Pluralisme, tolérance et laïcité
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
2017 – 1, 97e année, n° 1. Protestantisme, religion, latinité, laïcité dans la modernité tardive. Hommage à Jean-Pierre Bastian à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire - Auteur : Vincent (Gilbert)
- Pages : 151 à 170
- Réimpression de l’édition de : 2017
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
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PLURALISME, TOLÉRANCE ET LAÏCITÉ
Gilbert Vincent
Faculté de Théologie Protestante (EA 4378) —Université de Strasbourg
9 place de l'Université — F-67084 Strasbourg Cedex
Résumé : Pourquoi distinguer tolérance et laïcité, deux notions presque équivalentes, la première plus éthique, la seconde plus institutionnelle ? Parce que, nous semble-t-il, la première exprime le sens de la seconde, qu'elle en guide l'interprétation et en règle l'application. Ce rapport demande à être clarifié et souligné, dans un contexte où fondamentalisme et, surtout, «radicalisme », perçus comme des défis majeurs lancés à la laïcité, suscitent — réaction mimétique — un durcissement laïciste qui, à son tour, alimente diverses formes de communautarisme. Dans ce contexte, chaque parti usant à son profit du terme de «culture », pris dans une acception quasi ethno- logique, donc différentialiste et séparatiste, la valeur de la tolérance demande à être redécouverte, ainsi que l'ontologie pluraliste qu'elle implique.
Abstract : Why bother distinguishing tolerance and secularism (`laïcité ), two almost identical notions, the first more ethical, the second more institu- tional ? Because it seems to us that the first expresses the meaning of the second, and that tolerance also shapes the interpretation of secularism and governs its application. This relation demands to be clarified and underlined, in a context where fundamentalism and especially `radicalism', perceived as major challenges to secularism, give rise (via a mimetic response) to a har- dening of secularism which in turn nourishes various forms of communitaria- nism. In this context, with every player using to his own advantage the term `culture' (understood in a quasi-ethnological, and therefore differentialist and separatist, way), the value of tolerance begs to be rediscovered, as well as the pluralist ontology which tolerance implies.
I. CULTURE ET LAÏCITÉ
Longtemps, nous avons tenu pour acquis qu'histoire et progrès vont de pair, que le progrès est irréversible, que la sécularisation est à la fois l'expression la plus récente de cette irréversibilité, et sa condition. Cette triple assurance a certainement été constitutive de la conscience moderne. Or, bien avant qu'une certaine actualité — ou tout au moins sa représentation médiatique — ne l'ait ébranlée en mettant au premier plan le diptyque radicalisation-terrorisme, les travaux de Jean-Pierre Bastian ont contribué à mettre en évidence
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le caractère singulier et fragile de la situation socio-historique européenne, française en particulier, une situation que, moyennant diverses modulations lexicales et interprétatives, l'on peut définir comme «laïque ». L'indice le plus clair et le plus inquiétant de cette fragilité est probablement, pour ce qui est de la France, que le «pacte laïque» d'hier semble de moins en moins apte aujourd'hui à réguler les rapports entre groupes dès lors que certains d'entre eux voient dans la religion le noyau dur de leur identité. Lorsque ces groupes se pensent ou se rêvent comme des «communautés », affirmant haut et fort, ad intra aussi bien qu'ad extra, vouloir vivre en conséquence, le poids de la référence religieuse entraîne l'accen- tuation de différences perçues, à l'extérieur du groupe, comme ostentatoires, et, à l'intérieur, comme les marqueurs indiscutables et intangibles de l'intégrité, sinon de la pureté groupale.
En régime «normal » de laïcité, au contraire, les frontières entre groupes —même confessionnels —sont poreuses, les identités collectives sont reconnues comme composites, et la plupart des individus, dont les appartenances sont multiples et révocables 1, assument, tant bien que mal, une identité plurielle 2. C'est dire encore que, en régime «normal », les différences cultuelles sont généralement assimilées à des différences culturelles, et que ni les unes ni les autres ne sont conçues comme des séparations radicales entre entités incommensurables, mutuellement incompatibles :les différences séparent, certes, mais non sans que cultures et sous- cultures ne restent reliées. Le plus bel exemple de cette relationnalité de principe n'est-il pas la traduction, qui plus qu'une opération complexe est d'abord le fruit d'une décision, celle d'offrir à une expression culturelle étrangère l'hospitalité de sa propre langue, celle-ci dût-elle en être changées ? Dans une perspective laïque «normale », toute culture, comme toute langue, jouit d'un statut relationnel, et non substantiel, en sorte qu'aucune ne saurait opposer un refus de principe à l'effort de l'étranger pour la comprendre, pour la rejoindre de quelque façon « en pensée et en imagination a ».
' Cf. Vincent, 2011, p. 5-22.
2 Lahire, 2001.
s Ricoeur, 2004. Traduire, c'est apprendre à faire le deuil d'un certain absolu. Dans la traduction, la langue d'arrivée, celle du traducteur, sert de référence, mais ses propriétés n'apparaissent bien qu'à la lumière de la langue de départ. Selon Ricoeur, la traduction est fille du langage, pris dans sa capacité réflexive, «cette possibilité toujours disponible de parler sur le langage, de le mettre à distance, et ainsi de traiter notre propre langue comme une langue parmi les autres (p. 25).
a Occurrence remarquable de cette affirmation : «Oui, je crois qu'il est possible de comprendre par sympathie et par imagination l'autre que moi, comme je comprends un personnage de roman, de théâtre ou un ami réel mais différent de moi [...]. Être homme, c'est être capable de ce transfert dans un autre centre de perspective. » (Ricoeur, 1955, p. 298-299.)
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Autrement dit, aussi éloignée soit-elle, toute constellation sym- bolique est censée pouvoir être mise en rapport, de traduction par exemple, avec une autre, au prix d'un parcours « de proche en proches ». Tel est, d'un point de vue authentiquement laïque —cette précision laisse deviner combien il peut s'avérer difficile d'adopter ce point de vue ! —, le régime «normal » de coexistence entre groupes, cultures et sous-cultures, quelle qu'en soit l'imprégnation religieuse. C'est dire qu'une société est véritablement laïque lorsque ses membres sont convaincus qu'aucune différence ne peut faire obstacle à la reconnaissance de la convergence fondamentale des expressions de l'humain qui s'y déploient et s'y croisent.
Or nous nous trouvons aujourd'hui dans une situation quelque peu nouvelle, d'autant plus redoutable, à nos yeux, que nous nous prenons à croire qu'elle est sans précédent. Ce qui frappe, dans cette situation, c'est l'étonnant contraste —presque une contradiction entre une demande générale de reconnaissance et une difficulté non moins générale, de la part des particuliers et des institutions pu- bliques, à yapporter une réponse crédible. L'hypothèse explicative que nous aimerions formuler, face à une situation où une pléthore de demandes se heurte soit à l'indifférence, soit à la fin de non- recevoir que leurs destinataires leur renvoient, est que l'idée de semblable ne nourrit plus assez le sens de la reconnaissance, le sens de la mutualité. L'idée de semblable passe en effet pour une idée faible, inconsistante. Pourquoi ce discrédit, sinon parce que l'idéo- logie du darwinisme social est devenue le sens immanent de nos pratiques, de ce que nous estimons normal de faire et de ne pas faire à l'égard des autres, si bien que nous finissons par être persuadés que la guerre et, sur un mode mineur, le conflit, sont les paradigmes de toute action «réaliste » ? L'accueil réservé à l'expression «guerre des civilisations » —formule où se confondent constat et appel à se mobiliser, où celui-ci trouve en celui-là son apparente justification —est certainement symptomatique de l'étiage, plutôt bas, de notre conscience éthique. Ajoutons que notre rési- gnation, face au processus tragique auquel renvoie l'expression «guerre des civilisations », procède probablement d'une faute épisté- mologique inaperçue de nous, de l'usage malheureux des catégories «même » et «autre ». Alors que leur signification première est ontologique — ce couple désignant une polarité structurale —, on leur attribue une fonction descriptive, on se sert de chacun de ces
s Ricoeur, 1994, p. 307. C'est à propos de la religion, en particulier, que le philosophe évoque cette démarche, non de survol, mais « de proche en proche », démarche qui évite le risque d'essentialiser en assumant clairement son point de départ, le «lieu où l'on se tient ».
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termes pour désigner une entité phénoménale distincte. Bientôt, du fait de cette méprise logique, nous devenons les prisonniers de la tautologie : le même ne peut être que même, et l'autre rien d'autre que l'autre. Le seul rapport subsistant entre même et autre ne saurait être qu'un rapport d'allergie, voire de répulsion.
Que la dialectique ait bien mieux à faire qu'abdiquer devant la morne et stérile tautologie, trop peu en semblent convaincus !Aussi finit-on par se laisser prendre au piège de simplifications abusives, dont les conséquences sont meurtrières car elles empruntent à l'imaginaire leur force de séduction. Dès lors, rien n'est plus ten- tant que de projeter dans «l'autre », en l'inversant, l'angoisse de sa propre incertitude quant à ce que l'on est, sinon l'angoisse de sa propre inconsistance :lorsqu'un sujet échoue à s'identifier autre- ment qu'à travers une série indéfmie de contre-identifications labiles et provisoires, il n'a de cesse d'injecter de l'Autre dans les autres, de la Différence entre lui et les autres :ainsi, sans doute pour se protéger, élude-t-il la double question de son rapport à soi en tant qu'autre 6 et du rapport aux autres en tant que semblables. En somme, notre hypothèse, dans la présente étude, est que les indi- vidus modernes prennent «pour argent comptant » les termes de même et d'autre, fascinés qu'ils sont par leur air de radicalité. Comment, face à eux, l'idée de semblable, sans laquelle pourtant s'effondre celle de communication, au sens fort, c'est-à-dire au sens de mise en commun en vue d'instituer un espace commun, ne paraîtrait-elle pas suspecte de cautionner proximité et promiscuité, compromis louches et lâches compromissions ?
Alors que, sous l'emprise de l'imaginaire, l'on substantifie les cultures, au point d'en faire des isolats, G Simmel nous invitait, naguère, à tenir pont et porte pour les métaphores par excellence de la culture'. À la lumière de telles métaphores, la culture devrait nous apparaître comme l'ensemble des ressources symboliques qui nous aident, en lui donnant sens, à supporter, voire à désirer l'altérité. Dans cette perspective, devenir cultivé, ce serait, pour le moins, apprendre à ne pas confondre altérité et altération, apprendre à résister à une vision dualiste du monde social, qui nous incite à voir dans l'autre un agent subversif, prêt à tout pour détruire ce qui n'est pas lui, et dans Ego un concentré de pureté et de mêmeté — mais une mêmeté assiégée, en proie à une fièvre obsidionale
e On aura discerné l'allusion à Ricoeur, 1990.
~ Simmel, 1988. Les métaphores de la porte et du pont complètent celle du chemin, présente dans la belle et brève définition suivante de la culture : «La culture, c'est le chemin qui va de l'unité close à l'unité déployée, en passant par le déploiement de la multiplicité » (p. 182).
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tenace. Or, on le sait, ce genre de fièvre a pour effet que celui qui l'éprouve se retranche toujours davantage, ferme toujours plus her- métiquement les portes, coupe toujours plus de ponts avec l'extérieur, avec l'étranger, contrôle sans relâche le plus petit gué, le moindre point de contact avec ce qui n'est pas lui. C'est pourquoi la culture — c'est-à-dire, redisons-le, l'ensemble des médiations qui, dans une société, servent à rendre l'altérité acceptable, sinon aimable et féconde —est la première cible que veulent abattre ceux qu'obsède le fantasme de mêmeté. C'est pourquoi encore culture et laïcité ont partie si étroitement liée que la dissociation du couple qu'elles forment est ruineuse pour chacun de ses membres : la culture devient alors «moyen de distinction », la laïcité étendard que l'on brandit dans des campagnes d'arraisonnement ou d'uniformisation «culturels ».
