Expliquer pour comprendre Retour sur une devise de l’herméneutique ricœurienne
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
2018 – 1, 98e année, n° 1. varia - Auteur : Frey (Daniel)
- Pages : 35 à 58
- Réimpression de l’édition de : 2018
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
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EXPLIQUER POUR COMPRENDRE Retour sur une devise de l'herméneutique ricœurienne* Daniel Frey Faculté de Théologie protestante (EA 4378) - Université de Strasbourg 9 place de l'Université - F-67084 Strasbourg Cedex X Résumé : A maintes reprises, Paul Ricœur a proposé une approche hermé¬ neutique de la lecture, dans des essais qui ne constituent guère un ensemble systématique. La présente étude entreprend de donner une vue d'ensemble de cette herméneutique de la lecture, en prenant comme guide le thème de l'explication par la compréhension. En examinant l'origine du motif de la compréhension par la critique, lequel évoluera en articulation de l'explication et de la compréhension et aboutira à la formule fameuse de Ricœur - véri¬ table leitmotiv de Temps et récit - « expliquer plus, c 'est comprendre mieux », l'étude dessine une sorte d'archéologie de la devise ricœurienne, susceptible d'en interroger les limites, notamment sur l'articulation de la sémiotique et de l'herméneutique. Abstract : Many times Paid Ricœur suggests a hermeneutical approach to reading, in essays which hardly constitute a systematic whole. This article attempts to give an overview of this "hermeneutic of reading", by taking as a guiding principle the theme of "explanation through understanding". By examining the origin of the theme of "understanding by criticising", which developed alongside ideas of explanation and understanding and resulted in the famous phrase of Ricœur (a real leitmotiv of the book Time and Narrative^ "to explain more is to understand more", this article sketches a sort of archaeology of this Ricœurian phrase, and explores the limits of its efficiency, notably on the articulation of semiotics and hermeneutics.
L L'irremplaçable lecture La lecture, loin de disparaître de nos vies, y joue un rôle pré¬ pondérant, irremplaçable. Pour en prendre conscience, il suffit de se représenter un enfant qui apprend à lire. Rien de plus ordinaire que cette expérience, et pourtant, peu d'expériences offrent à ce
La présente étude constitue la version remaniée d'une conférence donnée lors d'un colloque à Cracovie (19-22 mai 2015 : The Polyphony of Text and Life : Phenomenological Hermeneutics Ten Years after the Death of Paul Ricœur. International Philosophical Congress).
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point de nouveaux horizons. En apprenant à lire, l'enfant complète sa maîtrise du langage. Il acquiert surtout, avec ce nouveau pou¬ voir, une capacité sans cesse renouvelée à découvrir un monde de significations, auquel ses expériences quotidiennes ne le mènent pas nécessairement. Désormais il a accès, virtuellement du moins, à l'ensemble des significations déposées dans des livres - et déjà viennent à lui les contes pour enfants, les récits mythologiques, les récits historiques et les savoureuses bandes dessinées. Sa propre lecture s'ajoute à celle que ses parents ou ses proches ont pu lui faire avant qu'il ne sache lire - ou avant même qu'il ne parle, car la transmission par la lecture peut s'opérer dès la plus tendre enfance. Désormais, il sera acteur de cette « transmission spirituelle » qu'autorise la lecture, transmission sans laquelle il n'y aurait pas de monde habitable, phénoménologiquement parlant'. Que tous les enfants n'aient malheureusement pas la chance d'entendre lire des histoires ne change rien à la chose : entendre lire, lire soi-même - ne serait-ce que sur les bancs de l'école -, c'est étendre le monde un peu au-delà de la sphère familiale, c'est enrichir son vocabulaire par-delà les mots de la famille, de la tribu, de l'école même. C'est commencer à parcourir le monde immense du sens. Certes, tout n'est pas dit dans les livres - loin s'en faut - et la lecture n'est pas le seul accès aux significations qui font qu'il y a un « monde », mais elle demeure aujourd'hui encore l'un des plus ordinaires, des plus simples et des plus profonds, par la place qu'il laisse au juge¬ ment personnel comme à l'imaginaire. On dira, non sans raison, que le livre connaît peut-être ses heures dernîères. Le lîvre, peut- être, maïs non la page, et c'est à juste tître que le grand spécialiste de l'Imprimé qu'est Anthony Grafton a consacré un ouvrage à La Page de l'Antiquité à l'ère numérique^. Même attachés à leurs ordinateurs, leurs tablettes et leurs smartphones, nos contemporains Usent, et ne font même que lire. Tout ce qui ce qu'Us cherchent sur la toile est à lire ; même les Images dont déborde la toile ne sont rien sans la légende qui en Indique le sens. Legenda ne slgnlfie-t-11 pas « ce qu'il faut lire » ? Il est vrai que, comme dans toutes les époques de révolutions culturelles, nous ne savons pas encore bien, faute de recul et d'études spécifiques, quelles seront les nouvelles pratiques de lectures Induites par les nouveaux supports d'écriture. Derrière ce champ de recherche qui émerge, se profileront à coup sûr de nouveaux enjeux sociaux, que les chercheurs en sciences
' On doit à Gadamer d'avoir mis en lumière cette transmission, comme l'attestent, parmi d'autres, ces deux passages de Vérité et méthode : « La littérature est [...] une activité de conservation et de transmission spirituelle » ; « Quiconque sait lire ce qui est transmis par écrit atteste et accomplit la pure présence du passé » (Gadamer, 1996 [1960], p. 180 et p. 183). ^Grafton, 2015 [2012],
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humaines - ces praticiens de la lecture - devront avoir à cœur d'observer, ne serait-ce que pour réaffirmer la dimension hermé¬ neutique - et non seulement informative - de leurs travaux \ Quoi qu'il en soit de l'avenir de la lecture dans nos sociétés, c'est sur une représentation de la lecture particulière que sont fon¬ dées nos pratiques universitaires dans leur ensemble : non pas celle, utilitaire et presque essentiellement informative ou récréative, que ne cessent de pratiquer nos contemporains sur le net ou dans les journaux gratuits des villes, mais celle pour laquelle il en va, dans la lecture d'œuvres singulières (notamment artistiques et religieuses), d'une capacité à dire, saisir, comprendre et transformer le monde. C'est ce type de lecture - lecture de texte éminents à la lumière desquels les sujets comprennent et modifient leurs existences - qui est présupposée tacitement dans les essais herméneutiques de Paul Ricœur, comme d'ailleurs dans l'herméneutique de Gadamer. IL La préséance du texte et la secondarité de la lecture À la différence de Gadamer, rédigeant sur le tard la somme herméneutique que constitue Vérité et méthode, Ricœur n'a jamais rédigé d'ouvrage qui permettrait de faire la synthèse de ses diffé¬ rents essais herméneutiques. Sa théorie de la lecture, tout comme sa théorie du texte, n'a pas à proprement parler fait l'objet d'un traite¬ ment systématique. Tout comme l'action, l'histoire, Γ intersubjectivité ou la religion, la théorie de la lecture a connu au cours du déve¬ loppement de l'œuvre du philosophe des traitements forts différents en fonction des débats engagés par lui et des circonstances qui y présidaient. La première intention de la présente étude est de parvenir à une vue d'ensemble de l'approche ricœurienne de la lecture. Face à des œuvres qui présentent à la fois des thèmes récurrents et des reprises différenciées, un principe méthodologique simple peut être avancé : c'est au lecteur de se mettre en peine de la cohérence de l'œuvre de Ricœur sur l'une ou l'autre notion étudiée et d'assumer la tâche d'une synthèse, ce qui suppose de ne pas en rester à l'une seule¬ ment de ces reprises, car, à de rares exceptions prés, le philosophe présente toujours l'analyse donnée hic et nunc comme étant, curieusement, sans précédent dans son œuvre antérieure.
