Comptes rendus
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’Histoire littéraire de la France
1 – 2018, 118e année, n° 1. varia - Authors: Delvallée (Ellen), Tarrête (Alexandre), Gilby (Emma), Freidel (Nathalie), Picherot (Émilie), Charrier-Vozel (Marianne), Galleron (Ioana), Julian (Thibaut), Véron (Laélia), Estelmann (Frank), Segrestin (Marthe), Wolkenstein (Julie), Wittmann (Jean-Michel), Labadie (Aurore), Poirier (Jacques), Servoise (Sylvie), Watine (Marie-Albane)
- Pages: 211 to 248
- Journal: Journal of French Literary History
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
Paroles dégelées. Propos de l ’ Atelier xvi e siècle. Sous la direction d’Isabelle Garnier, Vân Dung Le Flanchec, Véronique Montagne, Anne Réach-Ngô, Marie-Claire Thomine, Trung Tran et Nora Viet. Paris, Classiques Garnier, « Études et essais sur la Renaissance » no 109, 2016. Un vol. de 800 p. (Xavier Bonnier)
Cahiers Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen Papers n o 10, « Isabelle de Charrière dans son contexte européen ». Utrecht, Genootschap Belle van Zuylen, 2015. Un vol. de 157 p. (Marianne Charrier-Vozel)
Writing the Great War / Comment écrire la Grande Guerre ? Francophone and Anglophone Poetics / Poétiques francophones et anglophones. Sous la direction de Nicolas Bianchi et Tobias Garfitt. Oxford, Peter Lang, 2017. Un vol. de 361 p. (Denis Pernot)
Gide ou l ’ identité en question. Sous la direction de Jean-Michel Wittmann. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne », 2017. Un vol. de 342 p. (Augustin Voegele)
Ce que le récit ne dit pas. Récits du secret, récits de l ’ insoluble. Sous la direction de Claire Colin et Claire Cornillon. Tours, Presses universitaires François-Rabelais, « Perspectives littéraires », 2015. Un vol. de 256 p. (Julie Wolkenstein)
David Claivaz, « Ovide veut parler ». Les négociations de Clément Marot traducteur.Genève, Droz, 2016. Un vol. de 376 p.
Ce livre, issu d’une thèse de doctorat, analyse la technique de Marot employée pour la traduction du Premier Livre de la Metamorphose d’Ovide. D. Claivaz situe cette composition dans les contextes de l’humanisme et de la poésie de cour avant 212de mettre au point une nouvelle méthode d’analyse de la traduction, qui s’avère particulièrement féconde.
Un premier chapitre démontre d’abord l’originalité du projet de Marot, qui est une invitation à retourner au texte source, par opposition à des lectures médiévales des Métamorphoses tendant souvent à la moralisation ou à la christianisation. Mais son projet n’est pas véritablement humaniste, en ce que les humanistes ne sont guère intéressés par le vernaculaire, sinon sous l’impulsion de François Ier. Le poète s’adresse donc avant tout à un public de cour.
Le chapitre suivant revient sur la place de la traduction du Premier livre dans la carrière de Marot. En tant qu’œuvre imprimée, elle se situe au point d’orgue de son activité éditoriale avant l’exil ; en tant qu’œuvre courtisane, elle est rédigée à un moment où François Ier s’éprend de Pétrarque et des traductions ; en tant qu’œuvre traduite, elle manifeste la connaissance non érudite mais réelle du latin par Marot, son apprentissage de la poésie à la cour, son usage rigoureux du français eu égard aux grammaires qui fleurissent alors. On regrette particulièrement dans ce chapitre que l’auteur n’ait pu s’appuyer sur les travaux de Guillaume Berthon pour étayer ses remarques.
Le troisième chapitre offre trois modèles de théorisation de la traduction postérieurs à Marot mais opératoires pour comprendre les enjeux de sa démarche. Dolet insiste d’une part sur les qualités littéraires d’une traduction, selon la nature des langues sources et cibles. Pour Du Bellay, en revanche, toute traduction fidèle est impossible, même s’il loue et pratique ailleurs cet exercice. Des théories plus récentes de Stephen Greenblatt ou d’Umberto Eco, enfin, accusent cette nécessaire trahison, mais envisagent la possibilité de lire la traduction de façon critique et littéraire. Si le traducteur est contraint à l’échelle du texte, il est libre à l’échelle de la phrase : Eco nomme cela la « négociation ».
Au terme de ce chapitre, se trouve justifiée la méthode d’analyse de D. Claivaz, reposant sur le découpage du texte source et du texte cible en unités de traductions, à l’échelle desquelles peuvent s’analyser les techniques employées par Marot. Le quatrième chapitre précise ce découpage et donne d’emblée quelques caractéristiques de la technique de Marot : respect de l’ordre des mots latins, déploiement de leurs connotations, attention portée à la rime et emploi du distique pour traduire un vers latin.
Un cinquième chapitre recense plus systématiquement les opérations effectuées par le traducteur sur les unités du texte d’Ovide : suppression, transformation, maintien ou ajout, que D. Claivaz étudie plus spécifiquement. Dialoguant avec des études existantes sur les traductions de Marot, il dépasse des conclusions parfois rapides ou univoques pour proposer un classement précis des ajouts et de leur fonction, tranchant de façon nuancée et même quantifiable la question de l’horacianisme ou du littéralisme de Marot, la primauté donnée aux idées ou aux mots dans cette traduction.
Le sixième chapitre est consacré à une étude de l’art de Marot en tant que traducteur. Il s’agit ici de prouver ou de récuser définitivement, à l’aide de cette nouvelle méthode d’analyse, les caractéristiques fréquemment prêtées à Marot pour louer son talent ou dénigrer sa culture. Sont ainsi examinés tour à tour sa clarté, son rapport à l’érudition (notamment au commentaire de Regius) ou à la syntaxe latine, et enfin sa part de créativité personnelle.
Le dernier chapitre met la nouvelle méthode de D. Claivaz et ses conclusions sur le Premier Livre à l’épreuve d’autres textes, qu’ils soient de Marot ou de ses 213successeurs. D. Claivaz montre que la technique de Marot évolue quelque peu entre le Second Livre de la Metamorphose, L’Histoire de Leander et de Hero et les psaumes d’une part, et les sonnets traduits de Pétrarque d’autre part, où le traducteur abandonne le distique pour le vers unique, le contraignant à des recompositions formelles ou à des transformations sémantiques. Les traductions en vers des Métamorphoses après Marot (Aneau, Habert et Corneille) révèlent que le texte d’Ovide s’est peu à peu alourdi de savoirs à intégrer dans la traduction, tandis que la langue cible se fait de plus en plus exigeante.
Cet ouvrage a donc le mérite de présenter une analyse fouillée de la poétique de traducteur de Marot, souvent délaissée par d’autres chercheurs au profit de l’étude de ses créations personnelles. Certains aspects de la poétique globale de Marot sont également réévalués. Par ailleurs, D. Claivaz met en lumière dans ses analyses un manuscrit d’offrande très peu étudié : le manuscrit Douce 117, renfermant une première version de la traduction du Premier Livre, offert par le poète à François Ier. Une édition de ce manuscrit est donnée en annexe de l’édition électronique de son ouvrage (que nous n’avons pu consulter). Mais là n’est pas le seul intérêt du travail de D. Claivaz. Ceux qui s’intéressent à l’héritage d’Ovide, à l’humanisme et au statut du vernaculaire dans la première moitié du siècle trouveront dans son ouvrage des synthèses allant bien au-delà de la seule figure de Marot. Enfin, D. Claivaz offre à tout chercheur confronté à une traduction une méthode d’analyse rigoureuse, appuyée en amont par des théories modernes et en aval par des démonstrations éloquentes sur le cas Marot. Une bibliographie de dix-neuf pages permet de prolonger la réflexion sur Marot et d’autres traducteurs d’Ovide, ou de penser la traduction avec des outils anciens ou récents.
Ellen Delvallée
Marie-Dominique Couzinet, Pierre Ramus et la critique du pédantisme. Philosophie, humanisme et culture scolaire au xvie siècle. Paris, Honoré Champion, 2015. Un vol. de 531 p.
Pierre de la Ramée, dit Ramus (1515-1572), occupe parmi les humanistes français une place particulière : lecteur d’éloquence et de philosophie au Collège royal à partir de 1551, il propose une synthèse de la rhétorique et de la dialectique qui concurrence Aristote grâce aux apports de Platon et de Cicéron. Sous la forme d’une pédagogie simplifiée étendue à l’ensemble des disciplines, le ramisme se diffuse partout en Europe. Même si l’enseignement de Ramus se déroule surtout en latin, il publie en 1555 une Dialectique en français, qui illustre sa volonté de promouvoir la philosophie en langue vernaculaire, dans le sillage de la Défense et illustration de la langue française de Du Bellay. Marie-Dominique Couzinet, spécialiste de la philosophie de la Renaissance et en particulier de l’œuvre de Jean Bodin, choisit ici de s’intéresser à la question des relations entre enseignement, humanisme et philosophie, telle qu’elle se pose à partir de la réception de l’œuvre de Ramus et des controverses qui l’ont entourée. La critique du « pédantisme » est au centre de sa réflexion : d’une part Ramus s’oppose à la scolastique aristotélicienne, dont les défenseurs font figures de pédants auprès des humanistes ; mais d’autre part aussi, les ennemis de Ramus tentent de le faire apparaître lui-même comme un nouveau pédant (ainsi plus tard Giordano Bruno dans ses dialogues). Face aux critiques qui le visent, Ramus s’applique à justifier sa démarche dans ses préfaces 214et ses discours. De même, dans les biographies qu’ils lui consacrent, ses disciples Johann Thomas Freige, Théophile de Banos et Nicolas de Nancel font l’éloge de sa vie et de sa philosophie. Marie-Dominique Couzinet prend en considération l’ensemble de ces textes, critiques ou plaidoyers, afin d’éclairer l’œuvre de Ramus par ses échos (p. 22). Ce faisant, l’auteur délaisse les aspects les plus techniques de l’œuvre de Ramus. En revanche, elle prend pleinement au sérieux la notion de « pédantisme », qui n’est pas seulement une invective polémique, mais aussi une notion qui pose des questions nouvelles : celle du rapport entre éloquence et philosophie, celle du rapport entre l’humanisme comme érudition et la philosophie comme création de concepts, celle enfin du rapport entre la constitution du savoir et sa divulgation par l’enseignement.
La première partie de l’étude interroge l’image de Ramus telle qu’elle est produite par l’historiographie du xxe siècle. En reposant sur la distinction exclusive des dimensions pédagogique et philosophique, les études sur Ramus ont en fait renoué avec la critique du pédantisme qui s’était développée à la fin du xvie siècle, et dont Ramus avait pu être la cible. L’auteur s’attache donc ensuite à comprendre la critique du pédantisme telle qu’elle a été formulée chez Montaigne, sans qu’elle soit alors dirigée contre Ramus. On la retrouve ensuite chez Bruno, qui n’hésite pas, quant à lui, à inclure Ramus parmi ses cibles. La deuxième partie de l’étude examine les Vies de Ramus écrites par ses disciples, Freige, Banos et surtout Nancel, qui ont pour point commun d’insister sur la dimension pédagogique de la vie du philosophe. La troisième partie s’attache à examiner trois questions spécifiques posées par la vie et l’œuvre de Ramus : en partant d’abord de la constatation que le pédant est d’abord un type comique, l’auteur considère la scène théâtrale et littéraire comme l’un des lieux privilégiés des polémiques qui ont entouré l’œuvre de Ramus ; un second moment est consacré à deux points importants de la doctrine ramiste : la conjonction entre philosophie et éloquence, et le primat de la pratique et de l’« usage » (« usus ») sur la théorie ; enfin, un troisième moment est consacré à la redistribution des domaines alloués aux différentes disciplines dans la pensée ramiste (dialectique, rhétorique, mathématique, éthique et politique). L’ouvrage est doté d’un index des noms propres et d’un index des notions, ainsi que d’une riche bibliographie, qui intègre une liste d’ouvrages du xvie siècle contenant des annotations manuscrites.
L’auteur discute avec précision les travaux des spécialistes de Ramus qui l’ont précédée (Walter Ong, Kees Meerhof, Nelly Bruyère, Philippe Desan, Peter Sharrat), et elle dialogue avec les grands historiens de l’humanisme (Eugenio Garin, Anthony Grafton, Lisa Jardine ou Cesare Vasoli). Cependant, sur certains points, comme sur la question clé de l’union de l’éloquence et de la philosophie, le dialogue avec les « littéraires », et en particulier avec les travaux des spécialistes de la culture rhétorique de la Renaissance (Marc Fumaroli ou Francis Goyet par exemple), mériterait d’être noué de manière plus approfondie. De même, si la présence de Montaigne dans ce panorama autour de la notion de pédantisme s’imposait, on regrette que l’abondante bibliographie critique sur la question de l’éducation (à propos du chapitre chapitre i, 25 mais aussi du chapitre i, 26, et des chapitres ii, 12 ou iii, 8 notamment) soit prise en compte de manière trop marginale ; en outre, il est dommage que la question des rapprochements possibles entre la pensée de Montaigne et celle de Ramus ne soit abordée que fugitivement (dans une note de la p. 65). Mais Marie-Dominique Couzinet ne cherche pas à présenter ici une somme 215exhaustive sur Ramus et sa philosophie, mais bien plutôt à proposer un essai qui articule de manière nouvelle sa pensée et son activité d’enseignant-philosophe. En utilisant des sources bibliographiques et archivistiques souvent délaissées (notes de lecture ou notes de cours), elle montre que c’est par son enseignement même que Ramus a le mieux répondu aux accusations de pédantisme, en proposant dans sa pratique pédagogique une mise en usage des catégories qu’il était nécessaire de distinguer dans l’exposé formel, mais qui trouvent leur efficacité dans la conjonction de la rhétorique et de la dialectique qui s’opère dans le temps du cours. Écrit dans une optique résolument philosophique, l’ouvrage ne sera pas sans fruit cependant pour les spécialistes de littérature. L’auteur prend pleinement en compte en effet la dimension littéraire des textes qu’elle interroge : les Vies de Ramus relèvent d’un genre alors en plein renouveau, celui des Vies des hommes illustres,et elles s’inscrivent à la fois dans le genre historique et dans la rhétorique encomiastique ; la scène théâtrale parisienne, et en particulier celle du théâtre des collèges, est présentée dans toute sa vivacité, parce qu’elle offre un terrain d’expression à la polémique anti-ramiste ; enfin le genre en plein renouveau du dialogue philosophique est longuement évoqué, puisqu’il est illustré par Giordano Bruno qui y trouve un vecteur efficace pour développer sa critique du pédantisme.
Alexandre Tarrête
Alexander Roose, La Curiosité de Montaigne. « Regardez dans vous, reconnoissez vous, tenez vous à vous ». Paris, Honoré Champion, 2015. Un vol. de 192 p.
La Renaissance est l’âge d’or de la curiosité dans tous les domaines : voyages et découvertes, progrès de l’observation et de l’expérience dans les sciences, développement des collections et des cabinets, étude de l’Homme dans toutes ses dimensions… Les Essais témoignent de manière éclatante de cette ouverture intellectuelle tous azimuts. Pourtant, on rencontre également sous la plume de Montaigne une condamnation de la vaine curiosité : « O que c’est un doux et mol chevet, et sain, que l’ignorance et l’incuriosité, à reposer une tête bien faite ! » (éd. Villey/Saulnier, III, 13, p. 1073). Le mérite du livre d’Alexander Roose est de replacer cette critique paradoxale dans la perspective du traité de Plutarque De la curiosité, dont la lecture par Montaigne n’est pas souvent étudiée. Le philosophe platonicien, que Montaigne lit assidûment dans la traduction française procurée par Amyot en 1572, propose de maîtriser la vaine curiosité, passion maladive et funeste, en la « détournant du dehors pour la ramener au-dedans », retrouvant ainsi le programme socratique inspiré de l’oracle delphique : « connais-toi toi-même » (maxime dont l’auteur nous rappelle qu’elle fut, avant Socrate, défendue aussi par Thalès). Cette leçon de Plutarque est le fil directeur de ce livre, qui nous propose d’y voir le programme suivi par Montaigne dans l’ensemble des Essais : « Regardez dans vous, reconnaissez-vous, tenez-vous à vous ; votre esprit et votre volonté, qui se consomme ailleurs, ramenez-la en soy » (éd. Villey/Saulnier, III, 9, p. 1001). La conversion du regard vers l’intériorité n’est d’ailleurs pas le seul remède proposé par Plutarque à ce « fléau de l’âme » qu’est la vaine curiosité : outre le « retour sur soi », il préconise également « l’étude de la nature et la lecture des livres d’histoire » (p. 139). En proie à une curiosité inextinguible, peut-être source d’angoisse (p. 30), Montaigne aurait ainsi cherché méthodiquement, dans 216l’exploration de soi ou du monde, une manière d’étancher sa soif de connaître en l’appliquant à des objets pleinement dignes d’intérêt.