Au regard de ces premières notations, la situation contempo- raine apparaît très inquiétante, en effet, puisque, à l'enseigne du dualisme, les rapports mimétiques prolifèrent, au détriment de la culture et de la laïcité dont la visée commune, l'autonomie, est assimilée par leurs adversaires à l'apologie de la permissivité morale et du relativisme. Le pire est peut-être qu'en se laissant entraîner dans un rapport insidieusement mimétique avec leurs adversaires, les militants de la laïcité font de celle-ci une forme alternative de mêmeté, plus antireligieuse qu'a-religieuse. Il arrive ainsi que les partisans les plus zélés de la laïcité, victimes d'un tra- ditionalisme dont ils se croient préservés, voient en elle le meilleur de « la » tradition politique française et, partant, une disposition psycho-sociale et une réalité institutionnelle que devraient res- pecter de la façon la plus rigoureuse tous ceux qui désirent vivre en France : de référence majeure d'une culture de l'autonomie, la laï- cité devient source d'obligations strictes, auxiliaire d'une entreprise d'imposition d'une forme nouvelle de conformisme, d'unanimisme et, partant, d'hétéronomie ; la laïcité, selon ses zélateurs, est un tout, à prendre ou à laisser. Mais avant que la laïcité ne prenne cette allure inflexible, il a fallu que soit changé le sens de «culture » : au lieu de référer à l'ensemble des médiations servant à rendre le monde commun, habitable en commun, ce terme en est venu à ne plus désigner que l'ensemble des moyens —fermeture, inclusion forcée et exclusions arbitraires — destinés à renforcer l'entre-soi.
Alors donc que, dans l'esprit de ses «inventeurs », la laïcité devait être un foyer potentiel d'universalité, elle tend à n'être plus que le label d'une culture particulière. Dans cette mutation, il n'est pas impossible de voir, pour partie, l'ombre portée du privilège accordé, dans l'usage ordinaire, à l'acception «ethnologique » ou
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culturaliste de culture, au détriment de son acception « communi- cationnelle » s ou «dialogique » 9. Il est vrai que, les définitions lexicales étant arbitraires, il semble que l'on n'ait aucune raison de préférer une acception à l'autre. On peut toutefois rétorquer que, à partir du moment où ces deux acceptions ont reçu la sanction de l'usage et l'hommage du dictionnaire, on peut avoir quelque raison de s'inquiéter en observant que la première, selon laquelle «culture » réfère à une réalité homogène et substantive, est sur le point de chasser l'autre, selon laquelle le relationnel est l'entrée dans l'uni- versel, ou du moins dans le domaine de l'universalisable. Que l'on hésite à opérer une distinction très tranchée entre ces deux accep- tions, que l'on craigne, en subordonnant la première à la seconde, de céder à quelque forme d'angélisme, soit ! À supposer pourtant que la crainte soit quelque peu fondée, ne serait-on pas mieux avisé de tenir cette double acception pour l'indice d'une constitution polaire de la culture et de la société ? La première de ces acceptions mettrait l'accent sur la société en tant que reproduction d'elle-même, la seconde sur la société en tant que capable de se transformer afin de mieux répondre aux défis du moment ; autrement dit, pour reprendre une terminologie spinoziste, la première soulignerait l'aspect sous lequel la société apparaît comme un mode de la natura naturata, tandis que la seconde mettrait l'accent sur le vif de la société, sur ce qui nous autorise à voir en elle un mode de la natura naturans.
Ainsi de la culture — et de la société —, ainsi donc de la laïcité aucune de ces entités n'étant homogène, aucune n'est à l'abri de tout conflit d'interprétation 10. Or, lorsque ces conflits deviennent intenses, que les adversaires récusent tout arbitrage raisonnable, par le raisonnable, alors deviennent quasiment inévitables, d'une part, la réaffirmation rituelle, incantatoire ou «dogmatique » de la laïcité, et, d'autre part, symétriquement, la revendication de leur droit à l'expression publique de leur identité par des groupes reli- gieux présents depuis relativement peu de temps dans le paysage théologico-politique qui nous est familier —mais sommes-nous assez conscients que ce paysage est le produit d'un modelage pluri- séculaire, le produit de nombreux rapports de force entre pouvoirs
a L'adjectif « communicationnel» est pris dans l'acception donnée par Jürgen Habermas, en particulier dans Habermas, 1987.
v Le concept de dialogisme, forgé par Mikhaïl Bakhtine, a fait l'objet d'une riche pré- sentationpar Todorov, 1981, et a été repris et amplifié, entre autres, par Jacques, 1985.
io Ricoeur, 1969. Dans Le conflit des interprétations comme ailleurs, Ricoeur soutient avec constance que ce conflit est non seulement inévitable, compte tenu de la surdéter- mination des discours et des actions, mais encore salutaire, si l'on veut éviter toute forme de totalitarisme et, déjà, toute prétention d'un type de discours à supplanter les autres, cette prétention étant constitutive de l'idéologie.
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politiques et pouvoirs religieux, catholicisme d'abord, puis, depuis les temps modernes et la multiplication des édits de tolérance, diverses confessions chrétiennes et religions non chrétiennes ?
II. PEUR DE L'ISLAM ET RIGORISME LAÏCISTE EN MIROIR
Nous n'avons pas compétence pour comparer pentecôtisme ou néo-évangélisme, en Amérique latine par exemple, avec les formes contemporaines du radicalisme religieux, tel qu'il s'exprime aujourd'hui à travers l'Islam. On peut néanmoins avancer l'idée que, comparée à l'expansion des deux formes confessionnelles évoquées à l'instant, l'Islam, plus qu'un nouvel acteur susceptible de bouleverser les équilibres religieux ayant prévalu naguère au sein d'un oecuménisme chrétien restreint, apparaît comme le témoin, sinon le champion, d'une conception théologico-politique déran- geante, dont on redoute qu'elle ne porte gravement atteinte à un système catégoriel qui ne s'est imposé dans les sociétés occidentales qu'au terme —mais s'agit-il bien d'un «terme » ? —d'un processus long et très souvent conflictuel. Font partie de ce système, en particulier, la distinction décisive, qui marque l'entrée en modernité politique, du privé et du public, de même que l'idée de neutralité religieuse de l'Etat, souvent associée, en France à la mise en oeuvre du projet de «séparation des Églises et de l'Etat » — le terme de séparation n'étant pas des plus heureux, dans la mesure où il charrie le souvenir douloureux de luttes farouches entre partisans et adversaires du régime ainsi désigné. Au contraire, définir la laïcité à partir de l'idée de neutralité, comprise comme impartialité, pré- sente l'avantage d'évoquer, bien plus que l'hostilité, plus même que l'indifférence, une combinaison délicate de rapprochements et d'écarts, de bienveillance et d'impartialité, entre instances poli- tiques et instances religieuses.
Fût-il pratiqué en amateur, le comparatisme nous permet de prendre une distance certaine, de nature réflexive, par rapport à une actualité qui, avec le renfort de médias avides de transformer toute catastrophe actuelle ou imminente en une promesse d'audience, est à ce point sidérante qu'elle nous empêche souvent d'imaginer un avenir qui ne soit pas obéré par le terrorisme. En vue de cette prise de distance, difficile mais indispensable, le comparatisme remplit la même fonction que la mémoire, telle que comprise par Reinhart Koselleck : celle-ci comme celui-là enrichissent notre «espace d'expérience » et nourrissent nos attentes 11 ; ce sont deux moyens
" Koselleck, 1990 [1979]. On se reportera surtout au chapitre 5 intitulé : « "Champ d'expérience" et "horizon d'attente" :deux catégories historiques ».
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culturels précieux de défatalisation. Ici, notre pratique du compara- tisme sera on ne peut plus modeste :nous n'évoquerons que deux moments particuliers de l'institutionnalisation de la laïcité :d'une part, l'émergence de ce modèle, compris à partir de ce qu'il a de fort, éthiquement et ontologiquement parlant ;d'autre part, la mon- tée —contemporaine — du doute quant à sa validité transhistorique, ainsi que l'apparition —très actuelle —d'un type assez courant de réaction face au doute, à savoir la dénégation ;laquelle, dans le cas qui nous intéresse, va de pair avec la réaffirmation rigoriste, sinon intransigeante, d'un modèle de laïcité qu'on croit avoir été le modèle originel.
Il est manifeste que nombre de nos contemporains s'interrogent assisterions-nous aujourd'hui à une crise profonde du type de société qui nous est familier, en particulier du modèle de laïcité qui, en France, a été la référence constitutionnelle d'une République résolue, au moins au temps de sa jeunesse, à faire de la solidarité son idéal régulateur ? Si une réponse affirmative devait s'imposer, alors «inquiétude » serait un terme trop faible pour définir le sentiment qui gagne les esprits. Il serait plus juste de parler d'un sentiment de catastrophe 12 : celui ressenti devant l'imminence du bouleversement d'un paysage culturel longtemps et profondément modelé par l'idée de laïcité 13
Les moins pessimistes font valoir que, tant que les jeux ne sont pas faits, rien n'interdit de penser que la crise du modèle pourrait à terme s'avérer salutaire, que ce pourrait être l'occasion de lui redon- ner sens, et valeur inspiratrice. Si, dans l'ordre du langage, le phé- nomène d'usure est tout aussi banal que la dégradation de l'énergie au sein d'un système physique fermé, réciproquement, pourrait-on arguer, à l'existence de phénomènes physiques de néguentropie, d'émergence, devraient correspondre diverses manières de rajeu- nissement, sinon de nos vocables, du moins de leur compréhension — tout renouvellement de cette compréhension s'apparentant à une invention sémantique plus ou moins discrète. Mais l'objection ne se laisse pas facilement désarmer : du fait des transformations histo- riques survenues depuis un demi-siècle, n'aurions-nous pas des rai- sons de craindre que, n'étant plus portée par des convictions aussi fortes qu'à ses débuts — il faut pourtant prendre garde de ne pas
12 C£ Foessel, 2012.
13 Deconchy, 1971. Les analyses de cet auteur concernant l'orthodoxisation des croyances religieuses s'appliquent au champ des «croyances »politiques :lorsque ses affidés estiment que leur système de croyances est attaqué, ils se rassemblent pour le défendre, et se retrouvent comme spontanément d'accord pour défendre la version la plus dure et la plus pauvre, d'un point de vue sémantique, de ce système.
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céder à la nostalgie, qui nous pousse à enjoliver le passé la ! —, la laïcité, qui nous était devenue familière, et peut-être même chère, n'ait perdu beaucoup de son attrait, voire de sa valeur ?
Peut-être avions-nous fini par estimer qu'entre une certaine laïcité et un certain christianisme les affinités sont plus nombreuses que les différends : après tout, lorsque son empreinte culturelle était forte, n'était-il pas normal que le christianisme fût une réserve d'images, et même de raisonnements et de concepts, dans laquelle on pouvait puiser pour définir différents types de rapports, de dis- tinction et/ou d'articulation, entre pouvoirs religieux et politique ls ~ Or — et sous l'interrogation perce l'inquiétude — on en vient fré- quemment, aujourd'hui, à se demander si les ressources cognitives et pratiques liées à la prégnance du christianisme ne seront pas privées d'emploi lorsque, au sortir d'une période de quasi invisi- bilité sociale, l'Islam aura réussi à imposer sa présence, avec, plus redoutable que son organisation rituelle, son système cognitif propre, sa grille de lecture d'une réalité qui, à travers cette grille, précisé- ment, ne peut pas lui apparaître autrement que «vraie ». Toutefois, pour avoir raison de parler d'un changement radical de situation, il faudrait être certain que ce qui a été possible naguère, à savoir le «ralliement » à la République laïque d'un catholicisme longtemps «intransigeant », est impossible aujourd'hui pour l'acteur religieux qui, aux yeux de la majorité de nos contemporains, fait une entrée en scène remarquée, fracassante même !Autant dire qu'il faudrait être certain que l'Islam est, par principe, entièrement et définitive- ment réfractaire à la laïcité. Or, d'où pourrait venir cette certitude, sinon de l'expérience ?Mais qui peut dire de combien d'essais et d'erreurs, de réussites et d'échecs, doit être faite une expérience pour qu'on la juge concluante ? En la matière, surtout quand elle paraît facilement acquise et largement répandue, la certitude ne vaut probablement pas plus que le préjugé essentialiste sur lequel elle s'appuie. Or, en cédant à un tel préjugé, l'on commet une faute épistémologique aussi grave et fréquente que celle qui consiste, au mépris du rapport dialectique qui les unit, à établir entre langue et langage une hiérarchie qui ne peut profiter qu'à la première, identi- fiée àune puissance programmatrice irrésistible, tandis que le second, l'histoire des usages sémantiques, est considéré comme un simple épiphénomène, incapable de transformer notablement la langue !
Cette remarque n'est pas anodine, tant la langue —son lexique et sa syntaxe — a servi de modèle pour penser la force program- matrice de la culture, y compris de la culture religieuse. En ce sens,
14 Cassin, 2015.
is Kantorowicz, 2000 [1957].