^ Yves Citton, professeur de littérature, donne un exemple de ce que peut être une telle réflexion prospective dans son ouvrage intitulé, de façon significative, L'Avenir des huma¬ nités. Economie de la connaissance ou cultures de l'interprétation ? (Citton, 2010).
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Notre intention, dans cette étude, est de remonter des analyses les plus récentes, celles de Temps et récit, jusqu'à la naissance du motif sur lequel est centré notre propos : l'affirmation, dans les années 60, de la nécessité d'une compréhension par la critique, qui donnera elle-même naissance à la thèse fameuse de Ricœur : «expliquer plus, c'est comprendre mieuxC'est à cette condi¬ tion, nous semble-t-il, que l'on peut saisir l'intérêt de cette devise, mais aussi en éclairer les difficultés propres. 1. Configuration textuelle et refiguration du monde du lecteur : la lecture dans Temps et récit (1983-1985) Reportons-nous donc directement au troisième volume de la trilogie Temps et récit, où Ricœur livre son analyse de la lecture la plus étendue, dans un chapitre intitulé « Monde du texte et monde du lecteur »\ Non, il faut le préciser, parce qu'il faudrait néces¬ sairement postuler que l'auteur a atteint un sommet de sa pensée dans la dernière occasion qu'il s'est donnée de penser la lecture, mais tout simplement parce que Temps et récit offre une réflexion de grande ampleur sur la lecture, dans un chapitre du troisième volume de la trilogie intitulé « Monde du texte et monde du lec¬ teur^' ». Le philosophe y présente successivement la rhétorique de la lecture de Michel Charles, la phénoménologie de la lecture de Wolfgang Iser et Vesthétique de la réception de Hans Robert Jauss, dans l'intention d'articuler ces approches d'intentions et de natures fort dissemblables pour former une unique théorie de la lecture. Celle-ci doit lui permettre de saisir la façon dont l'acte configurant (celui de la mimésis II) rencontre et reconfigure le monde du lecteur {mimésis III). Cette théorie de la lecture n'est donc pas une création originale de Ricœur, mais se constitue à partir d'une triple greffe permettant de traiter de la lecture inscrite dans le texte (rhétorique de la lecture), de la description phénoménologique de l'acte de lecture lui-même (phénoménologie de la lecture) puis de la prise en compte de l'histoire de la lecture dans la réception sans cesse renouvelée d'un texte (esthétique de la réception)^ Cette façon de construire par concrétion d'analyses indépendantes une théorie unique de la lecture est significative d'une attitude à la fois modeste et souveraine chez ce philosophe-lecteur qu'a été Ricœur : modeste, puisque ce dernier se met à l'école des théoriciens qui
^Ricœur, 1983, p. 12. ^ Ricœur, 1985, p. 228-263. ^Ricœur, 1985, p. 228-263. ^ Nous l'avons étudiée dans notre ouvrage consacré à La lecture et l'interprétation chez Ricœur et Gadamer : cf. Frey, 2008, notamment « La lecture comme réception active », p. 246-255.
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avant lui ont abordé la lecture ; attitude souveraine en même temps, parce que Ricœur opère des choix forcément discutables à l'intérieur de ces théories et endosse sans hésitation la responsabilité d'un remembrement où ces théories sont repensées en fonction de son objectif propre. Toutefois, si cette théorisation de la lecture dans Temps et récit 111 peut effectivement apparaître comme le point culminant de la réflexion de Ricœur en la matière, elle ne modifie pas fondamen¬ talement la manière dont le philosophe posait jusque-là la question de la lecture. En effet, dans cet ouvrage comme dans les essais antérieurs^, Ricœur choisit de retarder l'examen de la lecture pro¬ prement dite, prolongeant autant que possible celui du texte seul. Temps et récit 11 livre ainsi une description précise de la configu¬ ration du temps comme étant l'œuvre du récit lui-même, qu'il soit historique ou fictif, description dans laquelle le récit est appréhendé sans la lecture. Ricœur affirme expressément son vœu de maintenir aussi étanche que possible l'analyse de la mimésis II - c'est-à-dire de la configuration narrative - et celle de la mimésis III, celle de la refiguration dans le monde du lecteur. L'ensemble de la vaste enquête que Ricœur consacre au rapport du récit au temps repose en effet sur une hypothèse : c'est dans la lecture que se refigure l'expérience temporelle que le texte configure. Dans cette perspec¬ tive, la « théorie de la lecture » devait être avant-derniére, comme « lieu privilégié de l'intersection entre un monde imaginaire et un monde effectif »^. Dans le même passage, Ricœur se défend d'avoir jamais levé la parenthèse posée par lui dans le premier tome : « la frontière entre configuration et refiguration n'est pas encore fran¬ chie, aussi longtemps que le monde de l'œuvre reste une transcen¬ dance immanente au texte ». C'est ainsi que la lecture n'apparaît qu'à la fin de Temps et récit 111, au moment où se pose la question de ce qui est reconfiguré dans le monde du lecteur. Il est tout à fait remarquable que, malgré son choix d'assigner à la lecture la dernière partie de l'arc herméneutique et donc de séparer l'acte configurant du texte et l'acte refigurant dans le monde du lecteur, Ricœur ne puisse tout-à-fait empêcher que la lecture apparaisse aussi comme une opération présente dés le stade de la configuration textuelle. On trouve de multiples indices du fait
g Lesquels sont cependant parus après Temps et récit III (Ricœur, 1985) dans Du Texte à l'action (Ricœur, 1986). 'Ricœur, 1984, p. 234. '"Ricœur, 1984, p. 233.
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que Ricœur ait eu conscience de la tension entre sa théorie du texte et sa théorie de la lecture : sans lecteur qui raccompagne, il n'y a point d'acte configurant à l'œuvre dans le texte ; et sans lecteur qui se l'approprie, il n'y a point de monde déployé devant le texte. Et pourtant l'illusion renaît sans cesse que le texte est structuré en soi et par soi, et que la lecture advient au texte comme un événement extrinsèque et contingent Il s'agit d'une illusion, d'une forme de naïveté, parce que la lecture n'est pas un événement extrinsèque au texte, mais qu'elle doit être conçue comme la réplique à l'inscription du discours lui- même On ne saurait dire plus clairement le caractère opératoire de la lecture, qui collabore à la configuration, et même la médiatise. D'une certaine manière, ce n'est qu'en vertu d'une abstraction pédagogique qu'il est permis à l'herméneute de penser séparément l'acte configurant du texte et le rôle de la lecture dans la confi¬ guration. Le stade ultime de la réflexion ricœurienne sur la lecture est donc celui où à la préséance du texte sur la lecture - car c'est à un texte déjà constitué que vient le lecteur - répond le constat qu'il n'y a pas de « texte » indépendamment d'une « lecture ». Car où pourrait bien résider le sens du texte-même, si une lec¬ ture ne venait attester... de ce que le texte semble pourtant affirmer per se ? 2. Les essais herméneutiques des années 70 (Du texte à l'action) Il n'en reste pas moins que, en séparant dans Temps et récit la question du texte et celle de sa lecture, Ricœur demeurait fidèle à une stratégie argumentative qu'il avait déjà employée, consistant à privilégier la question de l'établissement objectif du sens du texte. Juste avant la rédaction de Temps et récit, dans les essais des années 70, Ricœur avait assigné à son herméneutique la tâche de former une théorie du texte permettant de saisir ce qui, dans le
