« Oh my black Soule ! » Vanité et conscience dans les sonnets sacrés de John Donne
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
2018 – 1, 98e année, n° 1. varia - Auteur : Miller-Blaise (Anne-Marie)
- Pages : 17 à 34
- Réimpression de l’édition de : 2018
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
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« OH MY BLACK SOULE ! » Vanité et conscience dans ies sonnets sacrés de John Donne Anne-Marie Miller-Biaise Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 - E.A. 4398 PRISMES r Institut du Monde Anglophone - 5, rue de l'Ecole de Médecine - 75006 Paris Résumé : John Donne (1572-1631), prédicateur très en vue de l'Eglise pro¬ testante d'Angleterre du premier dix-septième siècle malgré ses origines catho¬ liques, est aussi l'auteur d'une série de dix-neuf « sonnets sacrés », écrits à différents moments de sa trajectoire spirituelle. Récit poétique d'une conversion, ou journal intime d'une lutte entre deux théologies rivales de la grâce divine à une époque marquée par une fracture inédite de la chrétienté occidentale, ces poèmes sont peut-être avant tout le reflet d'une tension plus souterraine entre deux discours de vanité (discours laïque et discours eschatologique chrétien) qui donne naissance à une forme moderne de la conscience et dont le sonnet devient la meilleure traduction esthétique. Abstract : John Donne (1572-1631), of Catholic descent, and nonetheless one of the greatest preachers of the early modern protestant Church of England, was also the author of a series of nineteen 'Jloly Sonnets These can be read as the poetic narrative of a conversion or as the diary of a battle between rival theologies of divine grace in an age deeply marked by an unprecedented rift within Western Christendom. This essay argues, however, that they are perhaps more than anything else the reflection of a more subterranean tension between two discourses of vanity (a secular discourse of vanity and the Christian escha- tological narrative), which gives birth to a modern form of conscience. The sonnet form becomes the privileged aesthetic means to traduce this experience. Dans un sermon que John Donne prononce dans sa prestigieuse paroisse « anglicane^ » de Saint Paul, le jour de Noël en 1621, il fait cette observation :
' Bien que le terme soit déjà en usage à la toute fin du XVÉ siècle (voir le sens 1 dans le Oxford English Dictionary), nous l'utilisons avec des guillemets en raison de son sens changeant. Si le terme, dans son acception la plus commune à partir de la fin du XVIÉ siècle, désigne une Eglise qui adhère à des pratiques rituelles et une hiérarchie ecclésiastique assez proches de celle de l'Église catholique tout en maintenant son indépendance natiçnale, nous l'utilisons ici dans son premier sens, c'est-à-dire, qui relève simplement de l'Église nationale d'Angleterre. Façonnée par le Règlement élisabéthain, la religion d'État est encore clairement réformée dans ses choix théologiques au début du XVIÉ siècle, même si le céré- monialisme et l'arminianisme vont gagner du terrain dans les décennies qui précèdent les guerres civiles des années 1640.
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Divers men may walke by the Sea side, and the same beames of the Sunne giving light to them all, one gathereth by the benefit of that light pebles, or speckled shells, for curious vanitie, and another gathers precious Pearle, or medicinall Ambar, by the same light. So the common light of reason illumins us all ; but one imployes this light upon the searching of impertinent vanities, another by a better use of the same light, finds out the Mysteries of Religion^. Le sermon, il faut le rappeler, offre une exégèse du verset 8 du premier chapitre de VÉvangile selon saint Jean : « Il n'était pas la lumière, mais il devait rendre témoignage de la vraie lumière \ » A Γ occasion de l'anniversaire de ce moment où la « vraie lumière » a décidé de « ven[ir] dans le monde » afin d'« illumine[r] tout homme » {Jean 1,9), Donne se donne pour but de défendre, contre l'ancienne secte des Alogiens, mais aussi contre un certain nombre de ses contemporains qui douteraient de la divinité du Christ, la notion johannique de Logos, du Christ comme Verbe divin. Cependant, ce qui nous intéresse surtout ici, c'est le comparant qu'il choisit de convoquer : ces galets, coquillages, perles ou morceaux d'ambre, qui peuvent être soit de vanité soit de véritables trésors, et qui rappellent ces objets que l'on trouve aussi bien dans les cabinets de curiosités des collectionneurs européens de l'époque, intrigués par des raretés rapportées de nouveaux territoires, que dans les pein¬ tures de vanité, genre pictural spécifique au xvif siècle. Donne cristallise ainsi dans sa comparaison, où sont mis en parallèle les usages du Logos, ou de la lumière divine, et de curieux coquillages, cette opposition fondamentale, soulignée par Karine Lanini dans son ouvrage, et qui selon elle va s'exacerbant à la Renaissance, entre le discours laïque de vanité et le discours chrétien sur le macabre. Si ces deux discours, explique-t-elle, disent bien la même vanité des œuvres humaines et la misère des hommes, ils se distinguent par leur attitude face à la réalité de la mort,
2 « Il peut arriver que plusieurs hommes se promènent le long de la mer à la lumière d'un soleil qui les illumine tous, et que l'un, tirant profit de cette lumière, glane des galets ou des coquillages mouchetés pour en faire une curieuse vanité, alors qu'un autre, pourtant éclairé identiquement, choisira de recueillir une perle précieuse ou de l'ambre médicinale. Il en va de même de cette lumière commune qu'est la raison et qui nous illumine tous ; l'un en use dans sa recherche de futiles vanités, alors qu'un autre, par un meilleur usage, s'en sert pour comprendre les mystères de la religion », notre traduction. Donne, 1953-1962, vol. 3, n° 17, p. 359. Toutes les citations en prose en anglais, qu'il s'agisse des sermons de Donne ou des études critiques, sont traduites par nos soins. La traduction des poèmes est empruntée à Robert Ellrodt, in : Donne, 1994. Pour la numérotation des sonnets dans la suite des Holy Sonnets, nous suivons celle donnée par Ellrodt dans sa traduction, qui est aussi celle communément adoptée dans les éditions modernes en anglais. Nous citons le texte anglais d'après l'édition d'Ellrodt également. Pour l'histoire des différentes phases de composition voir l'introduction textuelle de Paul Parrish et Gary Stringer, in : Donne, 2005, p. L-CI. C'est sur cette dernière édition des sonnets que nous nous appuyons pour notre propre tableau récapitulatif des différentes phases de composition des sonnets sacrés de Donne en fin d'article. ^ Texte cité d'après la Traduction œcuménique de la Bible.