Dans cet essai, Alexander Roose s’attaque à bien des thèmes séduisants : l’intérêt constant de Montaigne pour les monstres, les prodiges, la sorcellerie, le Nouveau Monde, les merveilles de la nature et plus largement pour toutes les manifestations étranges de l’esprit humain, dérèglements de l’âme en tout genre, folie ou cruauté. Son livre, enlevé et stimulant, souffre toutefois d’une méconnaissance assez systématique de la bibliographie antérieure, particulièrement abondante il est vrai sur les thèmes qu’il a choisi d’aborder. Sur la curiosité à la Renaissance, il existait déjà bien des travaux, collectifs ou monographiques : si l’auteur signale le recueil de 1986 dirigé par Jean Céard (La Curiosité à la Renaissance), il ignore en revanche le collectif dirigé par Nicole Jacques-Chaquin et Sophie Houdard (Curiosité et libido sciendi de la Renaissance aux Lumières, 1998), ou le Cahier V.-L. Saulnier dirigé par Frank Lestringant et Sabine du Crest sur Le Théâtre de la curiosité (2008), ou encore le livre de Neil Kenny consacré au mot « curiosité » et à son étymologie (Curiosity in Early Modern Europe, 1998), sans rien dire des études portant plus spécifiquement sur les cabinets de curiosités à l’époque considérée, qui auraient pu prolonger sa réflexion. Sur Montaigne lui-même, comment évoquer les « monstres et chimères » intérieurs sans dialoguer avec le livre de Fausta Garavini (Monstres et Chimères. Montaigne, le texte et le fantasme, 1994) ? Comment évoquer la cruauté sans parler du livre de Michael Quint (The Quality of Mercy, 1998) ? Mais c’est surtout ici le maître livre de Jean Céard, La Nature et les Prodiges (1977), à peine cité dans une note (p. 30), qu’il aurait fallu méditer davantage : on y aurait appris qu’il existe chez saint Augustin une approche ambivalente de la curiosité, certes critiquée comme un vice et une forme de voyeurisme dans les Confessions (ceci est bien noté p. 31), mais au contraire saluée comme une vertu dans la Cité de Dieu : car cette sainte curiosité permet à l’esprit humain de découvrir la diversité infinie du monde et de rendre grâce au Créateur. Les monstres apparaissent alors comme une leçon d’humilité adressée à l’esprit humain, impuissant à comprendre l’infinie diversité des formes créées par Dieu, et mesurant par là sa propre imperfection (la lecture si ferme et éclairante de Céard permettrait de compléter utilement les p. 34-35). Le retournement vers soi de la curiosité prend alors le sens non plus seulement d’une leçon de modération, mais celui quasiment mystique de la découverte d’un abîme intérieur : « Je n’ai vu monstre et miracle au monde, plus exprès que moi-même » (cette phrase clé, citée au début du chapitre 4, est déjà très bien commentée par Céard, p. 430). Faute de dialoguer avec les travaux antérieurs, l’auteur limite forcément l’intérêt de ce qu’il apporte. Ces lacunes fragilisent une réflexion pourtant stimulante et originale, notamment dans l’importance donnée à des sources de Montaigne d’ordinaire peu mise en avant comme Thalès et Plutarque, pour les antiques, ou encore Lopez de Gomara et Las Casas, pour les modernes. On regrettera aussi pour finir que le scepticisme ne soit pas assez présent dans le livre, et que la méthode plutarquienne de la maîtrise et de la réorientation de la curiosité vers de vrais objets ne soit pas assez mise en contraste avec l’éloge sceptique de l’incuriosité, que l’on peut aussi bien situer dans le sillage de Pyrrhon que dans celui de Nicolas de Cues.
Alexandre Tarrête
217Lancelot Voisin de La Popelinière, L’Histoire de France, tome II (1558-1560). Édition critique par Jean-Claude Laborie, Benoist Pierre et Pierre-Jean Souriac, avec la collaboration de Guilhem de Corbier, sous la direction de Denise Turrel. Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », no 555, 2016. Un vol. de 531 p.
Il s’agit ici du deuxième volume de L’Histoire de France (1581), le chef d’œuvre de La Popelinière, dont l’édition, menée par une équipe d’historiens et de littéraires dirigée par Denise Turrel, se poursuit depuis la parution du volume I, en 2011. Ce volume présente le texte des livres V et VI de L’Histoire de France, chacun précédé d’un sommaire. Une brève note introductive nous informe que l’auteur – ce n’est pas commun – a changé de prénom depuis la parution du premier volume ! En effet, le prénom qui avait cours dans la tradition historiographique (Henri) est désormais caduc, puisque Denise Turell a retrouvé au xixe siècle l’origine d’une confusion, que l’usage avait pérennisée depuis. Ne l’appelons donc plus Henri, mais bien Lancelot ! Son nom de famille reste heureusement inchangé (Voisin), ainsi que son nom de fief (La Popelinière). Malgré son titre, L’Histoire de France ne s’interdit pas de s’élargir parfois à l’actualité des principaux royaumes d’Europe ; elle traite même ici du Nouveau Monde, puisque le livre V commence par le récit de l’éphémère France Antarctique du Brésil, colonie fondée par Villegagnon en 1555, et annexée par les Portugais dix ans plus tard (d’où le concours apporté au début de ce volume par Jean-Claude Laborie, spécialiste du Brésil et de la littérature des voyages de la Renaissance). La Popelinière en profite pour décrire l’état de l’Amérique du Sud dans son entier, autour de 1558. Le récit se recentre ensuite sur les années 1558-1560, en France et en Europe. Parmi tant d’événements nationaux et internationaux qui y sont relatés, on y trouvera successivement : le mariage du dauphin François et de Marie Stuart, la guerre contre l’Espagne, le décès de Charles Quint, l’exécution d’Anne du Bourg, les origines de l’Église réformée, la mort d’Henri II, les persécutions contre les réformés, le mouvement des Malcontents ; puis le tumulte d’Amboise, la nomination de Michel de L’Hospital comme chancelier, l’édit de Romorantin, la guerre en Écosse, et enfin la mort de François II. Le récit procède de manière chronologique, à la manière des annales, mais ne s’interdit pas des retours en arrière synthétiques, comme ici sur dix ans d’expérience coloniale française au Brésil, ou un peu plus loin sur l’histoire de l’Église de France depuis les origines, nécessaire pour mieux comprendre le mouvement de Réforme qui la traverse désormais. Même s’il est engagé dans le camp réformé, La Popelinière s’efforce de donner un récit historique libre de tout engagement partisan, et en tout cas de toute polémique (« car l’historiographe comme neutre ne doit espouser le party d’aucun, ains simplement reciter ce qu’il a veu, sceu et leu de bonne part », VI, p. 200). Les éditeurs de ce volume s’appliquent donc à comparer méthodiquement le texte de l’historien avec celui de ses principales sources (Léry, Gandavo, Rabutin, La Place, La Planche…), pour apprécier l’effort de neutralité ou au moins de modération qui a en effet guidé sa plume. Une annotation soigneuse permet d’expliquer certains mots, et d’éclaircir les allusions historiques. Un index des noms de personnes, très précis, est donné à la fin. Cette édition contribuera à donner un meilleur accès à l’œuvre de l’un 218des artisans les plus notables du grand renouveau du genre historique que l’on observe en France à la fin du xvie siècle.
Alexandre Tarrête
Juste Lipse, La Constance. Édition de Jacqueline Lagrée, Paris, Classiques Garnier, 2016. Un vol. de 176 p.
Jacqueline Lagrée, spécialiste du néo-stoïcisme et de l’œuvre de Juste Lipse, avait déjà proposé en 1994, chez Vrin, une anthologie de différents extraits tirés des œuvres du philosophe néo-latin (Juste Lipse. La Restauration du stoïcisme). C’est cette fois une traduction intégrale du dialogue De Constantia, entièrement nouvelle et repensée, qu’elle propose au lecteur. Ce dialogue de consolation, composé en 1583, médite sur les malheurs privés et publics causés par les guerres de Religion et recherche auprès de Sénèque et des stoïciens les remèdes appropriés à ce temps de crise. Il s’agit du premier traité (et non du « seul », comme le laisse croire une coquille sur la quatrième de couverture) proprement philosophique de l’auteur. C’est aussi le plus littéraire : il devait être bientôt suivi par des œuvres plus techniques, en particulier le centon érudit des Politica (1589) et la Manuductio ad stoicam philosophiam (1604). Le De Constantia, comme les autres œuvres du philosophe de Louvain, fut largement diffusé en Europe, et médité par de grands écrivains français, parmi lesquels Montaigne, Guillaume Du Vair, Pierre Charron, Honoré d’Urfé, Jean-Pierre Camus, Jean-Louis Guez de Balzac, et bien d’autres encore. Il ne sera pas inutile aux spécialistes de littérature française de disposer d’une nouvelle traduction de ce texte de référence (la précédente datait de 1870). Une introduction très claire présente l’œuvre, ses sources et ses principaux apports. Les notes de bas de page proposent tous les éclaircissements nécessaires, en particulier philologiques, sémantiques et conceptuels. On regrettera seulement l’absence d’une bibliographie plus abondante, mais on la trouvera sans peine dans les autres livres de l’auteur.
Alexandre Tarrête
Delphine Reguig, Boileau poète. « De la voix et des yeux… ». Paris, Classiques Garnier, 2016. Un vol. de 386 p.
Que signifie être poète dans les années 1650-1710 ? En choisissant Boileau pour tenter de répondre à cette question, Delphine Reguig bouscule un paysage critique qui a toujours tendance à voir dans le « polissage » célèbre de l’Art poétique la marque d’un codificateur sec. Si elle s’attaque à l’œuvre de Boileau pour la libérer d’une lecture totalisante, elle ne se livre pas pour autant à une analyse simplement apologétique ou épidictique, approche qui n’aboutirait qu’à une autre forme de réification de l’auteur. Elle déplace totalement les enjeux d’une telle approche pour observer avec une extrême finesse que le succès et l’échec sont à la fois des préoccupations et des objets d’étude de Boileau lui-même : celui-ci « entre en poésie avec la claire conscience de la nature conflictuelle du champ poétique » (p. 21). C’est ainsi l’échec de l’épopée qui donne tout son sens au choix du genre de la satire, genre qui permet selon Boileau d’éviter la perte définitive de la « grande » parole poétique. En même temps, Boileau participe à un renouvellement de la 219notion même de la « grandeur », qu’il démarque de la grandiloquence (qui sera au contraire la quintessence du discours raté). Sa lecture du Pseudo-Longin, dont le Traité du sublime élabore le champ sémantique de la rencontre entre auteur, lecteur et discours, joue un rôle fondamental. Chez Boileau comme chez Longin, nul besoin de distinguer langue poétique et langue commune, pourvu que la parole – l’exercice de la langue en question – soit caractérisée par la puissance. « La petitesse énergique des paroles » de l’expression sublime (Réflexion X) trouve son sens dans la fustigation des petits genres mondains qui séduisent sans animer leurs lecteurs et dont l’énergie risque, selon Boileau, de se perdre en consommation triviale.
D. Reguig organise son livre autour d’une série d’« intraduisibles » qui ont donné lieu aux clichés critiques. Une première partie, « Régler les droits, et l’état d’Apollon » : Désigner la grandeur, s’ouvre sur la notion de « travail ». Chez Boileau, on est poète à proportion de l’intensité consacrée à l’effort de bien écrire. Mais cet effort ne se réduit pas à un artisanat dominé par ses répétitions attentives ou douloureuses. Comme le montre si bien D. Reguig, le travail de Boileau comprend l’impulsion libre et créatrice : la tâche du poète est de chercher une concordance fidèle entre son tempérament poétique (c’est-à-dire un ingenium nourri aux lettres), sa langue, et sa création. La rapidité ou la facilité, pour Boileau comme pour Horace désavouant Lucilius, est donc un défaut de conscience poétique, relevant des « purs jeux d’esprit » galants qui sont les modes d’expression d’une imposture littéraire (non sans ironie, D. Reguig nous montre un Boileau tout à fait conscient de ses propres postures et impostures). La « perfection » s’atteint lorsque le travail sur la langue produit un effet sur le lecteur ; la « raison » facilite non pas la législation rabat-joie mais plutôt la distance cognitive du poète à l’égard de sa propre pratique d’auteur et de critique. On est loin d’une conception intellectualiste de l’activité du poète : désigner l’horizon du « grand », c’est tracer la possibilité d’espérer dans l’épanouissement poétique, la révélation esthétique.
La deuxième partie, Se connaître poète : L’œuvre lointaine, poursuit cet analyse du je de l’auteur qui se livre à une observation réflexive constante. Les satires de Boileau ont cette spécificité que le vice n’est pas forcément opposé à la vertu mais, de manière privilégiée, à une conscience poétique engagée (ce qui situe L’Art poétique clairement dans la lignée des autres satires). Les vices que condamne la satire boilévienne sont des vices d’écriture : on ne peut pas comprendre la Satire dite des femmes sans reconnaître que la cible de Boileau est d’agresser les Modernes, Perrault en premier lieu : là encore, le texte « est un artefact, une représentation, où Boileau exalte de fait le pouvoir poétique de la littérature, pouvoir que, en tant que satirique, il s’arroge le droit de définir » (p. 268-269). Boileau s’engage à chaque reprise sur des propositions poétiques, et cette mise en scène de sa pratique permet à D. Reguig de nous signaler plusieurs échos à travers sa carrière. Elle insiste constamment sur le fait que le travail poétique de Boileau investit les genres pour les questionner : « art poétique et satire nourrissent le détour réflexif qui détermine l’ensemble de la production du poète » (p. 257). Par ailleurs, elle témoigne une attention fine à l’humour qui accompagne cette prise de distance, signalée par le jeu de mots et le pastiche constants. D’où l’éloge par Boileau des Lettres provinciales de Pascal, décrites dans une lettre à Antoine Arnauld de juin 1694 comme « le plus parfait ouvrage qui soit en notre langue. »
220En participant au renouvellement de l’interprétation critique des « classiques », D. Reguig propose non seulement une relecture approfondie de Boileau mais également l’analyse des obstacles à sa lisibilité comme poète. Sa recherche est menée avec une extrême prudence, avec verve, et avec une grande attention aux travaux de ses prédécesseurs. Ses notes de bas de page sont d’une richesse impressionnante, au point que l’on souhaiterait parfois leur intégration dans le texte principal. Elle réussit pleinement à nous montrer un Boileau poète pour qui penser la poésie et tenter de la faire s’avèrent deux activités indissociables.
Emma Gilby
Laure Depretto, Informer et raconter dans la Correspondance de Madame de Sévigné. Paris, Classiques Garnier, 2015. Un vol. de 461 p.
L’étude de Laure Depretto sur l’écriture du récit factuel dans la Correspondance de Mme de Sévigné est une monographie ambitieuse, qui donne suite à la floraison de travaux consacrés à l’épistolière depuis sa mise au programme du concours de l’agrégation en 2012. Exemplaire d’une nouvelle vague sévignéenne émancipée des débats sclérosants sur la littérarité des lettres, qui avaient conduit la précédente génération critique dans une impasse, elle revendique une « conversion du regard », notamment à travers le rejet de « la lecture affective suivie préconisée par Roger Duchêne » (p. 21). À partir du constat d’une « exception narrative » sévignéenne, sans pour autant tenir pour acquises les qualités de conteuse de l’épistolière, Laure Depretto propose une réflexion approfondie sur le traitement de l’information dans le cadre épistolaire et la fonction de « nouvelliste » assurée par Mme de Sévigné auprès de ses correspondants. La démarche repose d’une part sur un cadre théorique remarquablement fécond, qui sollicite tour à tour les approches socio-historiques, rhétoriques et narratologiques, d’autre part sur une pratique virtuose de la microlecture et de la lecture comparée qui autorise à porter un regard neuf y compris sur des passages d’anthologie, largement exploités par la critique.
