Jacques Ellul était-il sociologue ?
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
2017 – 1, 97e année, n° 1. Protestantisme, religion, latinité, laïcité dans la modernité tardive. Hommage à Jean-Pierre Bastian à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire - Auteur : Rognon (Frédéric)
- Pages : 131 à 150
- Réimpression de l’édition de : 2017
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
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JACQUES ELLUL ÉTAIT-IL SOCIOLOGUE ?
Frédéric Rognon
Faculté de Théologie Protestante (EA 4378) —Université de Strasbourg
9 place de l'Université — F-67084 Strasbourg Cedex
Résumé : Poser la question : «Jacques Ellul était-il sociologue ? », c'est s'interroger sur son identité disciplinaire, par-delà son statut officiel de juriste. Si lui-même ne se présentait jamais comme sociologue, il évoquait fréquem- ment le versant sociologique de son oeuvre, en rapport dialectique avec son versant théologique et éthique. Cette architectonique de sa production écrite pose un premier problème à son identification en tant que sociologue ; en découle un questionnement sur les présupposés de l'auteur, et sur leur com- patibilité avec les règles de la méthode sociologique : rupture avec les pré- notions immédiates, construction rigoureuse de l'objet d'analyse, neutralité axiologique... Les critiques adressées par Jacques Ellul aux illusions de ces principes méthodologiques permettent néanmoins de définir une sociologie spécifiquement ellulienne.
Abstract : To ask the question, `Was Jacques Ellul a sociologist ?' is to Wonder about his true academic identity, over and above his formal status as a jurist. Even though he never presented himself as a sociologist, he often discussed the sociological implications of his work, in a direct relationship with its theological and ethical implications. This structure of his written output presents an initial problem for his being identified as a sociologist. Questions on the Ellul's presuppositions flow from this, as well as on the compatibility of these with the rules of sociological method : rupture with immediate preconceptions, rigorous construction of the object under analysis, axiological neutrality... The critiques addressed by Ellul of the illusions of these methodological principles nonetheless allow us to identify a specifically Ellulian sociology.
Rendre compte de l'identité disciplinaire de Jacques Ellul s'avère aussi problématique que le positionner vis-à-vis des courants de
pensée qu'il a fréquentés, que ce soit le marxisme, le situation- nisme ou la galaxie postmoderne. Était-il juriste ? Historien ?
Philosophe ?Théologien ? Sociologue ? En ne retenant que cette dernière interrogation, il nous faudra nous déprendre de trois pièges celui de l'apologétique, qui consisterait à accorder généreusement
des labels par souci de défendre et d'honorer le génie pluridimen- sionnel de l'auteur ; celui, inverse, de la récupération, qui revien-
drait àl'arraisonner au profit d'un cadre disciplinaire académique ; celui, enfin, de l'ostracisme, qui signifierait son exclusion du champ
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par déficit de normalité conventionnelle. Nous chercherons donc, dans un premier temps (partie I), à établir le statut disciplinaire officiel de Jacques Ellul, avant d'entendre ce que lui-même en disait ; cela nous conduira ensuite (partie II) à décliner les diffé- rents obstacles qui se présentent à l'identification de Jacques Ellul en tant que sociologue, et à en évaluer la teneur plus ou moins rédhibitoire ;enfin (partie III), nous nous arrêterons sur les critiques que Jacques Ellul adressait aux procédures méthodologiques de la sociologie, afin de tenter de discerner, en creux, à quelles condi- tions et dans quelle mesure nous serions autorisés à définir une sociologie spécifiquement ellulienne. La mise en question de l'identité disciplinaire de Jacques Ellul nous offre en effet l'opportunité d'interroger les relations singulières que le professeur de Bordeaux entretenait avec la sociologie 1.
I. REGARDS CROISÉS SUR L'IDENTITÉ DISCIPLINAIRE
DE JACQUES ELLUL
Jacques Ellul est souvent présenté au moyen d'une série d'épithètes qui le rattachent, sans étayage conséquent, à diverses disciplines académiques :juriste, historien, philosophe, théologien, sociologue 2. Le qualificatif de «sociologue » lui est attribué par nombre de commentateurs 3, dans l'immense corpus de la littérature secondaire 4. Lorsque l'écrivain et journaliste Christian Chabanis résolut de rassembler vingt-cinq témoignages de foi chrétienne, exprimés sur un registre de type confessant, issus de tous horizons politiques, professionnels et disciplinaires, il choisit de qualifier Jacques Ellul de «sociologue », en compagnie de plusieurs univer- sitaires, mais en l'absence de tout juristes ;signalons que dans cet
' Le propos de cet article s'enracine dans les conversations que nous avions eues, avec Jean-Pierre Bastian, au sujet des rapports entre Jacques Ellul et la sociologie. Il se vou- drait un signe d'hommage pour quinze années de fructueuses collaborations au sein du Centre de Sociologie des Religions et d'Éthique Sociale (CSRES).