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ne doit-on pas se demander si l'inquiétude suscitée par l'Islam n'est pas proportionnelle ànotre ignorance de la langue arabe et de la «grammaire » de la théologie musulmane ?Quand chacun songe à sa propre langue, sa langue «maternelle », tout, dans son rapport avec elle, lui paraît aisé, tout en elle lui semble transparent :c'est comme si cette langue nous menait aux choses mêmes, à leur sens, à leur vérité. Au contraire, la langue étrangère nous paraît artifi- cielle, aride, incapable de ne pas brutaliser le sens de la réalité en l'appauvrissant. Dans le cas de l'Islam, à l'étrangeté de la religion s'ajoute ainsi l'étrangeté de la langue arabe : l'Islam apparaît comme une religion en quelque sorte retranchée dans sa langue. De là l'impression d'opacité que l'on éprouve, face à lui. Or, nul doute que l'opacité, ici, ne renvoie à un défaut d'acuité visuelle, à un défaut du pouvoir d'accommodation chez l'observateur, bien plus qu'à une propriété de l'objet. Mais de cela l'observateur ne s'avise guère, en sorte qu'il s'autorise à conclure, de sa difficulté à comprendre, à l'incompréhensibilité intrinsèque de l'objet et à l'incommensurabilité de la «culture » dont ce dernier fait partie. Au regard du mépris et de la peur, l'objet dans lequel l'étranger est censé placer son «sacré » est une sorte d'objet muré dans son étrangeté, donc incompréhensible et intraduisible ;mais il n'est pas rare que ces caractéristiques soient mises en avant comme des qualités :combien de musulmans ne sont-ils pas persuadés que le Coran est intraduisible, que chercher à le traduire, c'est déjà une manière de le profaner ? Ce genre de persuasion a de quoi troubler des non-musulmans ; il n'est pourtant pas nouveau : il s'est longtemps exprimé dans l'histoire du christianisme, où il était plus fréquent de traiter la Bible comme un livre «sacré » que de se rapporter à elle comme à une pluralité de sources inspirantes.
La peur prête à l'autre des intentions troubles, perverses, et des incapacités rédhibitoires. Ainsi perce le soupçon que si l'on ne comprend pas l'autre, celui dont la culture et la religion sont dif- férentes, la faute lui en revient. Son refus de communiquer ne serait-il pas la conséquence de la manière, fausse évidemment !, dont il comprend ce que signifie «être fidèle àsoi-même » ? On reproche à l'autre de confondre fidélité et obstination. Mais se pourrait-il que cette invariance supposée ne soit que la projection, dans le réel, d'une représentation imaginaire que partisans et adver- saires se font de la Tradition censée fonder culture et religion ? À quoi s'ajoute, dans le cas présent, notre propre oubli du caractère tardif du ralliement du catholicisme à la culture laïque ambiante, celle de la IIIe République. Ayant oublié que le catholicisme a appris à s'accommoder de la laïcité, que pour ce faire il a dû apprendre à se détacher de la représentation intégriste, traditionaliste, de son
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attachement à sa foi, nous peinons à concevoir que ce qu'une religion a appris, en matière de sécularisation et d'herméneutique, une autre, l'Islam, peut également l'apprendre !
La situation est complexe, cependant. L'équité nous oblige à reconnaître que, dans le camp républicain lui-même, l'apprentissage du compromis, par-delà toute attitude d'intransigeance et d'impa- tience, aété difficile, que l'accord sur la forme et le contenu de la laïcité ne s'est pas établi d'emblée. Qui sait encore que les répu- blicains les plus méfiants à l'égard de la religion, du catholicisme en particulier, étaient défavorables à un régime de séparation, qu'ils préféraient un pacte concordataire : moyen efficace, selon eux, d'exercer un contrôle rapproché sur les activités religieuses, en échange du financement octroyé aux Églises ?
Aussi cavalier soit-il, ce survol comparatiste devrait nous inciter à renoncer à une représentation simpliste, si ce n'est manichéenne, de l'histoire de l'adoption de la laïcité en France, avec un vainqueur — champion d'une définition unique et rigoureuse de la laïcité — et url vaincu —une religion, le catholicisme, tellement prisonnier de sa tradition qu'il aurait été incapable d'y trouver des motifs assez solides pour se rapprocher des valeurs assumées par cette même laïcité 16. Ces remarques devraient en outre nous conduire à réviser l'affirmation selon laquelle le changement d'époque et de situation géopolitique joue inévitablement en défaveur du régime français de laïcité. À ce propos, nous devons rappeler qu'à trop insister sur l'étendue et la profondeur des changements, on se condamne à dresser, face à la situation présente, plutôt confuse, une alternative implacable, mais probablement factice : soit, sous peine d'être bientôt obsolète, ce régime de laïcité devrait se transformer de fond en comble ; soit, à supposer que l'on n'y change rien, il devrait susciter contre lui, au prix de maintes violences, la mobilisation de ceux, musulmans mais aussi néo-évangéliques et fondamentalistes, dont « on »est persuadé, ou plutôt dont « on » s'est persuadé que, du fait des dispositions « théologico-politiques » supposées inhé- rentes àleur système doctrinal, ils ne pourront ou ne voudront jamais reconnaître la légitimité d'une laïcité qui, de son côté, serait incapable de, ou non légitimée à reconnaître le bien fondé de tout
16 La simplification ne connaît pas de homes, lorsque le manichéisme est de la partie si, du côté catholique, l'on met en avant le dogme de l'infaillibilité pontificale, de l'autre — côté républicain —, en identifiant christianisme et catholicisme, on gomme l'espace de variations du pensable chrétien et l'on refuse au catholicisme la capacité de reconnaître la légitimité de deux types de pluralité, extra et intra confessionnelles. Autrement dit, on prend au mot le catholicisme lorsqu'il brandit l'étendard de la tradition et, tout comme les traditionnalistes, on confond l'attention portée aux traditions avec l'affirmation «dogma- tique» d'un principe d'invariance. Telle est la contrainte du mimétisme, lorsque l'enjeu d'une lutte n'est plus que l'écrasement de l'adversaire.
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ou de partie de leurs revendications. Pourquoi cette alternative devrait-elle s'imposer ? Sa force apparente ne lui viendrait-elle pas de la faute, déontologique autant qu'épistémologique, que nous commettons lorsque, de ce que des situations sont dissemblables, nous nous autorisons à conclure qu'elles sont incommensurables, en sorte que les «accommodements » mis au point, hier, entre catholicisme et laïcité, deviendraient inenvisageables aujourd'hui, entre Islam et laïcité ?
Pour faire bonne mesure, ajoutons que la suraccentuation du contraste entre le passé et le présent de la laïcité s'entretient de la méconnaissance de ce qui surtout les distingue :époque d'invention, d'un côté, de réception, de l'autre. Or, on ne peut l'ignorer, les conditions de l'invention d'un concept, d'une pratique ou d'une institution sont plus contraignantes, donc, a parte subjecti, plus difficiles à mettre en oeuvre que celles de leur acceptation ou de leur reproduction. Là encore, cependant, la différence ne doit pas être exagérée : pour certains groupes, «l'emprunt » d'un instru- ment ou d'un outil catégoriel équivaut à une quasi invention et soulève les mêmes difficultés qu'une invention proprement dite ! Dans cet ordre d'idées, rappelons que, dans une analyse devenue célèbre, Max Weber a montré que l'explication de la genèse du capitalisme fait appel à des causes extra-spécifiques, mais que l'importance de ces mêmes causes diminue lorsque c'est la reproduction de ce régime qu'il s'agit d'expliquer : il convient alors de faire appel à des causes spécifiques, intrasystémiques. Ainsi le rôle du puritanisme protestant sert-il, dans url premier temps, à expliquer le passage de simples virtualités au statut d'actualité. Par contre, une fois en place, devenu effectivement «système », le capitalisme parvient aisément à secréter et à imposer ses valeurs spécifiques ;cessant de reposer sur les motivations religieuses des pionniers, ces valeurs suffisent à sa propre reproduction. Des ana- lyses plus récentes, celles en particulier de Michel Foucault 17, sur l'ordo-libéralisme, de Luc Boltanski et d'Ève Chiapello 18, sur « le nouvel esprit du capitalisme », ou d'Axel Honneth 19, sur l'idéal de la «réalisation de soi »congruent avec le capitalisme, ont confirmé et enrichi l'étude de Weber en montrant que, en vue de sa repro- duction et de son expansion, le capitalisme a su enrôler et dévoyer des valeurs, non plus religieuses, mais éthiques et civiques, telles que l'autonomie et la responsabilité ; il a su également recycler les
'~ Foucault, 2004.
18 Boltanski —Chiapello, 1999.
iv Honneth, 2006.
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valeurs d'expressivité et de créativité que l'on aurait pu croire étrangères à son domaine propre.
III. FONDEMENT DE LA TOLÉRANCE ET DE LA LAÏCITÉ
UNE ONTOLOGIE PLURALISTE
Aussi structurant soit-il pour l'ensemble des sociétés contem- poraines, européennes et non européennes, l'ordre axiologique du capitalisme n'est pas —pas encore ! — coextensif à tout l'ordre social :valeurs, règles et pratiques constitutives du «monde vécu ont conservé une relative indépendance :condition sine qua non du maintien d'un espace symbolique minimal qui empêche que la société ne soit bientôt plus qu'un univers fonctionnel, fait de division-hiérarchisation des tâches et des statuts 20. Témoigne de ce maintien du symbolique —défini comme sens des pratiques sociales et comme l'ensemble des pratiques liées au partage du sens l'importance croissante que prennent, dans les conflits contempo- rains, les revendications relatives au respect des gens, à la dignité des personnes. Ces aspirations ne sont pas totalement nouvelles. Dans les temps modernes, reformulées par nombre de penseurs,
20 Durkheim, 1967 [1893], observait — et il le jugeait positif, en tant que condition d'un individualisme moderne — un tel mouvement de différenciation, ne se faisait pourtant pas faute de souligner l'importance, pour éviter que l'anomie ne porte gravement atteinte à la vie de chacun et de tous, des formes anciennes de la solidarité —les corporations par exemple —, et de formes nouvelles, telles celles incarnées par les institutions de service public de la jeune République. Marcel Mauss, son neveu, enrichira la réflexion sur l'indispensable solidarité en défendant, dans son célèbre Essai sur le don, paru en 1923- 1924, la valeur transhistorique et trans-sociale d'une pratique comme le don, compris comme «fait social total », relation d'alliance entre groupes, et non, conformément à un modèle marqué par l'individualisme, comme relation seulement interpersonnelle.
Par ailleurs, à propos de la distinction entre ordre symbolique et ordre fonctionnel, pré- cisons que sa pertinence est phénoménologique et éthique avant tout. Si l'on acquiesce aux analyses de Cornélius Castoriadis, en particulier à celles développées dans Castoriadis, 1975, on est incité à penser que si l'ordre fonctionnel (correspondant à ce que Durkheim appelait «solidarité mécanique ») s'établit en grande partie sur les ruines de l'ordre symbolique correspondant à une solidarité vivante, assumée par tous et par chacun, il convient de ne pas confondre symbolique et imaginaire dans la mesure où l'expansion de l'ordre fonctionnel, en ruinant le premier, a besoin d'un imaginaire spécifique :non celui du libéralisme politique classique, mais celui d'un ultralibéralisme dont on découvre déjà l'esquisse chez Mandeville, en particulier dans sa critique féroce des «écoles de charité ». L'ordre fonctionnel n'est donc pas privé de significations ; au contraire, il est paré de maintes vertus (dont l'efficacité et la responsabilité), si bien qu'au regard de l'ordre symbolique — et en particulier des formes classiques de la solidarité et des attentes encore vives, en matière de reconnaissance mutuelle, qui fondent les protestations contre le «tout fonctionnel» —l'ordre fonctionnel devrait apparaître comme l'expression et l'instrument d'une formidable dynamique de dé-symbolisation : en témoigne le poids de la référence, tacite ou explicite, au «self made man », qui explique le succès croissant de l'argument ultralibéral —ultra moraliste —selon lequel quiconque, pauvre aussi bien que riche, ne doit qu'à son mérite ou à son démérite la position sociale et économique qui est la sienne. Evidemment, ce type d'argument fait bon marché des considérations tout à la fois éthiques et anthropologiques qui naguère ont justifié l'affirmation du devoir de solidarité !
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dont Kant, elles ont trouvé une assez large audience. Or on ne peut expliquer entièrement celle-ci par la nostalgie, ni par un mouve- ment général d'humeur, de ressentiment par exemple, contre des évolutions —montée de l'anonymat et du formalisme bureau- cratique, par exemple, auxquelles, selon certains, nous devrions nous résigner. Toujours est-il que, pour faire pleinement sens —sens éthique —l'exigence de respect ne peut pas ne pas impliquer une définition ontologique particulière de la société :non une définition ad hoc, opportuniste en quelque sorte, mais une définition juste. À défaut de pouvoir la justifier ici, disons que la définition à laquelle va notre préférence 21 implique une forte valorisation du phénomène associatif, celui-ci nous permettant de sortir de l'interminable débat entre défenseurs du holisme — et de l'Un — et défenseurs de l'individualisme — et du Multiple.