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et le sentiment de vanité qui en découle : pour l'un, le discours reli¬ gieux, la vanité n'est qu'un élément parmi d'autres, qu'elle intègre à tous les sens du terme dans et par sa doctrine, tandis que l'autre, le discours laïque, qui ne possède pas en lui-même les moyens d'intégrer la vanité, va devoir réagir eontre elle Il s'agira ici de se concentrer plus particulièrement sur la série des dix-neuf sonnets de John Donne, traditionnellement appelés « Holy Sonnets » (ou « Sonnets sacrés »), mais aussi désignés dans bon nombre de manuscrits comme les « Divine Meditations » (« Méditations divines »), corpus qui semble assez largement contre¬ dire la sage opposition, que Donne le prédicateur revendique comme sienne plus tard, entre le « futile » discours laïque de vanité et un discours religieux qui tendrait à gommer l'existence propre de la vanité par son intégration à une pensée « utilitaire » et eschatolo- gique. Ces quelques sonnets se font, en effet, le théâtre d'une bataille entre une raison noire, impuissante, qui ne peut que constater la fmitude humaine, et une raison plus « blanche », celle de la doc¬ trine, qui ne parvient pourtant pas à exclure complètement la menace du macabre en tant que tel, car elle aussi, au fond, est vaine, n'étant qu'une déclinaison de la raison humaine. Mais c'est peut-être à partir de cette impasse même de la raison, y compris de celle de la doctrine, que s'ouvre alors un espace de profondeur, dont on tentera d'élucider, en dernière analyse, la fonction et les modalités esthétiques. I. Le corpus des Holy Sonnets Comme de nombreuses productions lyriques de dévotion de l'époque, les dix-neuf sonnets ne connurent, du vivant de John Donne, qu'une assez faible circulation manuscrite, ce qui rend leur datation assez difficile. Les critiques s'accordent néanmoins pour situer dans la première décennie du xviL siècle, sans doute aux alentours de 1607-1609, la rédaction des douze premiers, puis quatre sonnets supplémentaires, que Donne ajoute d'abord et puis permute ensuite dans ses séries initiales, toujours constituées de douze pièces en définitive \ Ces années correspondent à des années très sombres pour John Donne Souffrant de maladie, dont il ne sait s'il pourra se remettre, il se voit également, en raison de son mariage secret avec Ann More, fermer les portes d'un avancement social auquel il aspire et qui, selon certains biographes, aurait été
^ Lanini, 2006, p. 150. Voir également p. 51. ^ Voir le tableau récapitulatif en fin d'article. ^ Voir la biographie de Bald, 1970.
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en partie à Torigine de sa conversion du catholicisme, dans lequel il avait été élevé, à la religion protestante d'État (Church of England) au milieu des années 1590. Les trois sonnets manquants (les son¬ nets n° 17, 18, 19), pour arriver à la suite des dix-neuf sonnets communément publiée aujourd'hui, auraient été rédigés plus tard. L'un des trois est, en effet, dédié à la disparition de sa femme, qui eut lieu en 1617, lorsque Donne était déjà entré dans les ordres depuis deux ans. Dans leur vaste majorité, les sonnets sacrés s'attachent à drama¬ tiser le désespoir d'un locuteur potentiellement en proie à la mort : I runne to death and death meets me as fast, 'T And all my pleasures are like yesterday ; Oh my black Seule ! now thou art summoned By sicknesse, deaths herald, and champion ^ ; This is my playes last scene, here heavens appoint My pilgrimages last mile ; and my race Idly, yet quickly runne, hath this last pace ^ ; What if this present were the worlds Last night ? [....] On peut noter, d'une part, que Donne recycle dans ses sonnets Λ l'iconographie du haut Moyen Age de la danse macabre et du triomphe de la mort, dont Lanini a souligné qu'elle offrait une première tentative de décrire la mort pour elle-même, comme une expérience, une réalité humaine, même si elle est immédiatement récupérée par l'Église qui la soumet à son récit eschatologique dans une vaste littérature édifiante des fins dernières C'est le visage même du locuteur, dans le premier sonnet, par exemple, qui semble par avance se creuser de terreur pour se confondre avec le regard béant du squelette : I dare not move my dimme eyes any way, Despaire behind, and death before doth cast, Such terrour [....]
