises. Les lieux communs peuvent devenir la matière de slogans. Lobsession de loriginalité conduit à tous les excès. Au bout du compte, écrit Perrine Coudurier, « il sagit de revisiter la rhétorique et de nettoyer les clichés ». Le théoricien est dabord un linguiste. Paulhan nest pas ici le porte-parole dune NRF quil a dirigée de 1925 à 1940. Rhétoriqueurs et terroristes, modernes et antimodernes cohabitaient dans ses sommaires. Il a plus compté comme éminence grise que comme théoricien après 1945. Il a contribué à faire passer Giono, Céline et Montherlant dans lécurie Gallimard. Il soutient le Nouveau Roman (et le Nouveau Théâtre) contre Sartre dont il prise peu la conception de la littérature engagée et la dérive extrémiste. Mais il nintervient pas dans la querelle de LHomme révolté. Lépuration ayant trempé son anticommunisme, il joue la modernité contre le progressisme aux Cahiers de la Pléiade puis à LaNouvelle NRF, aux Éditions de Minuit et chez Gallimard. Ce nest pas un hasard si la majeure partie des œuvres dont il est question dans ce livre ont paru dans ces deux maisons, Cayrol et Barthes étant les exceptions. On sait que Paulhan moucha le second en 1955.

Perrine Coudurier voit les années 1950 comme antimodernes (p. 61). Ou lassertion est imprudente ou cest lidée même dantimoderne (définie par la contre-révolution, le rejet des Lumières, le pessimisme, le péché originel, le sublime, la vitupération) qui fait problème. Seul Julien Benda voyait la littérature moderne comme un bloc. La génération étudiée ici est présentée comme homogène. Le mal était un hyperthème, une spécialité, si lon peut dire, des écrivains catholiques. Bernanos qui certes disparaît en 1948, Mauriac, qui sexprime plus en tant que journaliste que romancier, Julien Green, qui, lui, augmente son œuvre romanesque, sont étonnamment peu présents. Pour le second, le mal frappe non seulement des individus, mais aussi des collectivités. Malraux a terminé sa carrière de romancier mais dans ses écrits gaullistes, la question de la terreur est présente. On regrette quaient été écartés aussi Emmanuel Mounier, Albert Béguin et les personnalistes dont linfluence est considérable dans le premier après-guerre et qui se retrouvent à Esprit où écrit Cayrol. La question du mal est cardinale chez Audiberti jamais mentionné. Il est un autre grand absent dans ce vaste panorama : le parti communiste de la guerre froide qui jette le poids de son empire éditorial dans les débats. Bien quune citation de lui ouvre le livre, Aragon est furtivement nommé. Est rappelée lenquête dAction : « Faut-il brûler Kafka ? » Elle inaugure le procès stalinien de la littérature moderne. La place prise par le marxisme est pareillement minimisée. Les surréalistes sen sont détachés, Camus en esquisse une critique, Raymond Aron, réduit à un commentaire dArendt, la développe brillamment dans plusieurs livres et Sartre devenu compagnon de route sépuise à y plier sa philosophie existentielle.

« Terreur et rhétorique senchevêtrent » de même que « tradition et nouveauté » dans le Nouveau Roman dont Perrine Coudurier étudie longuement la première vague. Guilloux et Giono sont écartés comme des minores. Ses détracteurs progressistes ont accusé le Nouveau Roman dignorer lHistoire et dêtre dépolitisé. Les colloques de Cerisy ont radicalisé toute une doxa terroriste. Ces deux lectures ont mal vieilli. La guerre et le mal sont présents ici et là, chez Claude Simon dabord, mais pas « omniprésents » (p. 539) : des traces de lévénement sont 239allusives ou reléguées au second plan. Il y en a bien plus dans Le Jeu de patience et Le Hussard sur le toit. Les espaces clos, le château, les personnages loqueteux, on en trouve dans les fictions avant 1945. Lon peut repérer assurément quelques personnages lazaréens chez Simon qui joue avec les codes du roman historique. Robbe-Grillet, lui, joue avec ceux du roman policier. Le plus tacticien, le plus volubile des nouveaux romanciers se posait comme moderne. Le voici décrété antimoderne avec les autres auteurs du groupe. Antoine Compagnon ne sy était pas risqué. Les catégories, reconnaît Perrine Coudurier, fluctuent. Leur labilité exténue leur heuristicité. Que les avant-gardes aient tenu des discours terroristes est acquis. Les nouveaux romanciers, sauf des épigones, ont moins extravagué que les surréalistes. Peut-on parler de « structure terroriste » et de « lecture terroriste » (p. 538) et voir dans la contradiction un « principe terroriste » (p. 536) ? Ces syntagmes posent problème aujourdhui. La troisième partie de la somme perdrait peu sil était fait abstraction des notions raffinées dans Les Fleurs de Tarbes. Lessentiel est dans de belles analyses narratologiques. Lautrice conclut au caractère éminemment démocratique du Nouveau Roman. Son livre ouvre un débat qui mérite dêtre poursuivi.

