In memoriam Hisayasu Nakagawa (1931-2017)
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’Histoire littéraire de la France
1 – 2018, 118e année, n° 1. varia - Author: Sumi (Yoichi)
- Pages: 249 to 256
- Journal: Journal of French Literary History
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In Memoriam
HISAYASU NAKAGAWA (1931-2017)
Voici un épisode qui reste gravé dans la mémoire de tous les membres de la Société japonaise d’étude du dix-huitième siècle réunis pour son Congrès annuel, qui se tenait dans la ville de Taketa, les 4 et 5 juin 1994.
Taketa est une petite ville du département d’Ôita, à Kyûshû. Au Japon comme ailleurs, les réunions scientifiques d’une certaine envergure ont toujours lieu dans les locaux d’une université où enseignent deux ou trois membres de la société. C’est à ces professeurs qu’incombent les préparatifs, pour lesquels une dizaine d’étudiants de leurs séminaires sont mobilisés. Mais Taketa étant dépourvue d’université, le congrès fut accueilli dans les bâtiments de la municipalité. Le maire en personne, de sa propre initiative, prit la direction des travaux d’aménagement et de préparation. C’est à un membre de la société, Hisayasu Nakagawa, qu’il fallait rendre grâce de l’heureuse tournure des événements. Cette figure de notre communauté, hélas décédée le 18 juin 2017, dont je vais présenter ici la vie et l’œuvre, aurait pu devenir un grand seigneur de cette charmante ville de province, si la grande Restauration de Meïji, en 1868, n’avait pas eu lieu, et si l’Ancien Régime féodal avait subsisté… Dernier survivant d’une lignée aujourd’hui éteinte (il était resté sans enfant), Nakagawa eut encore, dans les années 1990, le privilège d’être salué, à son arrivée à Taketa, d’un déférent « Otonosama » (notre seigneur) par un jeune chauffeur de taxi qui avait reconnu, dans les traits de ce client inconnu, le sosie parfait de son grand-père Hisatô Nakagawa, dont le portrait s’affichait partout dans les rues à chaque festivité locale, et s’offrait ainsi aux regards de tous les citoyens de la ville. Tous ceux qui eurent le bonheur de participer à ce Congrès de Taketa gardent le souvenir le plus vif, sans parler de la haute qualité des communications et des débats, du charme particulier que le maître de la ville (je veux bien sûr parler de Nakagawa) sut y faire régner par la profusion fastueuse des concerts, réceptions, dîners, promenades.
250Hisayasu Nakagawa était un vrai « seigneur ». Pas seulement ni essentiellement par la naissance, mais surtout en vertu du calme admirable qui baignait cette tête intérieurement ardente, de la dignité de ses allures, de la simplicité de ses paroles empreintes de la puissance de son intellect et de la force de sa foi : tout ce qui émanait de lui en imposait.
Vers 2007, il nous étonna une nouvelle fois, par la publication de son autobiographie entièrement écrite en français1. La gageure lui en avait été proposée par Sergueï Karp, son ami russe. Au fur et à mesure de la rédaction, affirmait-il, il avait peu à peu discerné les avantages de cette contrainte linguistique, jusqu’à l’assumer comme un choix délibéré, car le fait d’écrire en français lui avait permis d’introduire une distance critique par rapport au long parcours de sa vie passée. « Je rapporte, écrit-il, dans cette première publication nombre de vérités intérieures que je n’avais jamais confiées à personne2. » Nakagawa est pour ainsi dire un romancier qui a fait de sa vie un art, se servant des péripéties de ses rencontres ainsi que de ses lectures comme d’autant de ressorts de son récit.