^ Sonnet 1, v. 2-4 : « je cours à ma fin, / Me hâtant vers la mort qui se hâte vers moi, / Et mes plaisirs ont fui comme les jours passés » Sonnet 4, v. 1-2 : « Ο mon Ame noircie, entends qui te convoque : / La maladie, héraut de la mort et champion ». 9 ^ Sonnet 6, v. 1-3 : «De rnon drame c'est la scène dernière; le Ciel / A mon pèlerinage a fixé cette borne, / A ma course rapide et vaine, ce dernier pas ». Sonnet 13, v. 1-2 : « Et si la nuit présente était de notre monde / La nuit dernière ? » " Voir l'analyse que fait Lanini de l'usage des danses macabres au XVÉ siècle (Lanini, 2006, p. 148-151 notamment). On pourra également se reporter à l'étude de Claude Blum, 1989, vol. I, p. 10. Sonnet 1, v. 5-7 : «Je ne sais où porter mes regards obscurcis : / Le désespoir derrière, la mort par-devant jettent / Tant de terreur en moi ! »
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L'usage de la modulation métonymique dans la traduction de Robert Ellrodt ici, « regards obscurcis », ne rend pas entièrement la supeφosition du littéral et du figuré dans l'image donnienne des « dimme eyes » (ou « yeux obscurcis ») qui n'osent regarder autour d'eux de peur de se trouver pris dans un face à face avec leur propre réflexion macabre. Le sonnet 6 semble un instant nous livrer, avec un violent réa¬ lisme, l'image d'un corps squelettique qui se brise aux jointures : And gluttonous death, will instantly unjoynt My body, [...]. L'enjambement qui crée un moment de suspens à la fin de la première ligne, juste avant l'introduction du complément d'objet direct « My body », augmente l'effet de l'évocation de la disloca¬ tion physique du corps. Mais, pour des raisons évidentes d'éco¬ nomie poétique, la traduction ne peut véritablement rendre compte de la violence concrète de cette mort. Dans le poème anglais, le passage de la mort physique à la question de la séparation du corps et de l'âme (et donc de la survivance plus heureuse de l'âme que promet la doctrine chrétienne) est introduite après coup seulement, grâce à l'usage de la virgule et de l'hyperbate : And gluttonous death, will instantly unjoynt My body, and soule (c'est nous qui soulignons), alors que la traduction de Robert Ellrodt en français stipule d'emblée la séparation de l'âme et du corps, ôtant au verbe « disjoindre » sa valeur la plus concrète : La vorace mort va disjoindre Mon âme d'avec mon corps. L'un des sonnets les plus connus de la série, « Death be not proud » (sonnnet 10), constitue un dialogue, une prise à partie même, de cette fiére faucheuse qui écrase les vivants. Quelques traits vifs suffisent à Donne pour nous restituer le tableau d'une mort person¬ nifiée qui se gonfle d'orgueil, s'apprêtant à laisser s'abattre son instrument mortifère sur les vivants - geste rendu dans le texte anglais par le terme de « stroake » (en anglais moderne stroke), qui désigne tout d'abord le coup de grâce : Charmes can make us sleep as well, And better than thy stroake ; why swell'st thou then ? Mais, comme l'indique déjà ce défi lancé à l'endroit de la mort, triomphante et vaniteuse, alors qu'elle n'est au fond que vaine
Sonnet 10, v. 11-12 : « Et charmes ou pavots donnent même sommeil, / Ou meilleur, que ton dard : pourquoi te rengorger ? »
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(«And death shall be no more, Death thou shalt die^^»), c'est surtout la peur d'une autre mort, spirituelle cette fois, qui domine le locuteur. Une fois le masque de la mort apprivoisé, percé à jour, ce qu'il redoute par dessus tout, c'est plutôt le diable, ses séductions, sa haine jalouse évoqués dans le sonnet 2 : Oh I shall soone despaire, when I doe see That thou lov'st mankind well, yet wilt not chuse me. And Satan hates mee, yet is loth to lose mee L'idée est, en réalité, aussi suggérée par l'homonymie dans le sonnet 10 entre stroke au sens du coup de grâce et stroke au sens de la caresse, presque érotique. C'est aussi le jugement dernier qui terrifie le poète : [...] [I] shall see that faee, Whose fear already shakes my every joint La mort, ainsi, est donnée à voir dans sa réalité physique, cor¬ porelle, mais est immédiatement dépassée car prise dans un dessein eschatologique. Les sonnets sacrés de Donne semblent donc, à première vue, participer de ce « récit invariant chrétien » proposé par le discours religieux, sur et par-delà la vanité. Mais quelles seraient alors les spécificités du discours lyrique donnien de vanité ? Et s'agit-il véritablement d'un discours de vanité ? II. La tradition critique Depuis la redécouverte du manuscrit Westmorland^^, le seul à comporter l'ensemble des dix-neuf sonnets sacrés de Donne, et le renouveau de l'intérêt au début du xx^ siècle pour la poésie méta¬ physique, concomitant de celui, en France, pour la poésie baroque, deux grandes traditions critiques se disputent la juste interprétation de ce texte, s'attachant avant tout à la question de la doctrine. Une fois passé le temps des jugements esthétiques négatifs sur une poé¬ tique disgracieuse du baroque dans sa variante anglaise, l'attention s'est en effet concentrée sur les sonnets de Donne comme auto¬ biographie spirituelle, comme témoignage d'hésitations entre deux fois, sur le texte poétique comme vecteur de convictions religieuses et doctrinales. Les sonnets sacrés de Donne sont finalement très
Sonnet 10, v. 14 : « La mort ne sera plus : ô Mort, tu dois mourir ! » Sonnet 2, v. 12-14 : «Bientôt le désespoir me saisira, voyant / Que tu aimes les hommes, mais ne veux point de moi, / Quand Satan, qui me hait, se refuse à me perdre ». Sonnet 6, v. 7-8 : « [...] verrai aussitôt, je ne sais, cette Face / Dont la crainte déjà fait trembler tous mes membres ». L'expression est de Claude Blum ; elle est citée par Lanini, 2006, p. 150. Voir Donne, 2005, p. LX-LXVIII.