Jeanyves Guérin

Anne Sennhauser, Devenirs du romanesque. Les écritures aventureuses de Jean Echenoz, Jean Rolin et Patrick Deville. Paris, Honoré Champion, « Littérature de notre siècle » 2019. Un vol. de 400 p.

Plus de trois ans se sont écoulés depuis la parution de cet essai quAnne Sennhauser a tiré de sa thèse, et le moins quon puisse dire, avec le recul, cest que cette étude a fortement contribué à infléchir létude des narrations contemporaines en portant une attention renouvelée aux formes et aux enjeux dun romanesque iconoclaste, qui se construit en dehors du roman. Dans le sillage des articles rassemblés dans Le Romanesque, volume dirigé par Gilles Declercq et Michel Murat (Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004) et dans la continuité du dossier « Le romanesque dans les fictions contemporaines » de la revue Temps zéro (2014), Anne Sennhauser interroge les mutations du romanesque contemporain dans les livres de trois romanciers qui ont délaissé lhorizon de la fiction « ludique », jouant volontiers de lhybridation virtuose des genres (polars, romans daventures), au profit décritures tournées vers le réel (historique, biographique) appelant une redéfinition de la catégorie de romanesque. Suivant les propositions dAline Mura-Brunel, Anne Sennhauser considère que le romanesque, tel quil est envisagé par Echenoz à partir dAu piano et dans les biographies qui suivent (Ravel, Courir, Des éclairs), par Deville de Pura Vida, Vie & mortde William Walker jusquà Kampuchéa ou par Rolin de La Clôture jusquau Ravissement de Britney Spears, associe moins « récit » et « idéal » quil ne concilie « récit » et « connaissance » sur le mode du tâtonnement et de lincertain. Or cette idée dun romanesque à valeur heuristique et critique na cessé depuis ces travaux fondateurs dintéresser les chercheurs, comme en témoignent les travaux de Morgane Kieffer (Le romanesque paradoxal : formes et usages contemporains de lesthétique romanesque chez Leslie Kaplan, Jean-Philippe Toussaint, Tanguy Viel et Christine Montalbetti, 2401982-2018), le colloque « La machine à histoires – périodisation, formes & usages des écritures romanesques contemporaines » (Université Paris Nanterre, mai 2019) organisé par Morgane Kieffer et Anne-Sophie Donnarieix, lessai de Laurent Demanze, Un nouvel âge de lenquête (Corti, 2019), qui relie romanesque et opacité dans les enquêtes dun Patrick Modiano ou dun Didier Blonde, ou encore le récent dossier de la revue Littérature que Florence de Chalonge et François Dussart consacrent à « lécriture romanesque » dAnnie Ernaux (juin 2022). Ces recherches, dont on peut lire également de nombreux échos dans la rubrique varia de la revue Romanesques (Classiques Garnier), rendent compte de cette « tension constitutive du romanesque contemporain » quobserve Anne Sennhauser, « entre déconstruction de la catégorie et réinvestissement du réel, entre fermeture du texte sur lui-même (effets dintertextualité, de mise en abyme) et ouverture sur un extérieur (référentiel, historique, biographique) qui le redéfinit ».