Hisayasu Nakagawa naquit le 15 mars 1931, quarante-deuxième et ultime descendant d’une longue lignée seigneuriale dont l’origine remonte jusqu’à 1594. En 1871, alors que la Restauration de Meïji battait son plein, le domaine de la famille Nakagawa devint le district d’Oka, bientôt intégré au département d’Ôita. Le gouvernement conféra à son père son titre de noblesse en 1884. Mais une fois que ce dernier eut achevé son mandat à la Chambre des Pairs, la famille paternelle de Nakagawa se retrouva complètement ruinée. Nouvelle avanie en 1946, quand les Nakagawa devinrent des roturiers, selon les termes de la nouvelle Constitution promulguée le 3 novembre…
C’est à l’Université de Kyôto que la fréquentation assidue de la littérature des Lumières détermina la vocation de Nakagawa et cristallisa ses choix existentiels, bien qu’il fût attiré par d’autres horizons, particulièrement la philosophie occidentale. La suite de sa vie devait apporter sa pleine justification à un choix que personne n’eut lieu de regretter. Reçu boursier du gouvernement français en 1957, il se rendit à Paris et fréquenta, à partir de l’automne 1958, le séminaire de troisième cycle dirigé par Jean Fabre à la Sorbonne. Il préparait sa thèse sur l’œuvre dernière de Diderot, l’Essai sur Sénèque, longtemps négligé des chercheurs. Son travail consistait à établir une comparaison systématique des deux éditions de l’œuvre du philosophe, celle de 1778 et celle de 1782.
À son retour au Japon en 1961, il obtint un poste d’enseignant de franҫais à l’Université de Nagoya. Cette nouvelle carrière pédagogique ne lui enleva pas la force de continuer son travail sur les deux éditions de l’Essai sur Sénèque. C’est ainsi qu’il fit paraître, aux éditions Takeuchi-shoten à Tôkyo, les deux 251volumes issus de la première phase de sa recherche, sous la forme d’une édition de Denis Diderot, Essai sur Sénèque, texte comparé de l’édition de 1778 et de celle de 1782. Entre la publication du tome I en 1966, et celle du tome II en 1968, l’ouvrage avait déjà été couronné, en 1967, du prix « Tatsuno » de la Société japonaise de langue et littérature françaises3. Cette édition comparée allait fournir un outil de travail indispensable à tous les spécialistes de Diderot de par le monde, du moins avant que l’on puisse disposer du tome XXV des Œuvres complètes de Diderot chez Hermann, qui comprend l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, et qui vit le jour en 1986.
En 1971, après avoir travaillé dix ans à Nagoya, il passa à l’Université de Kyôto. Cette promotion décida Nakagawa à terminer la thèse qu’il avait quelque peu délaissée depuis son retour de Paris. C’est dans cet immense ouvrage publié chez Iwanami-shoten en 1980, L’Essai de Diderot sur Sénèque – Étude sur la structure d’une conscience : réflexion théorique, sensibilité et foi dans les deux éditions de l’Essai, que Nakagawa rassembla l’essentiel de ses réflexions non seulement sur la vie et l’œuvre de Diderot, mais encore sur la vie et la mort en général. En se penchant sur une œuvre qui fut pour son auteur un chant du cygne, Nakagawa semble accorder une plus grande attention au contexte existentiel où évoluait alors le philosophe, qu’à la lecture idéologique ou historique dont elle serait susceptible. Son étude du texte se fonde sur un projet qu’il attribue à Diderot : écrire une pièce de théâtre sur la mort de Socrate, précédé d’un traité de morale. L’Essai sur Sénèque se révèle dès lors comme un substitut de ce rêve irréalisable : Sénèque y a pris la place de Socrate, et le traité de morale, forme peu adéquate à la complexité humaine, a fait place à une écriture fragmentaire qui se développe en marge de l’apologie de Sénèque. L’Essai est aussi un testament. Diderot se fortifie dans sa foi en la postérité par le plaisir qu’il éprouve à se faire l’apologiste de Sénèque. Mais l’importance de l’apport de Nakagawa à la compréhension du texte tient à la rupture qu’il opère avec une perspective dominante qui tend à considérer l’Essai sur Sénèque comme une œuvre unique, immuable, sans tenir compte du changement de ton entre les deux éditions. Armé de sa belle édition critique parue en 1966, Nakagawa procède à une confrontation minutieuse des deux textes pour en dégager un grand nombre de points de divergence. Déçu par les événements politiques, qui le poussent à s’identifier davantage à Sénèque, son idole, Diderot se fait apologiste de soi-même dans la seconde édition. L’essentiel est pour lui de maintenir, en son for intérieur, la présence d’une église : la postérité. L’Essai sur Sénèque est pour ainsi dire une autobiographie déguisée4.