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peu lus sous l'angle de la vanité, celle-ci paraissant être rapidement résorbée par une économie eschatologique et salvifique. On préféré y voir une confession de foi. Mais de quelle foi s'agit-il ? D'une part, l'on trouve les tenants d'une lecture catholique ou anglo-catholique des sonnets de Donne. Celles-ci s'enracinent notamment dans le travail de Helen Gardner, dont l'édition de 1952 de la poésie religieuse de l'auteur est à la fois admirée et très contestée'''. Jugeant l'ordre dans lequel les sonnets apparaissent dans les manuscrits globalement fortuit, elle a voulu produire une lecture raisonnée de la séquence en lui « redonnant » ce qui d'après elle serait son véritable agencement, ou en en fabriquant un, selon les points de vue. Sa réorganisation de l'ordre des sonnets a pour effet de renforcer les inspirations prises à ce « récit invariant chrétien », ou du moins, de renforcer l'insertion des sonnets de Donne dans une dynamique qui est celle de la doctrine des fins dernières, telle qu'elle est envisagée surtout dans la tradition catholique. Gardner regroupe les sonnets en plusieurs sous-ensembles principaux, se fondant largement sur l'ordre de l'édition posthume princeps de 1633 et l'ordre de l'édition de 1635. D'une part, elle identifie un ensemble de six sonnets consacrés aux seules fins dernières (2, 4, 6, 7, 9 et 10). Les sonnets 11, 12, 13, 14, 15 et 16 traiterait, selon elle de la rela¬ tion d'amour entre l'homme et son Dieu. Enfin, les quatre sonnets qui n'apparaissent pas dans l'édition princeps et font leur apparition dans l'édition de 1635, c'est-à-dire les sonnets 1, 5, 3 et 8, seraient tous des sonnets à valeur clairement pénitentielle, reflétant ainsi un héritage spirituel plutôt catholique^". Louis L. Martz, toujours dans une perspective d'inspiration catholique, a voulu davantage intégrer la séquence donnienne dans une sensibilité propre au premier xvil" siècle, le reliant ainsi à un genre très diffusé dans l'Europe post- tridentine, héritière de la devotio moderna, celui de la méditation ignacienne^'. Il insiste, de ce fait, sur une lecture cursive des sonnets qui mèneraient, à travers les différentes étapes de la médi¬ tation, vers une connaissance plus intime du divin et surtout vers une plus grande assurance du pénitent dans sa propre foi et la grâce divine. L'autre tradition critique, porteuse d'une lecture protestante des sonnets de Donne, prend tout d'abord appui sur les travaux de
Gardner, in : Donne, 1952. Gardner, qui travaille à partir des éditions imprimés plutôt que sur une étude très fouillée des nombreux manuscrits de la main d'amis et de connaissances de Donne de son vivant, comme le fait l'édition de Stringer, n'insiste pas sur le fait que ces quatre sonnets pénitentiels sont justement rejetés par le poète dans la troisième phase de composition. 21 Voir ses chapitres sur Donne, dans Martz, 1954.
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Barbara Lewalski^^, qui, tout en confirmant rinfluence des manuels et de l'art de méditation sur Donne, met en lumière celle, plus pro¬ bable, d'une tradition méditative spécifiquement protestante avec leur approche paulinienne de la question de la prédestination. Au- delà de lectures plus sobrement augustiniennes, les interprétations calvinistes du texte de Donne se sont multipliées à la fin du xx^ siècle et au début du xxf siècle Cette tendance prend ses racines dans le développement du nouvel historicisme qui a mené à une explo¬ ration plus détaillée de l'évolution de la théologie officielle de l'Eglise d'Angleterre depuis le régne d'Elisabeth F^, alors très cal¬ viniste, avec l'influence de théologiens comme William Perkins, jusqu'à celui de Charles Γ\ lorsque se déclare une guerre civile dont l'une des causes premières est précisément religieuse. Il est vrai que les sonnets de Donne ne semblent pas tant traiter de la vanité de l'homme sans Dieu que de la vanité d'un homme qui n'aurait plus aucune prise sur son propre salut, qui serait dans la nécessité de s'en remettre totalement au pouvoir de la grâce et qui serait menacé de se voir peut-être arbitrairement damné. Dans sa lecture résolument calviniste des sonnets religieux, « The Despair of the Hoy Sonnets », John Stachniewski attire l'attention sur le caractère très sélectif, prévenant et irrésistible de la grâce qui s'y fait jour. La fin du sonnet 1 peut être lue comme l'expression d'une confiance, sinon d'un espoir, dans l'intervention de la grâce irrésistible de Dieu qui viendrait tirer l'homme à elle tel un aimant, le sauver à la fois de son absolue corruption, de son attirance même pour le diable, et de son incapacité totale à agir de lui-même pour son propre salut : But our old subtle foe so tempteth me, That not one houre I can myself sustaine ; Thy Grace may wing me to prevent his art, And thou like Adamant draw mine iron heart Cependant, dans le texte anglais, les deux dernières lignes ne correspondent pas exactement à une imploration mais à une propo¬ sition hypothétique construite autour de l'auxiliaire de modalité « may » (« Thy Grace may wing me to prevent his art, / And thou like Adamant draw mine iron heart », c'est nous qui soulignons). Le poète, en d'autres termes, laisse entendre que Dieu peut aussi bien choisir de ne pas répondre à la requête et de ne pas avoir recours, dans le cas du locuteur, à la grâce. Cette terrifiante possibilité se