De cette tension, Anne Sennhauser tire une méthode qui savère particulièrement féconde pour lire ces livres à la croisée entre fiction et non-fiction. Lenjeu dépasse en effet les « écritures aventureuses » dEchenoz, Deville et Rolin, tant sont nombreuses aujourdhui les biographies romanesques, les reportages littéraires ou les enquêtes relevant de ces « romans daventure sans fiction » (Deville), comme le signale brièvement la conclusion de cet essai. Cette méthode concilie les ressources de la narratologie, de la rhétorique et de la pragmatique, sans négliger les apports de la philosophie contemporaine. Elle rend compte de façon toujours rigoureuse des circulations entre lécriture, la bibliothèque et les discours sociaux vis-à-vis desquels les trois écrivains prennent position, non suivant le modèle de lengagement, mais selon des formes de négociation, au sein des livres, entre le maintien dun « idéal de maîtrise » et la « conscience dune déprise » de la littérature dans un contexte de médiatisation et de fragilisation de la force transgressive attribuée à la figure de lécrivain. Sil est impossible de rendre compte ici de la richesse dune démonstration toujours très fine dans les analyses proposées, jaimerais mettre en lumière les pistes qui mont semblé les plus stimulantes pour létude des productions littéraires françaises contemporaines qui sinspirent directement ou indirectement des trois auteurs étudiés dans cet essai. Trois points forts retiendront mon attention : la redéfinition du romanesque comme manière de relancer la quête du sens ; lexploration du passé selon une visée heuristique, polémique et déceptive ; la reformulation dune politique de la littérature depuis des postures les plus « dégagées » a priori.

Dans une première partie, Anne Sennhauser mobilise les ressources de la narratologie pour étudier les détournements génériques à lœuvre chez les trois romanciers qui abandonnent le roman à intrigue bondissante au profit dun romanesque édulcoré (Echenoz), réduisant lintrigue à une attitude rêveuse, érudite (Deville), ou à une quête sans but précis (Rolin). Si ces livres sont toujours nourris dun romanesque hérité de la bibliothèque, notamment de la littérature daction, ils mettent au premier plan la conscience critique dun narrateur qui se plaît à miner la logique biographique en caricaturant les liens de causalité (Echenoz), à rompre avec la logique de la mise en intrigue en diluant laction (Rolin) ou en multipliant les sauts dans lespace-temps et les ruptures énonciatives au point de faire éclater les limites du récit (Deville). Passé au crible de lironie, le romanesque perd son autorité : les événements sérieux sont saisis sous langle du cocasse (Echenoz) ou du véniel (Deville) et la trajectoire du narrateur est envahie par la banalité 241(Rolin). Loin de fixer le sens de lexpérience des êtres et des choses suivant un idéal normatif préconçu, le romanesque saffirme au contraire comme un mode de déstabilisation du sens et dinquiétude des savoirs institués.

Cest ce que montrent exemplairement les dispositifs formels de ces « écritures exploratoires » étudiés dans une seconde partie sous langle des « revenances du passé ». Empruntant cette notion à Jean-François Hamel, Anne Sennhauser sattache à montrer comment les récits dEchenoz, Deville et Rolin se tournent vers lhistoire afin dinterroger la continuité « accidentée mais néanmoins active » entre le passé, le présent et lavenir. Pointant un mouvement dialectique entre errance exploratoire et vérités instables, Anne Sennhauser montre de façon convaincante comment lagencement des récits déploie un « mode de connaissance » qui trouble lordre des représentations pour faire advenir des vérités proprement littéraires. Attentifs au détail insignifiant, à ce qui fait incident – cest ici le romanesque de la notation, tel quil est défini par Barthes qui est mis en évidence –, Echenoz, Deville et Rolin, lecteurs de Perec, réfléchissent le passé depuis ses signes emblématiques, ses objets, ses lieux ou ses événements infra-ordinaires. Cette sémiologie du détail va de pair avec une mise à distance critique des discours généralisants ou des représentations officielles de lhistoire (discours commémoratif, patrimonialisation). Chez Jean Echenoz, lironie tourne en dérision lexploitation idéologique de lhistoire. Vidés de leur charge pathétique, les événements sont ressaisis de manière fragmentaire et volontairement artificielle. Dans les livres de Jean Rolin, la critique des discours militants, des approches sociologiques ou sensationnalistes met en valeur un refus de la falsification des événements tout comme elle figure la difficulté à identifier la vérité historique. Chez Patrick Deville, ce sont les fragilités de la mémoire et les oublis qui sont accentués. Face à la crise de transmission du passé, les auteurs privilégient une approche géographique de lhistoire, articulant la déambulation à la rétrospection. Lintérêt pour les objets du quotidien (Echenoz), pour lexpérience du terrain (Rolin) ou pour la dérive géographique (Deville) problématise laccès au réel, opposant à lhistoriographie édifiante un sens de la provocation mais aussi les signes de vulnérabilité de narrateurs qui peinent à ou refusent de mettre en ordre lexpérience chaotique de lhistoire. Pensée depuis ses failles, lhistoire sécrit suivant une perspective tragique – définie à partir des réflexions de Clément Rosset sur la raideur du temps tragique – puisquelle sécrète sa propre perte à linsu de ses acteurs. Dans les livres de Jean Echenoz, lhistoire se révèle dans une dynamique qui abîme brutalement les individus. Les corps des sujets biographiés, touchés par une infirmité graduelle et dévastatrice, disent de manière oblique les dérèglements de lhistoire. Chez Jean Rolin, la dramatisation des images – images de la ville, des faits divers, notamment – figure les violences de lhistoire et le vertige qui affecte un narrateur qui peine à discerner une vérité dans un monde aux contours flottants. Quant à Patrick Deville, il élabore une fresque aussi fantasmatique que chaotique, marquée par la tension entre « vision satellitaire » et « vision fragmentaire » de lhistoire. Valorisant les coïncidences, Deville fait ressortir la disproportion entre les causes minimes et les grands effets, usant du télescopage des événements pour faire ressortir loscillation entre le grandiose et le dérisoire qui caractérise les vies épiques des révolutionnaires.