252En dépit de ses origines familiales et de sa brillante carrière5, ce jeune prince, dès l’âge tendre, aimait la solitude. Il était « formé comme une personne asociale, aimant le soliloque et l’état d’incognito6 ». En outre, un « sentiment de non-sens » vis-à-vis de sa propre existence ne cessait de le ronger, le poussant, à l’âge de vingt ans, et par deux fois, à tenter de se suicider. Ce double échec, auquel nous sommes redevables d’un bonheur intellectuel et humain irremplaçable, fit d’abord le sien, puisque c’est la rencontre avec Yôko, sa future épouse, qui lui permit de « repousser les séductions de la mort et de reprendre pied7 ». Le mariage ayant uni leurs jours, Yôko devint la partenaire idéale de ce jeune ténébreux. Elle l’accompagna partout, surtout à l’étranger, à l’occasion des colloques ou des congrès internationaux. Je me souviens que tous les collègues de Nakagawa étaient fascinés par l’allure naturelle et décontractée de Yôko, qui faisait preuve d’un esprit exceptionnellement émancipé produisant un joli contraste avec le préjugé répandu et tenace de la femme japonaise timide et effacée.
La grande passion de Nakagawa pour la lecture joua un rôle non négligeable pour exorciser les fantômes maléfiques. Vivant sous l’emprise d’un isolement total8, dévoré par un sentiment d’exil fatal, le jeune Nakagawa fut naturellement conduit vers la découverte d’un univers livresque éclectique, divisé en plusieurs pôles : la pensée et la littérature occidentale, représentée par Spinoza, Gœthe, Ibsen, Kierkegard, Nietzche, Sartre (et l’existentialisme), y côtoyait la littérature russe, l’histoire des sciences, et en même temps une série de philosophes et critiques japonais, tels Kitarô Nishida, Hideo Kobayashi, Takerô Doï, etc. Son existence propre ne pouvait consister qu’en lectures. « La concentration de mon esprit, écrit-il, sur les détails du texte, sans penser à rien d’autre, était un remède souverain à ma dépression9. » Le moment arriva où ce dévoreur de livres s’aperçut confusément de l’émergence de sa prédilection, de plus en plus nette, pour les Lumières franҫaises : Voltaire en fut l’initiateur, avant de céder définitivement sa prééminence à Diderot. Alors sonna l’heure du départ, et commenҫa une aventure intellectuelle au long cours.