L'ontologie requise par la défense d'une conception associative de la société est le pluralisme, dont la position tierce, entre Un et Multiple, est analogue à celle du semblable, entre Même et Autre. Une ontologie pluraliste peut à juste titre se recommander de la pensée d'Hannah Arendt et de divers travaux sociologiques de qualité, comme ceux de Mikael Walzer, de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot, tous auteurs qui ont su percevoir la congruence de l'ontologie du pluralisme et de l'éthique du respect et qui ont compris que le respect a une portée non seulement interpersonnelle, mais encore intra-sociale, voire inter-sociale. Le respect, en effet, ne se limite pas à celui que l'on doit à autrui. Ce dernier n'existant concrètement qu'au sein de groupes d'appartenance, ces derniers appellent eux aussi le respect. L'expérience suffit —preuve a contrario — à montrer que le mépris d'un groupe ne manque pas de rejaillir sur ses membres, sous forme de stigmatisation, et inverse- ment. Les anciens ne l'ignoraient pas, eux qui, contre l'injonction de conformisme justifiée par le holisme, ont défendu la valeur de la tolérance.
Au sortir de la terrible épreuve subie par nos sociétés du fait des totalitarismes, comment pouvait-on éviter de redécouvrir cette valeur, avec ou après Hannah Arendt ? La tolérance, il est vrai, passe souvent pour un aveu de faiblesse ; de même que le compro- mis, dont les vertus sont pourtant manifestes dans la traduction, au point que celle-ci, aux yeux de Ricoeur, mérite d'être considérée comme le paradigme de celui-là. C'est que, de même que nous oublions le courage qu'il a fallu, hier, pour résister à ces totali- tarismes, véritables machines à broyer le pluriel des convictions et des appartenances, à traiter des millions de gens comme des êtres
zi Vincent, 2014.
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superflus, de même nous oublions la force d'âme et l'intelligence dont ont fait preuve les «inventeurs »modernes de la tolérance, qui ont compris qu'il fallait que, de valeur, celle-ci devînt une réfé- rence majeure, un principe institutionnel architectonique.
La genèse de l'idée moderne de tolérance a été lente, difficile, tant l'emprise du holisme est longtemps restée forte. L'histoire de la compréhension et de la réception de cette idée a dû passer par deux seuils 22. L'oeuvre de Hobbes est un assez bon témoin de ce qu'a été le premier : contre le holisme assumé par des partis religieux incapables d'envisager un compromis leur permettant de coexister, il a paru indispensable de prôner, à la façon de Hobbes, précisément, une sorte de holisme volontariste, artificialiste, fondé sur la fiction de l'unanimité des sujets contractants, et dont l'État était la pièce maîtresse. Détenteur du monopole de la force, lui seul paraissait et était capable de mettre fin à des guerres civiles récur- rentes, àmotifs religieux. On ne saurait accuser Hobbes d'avoir simplement remplacé une prétention holistique de type religieux par une autre, de type politique, car, tandis que, selon le premier, le moindre écart est taxé d'hérésie et le coupable excommunié, selon le second, place est faite, ou du moins concédée, au choix indi- viduel en matière de croyance religieuse — à condition, il est vrai, que ce choix s'exprime dans l'espace privé seulement, non dans l'espace public —que l'Église officielle est seule habilitée par l'État à occuper. Pourtant, la solution hobbesienne se révèle plus complexe — et instable —que l'on ne l'a suggéré, puisqu'elle ne reconnaît aucune position tierce entre holisme et individualisme : la référence au holisme perdure, marquée par le rôle reconnu à la version reli- gieuse officielle, l'anglicanisme, tandis que quelque chose d'une ontologie monadique, individualiste, s' exprime à travers la tolé- rance àl'égard des convictions —pourvu, encore une fois, qu'elles n'engagent que les individus. Autant dire que le pluralisme asso- ciatif et institutionnel des groupes hétérodoxes n'a pas d'existence véritable : il est censé se résoudre, se dissoudre même, dans la multiplicité inconsistante des croyances individuelles. C'est ainsi le manque de consistance propre de ces dernières et la faiblesse du multiple, au regard d'une véritable pluralité, qui expliquent et justifient —justification minimaliste — la tolérance religieuse !
C'est pourquoi la défense de la tolérance a dû passer un second seuil. Ce seuil, pour n'évoquer que la situation française, corres- pond à la critique, non pas individualiste mais associative, du
~ Nous empruntons à Jean Baubérot cette notion de seuils. L'historien en reconnaît trois, pour ce qui est de la laïcité française. Nous en comptons deux, car nous nous situons au plan de l'outillage catégoriel indispensable pour penser la tolérance.
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holisme, donc à la prise au sérieux du pluralisme — on parlera bientôt de «société civile » —, que l'on entend protéger contre toute assimilation à la «multitude », terme à connotation largement négative. Ce seuil, aussi bien, correspond à l'invention du solida- risme, c'est-à-dire à la reconnaissance des associations, contem- poraine du vibrant plaidoyer —très appuyé chez Durkheim —des groupes intermédiaires. Ceux-ci sont considérés comme ayant voca- tion àfaire tiers entre, d'un côté, l'État, instance que l'on redoute dans la mesure où les marques de l'imaginaire de la souveraineté y sont encore fortes — le Souverain étant une quasi incarnation de l'Un transcendant, capable, grâce à une administration forte, de contraindre les individus à coopérer autant que nécessaire —, et, de l'autre côté, la société, longtemps assimilée par les tenants d'une vision hiérarchique du monde à une multiplicité anarchique d'intérêts tout à la fois privés et volatiles, identifiée à un univers social réfractaire, voire rebelle à tout accord, arène de la méfiance et de la violence permanentes. Le second seuil auquel nous venons de faire allusion équivaut à l'établissement d'un degré supérieur de tolé- rance : il ne s'agit plus seulement d'une tolérance de haut en bas, mais d'une tolérance en quelque sorte horizontale, apte à favoriser l'expression de rapports de franche reconnaissance entre sujets indi- viduels et entre sujets collectifs. On découvre alors, en contrepoint de l'idée de tolérance, qu'il n'est point de reconnaissance sans communication, celle-ci étant gage pratique d'une pluralité arti- culée, donc vivable. Mais point de communication sans décentre- ment, et d'abord sans appréciation toute positive de la curiosité 23' sans intérêt désintéressé pour autrui, sans que crédit soit fait à l'autre : ce qui ne se peut que si la différence culturelle dont l'autre témoigne cesse d'être vécue comme une menace, ou ne serait-ce que comme une réalité indifférente ; que si, autrement dit, l'on découvre en lui, grâce à lui, une différence qui compte, ou du moins qui mérite de compter et d'être protégée, par tous et par chacun.
Peut-on affirmer qu'en France la compréhension contemporaine de la laïcité est à la hauteur de la définition ontologique du plu- ralisme —dont le corrélat n'est pas le «particulier » mais le sin- gulier24, irremplaçable en tant que tel — et de l'exigence éthique de tolérance ?Rien n'est moins sûr ! On peut en effet se demander si, malgré l'importance que l'on lui reconnaît officiellement, la consti- tutionnalisation de la neutralité de l'État n'est pas une demi-mesure, ou encore si, trop longtemps, l'insistance mise sur le statut laïque de l'école républicaine n'a pas permis d'esquiver, au nom de
~ Bluxnenberg, 1999 [1966]. Cf. en particulier le chapitre X : «Justifications de la
curiosité comme préparation de l'Aufkltirung » , p. 433 s.
za Nancy, 1996.
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l'instruction, la question de la responsabilité qui pourrait, voire qui devrait revenir àl'État — sinon à la Nation —dans le domaine de l'éducation proprement dite, c'est-à-dire dans le domaine des choses qui ont trait à la transmission et à l'appropriation par les enfants des ressources «symboliques » indispensables, pour chacun, à l'affirmation de soi —laquelle suppose la découverte de diverses façons d'être soi parmi les autres, d'assumer le désir d'être soi et de frayer son chemin avec les autres à travers ces possibles existen- tiels. C'est ce genre d'interrogation, de doute même quant à la défi- nition de la laïcité sous-tendant l'action publique, qui explique la distinction que tenait à faire Paul Ricoeur entre «laïcité d'absten- tion » —qui correspond à la neutralité religieuse de l'État —, et «laïcité de confrontation » 25, qui suppose que la réalité et la valeur de la pluralité des préférences axiologiques — y compris de celles dont on hérite —soit reconnue. Lorsque la première sorte de laïcité éclipse la seconde —qui suppose que l'on inclue dans l'éducation l'apprentissage des manières de régler les conflits en leur donnant sens —, la société risque de n'être plus que l'addition de différences brutes, opaques, non médiatisées par le respect mutuel, par l'active sympathie éprouvée pour l'autre et sa culture. La société tend à n'être plus alors que l'agrégat de néo-communautés qui s'ignorent ou qui se combattent.
La curiosité, pourvu qu'elle soit inspirée par la sympathie à l'égard des étrangers, ces lointains auprès desquels nous apprenons le dépaysement, est, nous l'avons souligné, une part importante, un ressort dynamique de la tolérance. À cet égard, Montaigne reste un maître inégalé dans la reconnaissance de l'autre. Craindrait-on de s'oublier soi-même, à force de se tourner vers l'autre ? Là encore, Montaigne peut dissiper nos craintes, alimentées par la condamna- tion pascalienne du divertissement, condamnation liée à url christia- nisme austère, celui qui a inspiré la condamnation du théâtre et des comédiens par plusieurs générations de puritains, catholiques et protestants. La tolérance, dans la perspective du perfectionnisme puritain, se laisse subsumer sous cette médiocre définition : sup- porter ce que l'on ne peut empêcher ; supporter, aussi bien, une diversité dans laquelle on ne voit que dissipation du vrai et du bien, que l'on ne parvient pas à réduire à l'unité mais que l'on ne désespère pas de l'y ramener ; quitte à appliquer le mot d'ordre
zs Ricoeur, 1954, p. 16 : « La laïcité d'une école de la nation doit être plus riche et plus difficile à pratiquer que la laïcité qui découle de l'État, écrit le philosophe. Car, poursuit- il, la vie culturelle d'un peuple n'est pas laïcité par abstention, mais par brassage des courants culturels divers et contraires [...] ;cette laïcité de vie et non de mort est la réalité même de la conscience moderne, qui est un carrefour sillonné d'influences et non une place déserte.
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terrible que Pierre Bayle reprochait doublement à ses adversaires, et pour la violence qu'il préconise, et pour l'autorité qu'il emprunte faussement à une parole biblique : «contrains-les d'entrer ».
La tolérance est fille de culture ;laquelle ne va pas sans curio- sité ni générosité —l'interprétation généreuse, d'un texte comme d'autrui, est en effet la marque d'une culture de l'accueil, dialo- gique. Il faut insister sur le fait qu'elle procède de cette autre capa- cité culturelle : la capacité de distanciation. Encore faut-il ne pas confondre distanciation et distance, généralement hautaine, depuis laquelle on dénonce les risques de mélange, de contamination, que le rapprochement de l'autre pourrait faire courir au noyau de «mêmeté» que l'on s'attribue de fort avaricieuse façon. Mais «noyau »est une mauvaise image du «soi » ;mauvaise, comparée au «coeur », qui certes évoque le courage, mais aussi le bon coeur et l'affection, amicale voire amoureuse, ainsi qu'une certaine gaieté — comme dans l'expression «rire de bon coeur ». Si, dans la genèse de l'idée de tolérance, les deux premières connotations ont beau- coup compté, sous la plume de ses défenseurs, nul doute que la troisième n'ait été par trop oubliée ;sauf chez Montaigne, reconnu par Bakhtine, aux côtés de Rabelais, comme l'un des meilleurs artistes en dialogisme ;sauf chez Shaftesbury 26, un auteur trop peu connu aujourd'hui qui, contre le sérieux exagéré dans lequel le fanatisme aime à se draper, préconisait l'humour, au lieu des mesures habituelles de contention et de répression. Shaftesbury est un auteur à redécouvrir, en particulier au moment où sont légion ceux qui se prennent trop au sérieux, ceux qui font passer leur entêtement, leur étroitesse d'esprit, pour de la profondeur et pour la seule façon d'honorer l'« esprit »qui leur fait si cruellement défaut. Shaftesbury en paraissait convaincu, au contraire : le rire, pourvu qu'il soit léger, frais, est un bien meilleur témoignage rendu à l'esprit — du moins au type d'esprit qui irrigue toute culture authen- tique —que toute mortification et, cela va sans dire, que toute mise à mort de «l'autre », jugé coupable de ne pas savoir ni vouloir être un clone de «même ».
ze Shaftesbury, 2002 [1708].