2 La p. 4 de couverture de l'ouvrage d'entretiens de Jacques Ellul avec Patrick Chastenet intitulé : Àcontre-courant, le présente ainsi : «Juriste, historien, théologien et sociologue » (Ellul —Chastenet, 2014 [1994], p. 4 de couv.). Le statut de «philosophe» est ici pru- demment éludé, Jacques Ellul l'ayant à plusieurs reprises formellement récusé (voir Ellul 2008a [1981], p. 23). Le livre d'entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange intitulé temps et à contretemps, le présente comme «universitaire et théologien, pasteur par intérim et militant social » (Ellul, 1981, p. 2 de couverture).
3 Par exemple par ses trois élèves, Michel Hourcade, Jean-Pierre Jézéquel et Gérard Paul, qui ont annoté l'ouvrage intitulé : Ellul par lui-même ; voir Ellul, 2008a [1981], p. 175, n. 28.
a Voir Hanks, 2007, en particulier les entrées « Sociology » (p. 524-525) et «Social sciences » (p. 523) de son Index thématique.
s Voir Ellul, 1979. Les autres enseignants-chercheurs interviewés sont mathématicien, astronome, physicien, naturaliste, biologiste, ethnologue, économiste et psychanalyste.
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entretien, Jacques Ellul, sans pour autant récuser le statut de socio- logue qui lui est attribué dès la première question posée, se garde de se présenter lui-même comme tel.
Le statut officiel du professeur de Bordeaux n'a cependant jamais eu à voir avec la sociologie. Du fait de sa formation à la Faculté de droit, de ses diplômes (doctorat en droit en 1936, agré- gation en droit en 1943), et de ses charges d'enseignement (chargé de cours en histoire du droit à l'Université de Montpellier en 1937, puis en 1938 à celle de Strasbourg 6, repliée àClermont-Ferrand en 1939, professeur d'histoire des institutions à la Faculté de droit de l'Université de Bordeaux de 1944 à 1980, et à l'Institut d'études politiques de la même ville de 1947 à 1980)', Jacques Ellul est, d'un point de vue académique, un juriste et un historien du droit. En tant qu'enseignant à l'Institut d'études politiques, il peut être considéré comme politiste. Telle est donc son assise institutionnelle. Son Magnum Opus de facture académique est son Histoire des institutions en cinq volumes g, régulièrement rééditée 9, manuel de référence encore aujourd'hui pour les étudiants en droit. Mais comme on le constate d'emblée à lire l'intitulé de ses cours, Jacques Ellul s'autorise déjà une certaine liberté dans l'orientation de son enseignement, vis-à-vis du champ de l'histoire du droit et des institutions. Ses cours sont, en effet, notamment intitulés « La pensée marxiste » , «Philosophie et politique chez Marx », « La pensée économique de Marx » , «Les successeurs de Marx », « La Technique », « La Technique et la société contemporaine », « La société technicienne » , « La Propagande » ou encore «Les classes sociales » 10. Certains de ces cours ont également été publiés, soit de son vivant 11, soit à titre posthume 12. Mais au-delà de ces ouvrages proprement académiques, une bonne partie de l'oeuvre de Jacques Ellul, tant du point de vue du contenu que du style, du niveau de langage ou des conventions éditoriales, relève davantage du genre littéraire de l'essai 13. Or, sans doute en raison des conno- tations afférentes à ce terme, jugées par trop dépréciatives dans les
° Voir Olivier-Utard, 2016, p. 190 (Jacques Ellul est cependant absent de l'Index des
noms cités).
~ Pour une biographie détaillée de Jacques Ellul, voir Troude-Chastenet, 2005, p. 347-
359, ainsi que Ellul —Chastenet, 2014 [ 1994], p. 9-60.
a Voir Ellul, 1951-1957.
v Dernières éditions :collection Quadrige, 1999 et 2013.