Le grand travail de collationnement des deux textes de Diderot qu’il avait accompli mit Nakagawa sur la voie d’une méthode de recherches qu’il fit sienne et qu’il ne devait plus abandonner : le comparatisme, dont la révélation décisive lui vint à Paris, le soir du 24 octobre 1984, au premier étage du théâtre 253de l’Athénée, où Jacques Kraemer mettait en scène le deuxième dialogue du Rêve de d’Alembert, de Diderot. L’entretien de Mademoiselle Lespinasse et du docteur Bordeu au chevet de d’Alembert malade et somnolent, offre, on le sait, la matière d’une scène remplie d’allusions érotiques, et l’occasion d’un jeu de séduction dont Mademoiselle Lespinasse prend l’initiative. Nakagawa connaissait bien sûr le texte à la perfection, d’abord par ses deux traductions japonaises, et plus tard dans sa version originale. Mais la représentation théâtrale lui dévoilait peu à peu des sous-entendus érotiques qui lui avaient complètement échappé à la lecture du livre. Suis-je un faux spécialiste ? se demandait-il, angoissé. Il commença à sonder les raisons de son incompréhension et trouva la réponse dans la structure contrastée du système pronominal des deux langues, française et japonaise. Devant la scène de séduction jouée par Mademoiselle Lespinasse et le docteur Bordeu, le lecteur français débrouille immédiatement les insinuations sexuelles, car sa langue natale, littéralement égocentrique, ordonne tous les énoncés subjectifs au pronom personnel « je », qui transcende toutes les situations. Un tel dispositif a pour effet de rendre concevable toute sorte de relation entre deux interlocuteurs, y compris l’attitude provocante qu’adopte une jeune femme devant un médecin pourtant très au-dessus d’elle aussi bien par l’âge que par le rang. La langue japonaise, au contraire, possède une extraordinaire malléabilité qui permet au locuteur de changer à chaque instant son identité en choisissant, pour se désigner, un terme approprié au rapport social ou affectif qu’il entretient avec son interlocuteur. Cette adaptabilité circonstancielle est une des composantes fondamentales des rapports interindividuels au Japon. Les deux traducteurs japonais du Rêve s’y sont conformés en prenant le parti d’inscrire la scène qui nous occupe dans un cadre psychosociologique précis, mais erroné : une jeune femme sérieuse témoignant à un vieux savant de l’intérêt exclusivement scientifique qu’elle porte à sa conversation. Nakagawa tire de cette expérience une thèse qui emporte la conviction : « La pensée d’une personne est a priori déterminée par sa langue maternelle dans la mesure où ses formes originaires ne sont jamais remises en question. […] Toute langue a son présupposé non-dit. Le sujet du français, langue égocentrique, a un caractère de transcendance à la situation, tandis que le sujet du japonais, langue < lococentrique >, a un caractère d’immanence à toute situation10. »
De l’automne 1984 à l’été 1994, Nakagawa élabore sa méthode de lecture, qu’il appelle « lecture à double lumière », empruntant cette formule à la Lettre sur les aveugles de Diderot. Écoutons-le expliquer la belle métaphore : « Celle-ci [la métaphore] consistera d’une part en une lumière directe, émanant du franҫais, incapable de se réfléchir devant ses propres formes originaires, et d’autre part en une lumière indirecte, réfléchie au miroir du japonais et donc sensibilisée par la forme énonciative du japonais, différente de celle du franҫais. 254Ce détour permet à la lumière indirecte d’éclairer les zones non réfléchies et laissées dans l’ombre du français, à savoir les conditions nécessaires de toute énonciation française11. ». Aussi est-ce vers l’âge de cinquante-cinq ans qu’il découvrit sa méthode de travail propre, qu’il nomme également du terme de « comparatisme ». Rappelons que sa première publication était déjà un travail de comparaison des deux éditions de l’Essai sur Sénèque de Diderot. À partir de là, s’ouvre à lui une perspective infinie : l’interaction entre les philosophes des Lumières et les apologistes catholiques reçoit à ses yeux, et par ses yeux, un éclairage nouveau, car il a en sa possession les instruments qui lui permettent d’intégrer le siècle des Lumières à la longue tradition chrétienne de l’Europe. Selon Nakagawa, la position de l’athée Diderot n’est pas très éloignée de la tradition chrétienne, en ce qui touche à sa foi en la postérité. Les écrivains des Lumières vivaient au contact de chrétiens rationalistes, les uns et les autres ayant en partage la même problématique, celle du siècle.