Contestant la réduction de l’horizon de la Correspondance à une relation bipolaire entre mère et fille, Laure Depretto fait de la dimension de sociabilité de cette pratique d’écriture le premier axe de son enquête. Le cas de la lettre de nouvelle, dont les manuels épistolaires font déjà une « technique culturelle » (p. 38), offre un terrain particulièrement productif au questionnement systématique des sources, des modes de circulation et des usages de l’information dans les cercles fréquentés par Sévigné. Dans ces milieux où la connaissance de l’actualité constitue un signe de distinction et de reconnaissance, où les échanges fonctionnent selon une « semi-oralité », il existe bien plus d’une manière d’être nouvelliste. Ce dont témoignent quatre profils d’épistoliers impliqués dans la correspondance, avec qui Sévigné se partage la tâche informationnelle, entre collaboration et compétition. Complémentarité et concurrence, délégation et contestation sont à l’œuvre également dans l’éventail des « gestes informationnels » communs aux lettres et aux gazettes, soigneusement passés en revue. L’innovation ne réside pas seulement dans l’éclairage apporté aux lettres mais dans les stratégies mises en place afin d’appréhender la part invisible de ce corpus – relations perdues de Mme de Grignan, matériau épars inséré avec les lettres dans les « paquets ». Laure Depretto préfère l’étude de cas au relevé méthodique et procède par sondages dans le massif de 221la correspondance sans rechercher les effets d’exhaustivité. La lecture à la loupe de deux cas isolés d’autopsie, l’exécution de la Brinvilliers et la représentation d’Esther achèveraient de nous convaincre du manque d’autonomie d’une forme conditionnée par le discours d’autrui et le regard de la collectivité sans l’occultation trop systématique de la dialectique subtile entre émotions publiques et appréhension de soi, qui n’a pas peu contribué à la fortune de tels passages.
Un chapitre consacré aux « fausses nouvelles » et aux détours ingénieux auxquels l’épistolière a recours pour parer aux différents écueils qui guettent le nouvelliste – fiabilité incertaine des sources, difficultés d’accès à l’information, instabilité de la rumeur – assure la transition avec l’exposé des techniques narratives. L’objectif est ici de « créer la carte du territoire narratif dans la correspondance » (p. 224), en répertoriant les divers degrés de la narrativité et en les répartissant selon trois modèles : l’îlot narratif, la relation et le feuilleton. Ce qu’on se contente souvent de tenir pour une évidence – l’exceptionnel art de conter de l’épistolière – se trouve dûment justifié par la méthode comparative : en juxtaposant des récits d’un même événement tirés de sources variées, Laure Depretto se donne les moyens d’éclairer la spécificité du narré sévignéen, les critères de sa réussite par rapport à des versions concurrentes. D’autre part, elle se démarque d’analyses qui ont consisté à rattacher les récits épistolaires à des genres préexistants (l’histoire tragique) et nous convainc plutôt, par des rapprochements inattendus, par exemple avec un micro-récit de Marguerite Duras, de la pertinence d’une catégorie anachronique, le « fait divers », pour rendre compte du « geste narratif » sévignéen. La méthode qui consiste quant à elle à lire en parallèle les différentes versions données par Sévigné d’un même événement dans des lettres successives, en privilégiant la formule en dyptique, en proposant divers réagencements, en pratiquant une « écriture oblique fondée sur la saturation citationnelle [et] sur une intertextualité en réseau » (p. 341), amène à relire d’un œil neuf y compris des passages surexploités par le discours critique, comme le suicide de Vatel ou le procès Foucquet, parfait exemple de feuilleton, ou « histoire en archipel ». Au reste, la sélection opérée dans les textes a le mérite de faire alterner les morceaux d’anthologie et des perles rares comme le récit rocambolesque de la fugue de Mlle de Garaud.
En somme, l’étude de Laure Depretto tient ses promesses de mise au jour du laboratoire narratif sévignéen et excelle à rendre compte de la complexité des opérations à l’œuvre dans le choix de l’ordre narratologique, de dispositifs de dévoilement et d’effets de discordance qui concourent à une « esthétique de la surprise » (p. 410). On redécouvre une épistolière au sommet de son art, fournissant en abondance des récits orientés par l’interprétation, dont la fonction est moins d’informer que de stimuler l’intérêt du groupe et de susciter une réaction collective. La seule objection que nous nous risquerons à formuler à l’encontre d’une démonstration aussi rigoureuse concerne la décision de centrer d’emblée et exclusivement le propos « sur le versant public de cette correspondance » (p. 21). Car l’évitement du récit de soi ne conduit pas seulement à l’oblitération d’une veine narrative foisonnante chez Sévigné, il élude aussi les complications de textes liées à la confusion du public et du privé dans l’écriture anecdotique. Confusion dont Sévigné tire parti lorsqu’elle donne, par exemple, des nouvelles de sa santé en pastichant le style et la disposition gazetière. La mise en regard des récits d’actualité et des récits à la première personne, qui prennent aussi volontiers la forme du feuilleton (mort de l’oncle de Saint-Aubin, agonie de la tante de La Trousse ou 222voyage de l’épistolière sur la Loire) aurait opportunément complété le panorama narratif de la lettre sévignéenne. Si le récit factuel constitue une entrée privilégiée de la correspondance, n’est-ce pas précisément parce qu’il permet de combiner destination collective et expérimentation de soi ?
Nathalie Freidel
Vanezia Parlea, « Un Franc parmy les Arabes », Parcours oriental et découverte de l’Autre chez le chevalier d’Arvieux. Grenoble, ELLUG, « Vers l’Orient », 2015. Un vol. de 297 p.
L’ouvrage de Vanezia Parlea, issu de sa thèse, propose un parcours organisé des Mémoires du Chevalier d’Arvieux, témoignage exceptionnel d’un polyglotte, parfait connaisseur de l’Empire Ottoman où il a séjourné à plusieurs reprises dans le dernier tiers du xviie siècle. L’ouvrage est surtout connu, du moins des littéraires, pour la description que l’auteur fait de la venue de l’Ambassadeur de la Porte à la cour de Louis XIV. Ces Mémoires constituent une source d’information de premier ordre sur l’Empire Ottoman et ses rapports avec la France, sur les connaissances de l’époque à propos du monde musulman ou sur les relations diplomatiques et les voyageurs « pré-orientalistes ». Le propos de Venezia Parlea n’est pas de reprendre ces travaux dont elle dresse la bibliographie en fin d’ouvrage mais de lire les Mémoires comme le laboratoire d’un phénomène difficile à cerner qui oscille entre l’acculturation et la transculturation pour mieux comprendre les représentations de l’altérité à la fin du siècle.
Le premier chapitre de la première partie rappelle les éléments connus de la vie du chevalier et place les différentes étapes de sa formation puis ses missions successives dans une biographie d’une trentaine de pages nécessaire à la compréhension de la suite qui ne se soumet pas à la chronologie. Ces pages témoignent de l’accès aux langues orientales dans le milieu du xviie siècle et mettent en évidence le caractère exceptionnel de ce personnage, très tôt engagé dans les voyages. Les informations proviennent essentiellement des propos de l’éditeur des Mémoires, le père Labat, ainsi que de l’œuvre elle-même. La richesse des notes et des citations permet de situer ce parcours dans le contexte plus vaste de son époque et de circuler dans la bibliographie. S’il s’agit d’un chapitre plus factuel et plus convenu que le reste, c’est une étape nécessaire qui permet au lecteur de se faire une idée concise du parcours du chevalier. Le deuxième chapitre, plus court, rappelle le contexte dans lequel les Mémoires ont été publiés et pose des questions essentielles sur le rôle de l’éditeur qui est intervenu sur l’ensemble des manuscrits, sans doute réservés à un usage privé tout d’abord, ainsi que sur l’authenticité du texte en reprenant les conclusions de Mary Hossain auteur de plusieurs articles comparant des manuscrits non-autographes et le texte édité près d’un siècle après les voyages eux-mêmes. Ces questions restent primordiales pour l’ensemble de l’étude puisqu’elles pointent le caractère hybride des Mémoires fruits d’une écriture à quatre mains. L’angle principal de l’étude porte en effet sur la relation personnelle à l’Autre, et les interventions, même mineures, du père Labat, engendrent une sorte de correction de ce premier point de vue. Le chapitre trois tente ainsi un rapide compte-rendu sur « les rapports à l’Autre au xviie siècle » et a le mérite de se concentrer d’emblée sur le cas du chevalier lui-même. La difficulté du projet tient en effet à ne pas tomber dans une généralisation impossible à partir d’un cas aussi exceptionnel. 223Si l’étude, entièrement focalisée sur les Mémoires (œuvre par ailleurs très vaste), est peut-être un peu décevante au début, il est évident que le travail gagne ainsi en précision. De même, Vanezia Parlea tente moins de reconstituer une perception de l’altérité en synchronie que de confronter cette perception à des théories du xxe siècle, notamment celles de Todorov ou Hartog ce qui révèle la grande modernité des Mémoires.
Ayant mis en place ces éléments de contexte et de méthode dans la première partie, Vanezia Parlea étudie dans la deuxième les voyages du chevalier sous le signe de la « curiosité ». Ce faisant, elle démontre que l’intérêt de ce voyageur atypique réside moins dans une utilité première (commerciale, diplomatique ou plus égoïstement carriériste) que dans un profond désir de rencontrer l’Autre et de le comprendre. Une sous partie tente ainsi de définir cette curiosité si particulière grâce à de nombreux passages des Mémoires qui décrivent ce plaisir premier de la découverte ainsi que par des comparaisons avec d’autres récits de voyages qui témoignent d’une véritable « théorie de la curiosité ». Elle distingue ainsi trois types de curiosité à l’œuvre dans les textes, une « curiosité esthétique » qui engage le voyageur à jouir du spectacle de l’altérité, une « curiosité épistémologique », qui repose sur le désir de connaître l’Autre et enfin une « curiosité éthique ou dialogique » qui repose sur la réciprocité du rapport à l’Autre. Il s’agit là d’une méthode de lecture que la suite s’efforce d’appliquer. Les chapitres deux et trois, très disproportionnés en termes de longueur, achèvent cette partie centrale et traitent successivement de la « scène orientale » puis de la « scène occidentale ». Le premier, beaucoup plus important, part des théories d’Edward Saïd pour reprendre le topos de l’orient théâtralisé aux yeux du voyageur occidental. On retrouve sans surprise le Bourgeois gentilhomme comme modèle de relation à l’Autre. La suite de l’ouvrage montre en fait que le chevalier dépasse largement ce modèle sans doute dominant à son époque mais qu’il ne reproduit pas dans ses Mémoires : la cour du sultan ottoman n’est pas plus théâtrale que la cour du roi de France et la particularité du chevalier est précisément d’y jouer des rôles sinon similaires du moins largement comparables. La théâtralité des scènes décrites tient ainsi moins à leur caractère étranger qu’à leur fonction sociale. On peut de même s’interroger sur le bien-fondé de l’expression terra incognita appliqué à l’Empire Ottoman, expression d’ailleurs remise en cause par Vanezia Parlea dans la dernière partie de l’ouvrage. S’il s’agit d’un territoire auquel seuls très peu de voyageurs ont accès, il s’agit tout de même d’un espace qui entretient des relations importantes avec l’Occident depuis longtemps et, bien qu’insuffisamment connu, le monde musulman ne constitue pas une découverte totale, même dans les années 1660. Sur la question du regard, les remarques qui sont faites donnent ainsi envie de développer la question afin de montrer de quelle manière le regard du chevalier est d’une certaine façon, déjà guidé par ce qu’il sait et donc ce qu’il attend de l’Empire ottoman. Cette longue partie propose de très nombreuses analyses stimulantes sur les rapports entre les Mémoires et des documents de l’époque émanant de l’Empire ottoman lui-même.
La dernière partie, désignée comme une « anthropologie orientale » est particulièrement intéressante. Elle propose, toujours à partir d’analyses d’exemples, une théorisation de ce rapport à l’Autre et s’achève à juste titre sur une lecture du passage le plus stimulant des Mémoires, celui où le chevalier décrit son séjour chez les « Arabes du Carmel ». Le voyageur a eu en effet l’occasion de vivre dans une 224communauté bédouine et d’y être intégré au point d’y avoir une fonction officielle comme secrétaire de l’émir. Vanezia Parlea fait du chevalier un lointain ancêtre de Claude Lévi-Strauss et étudie la différence du regard porté par le voyageur « transculturé » sur les Arabes avec ce que ses contemporains savaient de la vie bédouine. De ce fait, elle met en évidence l’originalité de cette expérience qui l’éloigne des stéréotypes de son époque pour proposer un témoignage directement ancré dans une expérience personnelle. Cette lecture montre ainsi que le voyageur subit lui-même une transformation, celle à laquelle les premiers chapitres de la première partie de cette étude font allusion.
En mêlant les analyses littéraires et les théories anthropologiques Vanezia Parlea met en évidence l’originalité de ce témoignage rare qui éclaire de façon inattendue les rapports entre la France et l’Empire ottoman à la fin du xviie siècle, bien loin des représentations stéréotypées que nous pouvons en avoir.
Émilie Picherot
Correspondance du président de Brosses et de l ’ abbé marquis Niccolini. Sous la direction de JohnRogister et Mireille Gille. Oxford, Voltaire Foundation, Oxford University Studies in the Enlightenment, 2016. Un vol. de 289 p.
Ce volume constitue l’aboutissement d’un projet initié par les descendants du Président de Brosses, Alec, Baudouin et Christopher de Brosses qui ont mis à la disposition de John Rogister les papiers de la famille conservés au château de Saint-Trys, dans le département du Rhône, tandis que les archives de l’actuel marquis Niccolini peuvent être consultées à Florence. Le « petit commerce epistolique » comme se plaît à le nommer le président de Brosses dans une lettre du 12 février 1742, se compose de quarante-huit lettres échangées entre 1740 et 1770, selon un rythme irrégulier : interruptions d’un an en 1747 et en 1756, de deux ans en 1759 et 1760, enfin de sept ans : la dernière lettre est rédigée par le président le 14 octobre 1770 alors que l’abbé Niccolini est décédé depuis le 4 octobre 1769. La correspondance est publiée pour la première dans son intégralité ; cependant onze lettres du président ont disparu, et il manque une lettre de Niccolini. Chacune des lettres manquantes a néanmoins fait l’objet d’une numérotation dans le volume.
Au fil de l’échange, la correspondance esquisse en filigrane la figure du président de Montesquieu que l’abbé Niccolini a rencontré en 1728, chez la Marquise Feroni, à Florence et dont il défendra l’œuvre auprès des autorités romaines et dans une lettre du 30 octobre 1750 envoyée au président de Brosses : la conversation épistolaire témoigne ainsi de l’européanisation à l’œuvre au siècle des Lumières et permet de considérer la relation entre les philosophes et les anti-philosophes. En appendice, les lecteurs trouveront deux lettres du président de Montesquieu à l’abbé Niccolini.
Ce volume constitue donc non seulement un témoignage politique et historique ainsi qu’un dialogue entre deux érudits héritiers de l’esprit de la Renaissance, mais également un complément aux recherches menées par Letizia Norci Cagiano de Azevedo sur la genèse des Lettres familièressur l’Italie. Ce sont ces trois points que John Rogister développe dans une introduction fort éclairante qui révèle tout l’intérêt d’une correspondance établie entre deux amis qui se respectent et aiment échanger librement leurs points de vue.
225Après avoir présenté les personnalités des épistoliers tous deux anciens élèves des Jésuites dont le président de Brosses ne manque pas de dénoncer, dans la lettre XLVI, la « mauvaise méthode d’éducation », John Rogister montre de manière convaincante que la correspondance apporte des éléments nouveaux sur l’histoire et la chronologie des manuscrits des Lettres familières : la lettre du 28 mars 1745 et la réponse du 10 juin confirment qu’un premier recueil de lettres a bien été sans doute composé par Quarré de Quintin. En outre, l’évocation, le 28 décembre 1740, du retard pris dans la publication du quatrième volume du Museum Florentinum ainsi que l’annonce, le 10 juin 1745, de l’abandon du projet révèlent que la lettre XVI adressée à Quintin, le 26 août 1739, de Venise, a été recomposée dès 1745. L’échange éclaire également les raisons de la réticence du président à l’idée de publier des lettres qui risquent de déplaire aux puristes et dont « le ton » ne trouvera pas « aisement grace devant le maitre du Sacré Palais » (Lettre IX). De Brosses compte sur l’abbé pour l’aider à mener ses recherches sur Salluste et notamment à déterminer le lieu de la défaite de Catilina. Leur correspondance revêt un intérêt littéraire majeur. Ainsi, la bibliothèque des épistoliers se compose des œuvres de Montesquieu, Voltaire, Buffon, Maupertuis, La Condamine, Newton, Hume, Wolff, mais également d’auteurs italiens et européens moins connus que Niccolini fait découvrir à son ami. Le 1er août 1762, de Brosses évoque la querelle qui oppose Rousseau, un « ourang-outang » qui s’est réfugié dans les Alpes, à Voltaire « eternellement jaloux de toute espece de celebrité ».