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Faculté de Théologie Protestante (EA 4378) —Université de Strasbourg
9 place de l'Université — F-67084 Strasbourg Cedex
Résumé : Pourquoi distinguer tolérance et laïcité, deux notions presque équivalentes, la première plus éthique, la seconde plus institutionnelle ? Parce que, nous semble-t-il, la première exprime le sens de la seconde, qu'elle en guide l'interprétation et en règle l'application. Ce rapport demande à être clarifié et souligné, dans un contexte où fondamentalisme et, surtout, «radicalisme », perçus comme des défis majeurs lancés à la laïcité, suscitent — réaction mimétique — un durcissement laïciste qui, à son tour, alimente diverses formes de communautarisme. Dans ce contexte, chaque parti usant à son profit du terme de «culture », pris dans une acception quasi ethno- logique, donc différentialiste et séparatiste, la valeur de la tolérance demande à être redécouverte, ainsi que l'ontologie pluraliste qu'elle implique.
Abstract : Why bother distinguishing tolerance and secularism (`laïcité ), two almost identical notions, the first more ethical, the second more institu- tional ? Because it seems to us that the first expresses the meaning of the second, and that tolerance also shapes the interpretation of secularism and governs its application. This relation demands to be clarified and underlined, in a context where fundamentalism and especially `radicalism', perceived as major challenges to secularism, give rise (via a mimetic response) to a har- dening of secularism which in turn nourishes various forms of communitaria- nism. In this context, with every player using to his own advantage the term `culture' (understood in a quasi-ethnological, and therefore differentialist and separatist, way), the value of tolerance begs to be rediscovered, as well as the pluralist ontology which tolerance implies.
Longtemps, nous avons tenu pour acquis qu'histoire et progrès vont de pair, que le progrès est irréversible, que la sécularisation est à la fois l'expression la plus récente de cette irréversibilité, et sa condition. Cette triple assurance a certainement été constitutive de la conscience moderne. Or, bien avant qu'une certaine actualité — ou tout au moins sa représentation médiatique — ne l'ait ébranlée en mettant au premier plan le diptyque radicalisation-terrorisme, les travaux de Jean-Pierre Bastian ont contribué à mettre en évidence
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le caractère singulier et fragile de la situation socio-historique européenne, française en particulier, une situation que, moyennant diverses modulations lexicales et interprétatives, l'on peut définir comme «laïque ». L'indice le plus clair et le plus inquiétant de cette fragilité est probablement, pour ce qui est de la France, que le «pacte laïque» d'hier semble de moins en moins apte aujourd'hui à réguler les rapports entre groupes dès lors que certains d'entre eux voient dans la religion le noyau dur de leur identité. Lorsque ces groupes se pensent ou se rêvent comme des «communautés », affirmant haut et fort, ad intra aussi bien qu'ad extra, vouloir vivre en conséquence, le poids de la référence religieuse entraîne l'accen- tuation de différences perçues, à l'extérieur du groupe, comme ostentatoires, et, à l'intérieur, comme les marqueurs indiscutables et intangibles de l'intégrité, sinon de la pureté groupale.
En régime «normal » de laïcité, au contraire, les frontières entre groupes —même confessionnels —sont poreuses, les identités collectives sont reconnues comme composites, et la plupart des individus, dont les appartenances sont multiples et révocables 1, assument, tant bien que mal, une identité plurielle 2. C'est dire encore que, en régime «normal », les différences cultuelles sont généralement assimilées à des différences culturelles, et que ni les unes ni les autres ne sont conçues comme des séparations radicales entre entités incommensurables, mutuellement incompatibles :les différences séparent, certes, mais non sans que cultures et sous- cultures ne restent reliées. Le plus bel exemple de cette relationnalité de principe n'est-il pas la traduction, qui plus qu'une opération complexe est d'abord le fruit d'une décision, celle d'offrir à une expression culturelle étrangère l'hospitalité de sa propre langue, celle-ci dût-elle en être changées ? Dans une perspective laïque «normale », toute culture, comme toute langue, jouit d'un statut relationnel, et non substantiel, en sorte qu'aucune ne saurait opposer un refus de principe à l'effort de l'étranger pour la comprendre, pour la rejoindre de quelque façon « en pensée et en imagination a ».
' Cf. Vincent, 2011, p. 5-22.
2 Lahire, 2001.
s Ricoeur, 2004. Traduire, c'est apprendre à faire le deuil d'un certain absolu. Dans la traduction, la langue d'arrivée, celle du traducteur, sert de référence, mais ses propriétés n'apparaissent bien qu'à la lumière de la langue de départ. Selon Ricoeur, la traduction est fille du langage, pris dans sa capacité réflexive, «cette possibilité toujours disponible de parler sur le langage, de le mettre à distance, et ainsi de traiter notre propre langue comme une langue parmi les autres (p. 25).
a Occurrence remarquable de cette affirmation : «Oui, je crois qu'il est possible de comprendre par sympathie et par imagination l'autre que moi, comme je comprends un personnage de roman, de théâtre ou un ami réel mais différent de moi [...]. Être homme, c'est être capable de ce transfert dans un autre centre de perspective. » (Ricoeur, 1955, p. 298-299.)
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Autrement dit, aussi éloignée soit-elle, toute constellation sym- bolique est censée pouvoir être mise en rapport, de traduction par exemple, avec une autre, au prix d'un parcours « de proche en proches ». Tel est, d'un point de vue authentiquement laïque —cette précision laisse deviner combien il peut s'avérer difficile d'adopter ce point de vue ! —, le régime «normal » de coexistence entre groupes, cultures et sous-cultures, quelle qu'en soit l'imprégnation religieuse. C'est dire qu'une société est véritablement laïque lorsque ses membres sont convaincus qu'aucune différence ne peut faire obstacle à la reconnaissance de la convergence fondamentale des expressions de l'humain qui s'y déploient et s'y croisent.
Or nous nous trouvons aujourd'hui dans une situation quelque peu nouvelle, d'autant plus redoutable, à nos yeux, que nous nous prenons à croire qu'elle est sans précédent. Ce qui frappe, dans cette situation, c'est l'étonnant contraste —presque une contradiction entre une demande générale de reconnaissance et une difficulté non moins générale, de la part des particuliers et des institutions pu- bliques, à yapporter une réponse crédible. L'hypothèse explicative que nous aimerions formuler, face à une situation où une pléthore de demandes se heurte soit à l'indifférence, soit à la fin de non- recevoir que leurs destinataires leur renvoient, est que l'idée de semblable ne nourrit plus assez le sens de la reconnaissance, le sens de la mutualité. L'idée de semblable passe en effet pour une idée faible, inconsistante. Pourquoi ce discrédit, sinon parce que l'idéo- logie du darwinisme social est devenue le sens immanent de nos pratiques, de ce que nous estimons normal de faire et de ne pas faire à l'égard des autres, si bien que nous finissons par être persuadés que la guerre et, sur un mode mineur, le conflit, sont les paradigmes de toute action «réaliste » ? L'accueil réservé à l'expression «guerre des civilisations » —formule où se confondent constat et appel à se mobiliser, où celui-ci trouve en celui-là son apparente justification —est certainement symptomatique de l'étiage, plutôt bas, de notre conscience éthique. Ajoutons que notre rési- gnation, face au processus tragique auquel renvoie l'expression «guerre des civilisations », procède probablement d'une faute épisté- mologique inaperçue de nous, de l'usage malheureux des catégories «même » et «autre ». Alors que leur signification première est ontologique — ce couple désignant une polarité structurale —, on leur attribue une fonction descriptive, on se sert de chacun de ces
s Ricoeur, 1994, p. 307. C'est à propos de la religion, en particulier, que le philosophe évoque cette démarche, non de survol, mais « de proche en proche », démarche qui évite le risque d'essentialiser en assumant clairement son point de départ, le «lieu où l'on se tient ».
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termes pour désigner une entité phénoménale distincte. Bientôt, du fait de cette méprise logique, nous devenons les prisonniers de la tautologie : le même ne peut être que même, et l'autre rien d'autre que l'autre. Le seul rapport subsistant entre même et autre ne saurait être qu'un rapport d'allergie, voire de répulsion.
Que la dialectique ait bien mieux à faire qu'abdiquer devant la morne et stérile tautologie, trop peu en semblent convaincus !Aussi finit-on par se laisser prendre au piège de simplifications abusives, dont les conséquences sont meurtrières car elles empruntent à l'imaginaire leur force de séduction. Dès lors, rien n'est plus ten- tant que de projeter dans «l'autre », en l'inversant, l'angoisse de sa propre incertitude quant à ce que l'on est, sinon l'angoisse de sa propre inconsistance :lorsqu'un sujet échoue à s'identifier autre- ment qu'à travers une série indéfmie de contre-identifications labiles et provisoires, il n'a de cesse d'injecter de l'Autre dans les autres, de la Différence entre lui et les autres :ainsi, sans doute pour se protéger, élude-t-il la double question de son rapport à soi en tant qu'autre 6 et du rapport aux autres en tant que semblables. En somme, notre hypothèse, dans la présente étude, est que les indi- vidus modernes prennent «pour argent comptant » les termes de même et d'autre, fascinés qu'ils sont par leur air de radicalité. Comment, face à eux, l'idée de semblable, sans laquelle pourtant s'effondre celle de communication, au sens fort, c'est-à-dire au sens de mise en commun en vue d'instituer un espace commun, ne paraîtrait-elle pas suspecte de cautionner proximité et promiscuité, compromis louches et lâches compromissions ?
Alors que, sous l'emprise de l'imaginaire, l'on substantifie les cultures, au point d'en faire des isolats, G Simmel nous invitait, naguère, à tenir pont et porte pour les métaphores par excellence de la culture'. À la lumière de telles métaphores, la culture devrait nous apparaître comme l'ensemble des ressources symboliques qui nous aident, en lui donnant sens, à supporter, voire à désirer l'altérité. Dans cette perspective, devenir cultivé, ce serait, pour le moins, apprendre à ne pas confondre altérité et altération, apprendre à résister à une vision dualiste du monde social, qui nous incite à voir dans l'autre un agent subversif, prêt à tout pour détruire ce qui n'est pas lui, et dans Ego un concentré de pureté et de mêmeté — mais une mêmeté assiégée, en proie à une fièvre obsidionale
e On aura discerné l'allusion à Ricoeur, 1990.
~ Simmel, 1988. Les métaphores de la porte et du pont complètent celle du chemin, présente dans la belle et brève définition suivante de la culture : «La culture, c'est le chemin qui va de l'unité close à l'unité déployée, en passant par le déploiement de la multiplicité » (p. 182).
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tenace. Or, on le sait, ce genre de fièvre a pour effet que celui qui l'éprouve se retranche toujours davantage, ferme toujours plus her- métiquement les portes, coupe toujours plus de ponts avec l'extérieur, avec l'étranger, contrôle sans relâche le plus petit gué, le moindre point de contact avec ce qui n'est pas lui. C'est pourquoi la culture — c'est-à-dire, redisons-le, l'ensemble des médiations qui, dans une société, servent à rendre l'altérité acceptable, sinon aimable et féconde —est la première cible que veulent abattre ceux qu'obsède le fantasme de mêmeté. C'est pourquoi encore culture et laïcité ont partie si étroitement liée que la dissociation du couple qu'elles forment est ruineuse pour chacun de ses membres : la culture devient alors «moyen de distinction », la laïcité étendard que l'on brandit dans des campagnes d'arraisonnement ou d'uniformisation «culturels ».
Au regard de ces premières notations, la situation contempo- raine apparaît très inquiétante, en effet, puisque, à l'enseigne du dualisme, les rapports mimétiques prolifèrent, au détriment de la culture et de la laïcité dont la visée commune, l'autonomie, est assimilée par leurs adversaires à l'apologie de la permissivité morale et du relativisme. Le pire est peut-être qu'en se laissant entraîner dans un rapport insidieusement mimétique avec leurs adversaires, les militants de la laïcité font de celle-ci une forme alternative de mêmeté, plus antireligieuse qu'a-religieuse. Il arrive ainsi que les partisans les plus zélés de la laïcité, victimes d'un tra- ditionalisme dont ils se croient préservés, voient en elle le meilleur de « la » tradition politique française et, partant, une disposition psycho-sociale et une réalité institutionnelle que devraient res- pecter de la façon la plus rigoureuse tous ceux qui désirent vivre en France : de référence majeure d'une culture de l'autonomie, la laï- cité devient source d'obligations strictes, auxiliaire d'une entreprise d'imposition d'une forme nouvelle de conformisme, d'unanimisme et, partant, d'hétéronomie ; la laïcité, selon ses zélateurs, est un tout, à prendre ou à laisser. Mais avant que la laïcité ne prenne cette allure inflexible, il a fallu que soit changé le sens de «culture » : au lieu de référer à l'ensemble des médiations servant à rendre le monde commun, habitable en commun, ce terme en est venu à ne plus désigner que l'ensemble des moyens —fermeture, inclusion forcée et exclusions arbitraires — destinés à renforcer l'entre-soi.