L’intérêt que portait Nakagawa à la littérature apologétique du siècle des Lumières présentait une nouveauté fort séduisante dans ces années 1990, et la parution, en 1992, de son ouvrage Des Lumières et du comparatisme, fut accueillie par des comptes rendus très favorables12. Mais c’est surtout cette méthode du « double éclairage » qui allait déterminer sa contribution spécifique à la communauté internationale des chercheurs. Dès le début des années 1990, la carrière de Nakagawa connaît une puissante accélération, et sa production scientifique une véritable explosion. Il publie coup sur coup diverses études sur les écrivains apologétiques, Bergier, Chaumeix, Chaudon, sur l’empreinte du christianisme dans l’œuvre de Rousseau, des lectures croisées des écrivains des Lumières, des analyses des traductions japonaises confrontées aux textes français. Il écrit sur la langue et la culture du Japon, sur les réactions des intellectuels japonais au contact de la culture occidentale, etc. Ses travaux considérables, publiés en français par principe, s’articulent autour de deux pôles : son analyse des différences de points de vue prend appui sur une approche comparatiste et autobiographique.
Parallèlement, c’est dans sa critique acerbe de certaines mœurs ayant cours dans le milieu académique au Japon, que Nakagawa a donné toute la mesure de sa passion intellectuelle et de son éthique de chercheur. Il ne mâche pas ses mots à l’encontre de ses collègues japonais qui, notamment en sciences humaines, se montrent uniquement préoccupés de se forger une réputation à l’intérieur du pays, dans un « marché fermé ». Tout à leur vanité de servir de clairons aux maîtres à penser occidentaux, ils se complaisent à ajouter à leurs oracles des remarques personnelles assez indigentes, ou se contentent tout simplement de les traduire. Nakagawa fit profession de dénoncer ces « travers du Japon », et emprunta résolument le chemin opposé, désireux de 255sortir du « marché fermé » accaparé par les chantres de la pensée occidentale, et d’aller à la rencontre de ses collègues étrangers pour développer, à la faveur des colloques ou des réunions scientifiques, un échange fructueux de points de vue sur un pied de complète égalité. Nakagawa avait, me semble-t-il, une foi inébranlable en ce qu’il convient d’appeler la « République internationale des lettres ». Cette conviction explique la fréquence croissante de ses voyages outre-mer, où il poursuivait, sans jamais se séparer de Yôko, sa quête d’un lieu idéal de libre-échange ouvert aux chercheurs du monde. Ses dernières années se distinguèrent ainsi par une production en langue française de plus en plus abondante.
Cette ligne de vie fermement tracée se compléta, en 1999, d’un événement inopiné. Nakagawa reçut au Musée national de Kyôto, dont il était alors le directeur, la visite des hauts cadres de la NASDA (National Space Development Agency of Japan), l’agence spatiale japonaise, dédiée au développement des satellites d’application et des lanceurs associés13. Les dirigeants de la NASDA cherchaient un Japonais spécialisé dans le domaine des sciences humaines, et capable de poser les questions fondamentales sur le voyage spatial, d’un point de vue essentiellement humain. C’est ainsi que Nakagawa fut amené à donner une conférence en anglais à Berlin, le 7 juin 2001, intitulée « The human experience in space. A school to create true cosmopolitans14 ».
Son point de départ est un opuscule d ’ Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle (titre original : Zum ewigen Frieden. Ein philosophischer Entwurf). Le philosophe allemand, afin de favoriser la formation d’une union européenne destinée à transcender les différences politiques, géographiques et culturelles des pays qui la composeront, y formule les trois principes suivants : tous les membres de la société doivent jouir de la liberté, de l’égalité, et être placés sous la dépendance d’une législation commune et unique. Nakagawa a l’audace de transposer ce modèle kantien, essentiellement terrestre, à l’échelle cosmique. Les stations spatiales, aujourd’hui réservées exclusivement aux cosmonautes professionnels, devront, dans un futur plus ou moins proche, accueillir des passagers choisis parmi les citoyens ordinaires, et qui n’auront pas subi l’entraînement complet des astronautes. Or une proximité physique prolongée, dans un environnement resserré, est de nature à entraîner des tensions psychologiques qui peuvent facilement dégénérer en conflits ouverts. Nakagawa envisage de pallier ce risque très probable en ajoutant aux trois principes de Kant une quatrième condition : que les passagers astronautes soient choisis, « avec une égale considération, parmi toutes les nations et tous les peuples de la planète, sans distinction de statut social, de sexe, de race ou de religion ». Il 256suggère une série d’expériences extraterrestres pour déterminer les problèmes que la langue et les différences culturelles sont susceptibles de créer dans un environnement clos. « Et quel lieu, conclut-il, serait plus approprié pour envisager le futur de notre planète qu’une station spatiale internationale ? ».