Lewalski, 1979. 23 Voir notamment Stachniewski, 1981, et, plus récemment, Cefalu, 2003. Sonnet 1, v. 9-14 : « tenté par l'ancien et subtil ennemi, / [je] Ne puis une seule heure me soutenir. / Pour déjouer son art, que ta Grâce m'empenne / Et toi, comme l'aimant, attire mon cœur de fer »
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voit confirmée à la fin du deuxième sonnet, déjà cité. La question inquiète au dixième vers du sonnet 4, But who shall give thee that grace to beginne^^. Cette question, qui joue de l'ambiguïté de sens de l'infinitif « to beginne » (un sens d'emphase : « en premier lieu », ou un sens plus strictement temporel : « pour commencer »), pourrait être une référence subtile à la notion de grâce prévenante, si centrale dans la théologie calviniste. Cependant, comme l'a montré R. V. Young, tirant à nouveau l'interprétation des sonnets sacrés de Donne du côté catholique, cette notion n'est pas aussi étrangère à la théologie de la grâce de l'Église de Rome qu'a voulu l'affirmer la critique donnienne Peut-être peut-on trouver une interprétation plus équilibrée de la séquence des sonnets de Donne dans l'article de Murray Roston^^, qui souligne la coexistence d'une doctrine orthodoxe au regard de l'orientation calviniste de l'Église d'Angleterre à cette période et une sensibilité dévotionnelle, méditative, encore largement catho¬ lique. S'il est vrai que Donne est loin de contredire ici la position de la religion officielle sur la question de la double prédestination (au salut ou à la damnation), cette peur a plutôt tendance à se conjuguer à une tradition méditative catholique très sombre dans laquelle on est régulièrement invité à visualiser la noirceur de la souffrance lors de la crucifixion, l'appel obscur des Enfers, la vio¬ lence des fins dernières, comme Donne le fait tour à tour dans ses sonnets 1, 7, 11, et 13. Les sonnets de Donne échappent à l'équilibre qui avait pu s'instaurer dans la tradition calviniste entre, d'un côté, une doctrine du désespoir fondée sur la vanité et la corruption humaine, et, de l'autre, des ouvrages méditatifs de consolation, mettant l'accent sur une possible lecture rationnelle et morale des signes de son élection. Chez le Donne des sonnets, aucune certitude de la sorte ne se dégage. La doctrine de l'Église à laquelle Donne s'est récemment converti et sa sensibilité méditative plus catholique finissent par s'additionner, plutôt que s'équilibrer, pour conduire le locuteur tout droit dans une voie sans issue, où il n'a d'autre choix que de se regarder lui-même et contempler ce terrible scandale d'une mort bien trop humaine. Ce moment d'un désespérant retour sur soi, « Oh my black Soûle ! », « Ο mon Ame noircie », s'exprime certes, dans un langage spirituel mais parle aussi d'une nouvelle
Sonnet 4, v. 10 : « Mais, pour te repentir, d'où te viendra cette grâce ? » (et il fan- drait ajouter à la traduction française, si on n'était tenu par des questions de rythme : « pour commencer ? »). ^Woir Young, 2000 ; 2008. Roston, 2005.
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solitude de rhomme et de son sentiment d'une désolidarisation d'avec lui de la transcendance divine. III. Raison noire, raison blanche, tout n'est que vanité La double lecture doctrinale et méditative qui est communé¬ ment faite des sonnets, l'une calviniste, l'autre catholique, n'est peut-être au fond que le fruit d'un leurre, d'un « piège » tendu par Donne lui-même dans la dernière phase de rédaction de sa séquence. Les sonnets 17, 18, 19, du moins en ce qui concerne les deux pre¬ miers, sont en partie étrangers aux interrogations et à la logique des pièces antérieures. Le sonnet 17, écrit à l'occasion de la mort de sa femme, nous peint le portrait d'un Dieu jaloux, possessif, qui retire au locuteur sa femme pour se faire désirer davantage. Le poète reprend aux sonnets précédents la conception d'un Dieu extrême¬ ment interventionniste face à un homme impuissant. Mais la mort d'autrui (celle de sa femme, en l'occurrence) comme point de départ de la méditation constitue une tentative inédite jusque là dans les sonnets d'échapper à l'espace confiné et totalement clos de la conscience individuelle face à la question du salut. Le sonnet 18, de même, ouvre de l'espace intérieur vers l'espace ecclésial, la nouvelle femme (l'Eglise) se « donn[ant] au plus grand nombre d'hommes » (v. 14). Le tout dernier sonnet, quant à lui, dont on peut penser qu'il a été rédigé avec les sonnets 17 et 18 pour rem¬ placer une nouvelle fois des pièces plus précoces, renoue davantage avec le type d'interrogation à huit clos que l'on trouve dans les premières séries, offrant même une manière de synthèse à l'ensemble de la séquence des dix-neuf sonnets. Celui-ci est moins empreint de lourdeur doctrinale dans ses formulations que le sonnet 16, que Donne a déplacé dans la troisième phase de son travail pour en faire un sonnet conclusif, et où il développe néanmoins cette même idée qu'il faut dépasser les doutes et clivages par une foi en l'amour divin, seule loi du Nouveau Testament : Yet such are thy laws, that men argue yet Whether a man those statutes can fulfill ; None doth ; but all-healing grace and spirit Revive againe what law and letter kill . Dans le nouveau sonnet final, le sonnet 19, cette idée est donc reprise mais connaît une déclinaison très autobiographique. Donne
no Sonnet 16, v. 9-12 : « tes lois sont telles que Ton discute encore / Si l'homme peut remplir les conditions posées. / Nul ne le peut, mais ce que la loi et la lettre / Tuent, guéri par ta Grace et ton Esprit, revit ».