D'autres indices peuvent être relevés : « l'enjeu est donc le procès concret par lequel la configuration textuelle fait médiation entre la préfiguration pratique et sa refiguration par la réception de l'œuvre. Il apparaîtra corollairement, au terme de l'analyse, que le lecteur est l'opérateur par excellence qui assume par son faire - l'action de lire - l'unité du parcours de mimèsis I à mimèsis III à travers mimèsis II » (Ricœur, 1983, p. 86). De même, Ricœur précise que la mise en intrigue apparaît comme un acte de jugement et de l'imagination productrice, précisément parce que « cet acte est l'œuvre conjointe du texte et de son lecteur, comme Aristote disait que la sensation est l'œuvre commune du senti et du sentant. C'est encore l'acte de lire qui accompagne le jeu de l'innovation et de la sédi¬ mentation des paradigmes qui schématisent la mise en intrigue. C'est dans l'acte de lire que le destinataire joue avec les contraintes narratives, effectue les écarts » (Ricœur, 1983, p. 116-117 ; cf. encore p. 106-107, p. 166). Ricœur, 1985, p. 239. 13' * * * « Eloge de la lecture et de l'écriture » (Ricœur, 1989) présente une perspective sem¬ blable. REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2018, Tome 98 n° I, p. 35 à 58
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texte lui-même, est construction d'un sens idéal, objectivable^"^. Ces essais de circonstance n'emploient pas tous les mêmes concepts directeurs, si bien qu'ils se répètent, se superposent en ne s'accordant parfois que partiellement Il est patent en tout cas que, dans tous ces essais de théorisation du texte (sauf un, Qu 'est- ce qu'un texte ?, sur lequel nous nous appuierons), c'est l'interpré- tation qui est la dialectique de l'explication et de la compréhension. Ricœur y entre en débat avec la sémiotique, dans le but d'intégrer le plus possible de segments explicatifs et objectivants, là où régnait selon lui - dans l'herméneutique romantique - l'idée d'une néces¬ saire « congénialité » du lecteur avec l'auteur. Ce n'est qu'après la phase explicative, et à travers elle, que Ricœur en vient dans ces essais à la lecture et aux effets sur la vie du lecteur de ce qui a été compris sur la base de l'explication. Car s'il s'appuie sur la sémio¬ tique et sa capacité à expliquer le texte sans recourir à des catégo¬ ries étrangères à la linguistique, Ricœur s'oppose à la clôture du texte, qu'il entend bien rapporter finalement au monde du lecteur On le voit, l'intention de notre étude est non seulement d'offrir une vue d'ensemble de l'analyse de la lecture chez Ricœur, mais encore et surtout examiner l'apparition et l'évolution du motif de la compréhension par la critique, lequel évoluera en articulation de l'explication et de la compréhension, pour finalement aboutir à la formule fameuse de Ricœur, véritable leitmotiv de Temps et récit : « expliquer plus, c'est comprendre mieux » - formule qui désigne elle-même une dialectisation - au profit de l'herméneutique - de la sémiotique et de l'herméneutique. C'est une sorte d'archéologie de cette formule que nous entendons présenter, qui insiste sur les diffi¬ cultés de ladite formule, que Ricœur n'a pas à proprement parler thématisées. Si la théorie ricœurienne du texte - tout comme la théorie de la lecture - n'est pas à proprement parler unifiée, elle n'a cependant
texte à l'action {Kicœux, 1986, p. 101-133, 137-159, 163-168, 184-190). Il convient de préciser qu'ici nous plaçons entre parenthèses la question, pourtant connexe, du lien entre herméneutique et phénoménologie. Sur cette question, on consultera des études récentes d'un grand intérêt : Berner, 2017 et Fœssel, 2015. Ceux que nous choisirons d'étudier ici n'emploient pas, par exemple, les catégories de style. Ricœur, 1986, p. 116. Tout ceci est exprimé de façon emblématique dans « La fonction herméneutique de la distanciation » et son complément relevant de l'herméneutique biblique (« Herméneu¬ tique philosophie et herméneutique biblique ») (Ricœur, 1986). La question de la lecture y est ramenée à celle de l'appropriation du sens par le lecteur, comme jadis dans l'ancienne tripartition de l'herméneutique protestante piétiste qui distinguait dans l'art de comprendre trois gestes interprétatifs - la subtilité de la compréhension, la subtilité de l'explication et la subtilité de l'application (cf. Gadamer, 1996 [1960], p. 329). Elle n'intervient ainsi qu'à la fin du processus herméneutique. Ricœur, 1985, p. 12.
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jamais varié sur deux points essentiels : d'abord l'affirmation selon laquelle l'interprétation d'un texte a pour fin ultime une meilleure compréhension du monde et du sujet ; ensuite la volonté de médiatiser cette compréhension par l'explication, étape objective de constitution du sens textuel. Si notre appréciation critique de l'herméneutique de Ricœur peut être justifiée, c'est sur le lien entre ces deux affirmations. Il y a, semble-t-il, un hiatus entre le thème de Γinteφrétation en vue de la compréhension et le caractère sémio- tique de l'explication textuelle mise en avant par Ricœur. Comment, en effet, s'approprier un contenu de sens se dégageant de structures internes au texte ? Comment faire sienne une proposition de monde construite sur la base d'une intelligence sémiotique des signes entre eux, alors même que le thème de l'appropriation paraît étroitement lié à une herméneutique actualisant les textes du passé, précisément conçus comme des témoins d'intention de sens et de messages déjà proférés ? Ce que nous proposons d'examiner ici, c'est le décalage entre une herméneutique encore aimantée par un enjeu existentiel, comme l'herméneutique humaniste et l'herméneutique théologique considérant le texte comme un accès à une vérité inatteignable sans lui, et le moyen sémiotique, par définition étranger - et même opposé - à l'idée même d'un sens du texte qui serait à interpréter et à appliquer aujourd'hui. Après ces considérations préliminaires, l'examen à entreprendre doit maintenant passer par trois étapes. La première est destinée à découvrir l'origine du thème du détour critique en vue de la compréhension ; la deuxième tente une synthèse de la théorie du texte intégrant l'explication structurale ; la troisième, enfin, entend proposer des éléments de réflexion critique. III. Naissance d'un motif ricœurien dans les années 60 : comprendre par la critique Avant de devenir une théorie de l'interprétation centrée sur la notion de texte, l'herméneutique de Ricœur a d'abord été centrée, dans les années 60, sur le symbole, défini comme « signe originaire du sacré L'herméneutique a initialement constitué la méthode permettant de prêter attention aux symboles mythico-religieux confessant le mal commis par l'homme, ce qui s'avérait nécessaire pour Ricœur dés lors que la philosophie pure pouvait penser la faillibilité de l'humain - la possibilité qu'il fasse le mal -, mais sans être en mesure de scruter l'énigme de la faute elle-même.
'^Ricœur, 1960, p. 328 ; cf. Ricœur, 1960, p. 331 : «Tout symbole en effet est finalement une hiérophanie, une manifestation du lien de l'homme au sacré ».