La discussion politique évoque, quant à elle, le déclin du grand-duché de la Toscane, l’affaiblissement de la puissance des Jésuites, le conflit entre les parlements et le clergé ainsi que le rôle de la France en 1747-1748.
La correspondance est truffée d’allusions et de références latines que les principes d’édition présentés par Mireille Gille respectent avec rigueur. Ces principes, tout en privilégiant la lisibilité et la compréhension du manuscrit, permettront une étude philologique et linguistique des lettres d’autant plus ardue que les correspondants ne partagent pas la même langue maternelle. Rappelons que si l’abbé s’efforce d’écrire en français, le président, lui, n’a rédigé qu’une seule lettre en italien.
Pour conclure, nul doute que la publication de cette correspondance d’une grande exigence scientifique, retiendra l’attention de ceux qui s’intéressent non seulement aux Lettres familières sur l’Italie, mais également à la construction et à la diffusion de la pensée européenne au siècle des Lumières. Ils trouveront ainsi notamment, parmi les appendices, la traduction d’une lettre de John Gray et la copie de la réponse du président de Brosses.
Marianne Charrier-Vozel
Théâtre de femmes de l ’ Ancien Régime. Tome IV – xviii e siècle. Édition d’Aurore Évain, Perry Gethner et Henriette Goldwin. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviie siècle », no 24, 2016. Un vol. de 489 p.
Continuant leur entreprise de réhabilitation de la place des femmes dans l’histoire du théâtre, la comédienne Aurore Évain et les professeurs nord-américains Perry Gethner et Henriette Goldwyn font paraître le ive tome de leur Théâtre de femmes de l’Ancien Régime. Il semble s’agir là du premier volume inédit de cette anthologie, les trois premiers (couvrant le xvie, le xviie siècle, puis la fin du 226règne de Louis XIV) ayant été publiés d’abord aux Publications de l’Université de Saint-Étienne (collection « La cité des dames ») en 2006, 2008 et 2011, avant d’être réédités par les Classiques Garnier à partir de 2014. Il est un peu dommage que, par rapport à la présentation des PUSE, qui attribuait clairement les responsabilités aux différents collaborateurs, les Classiques Garnier aient opté pour une mention générale sur la page de titre, qui ne permet que de deviner qui a travaillé sur chacune des pièces : « avec la collaboration de Rotraud von Kulessa, Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Charlotte Simonin et Gabrielle Verdier ».
Le volume regroupe huit pièces de six auteurs différents, l’œuvre de Mme de Graffigny étant représentée tant par deux « piécettes » (Ziman et Zenise, 1747, et Phaza, 1749) que par l’extraordinaire Cénie (1750). La plupart des pièces n’a pas connu de réédition depuis le xviiie siècle : c’est le cas du Dédain affecté (1724) de Mlle Monicault, du Naufrage (1726) de Mme Riccoboni, les déjà mentionnées Ziman et Zénise et Phaza, Marianne ou l’orpheline (1766) de Mme de Montesson, et enfin La Supercherie réciproque (1768) de Mme Benoist. D’autres ont déjà fait l’objet d’éditions critiques, dont l’anthologie reprend le texte de base : L’Engouement (1747) de Mme de Staal-Delaunay, Les Amazones (1749) d’Anne-Marie du Boccage et Cénie. Se proposant de couvrir le règne de Louis XV, la sélection n’inclut ni des pièces de Mme de Genlis, ni celles d’Olympe de Gouges, que le lecteur trouvera probablement dans un prochain volume. Plus surprenante est l’absence des pièces de Mme Favart, assez amplement mentionnée dans l’introduction générale, mais laissée probablement de côté parce qu’elle a écrit en collaboration.
Le choix des éditeurs, dirigé toujours par l’objectif de mettre en avant les réussites féminines dans le domaine dramatique, antérieures à l’époque contemporaine, mène à la constitution d’un volume d’une grande variété. Si la tragédie est bien représentée, et même dominante dans les autres tomes, elle n’est illustrée ici que par un seul exemple. Au temps de Louis XV, les femmes préfèrent clairement investir le domaine de la comédie, dans sa variante traditionnelle, ou marivaudienne et sensible, en tout cas « réformée », c’est-à-dire « moralisée et délestée de ses excès satiriques » (p. 89). Avec Mme de Graffigny, elles apportent une contribution décisive à la naissance du drame et au théâtre d’éducation.
L’édition cherche clairement et avant tout à stimuler la redécouverte de ces textes et de ces auteurs, voire leur retour sur scène. Aussi l’orthographe, la ponctuation, la typographie et certaines formes verbales sont-elles modernisées, quoiqu’un système soit mis en place pour signaler les particularités de prononciation (diérèses et synérèses). De même, plusieurs didascalies internes sont explicitées. En revanche, il n’y a pas d’appareil critique, et la présentation des auteurs comme des pièces reste succincte, le lecteur étant renvoyé aux études mentionnées en note de bas de page et/ou en bibliographie s’il souhaite des approfondissements sur l’art dramaturgique, les thèmes ou le contexte des œuvres. Il en est de même des notes, relativement peu nombreuses, se contentant le plus souvent d’expliciter le sens du texte (entreprise à laquelle concourt également un glossaire), plutôt que de le commenter ou de le mettre en perspective. Certaines sources des discours d’accompagnement ne sont pas élucidées, comme par exemple le propos de Baculard d’Arnaud cité p. 10. On peut également être surpris du choix de placer la présentation des pièces après la liste des personnages ; cette dernière perd ainsi un peu de sa fonction de seuil d’entrée dans la fiction, de « lever du rideau » dans le théâtre imaginaire du lecteur.
227À la différence de l’époque précédente, marquée par des succès en tous genres pour les femmes auteur, le théâtre féminin peine à se faire reconnaître sous Louis XV. L’introduction générale souligne l’absence de tout auteur féminin à la Comédie-Française entre 1719 et 1749, et la difficulté des femmes de se faire accepter dans un contexte où « on compt[e][…] beaucoup de candidats, mais peu d’élus… » (p. 9). Ce régime de concurrence et même de méfiance accrue explique que les autrices « développèrent des stratégies auctoriales de modestie et de compromission avec les nouveaux rôles éducatifs et civilisateurs qui leur étaient attribués » (p. 15). Ce choix mène à la création d’un chef-d’œuvre comme Cénie, où la grandeur du personnage féminin n’est plus liée à cet héroïsme que Mme du Boccage tente encore d’illustrer avec sa Ménalippe : Orphise est admirable parce qu’elle est douce, droite, vertueuse et digne, malgré sa position subalterne. En même temps, cette « autocensure » (p. 25) a pour effet de minimiser l’expression de la différence dans ces textes, y compris sur le plan stylistique. Ainsi, certaines autrices suivent ouvertement des « recettes » plus ou moins à la mode, en cherchant à en tirer le maximum d’effets : Mlle Monicault utilise avec bonheur les codes de la comédie marivaudienne, Hélène Riccoboni adapte habilement la comédie latine à la scène italienne, Rose de Staal-Delaunay mobilise pertinemment les ressources de la construction de « caractères », suspendant l’intrigue aussi longtemps qu’elle a encore des aspects à exploiter du travers du personnage principal. D’autres, tout en adoptant des formules qui ont fait leurs preuves, s’en servent pour essayer de formuler une pensée subversive. Tel est le cas de Mme Benoist, chez qui « derrière une posture moraliste, s’expriment des idées révolutionnaires à la Figaro » (p. 449), ou d’Anne-Marie du Boccage, qui donne un dénouement « ambigu » (p. 212) aux Amazones, et porteur d’une réflexion féministe avant la lettre. Cependant, pour rester sur cette dernière pièce, son audace est maîtrisée, et la distance prise par rapport aux codes poétiques, et surtout par rapport à l’idéologie héroïque de la tragédie, reste très mesurée. Comme le souligne l’introduction générale du volume, ce théâtre de femmes du règne de Louis XV « reste prudent », tout en ouvrant la voie à « la vision féministe plus radicale » (p. 26) de la génération suivante.
Cette prudence, à la fois stylistique et idéologique, est peut-être la raison pour laquelle, à deux notables exceptions (Le Dédain et Cénie), les textes publiés dans ce volume n’ont pas connu d’éclatants succès auprès du public du xviiie siècle. Ils réservent toutefois de jolies découvertes et bien du plaisir au public moderne. À les lire les unes après les autres, on est frappé par la finesse de l’analyse psychologique déployée par toutes les autrices, et qui mène à la construction de personnages nuancés, crédibles en dépit de leurs excès. Sans revenir sur la capacité de Mme de Graffigny à construire des personnages bons sans mièvrerie et méchants sans monstruosité, observons que ni Mme de Staal-Delaunay, ni Albine Benoist ne cèdent à la tentation de la caricature, alors que leurs Orphise et Rosalie pourraient évoluer en ce sens, porteur d’un comique facile. Tout en manipulant les types de la comédie italienne, aussi bien Mlle Monicault qu’Hélène Riccoboni parviennent à leur donner de l’épaisseur, un souffle propre ; la scène du Naufrage où Arlequin fait ses comptes avant d’aller commander un repas copieux est mémorable. Si l’adaptation de La Vie de Marianne par Mme de Montesson « force la dichotomie entre bons et méchants, [et] gomme les ambiguïtés soulignées par Marivaux » (p. 384), elle n’est pas moins intéressante par sa façon de théâtraliser les dialogues et de condenser les moments clé du roman en une intrigue respectant l’unité de temps, à défaut de celle de lieu.
228En dépit d’une période en demi-teinte pour le théâtre de femmes, cette anthologie donne donc l’envie de découvrir d’autres textes des auteurs présentés, d’autres œuvres féminines, réussissant ainsi son pari éditorial.
Ioana Galleron
Gabriel-Marie Legouvé, La Mort d’Abel. Texte établi, présenté et annoté par Paola Perazzolo. Cambridge, Modern Humanities Research Association, « Critical Texts » no 61, 2016. Un vol. de 170 p.
La présente édition critique de La Mort d’Abel, première tragédie de Gabriel Legouvé (1764-1812), offre une occasion bienvenue de rappeler la vitalité et les tensions du théâtre de la Révolution à travers une pièce remarquée pour sa modernité paradoxale sur une fable archaïque connue de tous. Grâce au précieux travail de contextualisation et de présentation effectué par Paola Perazzolo aussi bien qu’à la lecture de la pièce, le lecteur perçoit les inflexions apportées à l’esthétique de la tragédie tardive, orientant en l’occurrence le genre vers la recherche de l’effet et de l’énergie, vers le romantisme plutôt que le « néoclassicisme » – à l’instar du « songe de la raison [qui] engendre des monstres » de Goya ou de la belle estampe de Blake qui orne la couverture.
Créée au Théâtre de la Nation le 6 mars 1792, cette tragédie en trois actes peignant « l’homme dans sa nudité morale » et composée « dans la seule expression des images et des sentiments primitifs » (Préface, p. 66), ancre le fratricide fondateur dans une actualité révolutionnaire marquée par la déchristianisation et la réflexion sur la notion de fraternité. Paola Perazzolo recourt avec profit aux analyses de Mona Ozouf qui en a circonscrit le champ en distinguant la fraternité religieuse, la veine philosophique fondée sur l’égalité naturelle, enfin la fraternité politique « verrouillée » qui versera, sous la Terreur, dans une fusion identitaire au sein de la grande famille nationale dont seront exclus traîtres et ennemis. Cette « sorte de tragédie profane à sujet biblique » (p. 44) réfléchit aussi la querelle des Comédiens Français à partir de 1790-1791, scindés entre « Noirs » conservateurs au Théâtre de la Nation, et « Rouges » réunis au futur Théâtre de la République, rue de Richelieu.
Étayée par une riche bibliographie, cette édition, qui ne souffre que de rares maladresses lexicales ou lapsus (on lira Jacques Godechot, Emmet Kennedy), mérite toute l’attention des amateurs de théâtre et d’un public plus large curieux de redécouvrir un auteur injustement oublié. Il faut d’abord saluer le choix d’une pièce de la période révolutionnaire qu’ont éclairée des ouvrages récents (cités en note p. 9), mais dont le répertoire est méconnu faute d’être édité et contextualisé comme s’y astreint Paola Perazzolo, à qui l’on doit déjà une édition de La Liberté conquise ou le Despotisme renversé d’Harny de Guerville (Vérone, Fiorini, 2012). Ce nouvel opus s’inscrit en outre dans le sillage de L’Esclavage des nègres ou l’heureux naufrage d’Olympe de Gouges, par Jacqueline Razgonnikoff et Sylvie Chalaye (L’Harmattan, 2006), de la Paméla ou la Vertu récompensée de François de Neufchâteau par Martial Poirson (Voltaire Foundation, 2007) et prolonge l’esprit de la collection « Phoenix », naguère accueillie par la MHRA, dont on signalera, pour la même époque, les éditions des Victimes cloitrées de Monvel due à Sophie Marchand et celle de L’Ami des lois de Laya par Mark Darlow et Yann Robert, parues en 2011.
229L’introduction de 54 pages situe d’abord l’œuvre dans son contexte culturel en rappelant la fortune des sujets bibliques dans la littérature européenne de Milton à Byron, en passant par Métastase, Klopstock, Gessner ou Alfieri, et dresse un panorama de sa réception critique dans la presse et l’histoire littéraire – dont les extraits convoqués sont réunis dans l’annexe I, révélatrice des débats suscités par la pièce et sa préface. S’y ajoute une annexe iconographique incluant les illustrations de la troisième édition de 1793. La tragédie déjoua les attentes du public : au lieu d’une chute escomptée, elle suscita l’admiration pour son style et l’intérêt des caractères, et aura une centaine de représentations parisiennes sur dix ans, inspirant deux parodies (voire une pièce concurrente de Chevalier ?) ainsi que des auteurs étrangers (Alfieri en Italie, Saviñon en Espagne), avant de disparaître de la scène en 1817 et des anthologies dans la seconde moitié du xixe siècle (p. 25-27).
Une seconde partie développe l’analyse des résonances idéologiques de l’œuvre, et montre comment elle renouvelle le mythe de Caïn en exploitant les ambiguïtés de la Genèse, tant à l’égard de la partialité de Dieu dans le refus de l’offrande sacrificielle (II, 6), que des motivations du meurtrier grâce à l’épisode du songe (III, 1) et au remords éprouvé avant la malédiction divine : « Un frère est un ami donné par la nature… / Je n’en ai plus ; je n’ai que l’horreur et l’effroi / D’être seul dans le monde avec mon crime et moi. » (p. 113). On sera sensible à l’étude des principaux glissements stylistiques et idéologiques des variantes, donnant lieu à des analyses convaincantes à la fin de l’introduction, compensant par anticipation la lisibilité parfois ardue des notes de bas de page. L’éditrice a en effet tiré un grand profit des archives de la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française pour restituer, d’une part, la valeur spectaculaire de la pièce lors de sa création, d’autre part sa plasticité herméneutique à travers les variantes établies à partir du manuscrit du souffleur, déposé en mars 1791 et nourri jusqu’à la première, auxquelles s’alluvionnent celles des trois éditions de 1793.
Grâce à la confrontation de la tragédie avec son hypotexte – le poème épique de Gessner, Der Tod Abels (1758) –, Paola Perazzolo révèle l’originalité de Legouvé qui parvient à humaniser le meurtrier, véritable héros de la pièce : bien que la Voix de Dieu intervienne comme dans le récit biblique (retentit le célèbre « Qu’as-tu fait de ton frère ? », p. 117), c’est la « nature », la jalousie foncière de l’aîné d’Adam et le songe funeste dans lequel il entrevoit sa lignée soumise en esclavage qui motivent son geste. La dimension psychologique et sociale prend donc le pas sur la fatalité et l’arbitraire, de même qu’est exclue la piste de la tentation démoniaque. La « révolution » se joue en partie ici : le « renoncement à la transcendance remet au centre la dimension humaine » (p. 32). C’est ce que l’étude des variantes met bien au jour, ainsi que les lectures actualisantes glanées dans la presse contemporaine : sur l’austère Caïn est projeté le peuple laborieux, et sur l’efféminé Abel les ci-devant oisifs privilégiés, selon une « lutte de classes » ambiguë (p. 42), à travers laquelle affleure, selon P. Perazzolo, l’irruption de la violence dans l’Histoire, miroir des massacres populaires de la Révolution. Ce sont donc moins les « détails religieux » semés dans la pièce (Préface, p. 64) que le tableau contrasté et fortement genré des caractères, la gageure d’un primitivisme plus dramatique qu’épique et l’inscription du mythe dans une époque troublée qui devraient éveiller l’intérêt du spectateur – et aujourd’hui, pour le moins, du lecteur.