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identifie soudainement ses multiples doutes et peurs comme par¬ ticipant d'un questionnement concomitant à son changement de confession : Oh, to vex me, contraryes meet in one : Inconstancy unnaturally hath begot A constant habit ; that when I would not I change in vowes, and in devotione. As humorous is my contritione As my profane Love, and as soone forgot^'. Notons que Donne ne cherche pas ici à effacer la présence de la peur de l'homme, qui se sait vain et impuissant, mais qu'il tente de justifier de manière rationnelle, quand bien même paradoxale, ses tourments d'autrefois, qui peuvent se trouver renouvelés aujourd'hui sous une autre forme, mais dont il sait aussi qu'ils sont au fond la preuve qu'il est appelé à intégrer une économie salvifique. « Those are my best dayes, when I shake with feare » conclut-iN°, voulant dire par là que chaque moment de terreur est la preuve d'une relation profonde d'amour à un Dieu qu'il craint. Le sonnet 19 fait basculer, sans équivoque, l'ensemble des sonnets sacrés dans ce discours chrétien qui intégre et dépasse, par la doctrine, la vanité en tant que telle. Cette réécriture des sonnets a été portée à son comble par le premier biographe de John Donne, Izaak Walton, qui, peu de temps après la mort du grand prédicateur, a certifié que l'ensemble des sonnets étaient une œuvre tardive dans laquelle Donne faisait preuve d'une grande maturité spirituelle et exposait ses regrets pour la poésie profane et irrévérente de sa jeunesse dissolue, récit « révi¬ sionniste », s'il en est^'. Mais le premier auteur de ce leurre est, d'une certaine façon. Donne lui-même, qui a tenté de masquer l'autre discours de vanité, beaucoup plus vertigineux et dont il lui fallait, dans son goût augustinien plus tardif pour la catholicité, trouver le moyen de l'expurger de son potentiel hérétique. Pour ma part, j'aurais donc tendance à voir là une tentative a posteriori de prise de contrôle par le prédicateur sur le sens initial de ses poèmes, un déni même de l'inquiétude fondamentale dont ils étaient porteurs. Une lecture attentive de la toute première séquence des « Divine Meditations », en particulier, révèle que se joue à l'origine une bataille entre, d'un côté, une raison noire, purement humaine, qui butte contre le constat d'une mortalité physique et spirituelle et qui ne peut se convaincre de l'efficacité d'une transcendance, tant la
29 Sonnet 19, v. 1-6 : «Ah ! pour me tourmenter les contraires s'unissent ; / L'inconstance a donné contre nature naissance / A de constants usages ; sans le vouloir, je change l'objet de mes vœux et ma dévotion. / D'humeur aussi instable est ma contrition / Que mes amours profanes ». Sonnet 19, v. 14 : « Ce sont mes meilleurs jours quand je tremble de peur ». Walton, 1658.
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doctrine de la grâce paraît insensée, et, de l'autre, une raison «blanche», celle de la doctrine chrétienne, vue depuis l'intérieur de l'institution cette fois, et que le locuteur tente de se réciter, de s'appliquer, de faire sienne sans jamais y croire totalement. Les sonnets frappent en effet par le dessein dialogique qui s'y fait jour, dynamique qui reste néanmoins toujours absolument intérieure. Le locuteur fait à la fois les questions et les réponses, comme dans le sonnet 9, où le huitain tout entier constitue une réaction face à une doctrine qui paraît aberrante ou scandaleuse (l'homme, le seul être vivant doué de raison et de volonté dans la création, est aussi le seul à pouvoir être damné), et le sizain une réponse de soi à soi, alors que Dieu reste pour sa part silencieux. Le vers final nous laisse avec une impression très subjective, témoignant presque d'une certaine indifférence du locuteur pour un Dieu qui reste lointain. Peu importe, sur le moment, s'il obtient véritablement son pardon, tant que Dieu « oublie » ses péchés et ne le tourmente plus. Dans le sonnet 4, déjà cité à plusieurs reprises, on passe d'un huitain qui exprime le sentiment qu'a le locuteur d'être le prison¬ nier absolu de sa propre corruption et de sa finitude, à un sizain où il tente de s'appliquer, en s'y reprenant à deux fois, des solutions doctrinales commodes. Il s'en remet d'abord à la grâce prévenante, dont il redoute cependant qu'elle ne lui soit pas accordée, puis à cet habile et traditionnel jeu de couleur dans lequel le sang du Christ métamoφhose, comme par magie, le noir en blanc par l'action du rouge : Or wash thee in Christs blood, whieh hath this might That being red, it dyes red soules to white Le plus souvent, on reste cependant avec l'impression que le sage sizain ne parvient que rarement à effacer le poids d'un sombre huitain, que le locuteur entreprend une démarche d'auto-persuasion où il mime la voix d'une rassurante doctrine qui lui est extérieure. Mais, en réalité, il demeure profondément inquiet de bout en bout. Prisonnier de cet espace intérieur qu'est son for privé, ou sa conscience de lui-même et de son inéluctable mort, il continue, dans sa chair et dans son esprit, de faire l'expérience d'un abandon divin, que ce dernier soit effectif ou fantasmé. La raison doctrinale telle que l'enseignent les hommes, et que le poète tente de s'appliquer à lui-même, ne parvient pas à le persuader de son salut. Superposée à sa propre voix dans le sizain, comme une réflexion après coup, la doctrine orthodoxe chrétienne, qu'elle soit calviniste ou anglo- catholique, a même pour effet insidieux de souligner son artificialité