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C'est ainsi que les analyses philosophiques de L'homme faillible ont cédé la place à La Symbolique du mal et à son herméneutique des symboles du mal hérités de la culture judéo-chrétienne. Ricœur y fit de ce fait constamment œuvre d'exégéte amateur, comme il le fera si souvent par la suite, en avançant des interprétations des divers mythes tragiques et de textes bibliques, qui, si elles sont souvent appuyées sur des travaux philologiques et exégétiques, sont autonomes à leur égard et révélatrices d'une aptitude certaine du philosophe pour l'exégése. Il est important de relever que, dans son herméneutique des symboles, le philosophe met délibérément entre parenthèses l'intention religieuse au profit d'une approche « en imagination et en sympathie ». Le lecteur aura peut-être plaisir à apprendre que c'est dans un article intitulé « Culpabilité biblique et culpabilité tragique», confié à la RHPR en 1953, que Ricœur a formulé très précisément cette exigence, en lien cette fois non avec l'herméneutique mais avec la phénoménologie : f application de la méthode comparative aux mythes grees et aux mythes hébraïques a pour condition la neutralisation de l'acte de foi qui, éventuellement, pourrait rattaeher ees mythes à un aete rédempteur qui me coneerne, qui nous eoncerne ; l'éleetion d'Israël, le Credo de l'Église chrétienne concernant le second Adam subissent une sorte de réduction phénoménologique par laquelle l'intention transformante qui va du mythe païen au mythe hébraïque est retenue, mais sans que l'historien y prenne part ; le mythe retenu dans sa structure et dans son intention devient ainsi un phénomène culturel signifiant. Cet artifice méthodologique - ear e'est un artifiee, comme toutes les sciences en pratiquent lorsqu'elles élaborent leur 'objet' - permet désormais une comparaison homogène des mythes sur le plan d'une unique phénomé¬ nologie Dans la conclusion de l'ouvrage, l'herméneutique vient carac¬ tériser doublement la démarche du philosophe. En premier lieu, elle indique que tout sens symbolique appelle de lui-même une interpré¬ tation : « il n'existe nulle part de langage symbolique sans hermé¬ neutique ; là où un homme rêve et délire, un autre homme se lève qui interprète^^ » ; en second lieu et concurremment, l'herméneutique définit le caractère critique de l'entreprise visant à interpréter le
20 Ricœur, 1960, p. 25. Rien ne laisse penser que ce détour par l'herméneutique était prémédité par Ricœur au moment du Volontaire et l'involontaire. Et Ricœur de poursuivre : « C'est la même réduction phénoménologique que nous opérons sur la religion dionysiaque qui anima de son 'enthousiasme' le spectacle tra¬ gique : nous revivons, sur un mode neutralisé, la croyance dionysiaque, lorsque la grâce tragique nous touche, par la terreur et la pitié, et que nous nous livrons à ce savoir dou¬ loureux, mais pacifié par la poésie, que la tragédie communique » (Ricœur, 1953, p. 297). 22 ^ ~ Ricœur, 1960, p. 325 ; sans le préciser, Ricœur fait sans nul doute écho au propos de saint Paul : « Si l'un parle en langue, tout au plus deux ou trois, et encore chacun à son tour, qu'il y en ait un aussi qui interprète ; s'il n'y a pas d'interprète, qu'on se taise dans l'Église [...] » {1 Corinthiens 14,27-28).
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symbole. Car s'il faut croire pour comprendre, comme Ricœur l'affirme en référence indirecte au credo ut intelligam d'Anselme de Cantorbéry la démythologisation théorisée et pratiquée par le théologien et exégéte allemand Rudolf Bultmann ( 1884-1976) impose désormais de passer par la critique pour que soit restauré le sens de ce qui est à comprendre. C'est la raison pour laquelle Ricœur peut écrire : ce qui appartient en propre à cette herméneutique, c'est qu'elle demeure dans la ligne de la pensée critique. Mais sa fonction critique ne la détourne pas de sa fonction d'appropriation ; je dirai plutôt qu'elle la rend plus authentique et parfaite Avec Bultmann, Ricœur estime que l'interprétation n'est jamais sans précompréhension, précisément parce que l'interprète est mû par la recherche de ce dont il est question dans le texte. Ricœur cite ainsi Bultmann écrivant dans « Le problème de l'herméneutique » (1950) que « le présupposé de toute compréhension est le rapport vital de l'interprète à la chose dont parle directement et indirec¬ tement le texte Ricœur en est profondément convaincu et se range du côté du grand exégéte historico-critique pour estimer que l'ambition critique de l'exégèse ne tient pas à l'absence de cette attente de sens (prérequise, au contraire), mais à l'acceptation des « régies de la méthode critique qui permettent de faire le départ entre ce qui relève fondamentalement du sens dans le langage mythique et ce qui relève de l'expression historique contingente qu'a pu, incidemment, prendre ce langage. C'est donc bien à Bultmann que Ricœur doit, avant même sa lecture de Vérité et méthode paru cinq ans plus tard, le thème de « la chose dont parle le texte » et celui de la compréhension par l'entremise de la distanciation cri¬ tique : le Woraufhin fait l'objet de la recherche herméneutique qui inclut, pour l'exégéte, une distanciation critique vis-à-vis des repré¬ sentations tenues à tort pour constitutives du message lui-même. La démythologisation constitue en elle-même le pari d'une meilleure compréhension par la critique, comme Ricœur ne manque pas de le signaler : Ainsi le temps de la restauration n'est pas un autre temps que celui de la critique [...] ; si nous ne pouvons plus vivre, selon la croyance ori¬ ginaire, les grandes symboliques du sacré, nous pouvons, nous modemes, dans et par la critique, tendre vers une seconde naïveté
Cf. Ricœur, 1960, p. 331. Ricœur, 1960, p. 326 (nous soulignons). Bultmann, 1955 [1950], p. 49, cité par Ricœur (Ricœur, 1960, p. 327). Il n'est pas sans intérêt de noter que cet essai de Bultmann est paru précisément dans un recueil inti¬ tulé Glauben und Verstehen. ^"Ricœur, 1960, p. 328. "Ricœur, 1960, p. 326.
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Dira-t-on assez l'étrangeté - mais aussi la beauté - du thème de la naïveté recouvrée, d'une naïveté seconde que l'interprète travaille à restituer ? Comment être à nouveau naïf lorsque l'on a pris irrémédiablement conscience du caractère historiquement formé de tout discours, comment prendre part au sens, par l'intelligence même des processus qui ont permis qu'il émerge de façon toujours contingente ? Pour Ricœur, l'enjeu de l'herméneutique est bien de montrer comment, dans un régime de pensée critique, Γinteφella- tion du lecteur par le texte a lieu au travers de l'objectivité des pro¬ cédures de lecture. Dés le départ de son herméneutique, bien avant l'incitation à penser contre l'opposition gadamérienne de la vérité et de la méthode, Ricœur thématise la médiation de la compréhen¬ sion par l'explication. Une différence toutefois : il ne privilégie pas, contrairement à Bultmann, qui est l'un des fondateurs de la Formgeschichte, une recherche historico-critique destinée à éclairer le sens des textes par l'explication de leur constitution dans l'histoire. Cette orientation personnelle du « problème herméneutique » hérité de Bultmann se repère très nettement dans la préface qu'il a donnée au Jésus de Bultmann. Dans cette préface, destinée à présenter au lecteur francophone un Bultmann qui, en 1968, sent encore un peu le souffre, Ricœur expose la constitution hermé¬ neutique de la foi biblique, se prononce en faveur d'une « tâche de comprendre [...] réglée par ce dont il s'agit dans le texte lui- même » et réaffirme, enfin, son accord fondamental avec Bultmann s'agissant de la nécessité de la démythologisation. Au moment où il est lui-même en train de passer d'une herméneutique des symboles à une herméneutique des textes, Ricœur en profite surtout pour réaffirmer la leçon de Bultmann : « l'herméneutique chrétienne est mue par l'annonce dont il est question dans le texte ; comprendre, c'est se soumettre à ce que veut et veut dire l'objet^^ ». C'est là que Ricœur marque un écart vis-à-vis de l'objectivation du sens, telle qu'elle est mise en œuvre dans la tradition de l'exégèse protestante, mais aussi, plus généralement, dans la philologie, pratiquée dans les universités allemandes depuis le xix^ siècle. Alors que les inteφrétations des textes de La Sym¬ bolique du mal intégraient encore maintes considérations historico- critiques, qu'il s'agisse du coφus biblique ou de celui des Tragiques grecs, Ricœur prend désormais fait et cause pour une conception du sens héritée de Frege et Husserl : [...] le moment de l'exégèse n'est pas celui de la décision existen¬ tielle, mais celui du 'sens', lequel, comme l'ont dit Frege et Husserl,
Ricœur, 1969, p. 381. Ricœur, 1969, p. 381-382 (nous soulignons).