Larticulation entre le texte et ses dehors – les représentations sociales sapées par ces « poétiques teintées de dandysme » – trouve son point culminant dans la troisième et dernière partie (« Politiques du romanesque ») qui sintéresse à la 242« posture » (Jérôme Meizoz) de ces écrivains telle quelle se donne à lire dans lethos construit dans les livres. Létude approfondie des personnages et des narrateurs de ces récits, figures de doubles, de repoussoirs ou de masques de ces écrivains, met ainsi en lumière une certaine idée de la littérature qui fait la part belle à la désinvolture de lillusionniste, à lhéroïsme dérisoire ou à la clownerie mélancolique de lamateur. Loin de lautorité prêtée à lécrivain engagé dans une cause, ces postures fantasques sont interprétées comme autant de réinvestissements politiques de la narration. Sappuyant sur la notion de « contre-scénarisation » forgée par Yves Citton, qui voit dans la littérature une façon dopposer dautres récits possibles, pluriels, contradictoires, aux dogmes du présent, Anne Sennhauser défend lidée que les récits dEchenoz, Rolin et Deville opposent au risque duniformisation, deffacement ou de récupération qui fragilise lexpérience littéraire des écritures distanciées, anachroniques et douteuses au sens où elles interrogent et amènent le lecteur à douter.

Toujours élégante et parfaitement informée, la prose de cet essai frappe par la maîtrise des œuvres des auteurs abordés mais aussi par la hauteur de vue des conclusions formulées. Car ce que met au jour Anne Sennhauser, cest une forme composite du romanesque contemporain, oscillant entre sa définition usuelle – le romanesque comme répertoires de motifs empruntés à la bibliothèque, exerçant un pouvoir de fascination – et une redéfinition plus hétérodoxe, témoignant de la plasticité dune catégorie réfractant les modes de pensée, les idéaux ou les normes de lépoque qui en ravive les formes et les usages. Travaillé par lironie et le sens du tragique, le romanesque dEchenoz, Rolin et Deville touche moins par son potentiel critique que pour sa façon de suspendre les significations. Aimanté par la passion pour le petit fait vrai, ce romanesque ne soppose pas à la réalité par son invraisemblance, mais apparait au contraire comme une composante à part entière du réel. Lexpérience intense et donnée pour vraie serait-elle paradoxalement le nouvel idéal du romanesque ? Cette question se pose à la lecture de cet essai. En marge du roman, ce « romanesque à force de réel » identifié par la critique paraît toujours extrêmement vivace dans les productions littéraires françaises actuelles : lœuvre dEmmanuel Carrère en offre un exemple éminent. Parce quil offre des pistes très précieuses à lanalyse et à linterprétation de ces textes génériquement et ontologiquement incertains, le livre dAnne Sennhauser constitue une référence incontournable pour qui veut prendre la mesure de ces « devenirs du romanesque » contemporain.

Aurélie Adler