10 Voir Ellul —Chastenet, 2014 [ 1994], p. 52.
" Voir Ellul, 2008b [ 1962].
12 Voir Ellul, 1998 ; 2007 ; 2012a [2003].
13 Dans la première édition de L'illusion politique, en date de 1965, avait été apposée la mention «Essai » après le titre de l'ouvrage. Cette mention a disparu lors des deux rééditions, en 1977 et en 2004. Voir Ellul, 2004a [1965].
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cercles universitaires, on ne présente qu'exceptionnellement Jacques Ellul comme un essayiste.
Pour ce qui le concerne, Jacques Ellul ne se dit jamais lui- même essayiste. Décline-t-il pour autant, dans ses textes d'ordre réflexif, l'identité d'un sociologue ? La réponse à cette question ne peut être aussi tranchée. Si, dans ses trois livres d'entretiens 14, le professeur bordelais n'emploie pas une seule fois le vocable de «sociologue » à son sujet, il donne explicitement à voir son oeuvre comme partiellement «sociologique 15 ». Mais de manière signifi- cative, les références à la sociologie ou aux réalités sociologiques se trouvent frappées, sous sa plume, du sceau de l'ambivalence. Jacques Ellul n'hésite pas à écrire, d'une part, que la sociologie n'était pas en mesure de lui enseigner «quelles sont les questions pertinentes pour notre société d'aujourd'hui 16» (seule la Bible peut le faire !) et, d'autre part, que sa rigueur méthodologique l'oblige à critiquer sans cesse ce qu'il est en train d'écrire en se demandant si, ce faisant, il n'obéit pas « à tel ou tel facteur sociologique ou idéologique qui [le] conditionne 17 ». Ainsi, non seulement la sociologie s'avère déficiente, mais le fait sociologique lui-même apparaît davantage comme une entrave à la pensée que comme un horizon chargé de vertus heuristiques. Nous reviendrons dans la troisième partie sur cette dimension critique.
Il importe à présent d'examiner comment Jacques Ellul rend compte de son «oeuvre sociologique », et de son propre rapport à la «sociologie », lorsqu'il emploie ce terme en bonne part :c'est sans doute ici qu'affleureront les principales pierres d'achoppement dans son dialogue avec les sociologues.
II. LES PIERRES D'ACHOPPEMENT
Jacques Ellul conçoit l'ensemble de son oeuvre publiée comme constituée de deux versants : un volet sociologique, qu'il présente également comme une critique de la société technicienne dans ses différents domaines ; et un volet théologique ou d'éthique chré- tienne, qui cherche à indiquer comment vivre en tant que disciples du Christ dans cette société technicienne 18. Et ces deux registres ne doivent pas être compris comme hermétiques l'un à l'autre, mais en
ia Voir Ellul, 1981 ; 2008a [1981] ; Ellul —Chastenet, 2014 [1994].
15 Voir Ellul, 1981, p. 66, 118, 156-157, 158, 159-160, 187 ; 2008a [1981], p. 135 ; Ellul —Chastenet, 2014 [1994], p. 62, 184-185.
16 Ellul, 1981, p. 68.
'~ Ellul —Chastenet, 2014 [1994], p. 185.
18 Voir Ellul, 1981, p. 65-68 ; Ellul —Chastenet, 2014 [1994], p. 62-63.
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relation dialectique, chacun des deux renvoyant à l'autre, se nour- rissant de l'autre et nourrissant l'autre. Ainsi, le point de départ est
théologique, puisque l'intention première de Jacques Ellul est de consacrer sa vie à tenter d'« adorer Dieu de toute [sa] pensée 19 ».