Thibaut Julian
230Maxime Perret,Balzac et le xviie siècle. Mémoire et création littéraire. Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2015. Un vol. de 260 p.
Balzac et le xviie siècle : l’entreprise peut surprendre. Balzac n’est-il pas l’écrivain-phare du xixe siècle, l’historien des mœurs de son temps, l’inventeur du roman moderne ? Certes, mais, et c’est ce que nous montre Maxime Perret, croire que la modernité de l’œuvre balzacienne implique un désintérêt ou une rupture totale vis-à-vis des modèles antérieurs et/ou classiques relève du préjugé.
En partant d’un constat, la présence marquée d’un intertexte classique dans La Comédie humaine, Maxime Perret prétend mener à bien un travail d’histoire littéraire qui ne se conçoit plus comme une succession de catégories fixes et rigides mais une « étude fine et nuancée des types de rapport qu’un écrivain entretient avec ses prédécesseurs, et de ce que signifient les choix mémoriels observables dans une œuvre dans la perspective de l’élaboration d’une nouvelle poétique » (p. 14). Le xviie est donc étudié comme source d’inspiration balzacienne, aussi bien au niveau thématique que poétique. Cet ouvrage se présente donc en deux parties : une typologie des représentations de ce passé historique, politique et littéraire dans La Comédie humaine et une étude des usages et des fonctions de ce passé dans le fonctionnement interne de l’œuvre balzacienne.
La première partie « Mémoire balzacienne du xviie siècle » (p. 23-101) établit une recension détaillée des mentions et des incarnations romanesques de l’Ancien Régime, analyse les dénominations et qualifications du « Grand siècle » et s’arrête plus longuement sur la représentation du xviie siècle littéraire. Outre la précision de cette nomenclature, on soulignera l’intérêt des interrogations sur le pourquoi des écarts et remaniements chronologiques de Balzac (p. 73-74) et on souscrira aux nuances de l’analyse selon laquelle le rapport de Balzac au passé ne peut se comprendre sur le simple mode de la nostalgie (p. 76).
La deuxième partie, La « “matière xviie siècle”. Fonctions et usages de l’intertexte classique dans l’œuvre de Balzac » s’attache à étudier l’intégration des histoires et anecdotes du « Grand siècle » (p. 102-120), la présence et la réécriture de certains thèmes littéraires classiques (p. 121-179) et enfin l’intégration et la transformation de formes héritées du passé (p. 180-216). On saluera, dans cette partie, la précision des analyses, qu’il s’agisse de la prise en compte bienvenue des détournements ironiques (p. 168), la distance vis-à-vis des « fausses pistes » du métadiscours (p. 185) et l’étude détaillée de certains phénomènes formels, comme le portrait (p. 192-207).
Outre la recension précise des représentations du xviie dans l’œuvre balzacienne, ce travail présente l’intérêt de remettre en cause une vision de l’histoire littéraire souvent simplifiée par les impératifs de la doxa scolaire et artificiellement distincte des questions de poétique. Une étape essentielle pour quiconque prétend étudier la modernité romanesque de l’entreprise balzacienne.
Laélia Véron
Théophile Gautier, Œuvres complètes. Voyages. Tome 6 : Voyage en Algérie.Éd. établie, présentée et annotée par Véronique Magri-Mourgues.Voyage en Égypte.Éd. établie, présentée et annotée par Sarga Moussa, Paris, Honoré Champion, 2016. Un vol. de 231 p.
231Que peut-on bien attendre de la réédition des deux recueils de voyages de Théophile Gautier placés sous le signe de l’Algérie et de l’Égypte ? Avant tout un travail soigné d’édition qui devrait rendre compte de deux de leurs aspects fondamentaux : leur caractère d’œuvres de circonstance, composées de divers écrits journalistiques dont il convient d’interroger le contexte et la cohésion ; mais aussi de l’état de la recherche en matière de récit de voyage, recherche qui les a toujours étudiés avec intérêt. Les éditeurs – Véronique Magri-Mourgues pour le Voyage en Algérie, Sarga Moussa pour le Voyage en Égypte – ont satisfait ces exigences avec grand soin et au bénéfice des lecteurs.
Ces Voyages ont été fournis en complément d’une œuvre à bien des égards déjà achevée. Sur leur actualité, Sophie Basch avait déjà fait le point en 2013 dans sa réédition de l’édition posthume des œuvres orientalistes de l’auteur (Théophile Gautier : L’Orient, éd. de Sophie Basch, Gallimard, 2013). Toutefois, cette réédition parue sous le titre original de 1877 a quelques inconvénients. Elle rassemble ce que Gautier a écrit sur l’Orient avant, pendant et après la découverte réelle des pays comme l’Algérie et l’Égypte, sans toutefois inclure le Voyage en Algérie de l’auteur. Une mise au point éditoriale sur les modalités spécifiques de ce voyage et ses écritures plurielles était donc encore attendue. Sa réalisation présente est d’autant plus bienvenue qu’elle s’inscrit dans le cadre de la réédition des Œuvres complètes de Gautier par les soins d’Alain Montandon dont une des sections dirigée par Sarga Moussa et Alain Guyot est consacrée aux récits de voyage de l’auteur. Devant l’intégralité de celle-ci le lecteur est forcé de conclure au caractère tardif et aussi disparate, hétéroclite des deux Voyages en Algérie et en Égypte présentés dans le sixième et avant-dernier volume de cette section. Toujours est-il que cette conclusion invite à une relecture parallèle des deux recueils qui présentent notamment l’avantage d’offrir une vue d’ensemble de la saisissante médiation du voyage par Gautier et de son écriture fortement empreinte de sa culture visuelle et livresque. Sans une connaissance du cliché, du stéréotype de la retrouvaille, des renvois intertextuels et intratextuels, les voyages en Algérie et en Égypte de Gautier restent pratiquement inintelligibles. Ce n’est donc pas le moindre avantage de la présente édition que d’avoir reconstruit le « parcours intersémiotique » (p. 75) que suit Gautier pour narrer ses périples et donc d’avoir dépisté les multiples références faites aux peintres comme Prosper Marilhat, Alexandre-Gabriel Decamps ou Horace Vernet, aux compositeurs comme Ernst Reyer ou Félicien David, aux poètes comme Jacques Delille ou Johann Wolfgang von Goethe, aux dramaturges comme William Shakespeare, Friedrich Schiller ou Victor Hugo, aux danseuses comme Fanny Elssler ou Carlotta Grisi, ou bien encore aux sculpteurs comme Jean-Pierre Dantan ou Charles Marochetti. Leurs médiations prêtent à l’Orient de Gautier son caractère métalittéraire implicite car elles traduisent la volonté du voyageur de détourner à tout moment l’attention du lecteur des objets vus vers le système significatif dans lequel il les fait valoir. À nos yeux, cela revient à dire que ces objets sont en train de perdre leur pleine signification orientale. Or il est vrai que l’on s’est habitué à voir en Pierre Loti et surtout dans ses voyages en Turquie, l’accomplissement même d’un procédé qui mêle le cliché au spectral pour remplir le vide de l’expérience orientale comme l’a analysé Suzanne Lafont (Suprêmes clichés de Loti, Presses universitaires du Mirail, 1993, p. 59-64). Mais Gautier déjà se révèle un de ces « voyageurs retardés » évoqués aussi par Ali Behdad pour décrire les pratiques de voyage et d’orientalisme des générations postromantiques (Belated travelers. Orientalism in the age of colonial dissolution, 232Duke University Press, 1994). Il préserve ainsi l’essence du mythe de l’Orient de l’époque romantique, le « rêve d’une patrie autre » (p. 139), en la raréfiant, devant sa disparition imminente. Dans son introduction au Voyage en Égypte, Sarga Moussa évoque le caractère de « palimpseste de la mémoire » qui caractérise les feuilletons de l’Égypte car « chaque voyage antérieur est susceptible de revenir à la surface et d’interagir avec la perception présente de l’ailleurs » (p. 133). L’écriture de voyage par ailleurs inachevée dans les deux recueils devient ainsi « un mince filet coulant entre les stéréotypes et la mémoire » (Lafont, ouvrage cité, p. 151).
L’autre attente que l’on a formulée devant la réédition des Voyages en Algérie et en Égypte de Théophile Gautier concerne leurs contextes historiques. Ce qui les caractérise dans le corpus des autres récits de voyage de l’auteur tient en deux observations : le Voyage en Algérie est marqué par l’expansion coloniale triomphante de la France du Second Empire tandis que celui de l’Égypte fait écho au semi-colonialisme que vit l’Égypte du khédive Ismaïl Pacha au moment de l’ouverture du canal de Suez en 1869. Si un argument justifie bien, au-delà de la proximité de deux aires géographiques concernées et des questions esthétiques, la publication des deux recueils dans un volume, ce sont donc les liens, certes pluriels, qu’a tissé Gautier avec les régimes coloniaux. Pour autant, le « contexte des deux voyages est tout différent » (p. 7) ainsi que le précisent les éditeurs du volume. Financé en partie par son éditeur Hetzel, Gautier s’est embarqué en 1845 avec l’armée française, qui est en train d’achever la conquête de l’Algérie. Le port d’entrée étant Alger, il explore la ville d’abord intra muros puis extra muros, puis il se rend à Blida aussitôt après et y assiste aux cérémonies des aïssaoua, « espèce de convulsionnaires » (p. 79). Par la suite, il découvre Constantine et la danse des djinns, exemple du « fanatisme oriental » (p. 100) qu’il associe aux romans d’Ann Radcliffe. Le fait qu’il se rende en Kabylie en compagnie de l’expédition punitive menée par le maréchal Bugeaud contre les soulèvements dans la région de Dellys est passé sous silence dans les articles destinés aux lecteurs de la Revue de Paris où ils sont publiés pour la première fois en 1853 et après de longues hésitations de l’auteur. Gautier se limite à évoquer cette « promenade militaire » (lettre à ses parents du 24 juillet 1845 citée par Véronique Magri-Mourgues, p. 20) dans sa correspondance privée. De son deuxième voyage en 1862 résulte un feuilleton sur l’« Inauguration du chemin de fer de Blidah » publié d’abord dans le Moniteur universel (le 24 août 1862) et que Michel Lévy reprend en 1865 pour son anthologie des écrits de voyage sur l’Algérie de l’auteur. C’est sur ce recueil de 1865 par ailleurs qu’est basée l’édition présente du Voyage en Algérie.
En Égypte où il séjourne en novembre 1869 lors de l’ouverture du canal de Suez en tant que représentant du Journal Officiel de l’Empire, Théophile Gautier fait partie du groupe de journalistes que le khédive Ismaïl Pacha, petit-fils de Méhémet Ali et modernisateur du pays, a invité pour témoigner de la réunion des deux mers. C’est là une tâche dont Gautier s’est acquitté en rédigeant quelques feuilletons bien-intentionnés sur l’Égypte que le Journal Officiel a publiés entre février et mai 1870. À la différence de la plupart des autres journalistes français sur place qui avaient hâte d’informer leur public sur l’inauguration d’une œuvre que l’on considérait généralement d’une importance égale à celle des pyramides de Gizeh, il a donc attendu quelques mois avant de livrer ses feuillets pour publication. Autre différence majeure, Gautier contourne astucieusement l’ouverture du canal de Suez en suspendant son reportage juste avant le moment de l’inauguration. 233Cela revient à dire qu’il préfère ne pas se compromettre avec le pouvoir en place et refuse ainsi le rôle incommode de chantre officiel de la mission civilisatrice de la France et de l’Europe en Orient. D’une façon tout à fait évidente, les feuilletons algériens et égyptiens ont été marqués par des doutes, des réticences et des projets d’écriture abandonnés ou reportés, ce qui nous rappelle leurs contextes publicitaires et le fait que Gautier mesurait non seulement ses paroles mais aussi ses silences. Toutefois, il se décida en fin de compte à composer les œuvres qu’on attendait de lui. Il les livra cependant de façon fragmentaire et sous une forme et dans un style tempéré, en escamotant de ses propos les parties du voyage de son récit qui concernaient de près l’actualité des pays visités.
Sur cette trame, il faut s’interroger de nouveau – comme le font les éditeurs du volume – sur l’intérêt que porte Gautier aux pratiques médiatiques. Elles lui permettent de marquer la part de simulacre dans sa représentation du référent oriental pendant la tempête coloniale, et c’est dans ces pratiques finalement que l’altérité de l’Orient se joue et se déjoue. Gautier préfère l’impossible réconciliation du rêve et de la réalité dans des artéfacts nourris de projections et d’introjections diverses. Quel ‘bonheur’ si, au bord de la route à l’extérieur d’Alger, la vue à intervalle régulier de quelques palmiers rythme son récit et donne à son tableau « la signature de l’Orient » (p. 66) ! Quelle ‘surprise’ si les tableaux de Marilhat et de Descamps correspondent aux lieux mêmes qui y sont représentés ! Comme pour Eugène Fromentin également parti pour l’Égypte dans la délégation invitée par le khédive Ismaïl, ou pour Narcisse Berchère, ami de Fromentin et qui, peintre lui aussi, prenait des croquis du Caire pendant ses différents voyages en mission officielle durant les années 1860, l’Orient est devenu pour Gautier un lieu de mémoire. Le moderne y coexiste avec le millénaire, le cosmopolitisme du « goût Rivoli » (p. 72), l’haussmannisation des métropoles orientales et les coins pittoresques se côtoient, l’autochtone s’épanouit dans des spectacles touristiques. En même temps les couleurs grises et rouges violentes du colonialisme ou du semi-colonialisme déteignent sur les couleurs locales teintées d’anachronisme du fait de sites industriels récents comme ces sucreries au bord du Nil qui scandalisent bon nombre de voyageurs de l’époque. La seule posture acceptable pour Gautier, celui de l’artiste ennemi des « partisans du progrès et des idées nouvelles » (p. 187), était alors de s’adjoindre la tâche fashionable de peindre avec sa plume ce qui était en train de disparaître, voué à s’éclipser devant la logique que l’on considérait supérieure des projets de conquête, pacifications diverses, modernités industrielles et tourismes de masse. Gautier est arrivé trop tard en Orient pour transmettre aux lecteurs sa mythologie personnelle de l’Orient comme une réalité. Il en est conscient et il en tire les conséquences évidentes. Mais il n’a pas été en retard pour prendre les clichés de la disparition de l’Orient à mettre dans l’album de famille.
Grâce aux éditeurs du volume recensé, on comprend mieux ces Voyages qu’ils ont pris le soin de mettre en relation avec d’autres récits de voyage antérieurs ou contemporains de Gautier et avec sa correspondance. De plus, les esquisses biographiques de personnages historiques qu’ils ont inclus, ainsi que les références aux études de type historique et surtout urbanistiques aident à comprendre le contexte des différents voyages. Le choix bibliographique est de qualité. Tout cela fait de cette édition une lecture gratifiante et un outil important pour la recherche.
Frank Estelmann
234Anne Charlotte Leffler, Théâtre complet. Édition de Corinne François-Denève. Paris, Classiques Garnier, « Littératures du monde », 2016. Un vol. de 1100 p.
L’histoire littéraire n’a pas retenu Anne Charlotte Leffler (1849-1912) parmi les grands noms du Genombrott, la « percée » qu’ont connue les pays scandinaves à la fin du xixe siècle. Cette écrivaine suédoise, contemporaine de Strindberg, a pourtant été aussi célèbre que lui, en Suède, dans les années 1880, et elle a contribué, après Fredrika Bremer, en même temps qu’Ellen Key, Victoria Benedictsson, Alfhild Agrell, à faire de la « kvinnofråga » (la question féminine) une question centrale dans la Suède du xixe siècle.
Après un long purgatoire, les études de genre ont redonné à Anne Charlotte Leffler une certaine actualité, dans les années 1970-1980. Mais il faut attendre les années 2000 pour qu’elle accède en Suède à une pleine visibilité : ses œuvres – des pièces de théâtre, des nouvelles, des romans – sont rééditées ; son théâtre est joué de nouveau sur les plus grande scènes.
Il faut saluer l’entreprise de Corinne François-Denève, qui a traduit pour les éditions Classique Garnier l’ensemble des pièces de théâtre d’Anne Charlotte Leffler, encore totalement inédites en français (Théâtre complet, 2016), à une exception près : Corinne François-Denève avait déjà traduit Skådespelerskan (La Comédienne, L’Avant-scène théâtre, 2015), le coup d’essai et premier succès d’Anne Charlotte Leffler au théâtre en 1873, pour un spectacle créé au Théâtre des Carmes d’Avignon en février 2014 (mise en scène de Benoît Lepecq).