Alors donc que, dans l'esprit de ses «inventeurs », la laïcité devait être un foyer potentiel d'universalité, elle tend à n'être plus que le label d'une culture particulière. Dans cette mutation, il n'est pas impossible de voir, pour partie, l'ombre portée du privilège accordé, dans l'usage ordinaire, à l'acception «ethnologique » ou
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culturaliste de culture, au détriment de son acception « communi- cationnelle » s ou «dialogique » 9. Il est vrai que, les définitions lexicales étant arbitraires, il semble que l'on n'ait aucune raison de préférer une acception à l'autre. On peut toutefois rétorquer que, à partir du moment où ces deux acceptions ont reçu la sanction de l'usage et l'hommage du dictionnaire, on peut avoir quelque raison de s'inquiéter en observant que la première, selon laquelle «culture » réfère à une réalité homogène et substantive, est sur le point de chasser l'autre, selon laquelle le relationnel est l'entrée dans l'uni- versel, ou du moins dans le domaine de l'universalisable. Que l'on hésite à opérer une distinction très tranchée entre ces deux accep- tions, que l'on craigne, en subordonnant la première à la seconde, de céder à quelque forme d'angélisme, soit ! À supposer pourtant que la crainte soit quelque peu fondée, ne serait-on pas mieux avisé de tenir cette double acception pour l'indice d'une constitution polaire de la culture et de la société ? La première de ces acceptions mettrait l'accent sur la société en tant que reproduction d'elle-même, la seconde sur la société en tant que capable de se transformer afin de mieux répondre aux défis du moment ; autrement dit, pour reprendre une terminologie spinoziste, la première soulignerait l'aspect sous lequel la société apparaît comme un mode de la natura naturata, tandis que la seconde mettrait l'accent sur le vif de la société, sur ce qui nous autorise à voir en elle un mode de la natura naturans.
Ainsi de la culture — et de la société —, ainsi donc de la laïcité aucune de ces entités n'étant homogène, aucune n'est à l'abri de tout conflit d'interprétation 10. Or, lorsque ces conflits deviennent intenses, que les adversaires récusent tout arbitrage raisonnable, par le raisonnable, alors deviennent quasiment inévitables, d'une part, la réaffirmation rituelle, incantatoire ou «dogmatique » de la laïcité, et, d'autre part, symétriquement, la revendication de leur droit à l'expression publique de leur identité par des groupes reli- gieux présents depuis relativement peu de temps dans le paysage théologico-politique qui nous est familier —mais sommes-nous assez conscients que ce paysage est le produit d'un modelage pluri- séculaire, le produit de nombreux rapports de force entre pouvoirs
a L'adjectif « communicationnel» est pris dans l'acception donnée par Jürgen Habermas, en particulier dans Habermas, 1987.
v Le concept de dialogisme, forgé par Mikhaïl Bakhtine, a fait l'objet d'une riche pré- sentationpar Todorov, 1981, et a été repris et amplifié, entre autres, par Jacques, 1985.
io Ricoeur, 1969. Dans Le conflit des interprétations comme ailleurs, Ricoeur soutient avec constance que ce conflit est non seulement inévitable, compte tenu de la surdéter- mination des discours et des actions, mais encore salutaire, si l'on veut éviter toute forme de totalitarisme et, déjà, toute prétention d'un type de discours à supplanter les autres, cette prétention étant constitutive de l'idéologie.
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politiques et pouvoirs religieux, catholicisme d'abord, puis, depuis les temps modernes et la multiplication des édits de tolérance, diverses confessions chrétiennes et religions non chrétiennes ?
Nous n'avons pas compétence pour comparer pentecôtisme ou néo-évangélisme, en Amérique latine par exemple, avec les formes contemporaines du radicalisme religieux, tel qu'il s'exprime aujourd'hui à travers l'Islam. On peut néanmoins avancer l'idée que, comparée à l'expansion des deux formes confessionnelles évoquées à l'instant, l'Islam, plus qu'un nouvel acteur susceptible de bouleverser les équilibres religieux ayant prévalu naguère au sein d'un oecuménisme chrétien restreint, apparaît comme le témoin, sinon le champion, d'une conception théologico-politique déran- geante, dont on redoute qu'elle ne porte gravement atteinte à un système catégoriel qui ne s'est imposé dans les sociétés occidentales qu'au terme —mais s'agit-il bien d'un «terme » ? —d'un processus long et très souvent conflictuel. Font partie de ce système, en particulier, la distinction décisive, qui marque l'entrée en modernité politique, du privé et du public, de même que l'idée de neutralité religieuse de l'Etat, souvent associée, en France à la mise en oeuvre du projet de «séparation des Églises et de l'Etat » — le terme de séparation n'étant pas des plus heureux, dans la mesure où il charrie le souvenir douloureux de luttes farouches entre partisans et adversaires du régime ainsi désigné. Au contraire, définir la laïcité à partir de l'idée de neutralité, comprise comme impartialité, pré- sente l'avantage d'évoquer, bien plus que l'hostilité, plus même que l'indifférence, une combinaison délicate de rapprochements et d'écarts, de bienveillance et d'impartialité, entre instances poli- tiques et instances religieuses.
Fût-il pratiqué en amateur, le comparatisme nous permet de prendre une distance certaine, de nature réflexive, par rapport à une actualité qui, avec le renfort de médias avides de transformer toute catastrophe actuelle ou imminente en une promesse d'audience, est à ce point sidérante qu'elle nous empêche souvent d'imaginer un avenir qui ne soit pas obéré par le terrorisme. En vue de cette prise de distance, difficile mais indispensable, le comparatisme remplit la même fonction que la mémoire, telle que comprise par Reinhart Koselleck : celle-ci comme celui-là enrichissent notre «espace d'expérience » et nourrissent nos attentes 11 ; ce sont deux moyens
" Koselleck, 1990 [1979]. On se reportera surtout au chapitre 5 intitulé : « "Champ d'expérience" et "horizon d'attente" :deux catégories historiques ».
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culturels précieux de défatalisation. Ici, notre pratique du compara- tisme sera on ne peut plus modeste :nous n'évoquerons que deux moments particuliers de l'institutionnalisation de la laïcité :d'une part, l'émergence de ce modèle, compris à partir de ce qu'il a de fort, éthiquement et ontologiquement parlant ;d'autre part, la mon- tée —contemporaine — du doute quant à sa validité transhistorique, ainsi que l'apparition —très actuelle —d'un type assez courant de réaction face au doute, à savoir la dénégation ;laquelle, dans le cas qui nous intéresse, va de pair avec la réaffirmation rigoriste, sinon intransigeante, d'un modèle de laïcité qu'on croit avoir été le modèle originel.
Il est manifeste que nombre de nos contemporains s'interrogent assisterions-nous aujourd'hui à une crise profonde du type de société qui nous est familier, en particulier du modèle de laïcité qui, en France, a été la référence constitutionnelle d'une République résolue, au moins au temps de sa jeunesse, à faire de la solidarité son idéal régulateur ? Si une réponse affirmative devait s'imposer, alors «inquiétude » serait un terme trop faible pour définir le sentiment qui gagne les esprits. Il serait plus juste de parler d'un sentiment de catastrophe 12 : celui ressenti devant l'imminence du bouleversement d'un paysage culturel longtemps et profondément modelé par l'idée de laïcité 13
Les moins pessimistes font valoir que, tant que les jeux ne sont pas faits, rien n'interdit de penser que la crise du modèle pourrait à terme s'avérer salutaire, que ce pourrait être l'occasion de lui redon- ner sens, et valeur inspiratrice. Si, dans l'ordre du langage, le phé- nomène d'usure est tout aussi banal que la dégradation de l'énergie au sein d'un système physique fermé, réciproquement, pourrait-on arguer, à l'existence de phénomènes physiques de néguentropie, d'émergence, devraient correspondre diverses manières de rajeu- nissement, sinon de nos vocables, du moins de leur compréhension — tout renouvellement de cette compréhension s'apparentant à une invention sémantique plus ou moins discrète. Mais l'objection ne se laisse pas facilement désarmer : du fait des transformations histo- riques survenues depuis un demi-siècle, n'aurions-nous pas des rai- sons de craindre que, n'étant plus portée par des convictions aussi fortes qu'à ses débuts — il faut pourtant prendre garde de ne pas
12 C£ Foessel, 2012.
13 Deconchy, 1971. Les analyses de cet auteur concernant l'orthodoxisation des croyances religieuses s'appliquent au champ des «croyances »politiques :lorsque ses affidés estiment que leur système de croyances est attaqué, ils se rassemblent pour le défendre, et se retrouvent comme spontanément d'accord pour défendre la version la plus dure et la plus pauvre, d'un point de vue sémantique, de ce système.
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céder à la nostalgie, qui nous pousse à enjoliver le passé la ! —, la laïcité, qui nous était devenue familière, et peut-être même chère, n'ait perdu beaucoup de son attrait, voire de sa valeur ?
Peut-être avions-nous fini par estimer qu'entre une certaine laïcité et un certain christianisme les affinités sont plus nombreuses que les différends : après tout, lorsque son empreinte culturelle était forte, n'était-il pas normal que le christianisme fût une réserve d'images, et même de raisonnements et de concepts, dans laquelle on pouvait puiser pour définir différents types de rapports, de dis- tinction et/ou d'articulation, entre pouvoirs religieux et politique ls ~ Or — et sous l'interrogation perce l'inquiétude — on en vient fré- quemment, aujourd'hui, à se demander si les ressources cognitives et pratiques liées à la prégnance du christianisme ne seront pas privées d'emploi lorsque, au sortir d'une période de quasi invisi- bilité sociale, l'Islam aura réussi à imposer sa présence, avec, plus redoutable que son organisation rituelle, son système cognitif propre, sa grille de lecture d'une réalité qui, à travers cette grille, précisé- ment, ne peut pas lui apparaître autrement que «vraie ». Toutefois, pour avoir raison de parler d'un changement radical de situation, il faudrait être certain que ce qui a été possible naguère, à savoir le «ralliement » à la République laïque d'un catholicisme longtemps «intransigeant », est impossible aujourd'hui pour l'acteur religieux qui, aux yeux de la majorité de nos contemporains, fait une entrée en scène remarquée, fracassante même !Autant dire qu'il faudrait être certain que l'Islam est, par principe, entièrement et définitive- ment réfractaire à la laïcité. Or, d'où pourrait venir cette certitude, sinon de l'expérience ?Mais qui peut dire de combien d'essais et d'erreurs, de réussites et d'échecs, doit être faite une expérience pour qu'on la juge concluante ? En la matière, surtout quand elle paraît facilement acquise et largement répandue, la certitude ne vaut probablement pas plus que le préjugé essentialiste sur lequel elle s'appuie. Or, en cédant à un tel préjugé, l'on commet une faute épistémologique aussi grave et fréquente que celle qui consiste, au mépris du rapport dialectique qui les unit, à établir entre langue et langage une hiérarchie qui ne peut profiter qu'à la première, identi- fiée àune puissance programmatrice irrésistible, tandis que le second, l'histoire des usages sémantiques, est considéré comme un simple épiphénomène, incapable de transformer notablement la langue !
Cette remarque n'est pas anodine, tant la langue —son lexique et sa syntaxe — a servi de modèle pour penser la force program- matrice de la culture, y compris de la culture religieuse. En ce sens,
14 Cassin, 2015.
is Kantorowicz, 2000 [1957].