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est un moment objectif et même 'idéal' (idéal, en ceci que le sens n'a pas de place dans la réalité, même pas dans la réalité psychique) En quoi, demandera-t-on, cette conception s'oppose-t-elle à celle mise en œuvre par la tradition de l'exégèse et de la philologie historico-critique ? En ceci qu'elle se dispense désormais radicale¬ ment de la prise en compte de l'intention visée par l'auteur du texte dans un contexte de communication (le monde partagé par l'auteur et les destinataires) qu'il s'agirait de reconstruire. Si le sens est idéal - dans les essais à peine ultérieurs, Ricœur dira que le sens est l'intenté du discours, le noéme de l'acte noétique de dire^^ -, alors il est possible de s'affranchir totalement du vœu de reconstruction historico-critique du sens, pour l'appréhender comme une idée mise en œuvre (au sens strict du mot) par le texte. Déjà dans cette préface, Ricœur renvoie à la sémiotique comme possibilité d'objectiver le sens : [...] le problème posé par Bultmann est exactement inverse de celui que posent les théories structuralistes actuelles. Elles ont pris le côté 'langue', Bultmann a pris le côté 'parole'. Or nous avons maintenant besoin d'un instrument de pensée qui appréhende la connexion de la langue et de la parole, la conversion du système en événement. L'exégèse, plus que toute autre discipline traitant de 'signes', a besoin d'un tel instrument de pensée : à défaut de sens objectif, le texte ne dit plus rien ; sans appropriation existentielle, ce qu'il dit n'est plus parole vivante. C'est la tâche d'une théorie de l'interprétation d'articuler en un unique procès ces deux moments de la compréhension^^. L'herméneutique est désignée ici comme l'instrument de pensée permettant de relier la langue et la parole : c'est presque exacte¬ ment en ces termes que les essais repris dans Du texte à l'action définiront la tâche de l'interprétation comme devant relier l'analyse du code langagier dans une œuvre (sens) et sa signification aujourd'hui (référence). IV. Qu'est-ce qu'un texte ? (1970) : la lecture comme dialectique de l'explication et de la compréhension Au tournant des années 1969-70, Ricœur est désormais à la recherche d'une méthode de lecture permettant de saisir le « dit » objectif du texte sans le référer à ses conditions historiques de
Ricœur, 1969, p. 389. « Qu'est-ce que Técriture fixe en effet ? Non pas l'événement du dire, mais bien le 'dit' du dire ; par le dit du dire, nous entendons cette extériorisation intentionnelle, consti¬ tutive de la visée du discours, grâce à quoi le sagen - le dire - veut devenir Aus-sage - énon- ciation, énoncé. Bref, ce qu'on écrit, ce qu'on inscrit, c'est le noéme du dire, c'est le sens de l'événement de parole, non l'événement en tant qu'événement » (Ricœur, 1971a, p. 180). 32 Ricœur, 1969, p. 390 (nous soulignons).
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production, et sans surtout le référer à l'intention de son auteur. Parmi les essais déjà évoqués, destinés à définir le statut du texte et la place de l'explication dans le processus herméneutique, nous choisissons de privilégier l'essai de 1970 intitulé Qu'est ce qu'un texte ? Il présente en effet la singularité de faire un large emploi du concept de « lecture », en proposant d'appeler « lecture » aussi bien la lecture sémiotique - lecture explicative, interne au texte - que la lecture-appropriation qui rapporte le sens à la référence. D'accord avec Johann Michel, qui s'est appuyé sur l'étude de cet essai pour étudier la question de « L'héritage problématique de Dilthey » et du rapport entre herméneutique et structuralisme chez Ricœur, nous tiendrons donc ce texte pour un jalon essentiel de l'herméneutique de Ricœur On y lit dans cette affirmation d'importance : Nous pouvons, en tant que lecteur, rester dans le suspens du texte, le traiter comme texte sans monde et sans auteur ; alors nous l'expliquons par ses rapports internes, par sa structure. Ou bien nous pouvons lever le suspens du texte, achever le texte en paroles, le restituant à la communication vivante ; alors nous l'interprétons. Ces deux possibilités appartiennent toutes les deux à la lecture et la lecture est la dialectique de ces deux attitudes La première lecture, à visée explicative, se tient dans les limites du texte lui-même. Son modèle est, comme on l'a dit, la lecture de type structurale, ou sémiotique. La seconde lecture entend lever la clôture du texte mise en œuvre par la sémiotique en actualisant son sens pour le lecteur : le texte est à nouveau discours sur le monde. Cette présentation des deux formes de lecture, comme toujours chez Ricœur, est bien sûr déjà orientée vers leur articulation, puisque qu'il signale d'emblée que « la lecture est la dialectique de ces deux attitudes ». Le corps de l'essai permettra dés lors au philo¬ sophe d'articuler les deux modes de lecture, en cherchant à montrer qu'il n'y a pas d'antagonisme entre la lecture interne au texte, explicative, et la lecture compréhensive : il apparaît possible, écrit Ricœur, de replacer l'explication et l'inter¬ prétation sur un unique arc herméneutique et d'intégrer les attitudes opposées de l'explication et de la compréhension dans une conception globale de la lecture comme reprise du sens
" Michel, 2006, p. 138-154. Ricœur, 1986, p. 145-146. Alors que dans les autres essais repris dans Du texte à l'action, postérieurs à celui-ci, Ricœur assigne à l'interprétation la tâche d'articuler expli¬ cation et compréhension, pour un lecteur qui n'est pris en considération qu'à la fin de l'analyse, Ricœur l'assigne ici à la lecture. Mais cela n'a pas d'incidence sur le thème d'une compréhension médiatisée par l'explication. C'est un exemple typique de variations sur le même thème. Ricœur, 1986, p. 146. Ricœur, 1986, p. 155.
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Ce qui permet au philosophe d'étayer cette affirmation, c'est une démonstration que l'on peut synthétiser comme suit : 1) Le texte dont l'herméneutique théorise l'interprétation est d'emblée l'inscription d'une intention de signification, et non la simple fixation d'une parole orale. L'écrit remplace la parole, de telle façon que « le rapport écrire-lire n'est pas un cas particulier du rapport parler-répondre. [...] le lecteur est absent à l'écriture ; l'écrivain est absent à la lecture. Le texte produit ainsi une double occultation du lecteur et de l'écrivain" ». Dans le discours oral, le sens idéal (le dit) tend à se confondre avec ce sur quoi il est dit, c'est-à-dire sa référence. Dans le texte écrit, bien sûr, il n'en va pas de même : la référence est « intercepté[e] », mais, selon Ricœur, elle n'est pas abolie : « dans ce suspens où la référence est différée, le texte est en quelque sorte 'en l'air', hors du monde ou sans monde" ». Il est en tout cas sans auteur, si ce n'est « l'auteur qui est institué par le texte" ». 2) Dans le premier type de lecture, se tenant dans le suspens de la référence^ le texte n'a pas de monde, il est un monde auto- suffisant. « A partir de là est possible un comportement explicatif à l'égard du texte" », s'il est appuyé, non sur le modèle naturaliste appliqué aux sciences de l'esprit comme chez Dilthey, mais sur la linguistique et ses développements sémiotiques. Ces développe¬ ments, Ricœur en voit la pertinence dans l'analyse que Lévi-Strauss donne des mythes dans son Anthropologie structurale. Expliquer, en l'occurrence, c'est démontrer « la logique des opérations» qui ont lieu dans le texte du mythe. L'analyse structurale des récits mise en œuvre par Propp, Barthes et Greimas est à la recherche de la logique combinatoire, où se donne comme sens du récit « l'arrangement même des éléments » : « le sens consiste dans le pouvoir du tout d'intégrer des sous-unités ; inversement, le sens d'un élément est sa capacité à entrer en relation avec d'autres éléments et avec le tout de l'œuvre ; ces postulats ensemble définissent la clôture du récit" ». A ce stade de l'essai, il apparaît à Ricœur que Vexplication peut tout à fait être homogène à son objet, puisqu'elle est également de nature linguistique. 3) Ricœur en vient alors au second type de lecture, celui qui entend lever le suspens de la référence et « achever le texte en
Ricœur, 1986, p. 139. Ricœur, 1986, p. 141. Ricœur, 1986, p. 142. Ce disant Ricœur est plutôt dans la ligne de la narratologie que de la sémiotique. Ricœur, 1986, p. 146. Ricœur, 1986, p. 149. Ricœur, 1986, p. 149.