Or, pour devenir un «intellectuel chrétien 20 », il lui fallait analyser avec le plus grand réalisme la société dans laquelle il vivait. La théologie le conduit à la sociologie, qui le ramène à la théologie non pas pour fournir des réponses ou des solutions théologiques aux problèmes sociologiques, mais pour maintenir ces deux disciplines dans un écart mutuellement critique. Chacun des deux pôles s'offre comme le contrepoint de l'autre. Ainsi Jacques Ellul s'exprime-t-il quant aux ressorts de cette dialectique
La sociologie doit être le moyen de critique de la théologie et réci- proquement. Autrement dit, la théologie me paraissait toujours tentée de partir dans le ciel sans tenir compte de la réalité effective de l'homme vivant à qui elle doit s'adresser. La sociologie devait donc être l'instrument qui me permettrait de distinguer, à l'intérieur de la théologie, ce qui présente, disons, une «utilité » : la possibilité de dire maintenant une parole vivante, de découvrir un style de vie nouveau pour l'homme en éliminant ce qui est du mode de la subtilité, du pur déroulement intellectuel des choses. [...] Mais réciproquement je ne pouvais admettre une sociologie qui se bornerait à connaître les méca- nismes purement objectifs des sociétés humaines en excluant la question de leur sens. Avec les méthodes mathématiques que l'on y a introduites, la sociologie se prétend de plus en plus scientifique, mais que signifie un travail sociologique d'où l'on a exclu la signification de ce que l'homme vit dans tel groupe ? [...] L'apport de la critique théologique à la sociologie [...] consiste, à mon avis, dans l'exigence de prendre le phénomène humain dans sa totalité au lieu de le séparer en tranches 21•
L'approche dialectique telle que la conçoit Jacques Ellul permet ainsi de conjurer les deux principaux travers qui guettent respec- tivement la théologie et la sociologie : la spéculation désincarnée pour la première, et le réductionnisme pour la seconde. Cette dernière garantit le réalisme dans l'analyse, tandis que l'autre offre une ouverture vers l'espérance. Et les cinquante-huit livres du pro- fesseur de Bordeaux, équitablement répartis sur les deux versants, peuvent être envisagés comme cinquante-huit chapitres d'un seul ouvrage, se faisant écho d'un versant à l'autre 22.
On comprend aisément les réticences de la plupart des socio- logues àl'accueil d'une telle démarche, d'autant que Jacques Ellul
19 Voir Ellul, 1981, p. 67.
20 Ibid.
21 Ellul, 1981, p. 156-160.
~ Voir Ellul — Nordon, 1992, p. 26-29 ; Ellul —Chastenet, 2014 [1994], p. 62.
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ne craint pas d'en pousser à leur terme les conséquences lo- giques
On ne peut comprendre pleinement mes livres de sociologie qu'au travers d'une affirmation de la foi. Réciproquement, on ne peut donner un contenu à mes livres de théologie sans les penser écrits pour ce monde-ci. Car les uns comme les autres sont écrits dans la lumière eschatologique du salut final et de la réconciliation 23.
La posture de Jacques Ellul présente quatre types de difficultés au regard de la méthodologie académique en sociologie : l'inter- disciplinarité assumée en première personne, la dépendance à l'égard de présupposés, l'émission de jugements de valeur, la production d'un discours confessant. Ainsi exposées dans l'ordre croissant de gravité, ces quatre pierres d'achoppement contreviennent respec- tivement aux quatre règles cardinales de la méthode sociologique que sont : la spécialisation disciplinaire, la construction de l'objet d'analyse par rupture avec les prénotions, la neutralité axiologique, l'agnosticisme méthodologique.
1. L'interdisciplinarité en solitaire
La spécialisation disciplinaire est aujourd'hui toujours privi- légiée, non seulement pour éviter l'éparpillement et la superficialité des savoirs acquis par le chercheur, et assurer sa maîtrise de la discipline sociologique, mais aussi pour garantir précisément la qualité du dialogue interdisciplinaire, conçu sur un mode collégial et non point en première personne. La spécialisation du chercheur est donc la conséquence de la spécialisation des connaissances. C'est précisément ce contre quoi, nous l'avons vu, Jacques Ellul ne cessera de s'élever, au nom d'une pensée globale ~`. Mais le grief d'interdisciplinarité en solitaire sera loin d'être le plus sévère de ceux qui lui seront adressés. On finit par reconnaître, même tardi- vement, René Girard (1923-2015) comme l'un des derniers ency- clopédistes de l'époque contemporaine. Le glissement délétère et scientifiquement ruineux imputé à Jacques Ellul est moins d'avoir voulu embrasser plusieurs disciplines, que d'avoir associé dans une même dialectique les sciences sociales avec la discipline-repoussoir par excellence : la théologie. C'est ce choix qui s'avère rédhibitoire, comme l'atteste la recension de L'illusion politique 25, rédigée par
~ Ellul, 1981, p. 187.
za Jacques Ellul reprochera à John Kenneth Galbraith et à Raymond Aron leurs études fragmentaires, parcellaires, alors qu'il n'y a à ses yeux qu'une vision globale qui soit suscep- tible de rendre compte des phénomènes localisés :celle de la technique ;c'est pourquoi, explique-t-il, «j'essaie de donner une explication théorique à un phénomène qui me paraît englobant » (Ellul, 2008a [1981], p. 61).
zs Voir Ellul, 2004a [1965].