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ne doit-on pas se demander si l'inquiétude suscitée par l'Islam n'est pas proportionnelle ànotre ignorance de la langue arabe et de la «grammaire » de la théologie musulmane ?Quand chacun songe à sa propre langue, sa langue «maternelle », tout, dans son rapport avec elle, lui paraît aisé, tout en elle lui semble transparent :c'est comme si cette langue nous menait aux choses mêmes, à leur sens, à leur vérité. Au contraire, la langue étrangère nous paraît artifi- cielle, aride, incapable de ne pas brutaliser le sens de la réalité en l'appauvrissant. Dans le cas de l'Islam, à l'étrangeté de la religion s'ajoute ainsi l'étrangeté de la langue arabe : l'Islam apparaît comme une religion en quelque sorte retranchée dans sa langue. De là l'impression d'opacité que l'on éprouve, face à lui. Or, nul doute que l'opacité, ici, ne renvoie à un défaut d'acuité visuelle, à un défaut du pouvoir d'accommodation chez l'observateur, bien plus qu'à une propriété de l'objet. Mais de cela l'observateur ne s'avise guère, en sorte qu'il s'autorise à conclure, de sa difficulté à comprendre, à l'incompréhensibilité intrinsèque de l'objet et à l'incommensurabilité de la «culture » dont ce dernier fait partie. Au regard du mépris et de la peur, l'objet dans lequel l'étranger est censé placer son «sacré » est une sorte d'objet muré dans son étrangeté, donc incompréhensible et intraduisible ;mais il n'est pas rare que ces caractéristiques soient mises en avant comme des qualités :combien de musulmans ne sont-ils pas persuadés que le Coran est intraduisible, que chercher à le traduire, c'est déjà une manière de le profaner ? Ce genre de persuasion a de quoi troubler des non-musulmans ; il n'est pourtant pas nouveau : il s'est longtemps exprimé dans l'histoire du christianisme, où il était plus fréquent de traiter la Bible comme un livre «sacré » que de se rapporter à elle comme à une pluralité de sources inspirantes.
La peur prête à l'autre des intentions troubles, perverses, et des incapacités rédhibitoires. Ainsi perce le soupçon que si l'on ne comprend pas l'autre, celui dont la culture et la religion sont dif- férentes, la faute lui en revient. Son refus de communiquer ne serait-il pas la conséquence de la manière, fausse évidemment !, dont il comprend ce que signifie «être fidèle àsoi-même » ? On reproche à l'autre de confondre fidélité et obstination. Mais se pourrait-il que cette invariance supposée ne soit que la projection, dans le réel, d'une représentation imaginaire que partisans et adver- saires se font de la Tradition censée fonder culture et religion ? À quoi s'ajoute, dans le cas présent, notre propre oubli du caractère tardif du ralliement du catholicisme à la culture laïque ambiante, celle de la IIIe République. Ayant oublié que le catholicisme a appris à s'accommoder de la laïcité, que pour ce faire il a dû apprendre à se détacher de la représentation intégriste, traditionaliste, de son
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attachement à sa foi, nous peinons à concevoir que ce qu'une religion a appris, en matière de sécularisation et d'herméneutique, une autre, l'Islam, peut également l'apprendre !
La situation est complexe, cependant. L'équité nous oblige à reconnaître que, dans le camp républicain lui-même, l'apprentissage du compromis, par-delà toute attitude d'intransigeance et d'impa- tience, aété difficile, que l'accord sur la forme et le contenu de la laïcité ne s'est pas établi d'emblée. Qui sait encore que les répu- blicains les plus méfiants à l'égard de la religion, du catholicisme en particulier, étaient défavorables à un régime de séparation, qu'ils préféraient un pacte concordataire : moyen efficace, selon eux, d'exercer un contrôle rapproché sur les activités religieuses, en échange du financement octroyé aux Églises ?
Aussi cavalier soit-il, ce survol comparatiste devrait nous inciter à renoncer à une représentation simpliste, si ce n'est manichéenne, de l'histoire de l'adoption de la laïcité en France, avec un vainqueur — champion d'une définition unique et rigoureuse de la laïcité — et url vaincu —une religion, le catholicisme, tellement prisonnier de sa tradition qu'il aurait été incapable d'y trouver des motifs assez solides pour se rapprocher des valeurs assumées par cette même laïcité 16. Ces remarques devraient en outre nous conduire à réviser l'affirmation selon laquelle le changement d'époque et de situation géopolitique joue inévitablement en défaveur du régime français de laïcité. À ce propos, nous devons rappeler qu'à trop insister sur l'étendue et la profondeur des changements, on se condamne à dresser, face à la situation présente, plutôt confuse, une alternative implacable, mais probablement factice : soit, sous peine d'être bientôt obsolète, ce régime de laïcité devrait se transformer de fond en comble ; soit, à supposer que l'on n'y change rien, il devrait susciter contre lui, au prix de maintes violences, la mobilisation de ceux, musulmans mais aussi néo-évangéliques et fondamentalistes, dont « on »est persuadé, ou plutôt dont « on » s'est persuadé que, du fait des dispositions « théologico-politiques » supposées inhé- rentes àleur système doctrinal, ils ne pourront ou ne voudront jamais reconnaître la légitimité d'une laïcité qui, de son côté, serait incapable de, ou non légitimée à reconnaître le bien fondé de tout
16 La simplification ne connaît pas de homes, lorsque le manichéisme est de la partie si, du côté catholique, l'on met en avant le dogme de l'infaillibilité pontificale, de l'autre — côté républicain —, en identifiant christianisme et catholicisme, on gomme l'espace de variations du pensable chrétien et l'on refuse au catholicisme la capacité de reconnaître la légitimité de deux types de pluralité, extra et intra confessionnelles. Autrement dit, on prend au mot le catholicisme lorsqu'il brandit l'étendard de la tradition et, tout comme les traditionnalistes, on confond l'attention portée aux traditions avec l'affirmation «dogma- tique» d'un principe d'invariance. Telle est la contrainte du mimétisme, lorsque l'enjeu d'une lutte n'est plus que l'écrasement de l'adversaire.
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ou de partie de leurs revendications. Pourquoi cette alternative devrait-elle s'imposer ? Sa force apparente ne lui viendrait-elle pas de la faute, déontologique autant qu'épistémologique, que nous commettons lorsque, de ce que des situations sont dissemblables, nous nous autorisons à conclure qu'elles sont incommensurables, en sorte que les «accommodements » mis au point, hier, entre catholicisme et laïcité, deviendraient inenvisageables aujourd'hui, entre Islam et laïcité ?
Pour faire bonne mesure, ajoutons que la suraccentuation du contraste entre le passé et le présent de la laïcité s'entretient de la méconnaissance de ce qui surtout les distingue :époque d'invention, d'un côté, de réception, de l'autre. Or, on ne peut l'ignorer, les conditions de l'invention d'un concept, d'une pratique ou d'une institution sont plus contraignantes, donc, a parte subjecti, plus difficiles à mettre en oeuvre que celles de leur acceptation ou de leur reproduction. Là encore, cependant, la différence ne doit pas être exagérée : pour certains groupes, «l'emprunt » d'un instru- ment ou d'un outil catégoriel équivaut à une quasi invention et soulève les mêmes difficultés qu'une invention proprement dite ! Dans cet ordre d'idées, rappelons que, dans une analyse devenue célèbre, Max Weber a montré que l'explication de la genèse du capitalisme fait appel à des causes extra-spécifiques, mais que l'importance de ces mêmes causes diminue lorsque c'est la reproduction de ce régime qu'il s'agit d'expliquer : il convient alors de faire appel à des causes spécifiques, intrasystémiques. Ainsi le rôle du puritanisme protestant sert-il, dans url premier temps, à expliquer le passage de simples virtualités au statut d'actualité. Par contre, une fois en place, devenu effectivement «système », le capitalisme parvient aisément à secréter et à imposer ses valeurs spécifiques ;cessant de reposer sur les motivations religieuses des pionniers, ces valeurs suffisent à sa propre reproduction. Des ana- lyses plus récentes, celles en particulier de Michel Foucault 17, sur l'ordo-libéralisme, de Luc Boltanski et d'Ève Chiapello 18, sur « le nouvel esprit du capitalisme », ou d'Axel Honneth 19, sur l'idéal de la «réalisation de soi »congruent avec le capitalisme, ont confirmé et enrichi l'étude de Weber en montrant que, en vue de sa repro- duction et de son expansion, le capitalisme a su enrôler et dévoyer des valeurs, non plus religieuses, mais éthiques et civiques, telles que l'autonomie et la responsabilité ; il a su également recycler les
'~ Foucault, 2004.
18 Boltanski —Chiapello, 1999.
iv Honneth, 2006.
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valeurs d'expressivité et de créativité que l'on aurait pu croire étrangères à son domaine propre.
UNE ONTOLOGIE PLURALISTE
Aussi structurant soit-il pour l'ensemble des sociétés contem- poraines, européennes et non européennes, l'ordre axiologique du capitalisme n'est pas —pas encore ! — coextensif à tout l'ordre social :valeurs, règles et pratiques constitutives du «monde vécu ont conservé une relative indépendance :condition sine qua non du maintien d'un espace symbolique minimal qui empêche que la société ne soit bientôt plus qu'un univers fonctionnel, fait de division-hiérarchisation des tâches et des statuts 20. Témoigne de ce maintien du symbolique —défini comme sens des pratiques sociales et comme l'ensemble des pratiques liées au partage du sens l'importance croissante que prennent, dans les conflits contempo- rains, les revendications relatives au respect des gens, à la dignité des personnes. Ces aspirations ne sont pas totalement nouvelles. Dans les temps modernes, reformulées par nombre de penseurs,
20 Durkheim, 1967 [1893], observait — et il le jugeait positif, en tant que condition d'un individualisme moderne — un tel mouvement de différenciation, ne se faisait pourtant pas faute de souligner l'importance, pour éviter que l'anomie ne porte gravement atteinte à la vie de chacun et de tous, des formes anciennes de la solidarité —les corporations par exemple —, et de formes nouvelles, telles celles incarnées par les institutions de service public de la jeune République. Marcel Mauss, son neveu, enrichira la réflexion sur l'indispensable solidarité en défendant, dans son célèbre Essai sur le don, paru en 1923- 1924, la valeur transhistorique et trans-sociale d'une pratique comme le don, compris comme «fait social total », relation d'alliance entre groupes, et non, conformément à un modèle marqué par l'individualisme, comme relation seulement interpersonnelle.
Par ailleurs, à propos de la distinction entre ordre symbolique et ordre fonctionnel, pré- cisons que sa pertinence est phénoménologique et éthique avant tout. Si l'on acquiesce aux analyses de Cornélius Castoriadis, en particulier à celles développées dans Castoriadis, 1975, on est incité à penser que si l'ordre fonctionnel (correspondant à ce que Durkheim appelait «solidarité mécanique ») s'établit en grande partie sur les ruines de l'ordre symbolique correspondant à une solidarité vivante, assumée par tous et par chacun, il convient de ne pas confondre symbolique et imaginaire dans la mesure où l'expansion de l'ordre fonctionnel, en ruinant le premier, a besoin d'un imaginaire spécifique :non celui du libéralisme politique classique, mais celui d'un ultralibéralisme dont on découvre déjà l'esquisse chez Mandeville, en particulier dans sa critique féroce des «écoles de charité ». L'ordre fonctionnel n'est donc pas privé de significations ; au contraire, il est paré de maintes vertus (dont l'efficacité et la responsabilité), si bien qu'au regard de l'ordre symbolique — et en particulier des formes classiques de la solidarité et des attentes encore vives, en matière de reconnaissance mutuelle, qui fondent les protestations contre le «tout fonctionnel» —l'ordre fonctionnel devrait apparaître comme l'expression et l'instrument d'une formidable dynamique de dé-symbolisation : en témoigne le poids de la référence, tacite ou explicite, au «self made man », qui explique le succès croissant de l'argument ultralibéral —ultra moraliste —selon lequel quiconque, pauvre aussi bien que riche, ne doit qu'à son mérite ou à son démérite la position sociale et économique qui est la sienne. Evidemment, ce type d'argument fait bon marché des considérations tout à la fois éthiques et anthropologiques qui naguère ont justifié l'affirmation du devoir de solidarité !
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dont Kant, elles ont trouvé une assez large audience. Or on ne peut expliquer entièrement celle-ci par la nostalgie, ni par un mouve- ment général d'humeur, de ressentiment par exemple, contre des évolutions —montée de l'anonymat et du formalisme bureau- cratique, par exemple, auxquelles, selon certains, nous devrions nous résigner. Toujours est-il que, pour faire pleinement sens —sens éthique —l'exigence de respect ne peut pas ne pas impliquer une définition ontologique particulière de la société :non une définition ad hoc, opportuniste en quelque sorte, mais une définition juste. À défaut de pouvoir la justifier ici, disons que la définition à laquelle va notre préférence 21 implique une forte valorisation du phénomène associatif, celui-ci nous permettant de sortir de l'interminable débat entre défenseurs du holisme — et de l'Un — et défenseurs de l'individualisme — et du Multiple.