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parole actuelle », en affirmant sans ambages que « c'est cette seconde attitude qui est la véritable destination de la parole actuelle ^^». Le philosophe précise que « Γinteφrétation garde le caractère d'appropriation que lui reconnaissaient Schleiermacher, Dilthey et Bultmann » : « Γinteφrétation d'un texte s'achève dans Γinteφrétation de soi d'un sujet qui désormais se comprend mieux, se comprend autrement, ou même commence de se comprendre ». Le vœu de connaissance de soi hérité de la philosophie réflexive est maintenu, mais il est désormais médiatisé par la compréhension des « signes de culture dans lesquels le soi se documente et se forme» : la réflexion n'est rien sans les œuvres instruisant le soi, et réciproquement la recherche d'un sens objectif est vaine si elle ne contribue pas à l'intelligence du soi^^ À cet égard, il demeure vrai, pour Ricœur, que l'interprétation a pour tâche de rapprocher le sens, de rendre le lecteur contemporain d'un sens a priori étranger. Cette « distance culturelle » n'est pas d'abord historique, dans la mesure où toute lecture, parce que le texte est une œuvre écrite, doit faire advenir les «possibilités sémantiques du texte^^». Le lecteur est face au texte comme un interprète devant jouer la par¬ tition musicale pour actualiser l'œuvre : Le texte avait seulement [dans le premier type de lecture] un sens, c'est-à-dire des relations internes, une structure ; il a maintenant une signification c'est-à-dire une effectuation dans le discours propre du sujet lisant . 4) A ce stade, Ricœur le signale expressément, rien ne vient encore dire comment s'articulent les deux types de lecture, comment l'interprétation dont il vient d'être question s'appuie sur la sémio- tique. Pour ce faire, il entend « montrer comment chacune des deux attitudes [...] opposées renvoie l'une à l'autre par des traits qui lui sont propres »^^ L'analyse du mythe d'Œdipe par Lévi-Strauss, aussi formelle soit-elle, fait fond sur des « questions signifiantes.
Ricœur, 1986, p. 151. Ricœur, 1986, p. 152 pour les deux citations. Ricœur, 1986, p. 152. Dans le passage de la « Préface à Bultmann » cité plus haut, Ricœur énonçait la même idée. Ricœur pourrait avoir reçu une confirmation théorique d'une intelligibilité du soi par l'intermédiaire de la littérature, qu'il a eu personnellement l'occasion de vérifier en tant que jeune lecteur orphelin découvrant la vie dans les livres. On peut comparer ces deux assertions, la première de Dilthey, la seconde de Ricœur : « L'immense importance de la littérature pour notre intelligence de la vie spirituelle et de l'histoire tient, en effet, à ce que c'est seulement dans le langage que l'intimité de l'homme trouve son expression complète, exhaustive et hautement intelligible (Dilthey, 1974 [1900], p. 321) ; « Que saurions-nous de l'amour et de la haine, des sentiments éthiques et, en général, de tout ce que nous appelons le soi, si cela n'avait pas été porté au langage et articulé par la litté¬ rature ? » (Ricœur, 1986, p. 116, c'est Ricœur qui souligne). Ricœur, 1986, p. 153. Ricœur, 1986, p. 153. Ricœur, 1986, p. 154.
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des propositions de sens sur l'origine et la fin de l'homme » : pour Ricœur, l'intérêt de l'analyse structurale, ici, est de mettre en lumière - sans le vouloir - la « sémantique profonde » du mythe en récusant la naïveté d'une «sémantique de surfaceDésormais, conclut Ricœur : [il paraît] possible de replacer rexplication et Γ interprétation sur un unique arc herméneutique et d'intégrer les attitudes opposées de l'explication et de la compréhension dans une conception globale de la lecture comme reprise du sens^\ Abandonnons un moment la neutralité de notre lecture. Ricœur a-t-il ici montré en quoi la sémantique profonde s'appuie sur l'analyse sémiotique, c'est-à-dire en quoi l'interprétation du texte s'opère sur la base de l'explication structurale ? N'a-t-il pas seule¬ ment démontré que, sans le vouloir, l'analyse structurale doit encore se tenir sur le plan des propositions de sens (Œdipe tue son père, Œdipe épouse sa mère), sous-entendue par l'analyse des logiques combinatoires^^ ? On peut demander pareillement si Ricœur n'a pas tout simplement illustré le fait que la sémiotique creuse sous la lecture première : de ce fait, elle nous semble avoir davantage ruiné une lecture naïve qu'elle n'a proposé de sens positif, tel que Ricœur, en tout cas, espère en déterminer un. Ayant indiqué comment la sémiotique fait signe en direction de la sémantique, Ricœur se tourne alors vers l'interprétation pour préciser la notion d'intention du texte : ce n'est, bien sûr, plus d'une intention psychologique qu'il s'agit, mais de « ce que veut le texte, ce qu'il veut dire, pour qui obéit à son injonction». Le jeu de mot sur vouloir et vouloir dire est remarquable, et figurait déjà dans un passage de la « Préface à Bultmann » cité plus haut, en référence au texte bibliqueNous tenons là un indice formel de l'influence du modèle du texte biblique au sein du modèle du texte général de Ricœur, lequel ajoute ici : « ce que veut le texte, c'est nous mettre dans son sens^^ ». L'idée d'une interprétation qui serait, elle aussi, une « opération objective, au sens où elle émanerait du texte et non de la subjectivité du lecteur - Ricœur évoquant même une « opéra¬ tion objective de l'interprétation qui serait l'acte du texte» -, le philosophe en trouve une fois encore un exemple dans la Bible,
Ricœur, 1986, p. 155 (pour les deux citations). Ricœur, 1986, p. 155. La même question se pose pour l'ensemble de la discussion que Ricœur consacre à la sémiotique dans Temps et récit. Ricœur, 1986, p. 156. Ricœur, 1986, p. 156, cf. Ricœur, 1969, p. 381-382. Ricœur, 1986, p. 156. En prolongeant une indication de J. Michel, disons qu'il « sécularis[e] son herméneutique » (Michel, 2006, p. 138). Ricœur, 1986, p. 156.
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comme l'illustre l'exégèse de Genèse 1 et 2 qu'il a lui-même livrée lors d'un colloque d'exégétes, sous le titre « Sur l'exégése de Genèse 1,1-2,4a ». Il y proposait de tenir le premier récit (la série des «Dieu fit... », qu'en employant le jargon historico-critique, il qualifie de Tatbericht) pour une tradition interprétée dans le texte par un second récit (« Dieu dit... » - Wortberichf) : « ce qui est intéressant ici, note Ricœur, c'est que l'interprétation, avant d'être l'acte [de] l'exégéte, est l'acte du texte». Reprenant notre posture critique, il convient de nous demander en quoi cet exemple peut bien être probant. Le fait qu'une interpré¬ tation d'un texte puisse être inscrite dans le texte même n'empêche pas que l'interprétation de cette réécriture donne lieu, le cas échéant, à des interprétations diverses, voire contradictoires. Ricœur a raison de voir à l'œuvre dans les Ecritures bibliques une intertextualité, celles-ci pratiquant abondamment la réinteφrétation d'écritures anté¬ rieures (à travers la citation, le détournement de sens, etc.), mais Γ intertextualité ne constitue pas en elle-même un gage d'inteφrétation univoque - et cela, même sans prendre en compte les considéra¬ tions historiques et en demeurant dans l'enceinte du texte. Reste que cette idée d'une interprétation s'appuyant sur le texte lui-même, Ricœur la rapproche de la conception aristotélicienne du langage, pour laquelle le langage constitue déjà une interprétation, une médiatisation par des signes de notre rapport aux choses Le philosophe reconnaît, toutefois, que ce rapprochement « ne prépare pas exactement à l'intelligence de ce rapport dynamique entre plusieurs couches de significations du même texte^''^». C'est vers Peirce qu'il se tourne pour cela, dans la mesure où la relation qu'énonce ce dernier entre signe et objet fait intervenir un inter¬ prétant se greffant sur le signe, s'intercalant entre le signe et l'objet de telle sorte que d'autres interprétants redéfinissant le signe sont possibles. En transposant au texte et non plus aux signes cette lecture de Peirce (héritée de Oranger), Ricœur propose de définir analogiquement le texte comme l'objet, le signe comme sémantique profonde. La « série des interprétants » est, quant à elle, constituée par la « chaîne des interprétations produites par la communauté inteφrétante et incoφorées à la dynamique du texte, comme le travail du sens sur lui-même » : dès lors interpréter, pour f exégète, c'est se mettre dans le sens indiqué par cette relation d'interprétation supportée par le texte. [...] toute la
" Ricœur, 1971b. Ricœur, 1986, p. 156 (nous corrigeons ici le texte, qui indique fautivement « l'acte et l'exégéte »). Cf. Ricœur, 1986, p. 157. ™ Ricœur, 1986, p. 157.