Faut-il s’étonner de retrouver dans cette affirmation utopiste de Nakagawa le dernier avatar de sa méthode de « double lecture » ? La raison d’être et la condition de possibilité d’une paix durable ne résident-elles pas, en fin de compte, en un lieu propice à l’apprentissage mutuel, tel que les colloques internationaux peuvent en offrir le modèle ? Mais l’acte de lecture, réduit à sa plus simple expression, pourrait lui-même y pourvoir, dans la mesure où il implante le principe de diversité linguistique et culturelle dans la singularité des consciences individuelles, tournées précisément vers l’exercice du comparatisme à double lumière. De ce point de vue, le livre de Nakagawa, Mémoires d’un « moraliste passable », pourrait être considéré comme une sorte d’« autobiographie déguisée » à l’envers, pour la seule raison qu’il la rédigea entièrement en langue étrangère, à l’opposé de ses écrivains préférés, Rousseau et Stendhal, qui s’en étaient tenus à leur langue maternelle pour mener leur introspection. Pour le prince déshérité qu’est demeuré Nakagawa, le choix d’une langue étrangère est, à l’instar de la station spatiale internationale, à prendre comme l’expression d’un projet imaginaire, comme la représentation anticipée d’une réalité autre, d’une cité égalitaire, d’une société sans contrainte et sans armes…
Yoichi Sumi
1. Hisayasu Nakagawa, Mémoires d’un « moraliste passable ». Le pied gauche et la vie droite d’un professeur japonais. Centre international d’étude du xviiie siècle, Ferney-Voltaire, 2007.
2. Ibid., p. 9.
3. Ce livre est aujourd’hui épuisé, et même dans les catalogues de bouquinistes on n’en trouve aucune trace.
4. Ce paragraphe est tiré de mon compte rendu du livre de Nakagawa, publié dans la revue Dix-huitième siècle, no 15, 1983, p. 529.
5. Carrière : 1980 : Professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Kyôto ; 1992 : Doyen de la Faculté des Lettres de l’Université de Kyôto ; 1994 : Professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Kinki ; 1997 : Directeur du Musée national de Kyôto ; 2001 : Vice-président de l’Institut international des hautes études. Distinctions : 1985 : Officier des Palmes Académiques ; 1995 : membre de l’Académie du Japon ; 2004 : Chevalier de la Légion d’honneur.
6. Nakagawa, Mémoires, p. 47.
7. Ibid., p. 79.
8. « Ainsi, où que j’aille, j’étais l’<étranger>, et je peux dire sans trop d’exagération que, même aujourd’hui, et de plus en plus, je me sens déplacé partout où je me trouve » (ibid., p. 29-30).
9. Ibid., p. 76.
10. Ibid., p. 123.
11. Ibid., p. 125.
12. Ibid., p. 137-138.
13. La NASDA a fusionné en 2003 avec deux autres agences japonaises dans une agence spatiale unifiée, la JAXA (Japan Aerospace Exploration Agency).
14. C’est la version française du texte de cette conférence qui clôt son dernier grand recueil L’Esprit des Lumières en France et au Japon (Champion, 2015, p. 763-769).
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-07739-8
- EAN: 9782406077398
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07739-8.p.0249
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-15-2018
- Periodicity: Quarterly
- Language: French