L'ontologie requise par la défense d'une conception associative de la société est le pluralisme, dont la position tierce, entre Un et Multiple, est analogue à celle du semblable, entre Même et Autre. Une ontologie pluraliste peut à juste titre se recommander de la pensée d'Hannah Arendt et de divers travaux sociologiques de qualité, comme ceux de Mikael Walzer, de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot, tous auteurs qui ont su percevoir la congruence de l'ontologie du pluralisme et de l'éthique du respect et qui ont compris que le respect a une portée non seulement interpersonnelle, mais encore intra-sociale, voire inter-sociale. Le respect, en effet, ne se limite pas à celui que l'on doit à autrui. Ce dernier n'existant concrètement qu'au sein de groupes d'appartenance, ces derniers appellent eux aussi le respect. L'expérience suffit —preuve a contrario — à montrer que le mépris d'un groupe ne manque pas de rejaillir sur ses membres, sous forme de stigmatisation, et inverse- ment. Les anciens ne l'ignoraient pas, eux qui, contre l'injonction de conformisme justifiée par le holisme, ont défendu la valeur de la tolérance.
Au sortir de la terrible épreuve subie par nos sociétés du fait des totalitarismes, comment pouvait-on éviter de redécouvrir cette valeur, avec ou après Hannah Arendt ? La tolérance, il est vrai, passe souvent pour un aveu de faiblesse ; de même que le compro- mis, dont les vertus sont pourtant manifestes dans la traduction, au point que celle-ci, aux yeux de Ricoeur, mérite d'être considérée comme le paradigme de celui-là. C'est que, de même que nous oublions le courage qu'il a fallu, hier, pour résister à ces totali- tarismes, véritables machines à broyer le pluriel des convictions et des appartenances, à traiter des millions de gens comme des êtres
zi Vincent, 2014.
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superflus, de même nous oublions la force d'âme et l'intelligence dont ont fait preuve les «inventeurs »modernes de la tolérance, qui ont compris qu'il fallait que, de valeur, celle-ci devînt une réfé- rence majeure, un principe institutionnel architectonique.
La genèse de l'idée moderne de tolérance a été lente, difficile, tant l'emprise du holisme est longtemps restée forte. L'histoire de la compréhension et de la réception de cette idée a dû passer par deux seuils 22. L'oeuvre de Hobbes est un assez bon témoin de ce qu'a été le premier : contre le holisme assumé par des partis religieux incapables d'envisager un compromis leur permettant de coexister, il a paru indispensable de prôner, à la façon de Hobbes, précisément, une sorte de holisme volontariste, artificialiste, fondé sur la fiction de l'unanimité des sujets contractants, et dont l'État était la pièce maîtresse. Détenteur du monopole de la force, lui seul paraissait et était capable de mettre fin à des guerres civiles récur- rentes, àmotifs religieux. On ne saurait accuser Hobbes d'avoir simplement remplacé une prétention holistique de type religieux par une autre, de type politique, car, tandis que, selon le premier, le moindre écart est taxé d'hérésie et le coupable excommunié, selon le second, place est faite, ou du moins concédée, au choix indi- viduel en matière de croyance religieuse — à condition, il est vrai, que ce choix s'exprime dans l'espace privé seulement, non dans l'espace public —que l'Église officielle est seule habilitée par l'État à occuper. Pourtant, la solution hobbesienne se révèle plus complexe — et instable —que l'on ne l'a suggéré, puisqu'elle ne reconnaît aucune position tierce entre holisme et individualisme : la référence au holisme perdure, marquée par le rôle reconnu à la version reli- gieuse officielle, l'anglicanisme, tandis que quelque chose d'une ontologie monadique, individualiste, s' exprime à travers la tolé- rance àl'égard des convictions —pourvu, encore une fois, qu'elles n'engagent que les individus. Autant dire que le pluralisme asso- ciatif et institutionnel des groupes hétérodoxes n'a pas d'existence véritable : il est censé se résoudre, se dissoudre même, dans la multiplicité inconsistante des croyances individuelles. C'est ainsi le manque de consistance propre de ces dernières et la faiblesse du multiple, au regard d'une véritable pluralité, qui expliquent et justifient —justification minimaliste — la tolérance religieuse !
C'est pourquoi la défense de la tolérance a dû passer un second seuil. Ce seuil, pour n'évoquer que la situation française, corres- pond à la critique, non pas individualiste mais associative, du
~ Nous empruntons à Jean Baubérot cette notion de seuils. L'historien en reconnaît trois, pour ce qui est de la laïcité française. Nous en comptons deux, car nous nous situons au plan de l'outillage catégoriel indispensable pour penser la tolérance.
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holisme, donc à la prise au sérieux du pluralisme — on parlera bientôt de «société civile » —, que l'on entend protéger contre toute assimilation à la «multitude », terme à connotation largement négative. Ce seuil, aussi bien, correspond à l'invention du solida- risme, c'est-à-dire à la reconnaissance des associations, contem- poraine du vibrant plaidoyer —très appuyé chez Durkheim —des groupes intermédiaires. Ceux-ci sont considérés comme ayant voca- tion àfaire tiers entre, d'un côté, l'État, instance que l'on redoute dans la mesure où les marques de l'imaginaire de la souveraineté y sont encore fortes — le Souverain étant une quasi incarnation de l'Un transcendant, capable, grâce à une administration forte, de contraindre les individus à coopérer autant que nécessaire —, et, de l'autre côté, la société, longtemps assimilée par les tenants d'une vision hiérarchique du monde à une multiplicité anarchique d'intérêts tout à la fois privés et volatiles, identifiée à un univers social réfractaire, voire rebelle à tout accord, arène de la méfiance et de la violence permanentes. Le second seuil auquel nous venons de faire allusion équivaut à l'établissement d'un degré supérieur de tolé- rance : il ne s'agit plus seulement d'une tolérance de haut en bas, mais d'une tolérance en quelque sorte horizontale, apte à favoriser l'expression de rapports de franche reconnaissance entre sujets indi- viduels et entre sujets collectifs. On découvre alors, en contrepoint de l'idée de tolérance, qu'il n'est point de reconnaissance sans communication, celle-ci étant gage pratique d'une pluralité arti- culée, donc vivable. Mais point de communication sans décentre- ment, et d'abord sans appréciation toute positive de la curiosité 23' sans intérêt désintéressé pour autrui, sans que crédit soit fait à l'autre : ce qui ne se peut que si la différence culturelle dont l'autre témoigne cesse d'être vécue comme une menace, ou ne serait-ce que comme une réalité indifférente ; que si, autrement dit, l'on découvre en lui, grâce à lui, une différence qui compte, ou du moins qui mérite de compter et d'être protégée, par tous et par chacun.
Peut-on affirmer qu'en France la compréhension contemporaine de la laïcité est à la hauteur de la définition ontologique du plu- ralisme —dont le corrélat n'est pas le «particulier » mais le sin- gulier24, irremplaçable en tant que tel — et de l'exigence éthique de tolérance ?Rien n'est moins sûr ! On peut en effet se demander si, malgré l'importance que l'on lui reconnaît officiellement, la consti- tutionnalisation de la neutralité de l'État n'est pas une demi-mesure, ou encore si, trop longtemps, l'insistance mise sur le statut laïque de l'école républicaine n'a pas permis d'esquiver, au nom de
~ Bluxnenberg, 1999 [1966]. Cf. en particulier le chapitre X : «Justifications de la
curiosité comme préparation de l'Aufkltirung » , p. 433 s.
za Nancy, 1996.
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l'instruction, la question de la responsabilité qui pourrait, voire qui devrait revenir àl'État — sinon à la Nation —dans le domaine de l'éducation proprement dite, c'est-à-dire dans le domaine des choses qui ont trait à la transmission et à l'appropriation par les enfants des ressources «symboliques » indispensables, pour chacun, à l'affirmation de soi —laquelle suppose la découverte de diverses façons d'être soi parmi les autres, d'assumer le désir d'être soi et de frayer son chemin avec les autres à travers ces possibles existen- tiels. C'est ce genre d'interrogation, de doute même quant à la défi- nition de la laïcité sous-tendant l'action publique, qui explique la distinction que tenait à faire Paul Ricoeur entre «laïcité d'absten- tion » —qui correspond à la neutralité religieuse de l'État —, et «laïcité de confrontation » 25, qui suppose que la réalité et la valeur de la pluralité des préférences axiologiques — y compris de celles dont on hérite —soit reconnue. Lorsque la première sorte de laïcité éclipse la seconde —qui suppose que l'on inclue dans l'éducation l'apprentissage des manières de régler les conflits en leur donnant sens —, la société risque de n'être plus que l'addition de différences brutes, opaques, non médiatisées par le respect mutuel, par l'active sympathie éprouvée pour l'autre et sa culture. La société tend à n'être plus alors que l'agrégat de néo-communautés qui s'ignorent ou qui se combattent.
La curiosité, pourvu qu'elle soit inspirée par la sympathie à l'égard des étrangers, ces lointains auprès desquels nous apprenons le dépaysement, est, nous l'avons souligné, une part importante, un ressort dynamique de la tolérance. À cet égard, Montaigne reste un maître inégalé dans la reconnaissance de l'autre. Craindrait-on de s'oublier soi-même, à force de se tourner vers l'autre ? Là encore, Montaigne peut dissiper nos craintes, alimentées par la condamna- tion pascalienne du divertissement, condamnation liée à url christia- nisme austère, celui qui a inspiré la condamnation du théâtre et des comédiens par plusieurs générations de puritains, catholiques et protestants. La tolérance, dans la perspective du perfectionnisme puritain, se laisse subsumer sous cette médiocre définition : sup- porter ce que l'on ne peut empêcher ; supporter, aussi bien, une diversité dans laquelle on ne voit que dissipation du vrai et du bien, que l'on ne parvient pas à réduire à l'unité mais que l'on ne désespère pas de l'y ramener ; quitte à appliquer le mot d'ordre
zs Ricoeur, 1954, p. 16 : « La laïcité d'une école de la nation doit être plus riche et plus difficile à pratiquer que la laïcité qui découle de l'État, écrit le philosophe. Car, poursuit- il, la vie culturelle d'un peuple n'est pas laïcité par abstention, mais par brassage des courants culturels divers et contraires [...] ;cette laïcité de vie et non de mort est la réalité même de la conscience moderne, qui est un carrefour sillonné d'influences et non une place déserte.
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terrible que Pierre Bayle reprochait doublement à ses adversaires, et pour la violence qu'il préconise, et pour l'autorité qu'il emprunte faussement à une parole biblique : «contrains-les d'entrer ».
La tolérance est fille de culture ;laquelle ne va pas sans curio- sité ni générosité —l'interprétation généreuse, d'un texte comme d'autrui, est en effet la marque d'une culture de l'accueil, dialo- gique. Il faut insister sur le fait qu'elle procède de cette autre capa- cité culturelle : la capacité de distanciation. Encore faut-il ne pas confondre distanciation et distance, généralement hautaine, depuis laquelle on dénonce les risques de mélange, de contamination, que le rapprochement de l'autre pourrait faire courir au noyau de «mêmeté» que l'on s'attribue de fort avaricieuse façon. Mais «noyau »est une mauvaise image du «soi » ;mauvaise, comparée au «coeur », qui certes évoque le courage, mais aussi le bon coeur et l'affection, amicale voire amoureuse, ainsi qu'une certaine gaieté — comme dans l'expression «rire de bon coeur ». Si, dans la genèse de l'idée de tolérance, les deux premières connotations ont beau- coup compté, sous la plume de ses défenseurs, nul doute que la troisième n'ait été par trop oubliée ;sauf chez Montaigne, reconnu par Bakhtine, aux côtés de Rabelais, comme l'un des meilleurs artistes en dialogisme ;sauf chez Shaftesbury 26, un auteur trop peu connu aujourd'hui qui, contre le sérieux exagéré dans lequel le fanatisme aime à se draper, préconisait l'humour, au lieu des mesures habituelles de contention et de répression. Shaftesbury est un auteur à redécouvrir, en particulier au moment où sont légion ceux qui se prennent trop au sérieux, ceux qui font passer leur entêtement, leur étroitesse d'esprit, pour de la profondeur et pour la seule façon d'honorer l'« esprit »qui leur fait si cruellement défaut. Shaftesbury en paraissait convaincu, au contraire : le rire, pourvu qu'il soit léger, frais, est un bien meilleur témoignage rendu à l'esprit — du moins au type d'esprit qui irrigue toute culture authen- tique —que toute mortification et, cela va sans dire, que toute mise à mort de «l'autre », jugé coupable de ne pas savoir ni vouloir être un clone de «même ».
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- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN : 978-2-406-09321-3
- EAN : 9782406093213
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09321-3.p.0156
- Mise en ligne : 26/04/2019
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