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5552 D. FREY, EXPLIQUER POUR COMPRENDRE théorie de rherméneutique consiste à médiatiser cette interprétation- appropriation par la série des interprétants qui appartiennent au travail du texte sur lui-même Il est remarquable que sa démonstration d'une interprétation subjective qui pourrait s'appuyer sur Γinteφrétation objective inscrite dans le texte, Ricœur l'illustre par un exemple d'exégése qui, préci¬ sément, s'emploie à faire converger l'analyse structurale et l'analyse historico-critique, conformément à l'intention annoncée dans la confé¬ rence introductive précisément intitulée « Du conflit à la convergence des méthodes en exégése biblique ». Dans le passage relatif à la sémiotique, nous remarquions que l'analyse sémiotique ne se suffi¬ sait pas, dans la mesure où Ricœur tirait argument de son caractère dérivé par rapport à l'intelligence narrative (nous employons ici des mots qui sont plutôt ceux de Temps et récit) pour la tirer vers le concept d'interprétation sans qu'ait été réellement indiqué quel était le sens mis à jour par la sémiotique. Là encore, pour Ricœur, l'analyse structurale ne se suffit pas, mais présuppose des informa¬ tions quant aux couches rédactionnelles, qui ne peuvent provenir que d'une méthode historico-critique^'^ ; c'est l'analyse structurale qui va permettre d'exploiter ces informations en vue d'une meil¬ leure intelligence du texte tel qu'il est : inteφréter un texte, ce ne sera ni définir ses strates rédactionnelles, ni son carré sémiotique, ce sera prêter attention au travail du texte sur lui-même et enchaîner sur ce travail une définition de son sens, en vue d'une interpré¬ tation. Au fond, c'est à une lecture de type narratologique - avant l'heure - que Ricœur s'emploie ! Autrement dit, ce que le philosophe ne parvient pas selon nous à justifier en théorie - à savoir la possibilité de tirer de la sémiotique un sens pouvant faire l'objet d'une interprétation {via la série des inteφrétants) puis d'une appropriation - il parvient néanmoins à le faire pratiquement dans un essai exégétique où la recherche d'un sens positif, d'une signification tangible, ne passe pas seulement par l'analyse structurale, mais également par la méthode historico-critique.
Ricœur, 1986, p. 158 (pour les deux citations). Dans son exégèse de Genèse 1 et 2, Ricœur s'emploie en effet à « montrer comment l'analyse structurale renvoie à l'analyse génétique par niveaux rédactionnels », op. cit., p. 77.
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V. Interrogations critiques et ouvertures SUR d'autres aspects de E'HERMÉNEUTIQUE de RICŒUR Nous déduirons de cela une série de remarques, auxquelles nous laisserons volontairement un caractère interrogatif. - Ricœur est fasciné par le modèle structural, comme Dilthey a pu l'être par le modèle des sciences de la nature. Sa théorie marque clairement la place de la sémiotique, mais peine à tirer d'elle une théorie du sens, pourtant requise par son idéal d'une appropriation du sens. Il a peut-être eu tort de s'appuyer sur les exemples les plus forts d'une rationalité sémiotique, tirés de sa confrontation avec la pensée de Lévi-Strauss, alors même que des sémioticiens, à l'instar de Roland Barthes invité lui aussi au Congrès, proposaient directe¬ ment des formes de lectures sémiotiques. - Cet idéal d'appropriation du sens provient lui-même d'une concep¬ tion classique de l'herméneutique, où se conjuguent les influences de l'herméneutique profane (la philologie comme étude des textes de l'Antiquité) et de l'herméneutique biblique. À cause de cette dernière, et malgré le vœu d'articuler les méthodes exégétiques, Ricœur ne peut renoncer tout à fait aux catégories de l'analyse historique et littéraire. Mais le peut-on, au demeurant ? En estimant possible une articulation de l'explication sémiotique et de la compréhension existentielle, Ricœur n'a-t-il pas été trop irénique ? -L'herméneutique de Ricœur - c'est le cas au fond de toute son œuvre - est constituée par une myriade d'écrits qui font unité en ceci qu'ils avancent les mêmes thèmes (la médiation de l'inter¬ prétation par l'explication en est un cas emblématique), tout en rejouant à chaque occasion la démonstration - ou plus précisé¬ ment : la démonstration est en partie simplement répétée, en partie renouvelée par les textes nouveaux. C'est ainsi que Ricœur a pu proposer une intégration de la notion de conjectures, reçue de Hirsch^'^ qui est à certains égards une alternative à celle que nous venons de présenter. Pour illustrer le fait que l'herméneutique de Ricœur est loin de constituer un texte univoque - peut-être même pour montrer le caractère inachevé et redondant de son herméneutique, qui implique de notre part, lecteurs, des reconstructions du texte même de cette herméneu¬ tique - finissons sur un propos qui montre que Ricœur a pu aussi, dans un des essais constituant sa théorie du texte polarisée par la sémiotique, redire la dimension intrinsèquement multiple de la signification. Cela revient aussi, en un sens, à relativiser notre
Hirsch, 1967-1969.
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propre lecture, en indiquant d'autres ressources dont dispose l'her¬ méneutique de Ricœur dès qu'il s'agit de penser la lecture dans sa généralité. Dans ce propos, inséré dans « L'action sensée considérée comme un texte », Ricœur reprend la question de l'intention de sens, indépendamment de l'intention présumée (reconstruite) qu'avait son auteurAvec Hirsch, il propose de dire que cette intention objective du texte « peut être construite de multiples façons », par la construction de conjectures quant à ce sens. Il n'y a pas, dit-il avec cet auteur, de régies pour bien conjecturer, « mais il y a des méthodes pour valider les conjectures''S>. Un procès doit avoir lieu, pour déterminer comment le texte doit être « construit », parce que ce n'est pas la succession de phrases qui fait sens, mais une totalité signifiante requérant [un] type spécial de 'jugement', celui dont Kant a fait la théorie dans la troisième critique. Pour ce type de jugement réfléchissant, le tout apparaît comme une hiérarchie de topiques, de thèmes primaires et subordonnés. La reconstruction du texte en tant que tout offre, en conséquence, un caractère circulaire, en ce sens que la présupposition d'une certaine sorte de tout est impliquée dans la reconnaissance des parties. Et réciproquement, c'est en construisant les détails que nous construisons le tout. Nulle nécessité, nulle évidence ne s'attache à ce qui est important ou non important. [...] Le jugement d'importance est de l'ordre de la conjecture . Comment ne pas voir que Ricœur - sans que l'on sache s'il en est particulièrement conscient - revient ici à l'expression classique du problème herméneutique de la compréhension circulaire du tout et des parties, abordé par Dilthey après d'autres ! Certes, Ricœur ne veut pas lier cette circularité de l'explication textuelle, comme le fait Dilthey, au rapport entre une œuvre singulière et l'évolution de son auteur, puisque Vintentio auctoris n'est plus pour lui un critère dirimant. Mais, comme Dilthey, il voit lui aussi ce cercle à l'œuvre dans le rapport entre le texte et le genre littéraire dont il procède, et il caractérise la difficulté de compréhension du texte comme étant celle de tout individu : A titre d'individu, il ne peut être atteint que par un processus consistant à refermer progressivement l'ouverture des concepts génériques concer¬ nant le genre littéraire, la classe des textes à laquelle ce texte appar¬ tient, les structures de différentes sortes en intersection dans ce texte.