Ce Théâtre complet est à tous égards un objet de grande valeur. D’abord parce qu’il permet au public français de découvrir une auteure importante, qui a souffert, comme beaucoup d’autres auteur(e)s, de l’écrasante aura d’August Strindberg, Henrik Ibsen et Bjørnstjerne Bjørnson, et qui a souvent été, au cours de sa carrière, considérée comme une suiveuse, voire comme une plagiaire. Nous pouvons aujourd’hui, à travers cet ensemble de treize pièces, faire la part des choses, et prendre la mesure de la profonde originalité d’Anne Charlotte Leffler qui, loin d’imiter, établit un dialogue intertextuel souvent parodique, aussi bien avec les gloires de la pièce bien faite à la française, qu’avec les grands auteurs du Genombrott.
La valeur de cet ouvrage tient également au fait qu’il est conçu pour la scène : Corinne François-Denève, universitaire et auteure de théâtre, a fait le choix, comme elle s’en explique dans sa préface, d’un « texte de plateau, apte à passer la rampe ». Après près de cent-cinquante ans, ces drames et ces comédies écrits pour la scène – entre 1873 et 1890 – sont traduits pour être joués, et l’ensemble ainsi présenté donne aux questions débattues, qu’il s’agisse de la question féminine, de la question des classes sociales, ou du conflit des générations, une singulière actualité.
Il reste à espérer un volume 2 des œuvres d’Anne Charlotte Leffler, consacré à ses nouvelles. Dans son introduction, Corinne François-Denève recense deux nouvelles de l’auteure traduites en français en 1893 et 1894. Ce n’est là qu’un petit échantillon des six volumes de Ur Lifvet (« D’après nature ») !
Marthe Segrestin
235Gilles Philippe, French Style. L’accent français de la prose anglaise.Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, « Réflexions faites », 2016. Un vol. de 256 p.
Dans les vingt dernières années du xixe siècle, après que sont morts Dickens, Trollope et George Eliot, l’Angleterre a le sentiment que sa production romanesque est menacée de se tarir. Ses écrivains se tournent alors, en même temps que vers la Russie, dont ils ne connaissent pas la langue, vers une France dont ils peuvent lire les auteurs en version originale ; même si, comme en témoigne un texte de Virginia Woolf, écrit en 1929 et intitulé « On not Knowing French » (« Sur l’ignorance du français ») qui sert de point de départ à la réflexion de Gilles Philippe, cette réception des langue et littérature françaises ne va pas sans contresens. De cette période ressentie comme stérile (les années 1880) à la mort de Moncrieff (le traducteur de Proust en anglais) en 1930, c’est un demi-siècle qu’aura duré le « moment français » du style anglais.
L’ouvrage interroge la possibilité même d’un gallicisme proprement stylistique, conçu comme le « cheval de Troie » de la littérature française dans cette Angleterre où l’on croit (mais on se trompe souvent) que les outils langagiers, les réponses esthétiques et les pratiques rédactionnelles capables de revitaliser le roman sont à chercher ailleurs, chez Flaubert, chez Zola notamment. Cette omniprésence de la référence à la France dans le discours littéraire anglais signifie-t-elle pour autant que la France exerce une réelle influence formelle sur les écrivains anglais (c’est-à-dire écrivant en anglais, mais aussi vivant en Angleterre : tel est le parti pris qui donne sa cohérence à un corpus où figurent, par exemple, Henry James ou Conrad, mais pas, ou peu, James Joyce) ? Il s’agit enfin d’appréhender ces phénomènes dans leur dimension collective (non pas réduits à la perception singulière des faits de style français par tel ou tel auteur, mais par la communauté littéraire anglaise au sens large) afin de contribuer, par l’étude de son reflet anglais, à l’histoire stylistique de la littérature française.
Le premier chapitre parcourt les occurrences de cette référence française dans les discours des Anglais sur le style : la formule devenue doxique de Buffon (« Le style est l’homme même ») souvent mal interprétée, mais aussi et surtout les principes exposés par Flaubert dans sa correspondance. Le second examine dans le détail les tentatives faites parallèlement pour écrire aussi bien que les Français : comme Renan, par exemple, modèle avoué de Matthew Arnold ; comme Flaubert, encore lui, dont Lytton Strachey reprend les tours impersonnels, et George Moore, qui lui emprunte le moule rythmique de l’insert au participe présent – ou, plus exactement, croit le lui emprunter, alors même qu’il existe déjà dans la prose anglaise, pas à la même fréquence cependant. Cette référence à Flaubert est donc à la fois doctrinale et esthétique.
C’est encore sur son influence que s’interroge le troisième chapitre, consacré aux « Impressionnistes littéraires » anglais, qui cherchent à restituer une expérience subjective et fragmentaire. Même si Flaubert n’est pas catalogué parmi les « impressionnistes » de la littérature française, c’est son travail sur le point de vue et son usage du style indirect libre qui légitime ici un rapprochement fondé d’abord sur l’analyse de ses premières traductions en anglais. Quelles que soient leurs qualités, elles éclairent bien cette perception du style français comme fondamentalement exotique : les tours nominaux ou impersonnels y sont le plus souvent rejetés comme 236irrecevables par un lecteur anglais (une erreur que démontre l’étude de certains passages de romans naturalistes de Moore ou d’Arnold Bennett qui transposent ces traits stylistiques dans leur langue). Conclusion paradoxale : les romanciers comme Stephen Crane ou Ford Madox Ford, qu’on rattache à l’impressionnisme français, semblent échapper tout à fait à cette influence stylistique du français.
Qu’en est-il d’Henry James ? Le quatrième chapitre rappelle d’abord l’allégeance de James à la littérature française, aux origines d’un « imaginaire littéraire et langagier » qui le hante. Mais il s’agit ici d’évaluer l’impact véritable de l’étrangeté linguistique sur sa pratique rédactionnelle, et de montrer comment la prose du dernier James n’est française qu’autant qu’elle se construit contre celle de Flaubert. Le cas de James, romancier anglais au style français, trouve dans le cinquième chapitre son reflet inversé dans celui de Proust, romancier français au style anglais : tout du moins dans l’imaginaire littéraire anglais, qui le reçoit d’abord comme le traducteur de Ruskin, et réserve à La Recherche un accueil immédiatement enthousiaste, comme si ce qui déconcertait les lecteurs français produisait, en Angleterre, un effet de familiarité (dû notamment à la parenté qu’on lui prête avec le style de James). La langue de Proust, perçue comme « Un-French », aide ainsi la pensée anglaise, à la fin du demi-siècle considéré, à se libérer de son sentiment d’infériorité stylistique.
Le septième et dernier chapitre est consacré à la revue Criterion, fondée et dirigée par T. S. Eliot, qui jouit dans l’Angleterre des années 1920 d’un prestige comparable à celui de la NRF en France, et défend le même « classicisme moderne ». On y voit la référence à la littérature française y régner d’abord (Eliot adhère notamment à la doctrine de l’impersonnalité du style), mais non sans partage, puis s’atténuer progressivement : le moment français du style anglais amorce ici son déclin.
En conclusion, Gilles Philippe insiste sur la dimension imaginaire qui régit notre rapport au style, à la langue de l’autre : « L’Angleterre ne se convertit pas au style français, parce que ce style n’existait pas ». L’histoire de cette conviction que la France a quelque chose à apprendre aux écrivains anglais de cette période est avant tout l’histoire d’une illusion. C’est que, au « corps verbal » de la langue (qui diffère, de l’une à l’autre), s’ajoute son « corps imaginaire », celui que, héritiers d’une solide doxa, nous lui prêtons. C’est enfin que le style même a deux corps. L’un est formel (« mise en œuvre de l’idiome dans les textes littéraires ») ; l’autre est « une donnée imaginaire historiquement construite », une considération doxique qui ne résiste pas à l’étude des observables stylistiques.
Julie Wolkenstein
Ryo Morii, André Gide, une œuvre à l ’ épreuve de l ’ économie. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne » no 3, 2017. Un vol. de 313 p.
Issu d’une très bonne thèse de doctorat soutenue en 2015, le livre de Ryo Morii aborde une question qui peut sembler marginale dans l’œuvre de Gide, celle de la place qu’y occupent les réflexions, les idées et les théories économiques. En réalité, les questions et les idées économiques de la fin du xixe siècle et du début du xxe, au sens large du terme, ont vraiment intéressé le neveu de l’illustre économiste Charles Gide, mais le romancier, convaincu qu’un véritable artiste doit poser des questions intemporelles et universelles en se gardant d’apporter des réponses, a mis sa culture économique au service d’une réflexion essentiellement morale, en se gardant de l’exposer comme telle. C’est là le grand mérite de Ryo Morii : en 237mettant en évidence les soubassements théoriques et idéologiques de l’œuvre, soigneusement dissimulés par le romancier, il réussit à en éclairer la cohérence mais aussi la portée, car c’est la capacité de l’œuvre gidienne à offrir une caisse de résonance aux préoccupations de son époque qui est du même coup démontrée.
Ryo Morii donne à la notion même d’économie son sens le plus large, ce qui le conduit à aborder tour à tour, au fil des trois parties qui composent le livre, « l’économie dépensière », « l’économie sociale » et « l’économie monétaire ». La première partie revient principalement sur trois notions qui occupent une place centrale dans les premières œuvres de Gide, celles de dette, de don et de disponibilité. Ryo Morii restitue à ces notions leur force originelle en exhumant leur ancrage dans une réflexion économique, par-delà leur usage figuré, dans une perspective essentiellement morale, ce qui lui permet d’apporter des éclairages pertinents sur Philoctète, Les Nourritures terrestres et Le Prométhée mal enchaîné, en particulier. La deuxième partie, consacrée pour sa part à « l’économie sociale », revient tout d’abord sur la question du communisme, avant de traiter de façon précise une question importante, celle de la solidarité. Elle montre ainsi comment Gide, défenseur d’un individualisme qu’il s’attache à distinguer soigneusement de l’égoïsme, se confronte à la question du communautarisme – « la politique du tout-à-l’État » –, devenue brûlante à l’époque de l’affaire Dreyfus. Cette partie conduit aussi à éclairer la réflexion proposée par Gide sur différentes modalités de communauté à la lumière du solidarisme, théorie dont Charles Gide fut précisément l’un des promoteurs. Dès lors, c’est toute la portée sociale voire politique des premières œuvres de Gide, pourtant marquées par l’idéalisme et le subjectivisme symbolistes, de Paludes au Prométhée et à L’Immoraliste en passant par Le Roi Candaule ou Saül, qui se trouve parfaitement mise en évidence par l’analyse. Centrée sur « l’économie monétaire », enfin, la dernière partie reprend à nouveaux frais la question de la fausse monnaie, à la lumière des perspectives ouvertes dans la première partie et des notions de consommation, de dette et de don. Elle explore également l’équivalence établie, dans l’œuvre de Gide, entre le corps et l’argent, qui fait du sujet gidien un « monnayeur de soi-même », à partir de la thématique récurrente de la mutilation corporelle, illustrée notamment dans Les Caves du Vatican.
Retracer ainsi les lignes de force des analyses proposées par Ryo Morii ne rend compte qu’imparfaitement de son projet. Comme le suggère, ou veut le suggérer, le titre choisi, Une œuvre à l’épreuve de l’économie, la démarche adoptée par le chercheur est double. D’un côté, et pour une large part, il s’agit bien, sans renoncer à l’interprétation des textes, de s’inscrire dans une démarche d’histoire littéraire, voire de situer l’œuvre de Gide dans une histoire des idées économiques, au sens large du terme. Cette démarche porte pleinement ses fruits, car elle permet d’éclairer à neuf un certain nombre de questions pourtant abondamment commentées, à commencer par celles de la disponibilité, de la fausse monnaie ou de la gratuité. Aborder l’œuvre de Gide sous l’angle des idées et des théories économiques de son époque, c’est restituer la portée sociale de son œuvre, que l’artiste a délibérément fondue, voire dissimulée dans la masse de réflexions esthétiques et morales. De l’autre côté, Ryo Morii s’emploie à relire le texte gidien en utilisant pour leviers interprétatifs des notions postérieures, c’est-à-dire en lisant Gide à la lumière de Mauss, de Sartre ou de Klossowski. L’analyse historique et herméneutique se double donc d’un essai qui laisse entrapercevoir des pistes séduisantes, sans que le format de la thèse d’abord, du livre aujourd’hui, permette toujours de les 238explorer jusqu’au bout. Même si le chercheur gidien retiendra peut-être d’abord l’éclairage utile porté sur les idées et théories de l’époque inscrites dans le filigrane de l’œuvre et difficiles à percevoir pour le lecteur d’aujourd’hui, il faut saluer plus généralement l’ambition de ce livre remarquable, à la fois brillant et rigoureux.
Jean-Michel Wittmann
Vivien Bessières, Le Péplum, et après ? L’Antiquité gréco-romaine dans les récits contemporains. Paris, Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes », 2016. Un vol. de 400 p.
Qu’ont de commun René Goscinny, Jean-Luc Godard, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Ridley Scott et Pascal Quignard ? Tous se sont confrontés au genre du péplum, tel que l’étudie ici Vivien Bessières, c’est-à-dire après l’âge d’or des années 1950, et son traitement par le cinéma hollywoodien classique.
Parallèlement au déclin de la matière antique dans les cursus scolaires, l’histoire et les mythes gréco-romains continuent, à partir des années 1960, d’offrir un vaste et vivace répertoire de fictions (dans la littérature, la bande dessinée, les séries télévisées et au cinéma). Mais le regard porté sur cette Antiquité s’est modifié. L’auteur associe d’abord ce changement de paradigme à l’avènement de la postmodernité, convoquant dès l’introduction des pratiques artistiques et intellectuelles variées : l’architecture (Ricardo Bofill pastichant la Victoire de Samothrace dans le quartier Antigone, à Montpellier, ou le kitsch de la Piazza d’Italia de Charles Willard Moore à la Nouvelle Orléans), les arts plastiques (Yves Klein et cette même Victoire passée au bleu, l’esthétique ironique du Temple of Apollo de Roy Liechtenstein, ou encore l’installation féministe de Judy Chicago, The Dinner Party), la philosophie (la méfiance à l’égard des mythes et des métarécits, et la pulsion archéologique propres au postmodernisme). Mais, relativisant l’esthétique postmoderne, il souligne que ne disparaissent pas pour autant, dans des œuvres plus populaires, un usage classique de la matière antique, peu soucieux de déconstruire les codes génériques, et un usage moderne (la parodie, comique ou nostalgique), voués eux aussi à une progressive légitimation dans le champ de la recherche. La coexistence de ces attitudes ne doit pourtant pas reconduire la distinction contestable, elle-même héritée d’une certaine conception de l’Antiquité, entre la République des Lettres et les jeux du cirque. C’est donc un corpus dégagé de cette question du rapport aux conventions génériques qu’étudie l’auteur, pour cerner les enjeux du recours à la matière antique dans les arts à récit contemporains (européens et nord-américains).
Dans une première partie, il propose une définition du péplum, tel que le genre s’est configuré, puis renouvelé, avec ses personnages (le tyran sanguinaire, la reine intrigante, le centurion musclé) et ses scènes (courses de char, banquets) typiques, ses points de vue (plans larges, montage stroboscopique) et registres (épique, tragique) privilégiés, son idéologie (réflexion politique, éthique, religieuse). Cette définition excède les limites du seul cinéma : l’illustrent aussi bien des exemples empruntés à la bande dessinée (Alix) qu’à la série télévisée (I, Claudius, ou Rome). Au passage, on relève une absence signifiante : le roman historique du xixe siècle, à l’exception des Derniers jours de Pompéi de Bulwer-Lytton, dédaigne le péplum ; sans doute le souci de rapprocher les temps anciens du lecteur moderne, de les lui rendre plus présents, et le « décentrement des grands hommes illustres vers les 239hommes moyens fictifs » expliquent-ils cette désaffection des émules de Walter Scott à l’égard de la matière antique.