32 * ^ ^ Sonnet 4, v. 11-14 : « Ou dans le sang du Christ lave-toi, car ce sang, / Quoique rouge, peut teindre en blanc les âmes rouges. »
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au regard de l'expérience vécue du poète. Cette tentative de dire l'espace du vide, qui est celui aussi de la réflexivité, est peut-être trahie d'ailleurs ici et là par des déformations volontaires de la doctrine chrétienne. Peterson et Stachniewsky notent par exemple que Donne réemploie assez librement la doctrine des fins dernières dans son sonnet 6 où il met en scène, nous l'avons vu, une sépa¬ ration, lors de la mort, du coφs et de l'âmeCelle-ci lui permet en l'occurrence de se rassurer en stipulant que son âme ira droit au ciel bénéficier d'une commode justice imputée (par opposition à la justice infusée), tandis que ses péchés, restés dans son corps, seront envoyés en enfer. Cet arrangement doctrinal est mis à nu dans les sonnets 2 et 5 qui soutiennent au contraire la doctrine orthodoxe du jugement du corps et de l'âme au jugement dernier. Stachniewski explique de Donne : [il] fait un usage abusif de la doctrine en la vidant également de sa signification christologique et en la traitant comme un simple pro¬ cessus mécanique qui permet de se défaire du péché. Une fois de plus, sa casuistique concertée fonctionne comme une méthode particulière¬ ment subtile et efficace pour instaurer l'émotion dominante, ici la terreur intense et même physique du jugement divin On peut aller encore plus loin, cependant, en parlant d'une terreur de l'abandon divin, d'un abandon d'une transcendance, qui ne peut d'ailleurs se dire pour l'instant que par l'impasse doctrinale. IV. La forme du sonnet : perle précieuse et thérapeutique ou futile coquillage moucheté ? Il convient, pour conclure, de s'interroger rapidement sur un point plus formel : c'est celui du choix de la forme du sonnet, dont on pourrait croire qu'il va de soi au début du xviL siècle, alors que ce n'est pas le cas pour Donne. En effet, la syntaxe complexe de Donne, la forme dialogique et alambiquée de sa pensée, ne se sont que très rarement accommodées de la forme du sonnet, l'auteur privilégiant ailleurs des formes lyriques plus originales et plus longues. Dans ses poèmes profanes, pourtant intitulés « Songs and Sonnets », on ne trouve tout simplement aucun sonnet au sens strict d'un poème de quatorze vers. Donne n'y a recours qu'ici et dans la rédaction plus formelle et rituelle d'une « couronne » de sept sonnets sur la vie du Christ. Stachniewski se demande pourquoi Donne choisit de retranscrire une crise spirituelle sous la forme du sonnet
Voir Stachniewski, 1981 et Peterson, 1959. Stachniewski, 1981, p. 693 (notre traduction).
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plutôt qu'en prose comme il le fait dans ses Meditations upon Emergent Occasions (1624)^^ et cite un autre poème sur l'amour profane de Donne lui-même, « the Triple Foole », à cet effet : I thought, if I could draw my paines Through Rimes vexation, I should them allay. Griefe brought to numbers cannot be so fierce, For, he tames it, that fetters it in verse L'idée que l'écriture mesurée de la poésie puisse tempérer la douleur et le chagrin est un argument séduisant mais qui ne rend pas compte de la spécificité de l'action du sonnet en tant que forme poétique, ni d'ailleurs de la conclusion que tire Donne à la fin de son poème « The triple Foole ». En effet, changer ses douleurs en vers veut aussi dire en faire un air qui pourra être chanté et rechanté à l'infini par soi-même et par d'autres, démultipliant finalement la force poignante et de l'amour et du chagrin : But when I have done so. Some man, his art and voice to show, Doth Set and sing my paine, And by delignthing many, frees againe Griefe, which verse did restraine . II faut ici rappeler que le sonnet, dans l'Angleterre du tout début du xvif siècle, est devenu, dans le sillage de la publication posthume à'Astrophil et Stella de Sir Philip Sidney (1595), la forme qui est associée à la voix intérieure, non pas exactement la voix intérieure purement biographique de l'auteur, mais une voix intérieure inspirée de l'expérience personnelle de l'auteur, une représentation de voix intérieure. Les fréquentes interjections, par lesquelles le locuteur s'y apostrophe lui-même, ouvrent dès lors un espace restreint mais un espace profond qui est celui de la réflexivité. Loin d'utiliser le sonnet comme un art qui apaise la douleur et tempère l'angoisse. Donne a recours à cette forme pour la très grande capacité qu'elle a à exprimer la tension, à comprimer dans un espace très réduit, qui mime d'ailleurs la finitude de l'homme et son emprisonnement dans sa nature corrompue, des forces opposées. Celles-ci sont principalement véhiculées par le
^Ahid., p. 684-685. « The triple Foole », v. 8-11 : « Je pensais qu'étirer mes peines / Au supplice des vers les pourrait adoucir. / Chagrin mis en mesure n'est plus aussi cruel / Car celui qui l'enchaine en ses vers l'a dompté ». 37 « Thre triple Foole », v. 12-16 : « Mais aussitôt quelqu'un / Pour montrer son ar et sa voix / Met ma peine en musique / Et, ravissant plus d'un, libère le chagrin / Que les vers tempéraient ». Parfait courtisan et défenseur de la cause protestante, Philip Sidney, mort des suites d'une blessure sur le front dans les Pays-Bas, était devenu une sorte de héros national.