« Le modèle du texte : l'action sensée comme un texte » (Ricœur, 1986, p. 183-211, ici p. 200-203). ^-'Ricœur, 1986, p. 200. Ricœur, 1986, p. 200. Dilthey, 1900/1947, p. 331.
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[...] Comme un individu, un texte peut être approché de différents côtés Dans son texte, Dilthey achevait, quant à lui, son propos sur la circularité du tout et des parties par ces mots : Individuum est ineffabile^'^. N'est-ce pas là un retour significatif, non pas tant à Dilthey, qu'à l'expérience concrète d'une reconstruction tâtonnante du sens d'un texte, principe de réalité herméneutique que tous les inteφrétes connaissent bien? Ricœur éclaire d'ailleurs cette expé¬ rience de façon remarquable, en relevant que, si le texte peut être reconstruit de multiples façons, il n'en ressort pas moins que la lecture constitue une perspective particulière : Il est toujours possible de rattacher la même phrase de manière dif¬ férente à telle ou telle phrase considérée comme pierre d'angle du texte. Une modalité spécifique d'unilatéralité est impliquée dans l'aete de lire. Cette unilatéralité eonfirme le caractère eonjeetural de l'interprétation ™. Nous dirions que ce qu'entreprend la lecture, ce n'est pas de construire le sens subjectivement : il s'agit toujours, dans toute lecture de bonne foi, de prêter attention aux éléments du texte qui imposent une lecture particulière, plus fondée sur le texte qu'une autre. En ce sens, la lecture veut s'effacer devant le texte, et non le constituer à sa mode. Cette unilatéralité de la lecture, puisqu'elle est une « reconstruction du tout [qui] présente un aspect perspec- tiviste semblable à celui de la perception ne peut empêcher qu'existent simultanément d'autres mises en perspectives, sur la base du même texte autrement reconstruit ; elle ne peut pas mettre fin - malgré son ambition, présente en toute lecture, d'être la lecture - à la pluralité des interprétations. C'est pourquoi Ricœur en vient, avec Hirsch, à la question des « procédures de validation» des conjectures interprétatives. Il ne s'agit pas d'une épreuve de vérification, qui contredirait l'analyse sur le caractère intrinsèquement pluriel des conjectures quant à la signification, mais d'affirmer qu'une « méthode de convergences d'indices, typique de la logique de la probabilité subjective, donne une base ferme à une science de l'individu digne du nom de science». Mais valider par convergences d'indices des conjectures serait un
Ricœur, 1986, p. 201. Dilthey, 1947 [1900], p. 332. ™ Ricœur, 1986, p. 201 souligne). Ricœur, 1986, p. 201. Ricœur, 1986, p. 201. Si Ricœur, comme Dilthey, lie la connaissance du texte et celle de l'individu, il n'en croit pas moins possible, enfin, une «notion de sciences de l'homme, sans concéder aucunement au prétend dogme de l'ineffabilité de l'individu » (Ricœur, 1986, p. 202, c'est lui qui souligne).
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procédé fâcheusement circulaire, revenant à se satisfaire des pré¬ supposés qui ont rendu possible la compréhension^^ sans avoir tranché parmi les diverses interprétations possibles, s'il n'existait un équivalent du critère de falsification poppérien dans l'existence même du « conflit entre interprétations rivales » : s'il est vrai qu'il y a toujours plus d'une façon de construire un texte, il n'est pas vrai que toutes les interprétations sont équivalentes [...]. Le texte est un champ limité de constructions possibles. La logique de validation nous permet d'évoluer entre les deux limites du dogma¬ tisme et du scepticisme. Il est toujours possible de plaider pour ou contre une interprétation, de confronter des interprétations, d'arbitrer entre elles, de viser un accord, même si cet accord demeure hors d'atteinte^ . Pour déterminer le sens du texte, nous avons certes renoncé à identifier ce sens avec l'intention de son auteur, laquelle, de toute façon, est reconstruite sur la base des textes, mais n'avons pas encore trouvé mieux que de construire des hypothèses de sens, sur la base des régies d'interprétation partagées par la communauté des exégétes. Nos interprétations sont en conflit, à tous les niveaux : conflit quant aux méthodes adéquates pour bien lire, conflit entre les lectures issues de conjectures différentes, conflit encore quant au sens même de l'acte d'interpréter : faut-il démonter et déconstruire le sens, mettre à nu sa fabrication (herméneutique du soupçon) ou le restaurer par une critique compréhensive, une herméneutique de la restauration ? On l'aura compris, c'est de cette dernière concep¬ tion de l'herméneutique que Ricœur se réclame. Pour lui, « le symbolique veut exprimer avant toute chose la non-immédiateté de notre appréhension de la réalité » : autrement dit, le sens est ce qui naît de la constitution symbolique de la réalité elle-même. Recevoir les symboles, en faire une lecture critique et viser une seconde naïveté sont une seule et même tâche pour l'herméneutique - dans laquelle, de façon presque antinomique, la réception et la réinvention des symboles sont articulées par la critique. Dans la suite de sa réflexion, telle qu'elle sera développée dans Temps et récit, Ricœur réorientera la thématique de l'articulation de l'explication et de la compréhension, en cherchant à démontrer que les procédures sémiotiques sont fondées, en dernière analyse, sur
Voir la critique que J. Bouveresse adresse à Vérité et méthode : « Le critère de distinction entre les préjugés légitimes et les autres, du point de vue de l'interprétation, est en fin de compte, chez Gadamer, le fait suivant : les préjugés légitimes sont ceux qui, sans avoir besoin d'être autrement 'fondés', rendent effectivement possible la compréhen¬ sion et les préjugés inacceptables ceux qui entraînent la mécompréhension » (Bouveresse, 1991, p. 29). Ricœur, 1986, p. 202-203. Ricœur, 1965, p. 20 ; cf. Ricœur, 1969, p. 8.
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Γ intelligibilité spécifique du récit, laquelle a besoin, pour se mani¬ fester, des compétences du lecteur. Ce n'est plus, désormais, la médiation de la compréhension par l'explication qui fera l'objet de son attention : sans doute cette dernière était-elle, en un sens, impossible, du moins si l'on devait définir la méthode explicative comme relevant de la sémiologie. Ricœur jugera finalement que la lecture sémiotique, malgré sa puissance heuristique, n'est jamais qu'une seconde lecture fondée, implicitement, sur une lecture ordi¬ naire du récit. La fameuse formule « expliquer plus, c'est comprendre mieux » implique par conséquent que la compréhension première du récit, fondée sur la maîtrise de la sémantique de l'action et nourrie de la fréquentation des différentes traditions narratives, se présente comme une précompréhension reprise et aiguisée - mais non abolie - par l'explication sémiotique. En un sens, la formule de Ricœur l'annonçait d'emblée : expliquer, c'est comprendre davantage ce qu'on avait déjà compris auparavant. Aussi doit-on remarquer que l'antagonisme de l'explication et de la compréhension n'est dépassé qu'au prix d'une relativisation de l'explication elle-même. C'est le dernier paradoxe de l'herméneutique de Ricœur
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" Sur ce point, cf. Frey, 2008, p. 232-238. REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2018, Tome 98 n° I, p. 35 à 58
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- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN : 978-2-406-09329-9
- EAN : 9782406093299
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09329-9.p.0038
- Mise en ligne : 19/04/2019
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français