La seconde partie s’intitule « Et après ? » : un « après » qu’il faut comprendre comme la recherche d’une postérité (que devient le péplum à la fin de l’âge d’or hollywoodien du genre ?), d’une alternative (quelles sont les autres exploitations contemporaines de la matière antique ?), ou même d’un antagonisme (qu’est-ce que l’anti-péplum ?). Les œuvres étudiées sont regroupées en trois catégories. Tout d’abord les anti-péplum, c’est-à-dire les romans (Mémoires d’Hadrien de Yourcenar, Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia de Quignard), les bandes dessinées relevant du registre héroï-comique (joliment rebaptisées « héroï-comics ») comme Astérix, mais aussi Époxy (de Cuvelier et Van Hamme) ou Polonius (de Tardi et Picaret), et ce que Bessières appelle « l’Antiquité néo-réaliste », incarnée par des cinéastes italiens (notamment Fellini et son Satyricon, ou les téléfilms de Rossellini consacrés à Socrate et à Saint Augustin) qui tous « (prennent) à revers le genre du péplum ». La seconde catégorie réunit des réécritures d’épopées, qu’elles soient « palliées » (relectures des légendes épiques focalisées sur d’autres héros que ceux de l’épopée), comme la Kassandra de Christa Wolf, ou qu’elles adaptent, de près ou de loin, l’Odyssée : ainsi du Mépris de Godard, du Naked de Mike Leigh, du Regard d’Ulysse d’Angelopoulos ou de O Brother, Where Art Thou ? des frères Cohen, qui révèlent rétrospectivement l’appartenance de l’épopée homérique au genre à venir du road movie. Dans la troisième constellation, l’auteur fait dialoguer différentes interprétations d’une même tragédie grecque. Rappelant pour commencer que « l’invention de la mise en scène » a donné lieu à des lectures multiples, et souvent contradictoires, de ce répertoire antique surreprésenté au théâtre depuis les années 1950, il confronte ces interprétations aux adaptations cinématographiques de ce même répertoire, mais aussi à sa réapparition dans des genres inattendus (les romans policier ou graphique) : de l’Antigone de Sophocle, traduite par Hölderlin, reprise par Brecht dans une version délibérément tronquée qui en modifie le sens, et enfin filmée par les Straub sous la forme d’un « théâtre au passé, un passé en ruines », à l’Œdipe roi du même Sophocle, qui revient chez des auteurs aussi différents que Pynchon, Pérec ou Nicolas Presl, en passant par les Médée de Dreyer et de Pasolini, ou la Phèdre de Sarah Kane. Ce qui est en jeu, cette fois, c’est la capacité de la tragédie antique à fournir aux metteurs en scène contemporains un grand récit à déconstruire, et un « relais esthétique privilégié des divers mouvements de libération postmodernes », essentiellement féministes et homosexuels.
Issu d’une thèse de doctorat, cet ouvrage se distingue par la finesse et l’humour de ses analyses, au service d’une riche approche intermédiale de la réception contemporaine de l’Antiquité.
Julie Wolkenstein
Frédéric Martin-Achard, Voix intimes, voix sociales. Usages du monologue romanesque aujourd’hui. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 465 p.
Résultat d’un travail de thèse, ce riche ouvrage, récompensé par le prix de la critique littéraire de la Fondation Barbour en 2014 et le prix Charles Bally de la Société académique de Genève en 2015, étudie avec clarté et minutie la 240refondation du monologue intérieur dans le roman français à partir des années 1980. Il se focalise plus spécifiquement, mais sans jamais s’y réduire, sur trois auteurs : François Bon, Laurent Mauvignier et Jacques Serena. Inscrit dans une perspective stylistique, il tire sa force de l’articulation permanente de concepts empruntés à ce champ et à d’autres, dans un souci constant d’interdisciplinarité : le geste herméneutique présidant à ce parti-pris sert des analyses d’autant plus stimulantes sur le plan scientifique qu’elles font leur propre miel à partir de fleurs étrangères, pour reprendre une célèbre métaphore de Montaigne. Cette sortie hors du champ purement littéraire, par laquelle l’auteur fait éclater les frontières de la critique, s’accompagne en outre d’un régulier changement de focale : le lecteur, ainsi conduit de microlecture en surplomb théorique, voit son intérêt sans cesse renouvelé.
Après avoir défini le monologue intérieur en introduction (critères formels et délimitation de contours par rapport à des notions connexes : courant de conscience, soliloque, discours direct libre), l’auteur décrit dans une première partie ses évolutions stylistiques et formelles, ainsi que ses soubassements épistémologiques. L’histoire littéraire qu’il retrace montre en quoi les réflexions menées sur les rapports entre le langage et la pensée dans les différents champs de la connaissance (psychologie, linguistique, philosophie, médecine) influencent la représentation de l’endophasie dans le roman, tant dans ses conceptions que dans sa poétique même. Trois temps se dégagent distinctement, sans qu’il faille, comme le précise Frédéric Martin-Achard, envisager le passage de l’un à l’autre en termes de rupture radicale : l’apparition et l’essor du monologue intérieur (1880-1940), ses métamorphoses et dissémination (1940-1980), sa refondation (à partir des années 1980).
Ce survol historique très informé, qui place Les Lauriers sont coupés (1887) d’Édouard Dujardin comme jalon initial, permet de mieux cerner la singularité des usages contemporains du monologue intérieur. Initialement liée à l’expression de l’intériorité, cette forme prend désormais une double orientation, intime certes, mais également sociale. Si le monologue intérieur a été, de tout temps, travaillé par l’extériorité, par le sociétal, il se déplace aujourd’hui vers la marge et c’est ce travail de décentrement géographique et sociologique qu’étudie l’auteur dans une deuxième partie. Le roman monologué, explique-t-il, prend en compte de nouvelles réalités sociales, s’intéresse aux laissés-pour-compte de la modernité. Pour en témoigner, il dresse une typologie du monologueur contemporain, à l’articulation perméable, mais propice à arborer cet éventail d’individus précaires à l’origine du monologue : dominés, délinquants et déclassés. Les expériences sociales relatées et d’ordinaire non valorisées (travail ouvrier, prison, drogue, meurtre), ainsi appréhendées de l’intérieur par une conscience subjective, permettent une évacuation du pathos, un évitement de toute lecture sociologisante et une valorisation des minuscules, ce que n’aurait pas permis l’usage du surplomb narratif. Cette pratique s’inscrit également pleinement dans la veine de la réhabilitation critique et réflexive du roman : en abandonnant le garant du sens définitif, le récit vaut pour les questions qu’il pose au réel, non pour les réponses qu’il apporte.
Le passage de la deuxième à la troisième partie opère ensuite par restriction de focale : l’étude des formes de l’individualité à l’échelle des vies singulières et intimes succède à celle des identités collectives, de groupe. Ce sont ainsi les « voix intimes », et non plus les « voix sociales », que l’auteur mettra à l’honneur dans ce dernier temps d’étude qui permet, à nouveau, de réfléchir aux enjeux signifiants 241de la forme, à commencer par le concept d’« identité narrative », forgé par Ricœur, que le monologue intérieur contemporain met à l’épreuve. La mise en intrigue d’une vie, supposée par la notion du philosophe, est rendue impossible chez les personnages du corpus qui ne considèrent pas leur vie comme une destinée, ni n’ont véritablement de vie singulière et distincte des autres. Les identités en crise qui en découlent sont lisibles dans trois types de perturbation narrative : les « narrations entravées », qui sont le fait de personnages affectés d’une défaillance ou d’une dysfonction de la parole ; les « narrations impossibles », liées à un événement traumatique incommunicable ; les « narrations refusées », dues à un locuteur peu enclin à relater des épisodes honteux, voire délictueux, de sa vie. Ce qui se lit à l’échelle de l’art de raconter trouve un écho dans les différents opérateurs de subjectivation (noms propres, pronoms personnels, rapport du sujet au langage), eux-mêmes perturbés. À titre d’exemple, l’hétérogénéité discursive des monologues, qui invite à considérer la part de l’autre dans le discours de l’un, révèle un sujet sans cesse traversé par l’altérité, que celle-ci soit protectrice (Seuls, Mauvignier) ou désubjectivante (Un Fait divers, François Bon). Ces individus troublés dans leur subjectivité questionnent en définitive le statut du sujet contemporain, réseau d’interactions et de rapports intersubjectifs.
On l’aura compris, cet ouvrage forme une somme précieuse pour quiconque s’intéresse au monologue intérieur et, plus généralement, à la littérature romanesque contemporaine, car c’est bien une forme phare, aux potentiels politiques critiques, que Frédéric Martin-Achard explore d’un point de vue diachronique, synchronique, stylistique et transdisciplinaire.
Aurore Labadie
Mathilde Bataillé, Michel Tournier : L’écriture du temps. Préface d’Arlette Bouloumié. Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2017. Un vol. de 330 p.
Michel Tournier disparaissait le 18 janvier 2016. Un an après, sortent coup sur coup le volume que lui a consacré la « Bibliothèque de la Pléiade » (Romans suivis de Le VentParaclet) et deux mois après l’essai que Mathilde Bataillé a tiré de sa thèse, soutenue à Angers en 2013. En faisant le choix d’un sujet aussi central que le temps, sujet qui s’impose d’emblée à la lecture de l’œuvre, Mathilde Bataillé risquait fort, semble-t-il, d’emprunter des chemins largement frayés. Or, si de nombreux critiques ont abordé la question de façon latérale, l’étrange est que, note l’auteur, nul n’avait fait du temps son objet principal. Voilà qui peut étonner, à voir l’importance du temps dans les premières œuvres (Vendredi…, Le Roi desAulnes, Les Météores), où le héros, conscient de la menace et de son caractère inéluctable, cherche à figer le temps et à échapper au devenir.
Comme bien souvent chez Michel Tournier, les héros des trois grands romans sont d’abord tournés vers le passé. À ce titre, ils apparaissent comme des « secondaires », selon un terme repris de la caractérologie et auquel l’auteur était très attaché. C’est pour cela que Mathilde Bataillé se propose de relire l’œuvre à la lumière de l’opposition entre les héros « primaires » et les héros « secondaires », telle qu’exposée par Michel Tournier dans « Cinq clefs pour André Gide » (dans Le Vol du vampire), analyse du « contemporain capital » qui a quelque chose d’un autoportrait. Pour Michel Tournier, en effet, André Gide est l’exemple même du 242« secondaire » qui a rêvé de devenir un « primaire ». C’est en cela qu’il lui ressemble, et qu’il ressemble à bon nombre de ses personnages.
Reprenant les trois premiers romans, Mathilde Bataillé montre que dans Vendredi l’itinéraire de Robinson Crusoé reproduit un parcours analogue. Seul sur son île, sans repères, Robinson cherche à conjurer son angoisse du temps en le mesurant (la clepsydre, le calendrier), en multipliant les rituels, en tenant son log-book – et en pratiquant une économie de l’accumulation. Mais tout ceci est vain. Il faut attendre l’explosion de la grotte pour qu’après sa « conversion » Robinson rajeunisse (la disparition de la barbe…) et accède aux limbes, cet univers hors temps. Comme le montre Mathilde Bataillé, un tel régime temporel, qui s’adosse à toute une culture philosophique (Nietzsche, avant tout, évoqué de manière allusive vers la fin, mais aussi le Bachelard de L’Intuition de l’instant), autorise une relation immédiate au monde, sous le signe du principe de plaisir. Selon des modalités un peu différentes, une même tension traverse Le Roi des Aulnes. Mathilde Bataillé souligne combien, dans le chapitre i, Abel Tiffauges est marqué par ses souvenirs du collège Saint-Christophe. Il apparaît donc comme pleinement « secondaire » du fait que, pour lui, le présent constitue un déploiement du passé. Alors que, à la différence de Vendredi, Le Roi des Aulnes s’inscrit dans un temps événementiel (la Deuxième Guerre mondiale), pour le héros l’histoire semble ne pas exister puisque tout se répète. Mais comme Robinson Crusoé, Abel Tiffauges s’abstrait du devenir par de brèves extases. Surtout, l’angoisse est conjurée dès lors que le temps se fait circulaire (devenir saint Christophe), quand dans les dernières pages le héros accède au temps sacré de l’éternel retour. Quant au troisième roman, Les Météores, Mathilde Bataillé démontre que chacun de ses personnages principaux illustre un type spécifique de relation au temps : Édouard connaît une lente dégradation physique ; son jeune frère, Alexandre, pour qui le vieillissement est l’apanage des hétérosexuels, a une fin sordide, lui qui, comme Tournier, rêvait d’une mort joyeuse. Enfin les jumeaux illustrent une double relation au temps : Jean aime ce qui trouble l’ordre ; Paul, qui apprécie la régularité des marées, cherche au contraire à restaurer l’ordre ancien jusqu’à ce que, à la fin, il accède à un temps cosmique, à la fois immobile et changeant.
Alors que Michel Tournier se veut avant tout un écrivain « géographe », c’est donc bien avec le temps qu’il mène combat. Mais si le temps constitue la matière dont sont faits les romans, il en va autrement des fictions brèves – contes ou nouvelles – vers lesquelles se tourne peu à peu l’auteur. Là réside sans doute l’un des points les plus intéressants de ce travail, qui montre en quoi une conception du temps est liée à une catégorie générique. Même si, à la fin des trois grands romans, le personnage accède à une forme d’éternité, la machine narrative aura donné à sentir le flux temporel et son poids de pathos. Il en va parfois ainsi dans certaines nouvelles, comme « Le Coq de bruyère ». Mais tout change dans les contes et dans ce roman-conte qu’est Gaspard, Melchior & Balthazar. Dans le roman des rois mages, où chacun subit à sa manière les atteintes du temps (Hérode est âgé et malade), le quatrième roi, Taor, qui donne trente ans de sa vie, dans les mines de sel, pour un innocent et qui, à la fin, connaît une mort « merveilleuse » quand ce jumeau du Christ est emporté au Ciel par des anges après avoir communié le premier. Une même dénégation de la mort se retrouve dans « Barbedor », conte oriental inclus dans Gaspard, Melchior & Balthazar, où le vieux roi Nabounassar III devient à la fin un enfant, le jeune Nabounassar IV. Sur ce point, il aurait été possible de développer davantage le motif 243de la paternité magique (déjà présente à la fin de Vendredi, avec le petit Jaan), qui triomphe du temps mais en s’affranchissant de la biologie.
Un même désir de se réconcilier avec le monde traverse les textes non fictionnels de Michel Tournier. Si Le Vent Paraclet, cette autobiographie intellectuelle, s’ouvre sur des souvenirs d’enfance, tout se termine sur une épiphanie dès lors que le jardin de Choisel nous met à l’abri du monde et de l’histoire. On a là un bel exemple de cette « célébration » à laquelle aspire Michel Tournier, dans le recueil du même nom ainsi que dans Le Vagabond immobile, Petites proses ou Journal extime. Mais, souligne Mathilde Bataillé, cette volonté de célébrer le monde doit sans cesse être réaffirmée puisque sans cesse le temps, et la conscience que nous en avons, reprend son travail de sape. La « célébration » du monde et de sa beauté s’enlève donc sur fond de lucidité, comme en témoignent les nombreuses références à la mort, à commencer par « Nécrologie d’un écrivain » où Michel Tournier rédige par avance son épitaphe (« Je t’ai adorée, tu me l’as rendu au centuple. Merci la vie »).
Cette relation ambivalente envers les temps, on le retrouve dans la réflexion sur l’œuvre d’art, qui est l’objet de la dernière partie. Ainsi que le rappelle Mathilde Bataillé, Michel Tournier éprouve le plus vif intérêt pour les arts éphémères, comme la danse. Mais l’auteur, lecteur de Flaubert et des poètes du xixe siècle, aime que l’œuvre possède une fermeté formelle qui la protège du temps. Surtout, l’ambiguïté de l’œuvre d’art – notamment l’image – tient à son arrière-plan théologique : en effet, l’art chrétien (et à travers lui l’art moderne) s’inscrit dans le temps et cependant lui échappe puisque, comme expliqué dans Gaspard, Melchior& Balthazar, il procède de l’Incarnation.
On le voit à ce rapide aperçu, l’ouvrage de Mathilde Bataillé, bien rédigé et présenté, vaut par son caractère panoramique et par les perspectives qu’il ouvre. Toujours nuancée, cette synthèse évite tout réductionnisme en nous donnant à voir les tensions et les contradictions qui traversent l’œuvre. Par-là, Michel Tournier philosophe, qui rêvait d’élaborer un « système », est devenu pleinement romancier, avec cette part d’indécidable que comporte un texte littéraire. On comprend donc bien, à la lecture de cet essai, en quoi l’œuvre doit se lire, non comme une simple représentation du temps, mais comme un combat. Combat perdu d’avance, en sorte que le rêve de l’instant extatique et le mythe de la mort heureuse apparaissent comme des “consolations”. Il faut donc savoir gré à Mathilde Bataillé d’avoir, non seulement décrit les modes d’apparaître du temps dans l’ensemble de l’œuvre, mais surtout d’avoir mis à nu la fécondité fictionnelle de l’angoisse – et de la dénégation.
Jacques Poirier
Chloé Chaudet,Écritures de l’engagement par temps de mondialisation. Paris, Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes », 2016. Un vol. de 302 p.