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subtil déséquilibre qui s'instaure entre le huitain et le sizain du sonnet dit « italien » ou « pétrarchien De fait, bien que Donne suive la tradition anglaise dans le schéma des rimes, dégageant, au niveau des assonances, un ensemble de trois quatrains et d'un distique final, la pensée et la syntaxe, elles, se déploient selon le balancement du sonnet continental, oppo¬ sant souvent, comme nous l'avons vu, les arguments de la raison noire dans le huitain et la tentative de récupération par la réponse de la raison blanche dans le sizain. Les arguments de la doctrine, déclinaison de la raison humaine, restent, à la façon des arguments des hérétiques, ces bulles de savon que Donne décrit dans son long poème « Métempsychose » de 1601 : [...] their reasons, like those toyes, Of glassie bubbles, which the gamesome boys, Stretch to so nice a thinnes through a quill That they themselves breake, doe themselves spill : Arguing is hérétiques game"^^. r Mais avec le recul de l'homme d'Eglise, ce qui devait gêner davantage Donne n'était plus les arguments de la doctrine dans ses sonnets mais davantage les doutes irréductibles, les moments de la béance, des instants de réflexion et de réflexivité où la conscience se contemplait dans son intuition d'un abandon divin. Ces doutes persistants, ces imperfections de l'âme humaine, faisaient alors que ces sonnets ne pouvaient devenir des perles précieuses, comme celles que le croyant, qui suit le message des Évangiles, devrait s'en aller vendre pour acheter les deux, ou de l'ambre aux vertus curatives. Ils risquaient de se détacher du discours chrétien sur la vanité pour devenir de purs objets de vanité, quand bien même de façon fugace et transitoire. Il apparaît que les sonnets sacrés de Donne, du moins dans leur forme initiale, nous offrent un exemple de la façon dont un discours de vanité peut se lire en creux, dans un espace secret de béance et de résonance, à l'intérieur même du discours de la doctrine. Dans ce cas, le discours de vanité naît là où la doctrine finit par se confondre, plutôt qu'il n'apparaît séparément. On est loin de cette sage opposition à laquelle Donne voudrait nous faire croire dans son sermon sur le Logos entre la perle précieuse et le coquillage
En poésie anglaise on distingue le sonnet dit « shakespearien », plus commun en Angleterre à la fin du XVÉ siècle et au début du XVIÉ siècle, et composé de trois quatrains puis d'une chute dans le distique final, de la forme du sonnet pratiquée par Pétrarque et par les poètes continentaux de façon plus général, et qui comprend, quant à lui, un huitain ou deux quatrains aux rimes assorties, puis un sizain ou deux tercets. « Metempsychosis », ν. 114-119 : « leurs raisons, telles / Ces bulles irisées que les enfants joueurs / Étirent en soufflant au point que leurs parois / Trop amincies éclatent, s'effondrent d'elles-mêmes : / Argumenter est jeu d'hérétique ».
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moucheté. Ses sonnets sont précisément des coquillages mouchetés sans être tout à fait des objets de curiosité futiles. Ils contiennent des petits vides qui ne peuvent pas être comblés, un espace de conscience et un espace d'hérésie que même la réécriture tardive de sa séquence ne peut tout à fait occulter.
Tableau récapitulatif des différentes phases de composition des sonnets sacrés
Édition d'ElIrodt, fondée sur l'édition de 1635 + ajout des 3 derniers sonnets vraisemblable¬ ment écrits autour de 1617 1^^ étape : rédaction des 12 sonnets initiaux sous le titre Divine Meditations 1609 (?) 2® étape : rédaction de 4 nouveaux sonnets toujours sous le titre Divine Meditations 3^ étape : suppression de 4 sonnets initiaux + permutation de l'ordre ; apparition du titre Holy Sonnets = édition posthume princeps de 1633 4® étape : rédaction des 3 derniers sonnets sous le titre Holy Sonnets 1617 (?) Ordre des éditions de 1635 à 1669, fondé sur l'étape 3 + restitution des 4 sonnets initiaux 1* 1* om 1* 2 2 2 2 3* 3* om 3 16 4 4 4 4 5* om 5* 6 6 6 6 5* 7 7 7 7 8* om 8* 9 9 9 9 8* 10 10 10 10 15 11 11 11 11 12 12 12 12 13 13 13 13 14 14 14 14 IL· 15 15 16 16 16 17 17 18 18 19 19
NB : les sonnets de la séquence Initiale supprimés, vraisemblablement par l'auteur lui-même lors de la 3® étape de rédaction et d'agencement, sont marqués d'une *. Les sonnets de la première séquence qui furent permutés, vraisemblablement par l'auteur toujours, sont soulignés. La numérotation corres¬ pond à la numérotation finale, trouvée dans la plupart des éditions modernes.
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De Montauban à Montpellier, la Faculté de théologie protestante entre transfert et transition (1891-1945) (Avant-propos) France obscure w France éclairée. L'instrumentalisation de la carte choroplèthe du baron Charles Dupin dans les débats sur la suppression ou le transfert de la Faculté de théologie de Montauban après 1830 La Faculté de théologie protestante de Montauban (1890-1905) : crises et transitions Contributions du Dr Louis Perrier aux recherches en psychologie, en éducation et en pédagogie : conflits et enjeux (1907-1945) Le professeur Louis Perrier : un homme de foi passionne de sciences
Positions de thèse Thomas Guillemin
Isaac Papin (1657-1709). Itinéraire d'un humaniste réformé de l'École de Saumur au jansénisme
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- Mise en ligne : 19/04/2019
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