Dans cet ouvrage issu de sa thèse, Chloé Chaudet propose une réflexion sur les formes contemporaines de l’engagement littéraire, dans une perspective comparatiste se revendiquant « transculturelle ». Elle s’appuie pour ce faire sur un corpus composé de neuf œuvres publiées, en Occident et dans d’autres régions du monde, entre 1980 et 2010, par Salman Rushdie, Peter Handke, Jean-Marie Gustave Le Clézio, Orhan Pamuk, Toni Morrison, Ben Okri, Luis Sepúlveda, Taslima Nasreen et Waris Dirie. L’hétérogénéité du corpus peut surprendre : sont en effet associés des écrivains reconnus comme tels et des personnalités engagées 244dans une cause bien précise (c’est le cas de T. Nasreen et W. Dirie qui dénoncent l’oppression et les violences faites aux femmes) concevant leurs textes comme un instrument, parmi d’autres, de combat ; œuvres romanesques et récits autobiographiques, plus ou moins élaborés sur le plan formel et à l’ambition esthétique plus ou moins manifeste, se voient ainsi mêlés. C. Chaudet justifie ce choix par la nature même du projet qui est le sien et qui vise à établir une typologie de l’engagement contemporain qui embrasse divers types de textes et de figures.
Dans une longue « partie introductive », l’auteur de l’ouvrage expose les critères d’élaboration de cette typologie. Partant du constat d’une « coupure […] entre le fort désaveu de la notion [d’engagement littéraire] à l’échelle européenne voire occidentale et son actualité dans bon nombre de contextes extra-occidentaux », elle en souligne l’actualité, en même temps que les multiples métamorphoses depuis l’époque sartrienne. Si cette proposition n’est pas nouvelle, on peut en revanche saluer le souci de C. Chaudet de faire de la théorie sartrienne de la littérature engagée autre chose qu’un paradigme figé (et souvent réducteur) qu’il s’agirait pour les auteurs comme pour les critiques de dépasser ou au contraire de suivre. C’est en tant qu’« idéal-type », dont les œuvres reprennent, nuancent ou modifient certains traits, que le paradigme sartrien est évoqué. Plus exactement, cet idéal-type est double selon l’auteur qui distingue, à juste titre, une conception restrictive de la théorie sartrienne (« l’idéal-type restreint ») qui l’associe à « l’orientation socialiste », voire à un « marxisme intransigeant », et une conception plus large (« l’idéal-type étendu »), qui correspond, de fait, à la véritable définition de l’engagement littéraire formulée par Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?.
Enfin, un troisième « idéal-type » est convoqué par C. Chaudet, qui constituerait le type de discours sur l’engagement avec lequel dialogueraient, de manière plus ou moins explicite, les œuvres du corpus : il s’agirait d’un « idéal-type plus spécifiquement contemporain, à l’application plus large – l’œuvre littéraire engagée étant alors surtout conçue comme une confrontation au politique ». L’auteur de l’ouvrage n’ignore pas qu’une telle conception élargie de l’engagement, corollaire essentiel d’une conception élargie du politique, est au centre des études les plus récentes, françaises et étrangères, sur l’engagement littéraire d’aujourd’hui. On peut donc regretter un état de l’art un peu trop rapide des grandes orientations de la recherche actuelle.
On ne peut ainsi pas dire que la plupart des études récentes privilégient l’approche thématique « aux dépens d’une approche formelle ». Nombreux sont les travaux qui ont cherché à associer, comme l’auteur entend le faire dans son ouvrage, approche thématique et approche formelle et ont même, pour certains d’entre eux, fait de cette interrogation des auteurs sur la forme à donner à leur engagement (ou leur « implication », pour reprendre le terme de Bruno Blanckeman) le propre de l’œuvre engagée contemporaine – et l’on pense par exemple aux analyses consacrées à des auteurs comme François Bon, Lydie Salvayre ou encore Javier Cercas. De même, lorsque l’auteur écrit que « l’aspect polémique de l’œuvre n’est pas toujours considéré comme un critère nécessaire de l’œuvre engagée », elle semble négliger le fait que la polémique est bien au cœur des analyses relatives à la question de l’engagement par/de la mémoire ou encore dans le cadre de la critique de la mondialisation néo-libérale. Comment imaginer en effet que la réécriture de l’histoire du point de vue des vaincus, ou des oubliés, ne soit pas également une contre-écriture à vocation polémique et accusatrice ?
245Ces limites n’entament cependant pas l’intérêt de l’ouvrage. Celui-ci tient à la spécificité de la démarche de C. Chaudet qui, inscrivant résolument l’engagement dans le champ d’une « littérature de combat et de controverse » (Benoît Denis) entend interroger les modalités d’énonciation de la « dénonciation d’un inacceptable » – l’inacceptable étant ici à entendre comme une « indignation de type éthique dépassant le sujet individuel » – dans les œuvres. Sont ainsi évoquées différentes « stratégies poétiques » qui se réfèrent chacune à une actualisation spécifique de la dénonciation, et qui, mises chacune en rapport avec les concepts sartriens, offrent une perspective à la fois synchronique et diachronique sur les œuvres du corpus.
La typologie de l’engagement littéraire contemporain proposée ici correspond in fine à une typologie reflétant les différentes constructions de l’inacceptable, selon une progression qui va de la dénonciation polémique et évidente à la dénonciation dite « notifiante », qui relève davantage de la monstration que de l’accusation. Ce sont ainsi quatre grands types qui constituent les quatre parties de l’ouvrage, auxquelles sont rattachées les diverses œuvres du corpus. Les récits autobiographiques de T. Nasreen et W. Dirie sont analysés dans le cadre de la première partie consacrée aux « stratégies d’accusation » : fondés sur une rhétorique accusatrice centrale sur le plan de la diégèse et directe sur le plan du discours, ils dénoncent l’inacceptable (ici, l’oppression physique et psychologique des femmes) de « manière continue, massive, et via un blâme explicite ». Cette stratégie suppose en outre « un ethos renvoyant à un auteur “embarqué”, qui se caractérise par sa démarche offensive ». Sont ensuite évoquées, avec les romans de Ben Okri et Luis Sepúlveda, les « stratégies du dépassement », où la dénonciation, toujours explicite, de l’oppression des hommes par les hommes tout au long de l’histoire et de la violence faite à la nature, se voit contrebalancée par un discours positif, porteur d’espoir. La troisième catégorie, qui analyse à l’aide des romans d’O. Pamuk, T. Morisson et S. Rushdie les « stratégies du décalage », rend compte d’une dénonciation plus implicite, qui joue de décalages thématiques et discursifs par rapport à l’idéal-type sartrien restreint. Enfin, les récits de P. Handke et J.M.G. Le Clézio sont convoqués dans le cadre des « stratégies du témoignage », qui mettent en œuvre une dénonciation « notifiante », correspondant ici à « une retenue dans le blâme ». Il s’agit alors pour les auteurs-témoins de faire « émerger et entendre la voix de l’Autre. »
L’hétérogénéité du corpus n’est pas sans effet sur l’analyse elle-même : c’est bien lorsqu’elle envisage les œuvres les plus formellement travaillées que C. Chaudet livre les analyses les plus fines et les plus stimulantes. Sans doute, son objectif était-il de présenter un large spectre de l’engagement contemporain. Mais peut-on encore parler, pour les œuvres traitées dans la première partie, d’engagement proprement « littéraire » ? Ne s’agit-il pas plus simplement d’engagement « textuel », les auteures étant des figures de militantes qui recourent à l’écriture autobiographique pour faire valoir une cause qu’elles défendent par ailleurs par d’autres moyens ? La question peut se poser, tant l’écart entre les œuvres, et le type d’analyses qu’elle provoque, semble important. Reste que l’ouvrage développe dans son ensemble une perspective transculturelle bienvenue dans le champ des études critiques sur l’engagement, mettant en rapport des œuvres occidentales et non-occidentales qui font souvent l’objet de traitement autonomes.
Sylvie Servoise
246Joëlle Gardes Tamine, Poétique et rhétorique : la littérature et sa Belle Parole. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2015. Un vol. de 288 p.
C’est avec une très grande tristesse que nous venons d’apprendre que Joëlle Gardes Tamine nous avait quitté tout récemment. Ses nombreux travaux, situés à l’intersection de plusieurs disciplines, ont marqué à la fois la grammaire, la linguistique, la stylistique et les études littéraires. Toute une génération de grammairiens et de stylisticiens, notamment, s’est formée à ces disciplines en s’accompagnant de ses manuels de référence, La Grammaire, La Stylistique puis La Rhétorique. Mais Joëlle Gardes Tamine a aussi fourni des apports considérables dans le domaine de l’étude linguistique des figures, notamment avec Pour une nouvelle théorie des figures (PUF, 2011) ou Au cœur du langage. La métaphore (Champion, 2011). Son sens poétique l’a également portée à renouveler l’étude de la poésie, et notamment celle de Saint-John Perse, au cours de plusieurs ouvrages importants. Tous ses ouvrages manifestent avec évidence le souci de transmission pédagogique qui était le sien : son travail est toujours original et rigoureux, mais constamment clair, accessible, se détournant notamment de l’inflation terminologique que l’on trouve parfois à l’œuvre dans nos disciplines.
Mais c’est aussi un écrivain qui s’est éteint au mois de septembre. Depuis vingt ans, Joëlle Gardes – comme elle se nommait dans son activité artistique – écrivait, là aussi avec la densité et l’éclectisme qui la caractérisaient, publiant à la fois des recueils poétiques, des romans, une pièce de théâtre et des travaux à quatre mains avec des photographes.
C’est toute la communauté scientifique qui est touchée par cette perte, et tout particulièrement les étudiants qu’elle formait avec passion, et les nombreux collègues qui ont pu collaborer avec elle dans les nombreux recueils collectifs dans lesquels elle aimait partager et transmettre son expérience et sa grande culture.
Son dernier essai, écrit comme en résistance au cours de la maladie, représente à la fois un prolongement et une synthèse surplombante de tout son travail sur le style et sur les figures, en se penchant sur la question très englobante du langage dans le texte littéraire. Il propose un parcours éclectique, unifié toutefois par un fil conducteur : pour mener à nouveaux frais l’enquête sur l’éventuelle spécificité de la « Belle Parole » et repenser la définition de la littérarité, l’auteur se propose de situer la poétique et la rhétorique l’une par rapport à l’autre, en défendant à plusieurs niveaux la thèse qu’il n’existe pas en définitive d’opposition tranchée entre littéraire et non littéraire, fiction et réel, Belle Parole et discours ordinaire, mais seulement des usages orientés et spécifiques de la parole.
La première partie retrace à grands traits l’histoire des relations entre poétique et rhétorique, depuis le primat de cette dernière dans l’Antiquité, à l’annexion de toutes les Belles-Lettres par la poétique à partir du xviiie siècle, puis au tout récent retour de la rhétorique depuis les années 1990. Ce parcours est l’occasion de rappeler ce qui distingue les deux disciplines : du côté de la rhétorique, les faits réels, les preuves, la persuasion ; du côté de la poétique, les faits possibles, la mimèsis et la catharsis. Mais se dessinent déjà des points de contact : ainsi l’argumentation apparaît dans tous les types de discours, comme la dimension herméneutique ou la nécessité du style.
247La rhétorique et la poétique se retrouvent également en ce que l’une comme l’autre classent les productions langagières selon des genres, notion complexe qui parcourt tout l’ouvrage. La deuxième partie vise tout particulièrement à examiner les critères de classement des genres et leurs éventuels paramètres communs. En rhétorique, c’est un critère relativement stable, la nature du problème traité, qui distingue les genres judiciaire, démonstratif et délibératif. En poétique en revanche, les critères régulièrement convoqués se révèlent plus disparates, et aucun, ni l’opposition entre écrit et oral, ni la situation de production du discours, ni sa visée ne représentent des indices infaillibles. C’est aussi l’appartenance de tel ou tel genre à la Belle Parole qui se révèle fluctuante, dans un parcours historique qui rappelle qu’à la fin du xviie, les Belles-Lettres regroupent à la fois la poésie, l’éloquence et le discours scientifique et que ce n’est qu’au xixe que se met progressivement en place la triade lyrique – épique – dramatique que nous convoquons largement aujourd’hui.
Depuis l’Antiquité, la notion d’aptum, si centrale en rhétorique, met en relation des types de style (simple, moyen, élevé) et des genres ; c’est cette adaptation entre le style, le sujet, la visée et l’auditoire qui rend la forme d’un texte signifiante. Ces formes, notamment les formes fixes ou l’organisation codifiée d’un texte, sont également modulées selon l’époque et les auteurs. Finalement, les genres se définissent par un ensemble de traits que tous les membres ne possèdent pas nécessairement : une dominante de traits peut suffire à créer un air de famille suffisant entre différents textes. Le genre réalise ainsi un prototype, éventuellement instancié par des textes accédant au statut de modèles.
La démarche continuiste et constructionniste menée par Joëlle Gardes Tamine se poursuit sur la question de la typologie des genres, dans une troisième partie qui recoupe partiellement les précédentes. Là aussi, l’apport de l’ouvrage se fonde sur une synthèse qui retrace l’histoire des genres et de leurs modifications : alors qu’Aristote opposait épopée et tragédie et excluait la poésie de la mimèsis, la rhétorique du xviie réintroduit cette dernière, le romantisme réconcilie poésie et philosophie, tandis que les conceptions modernes, après avoir contesté la notion de genre au motif de la spécificité interne de chaque texte, convoquent finalement la triade poésie-roman-théâtre.
À ces classements rigides l’auteur préfère une approche plus anthropologique, inspirée de Pierre Janet, qui distingue de grandes « conduites de la prise de parole » : la conduite du portrait (mimèsis), et la conduite du récit (diégèsis), qui décrit des événements absents et permet de saisir le Temps. Ces deux conduites sont affaire de degré : à cet égard, si Platon opposait bien mimèsis et diégèsis, Aristote s’y refusait, et c’est un regard moderne, rétrospectif, qui a distingué des conduites toujours intriquées dans les faits. Selon l’auteur, plus que cette opposition relevant du texte (de la lexis), c’est le mode d’énonciation et l’attitude de l’énonciateur qui importent : si l’on tient compte de cette attitude, on opposera plutôt le narratif et le mimétique au lyrisme, qui implique l’expression du sentiment et l’adhésion au moi.
L’approche anthropologique et énonciative des genres se clôt sur un aperçu des modalités de présence d’un énonciateur qui parle souvent au nom d’une autre instance : par exemple, il peut représenter le peuple à la façon d’un porte-parole, comme Michelet, incarner la parole de Dieu ou des Muses, comme le prédicateur ou le poète, ou témoigner pour d’autres qui n’ont pas accès à la parole, comme Camus.
248Dans une quatrième partie, l’enquête revient sur la question centrale de la littérarité, et plus spécifiquement sur cette opposition entre réel et fiction qui démarque souvent la Belle Parole d’autres discours, notamment de l’Histoire, fondée sur des faits attestés. Toutefois, l’auteur rappelle que le statut du fait est incertain : il n’existe pas de fait observable sans théorie, et l’objet dépend de l’interrogation que l’on porte sur lui. De plus, si l’Histoire s’appuie sur les documents, la fiction littéraire ne les ignore pas, loin de là. Joëlle Gardes Tamine plaide, ici encore, contre les oppositions tranchées, auxquelles elle substitue la notion de « modalités de la vérité » et de « modalités d’adhésion » des lecteurs à une proposition, définissant ainsi des échelles de fictionalité. Il n’existe pas de critère valable, d’un point de vue linguistique ou pragmatique, pour opposer le réel et la fiction. Tout texte compose un monde présentant une certaine consistance, un mode d’existence qui fait appel à la coopération du lecteur, conclut l’auteur en se référant au mode d’existence des « sollicitudinaires » défini par Souriau.
Joëlle Gardes Tamine propose in fine de renverser la perspective d’une poétique générale au profit d’une rhétorique généralisée, comme questionnement de l’homme sur lui-même et sur le monde, synthétisant alors plusieurs propositions de l’ouvrage et de travaux antérieurs. Les genres sont redéfinis en fonction de considérations anthropologiques (les conduites humaines et les modes d’existence des objets) ; le style est appréhendé comme ensemble de choix parmi les possibles de la langue, choix guidés par la notion fondamentale d’aptum ; les figures impliquent un travail au niveau de la production comme de l’interprétation. C’est sur l’ouverture de l’interprétation et le travail de l’énigme que l’auteur insiste enfin : que le texte relève de l’hermétisme ou de la simplicité, le sens est toujours ouvert, car le sens littéral autorise la possibilité de multiples inférences.
Marie-Albane Watine
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-07739-8
- EAN: 9782406077398
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07739-8.p.0211
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-15-2018
- Periodicity: Quarterly
- Language: French