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Marcel Merle, alors directeur de l'Institut d'études politiques de Bordeaux 26. Dans son livre, Jacques Ellul montre que, dans une démocratie moderne comme la France de 1965, ce sont les tech- niciens et les experts qui détiennent le véritable pouvoir d'orien- tation et de décision quant aux choix qui engagent l'avenir de la société, et que, de ce fait, la politique est une double illusion illusion quant à l'attribution du pouvoir aux élus et illusion quant à la maîtrise des affaires publiques par les électeurs qui délèguent leur pouvoir aux élus. Voici un extrait de la recension indiquée
A vrai dire, l'acharnement de J. Ellul s'explique par des raisons qui
sont d'ordre théologique plus encore que philosophique. C'est dans
son précédent ouvrage (Fausse présence au monde moderne) que l'on peut trouver la clef de L'illusion politique. Le monde contre lequel se dresse J. Ellul est un univers proprement satanique, dont tout espoir de salut est proscrit, parce que l'homme a voulu construire son royaume avec ses seules forces et qu'il est maintenant l'esclave des puissances matérielles qu'il a déchaînées. C'est sans doute la raison pour laquelle la technique, la propagande, l~tat apparaissent non pas comme des instruments neutres entre les mains des hommes, mais comme des puissances à la fois personnifiées, c'est-à-dire douées d'une autonomie et d'une action propres, et anonymes. Ce sont les dominations des ténèbres, où l'homme ne peut que s'égarer dès qu'il abdique sa capa- cité de jugement et de décision. Pour retrouver le chemin de la vérité et de la lumière, il lui faut d'abord tourner le dos au monde.
[...] Combien, parmi ceux qui auront été séduits par la rigueur du système, seront tentés de s'arrêter en chemin et finiront par trouver dans ce mépris du monde un médiocre confort intellectuel et une bonne conscience au rabais ?Une explication de la société qui se réduit aux mécanismes de la technique et de la propagande fournit la réponse commode à tous les problèmes ;quant au monde méchant, dans lequel il faut bien finir par s'installer, on se console vite de n'y pouvoir rien changer en cultivant, au plus profond de soi-même, l'amère satisfaction d'être parmi les privilégiés qui savent que tout est vanité... 27
Nous avons choisi cette longue citation parce qu'elle est exem- plaire de l'hostilité rencontrée par Jacques Ellul de la part de nombre de sociologues. Sans nous arrêter ici aux dimensions cari-
caturales du compte-rendu de la pensée ellulienne, il nous faut relever que le reproche d'interdisciplinarité en solitaire se trouve à
présent largement distancé, ou éclipsé, par celui des présupposés théologiques.
ze Marcel Merle (1923-2003) a été directeur de l'Institut d'études politiques de l'Université de Bordeaux de 1958 à 1967. La sévérité du jugement du doyen Merle à l'égard de son collègue témoigne de la rudesse de la réception de l'aeuvre sociologique de Jacques Ellul dans le monde académique, et accessoirement de l'âpreté des relations au sein du corps professoral de l'Institut.
27 Merle, 1965, p. 777-779.
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2. Les présupposés
Dans leur ouvrage commun intitulé : Le métier de sociologue 28, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron ont longuement étayé cette pierre angulaire de la méthode sociolo- gique qu'est la rupture avec les prénotions afin de construire l'objet d'analyse 29. Les trois chercheurs mettent en garde leur lecteur contre toute sociologie «spontanée », qui prendrait les phénomènes observés pour des faits réels, donnés tels quels, appréhendés par le sens commun, offerts à la lecture directe : en réalité, tout fait social est construit, conquis contre l'illusion du savoir immédiat, et l'empirisme est une illusion ruineuse. C'est pourquoi le sociologue se doit de recourir à des procédures rigoureuses de construction de son objet d'analyse, en rompant avec tous les lieux communs, en élaborant une problématique conceptuellement cohérente, en for- mulant des hypothèses, et en se donnant les moyens de les vérifier. Les auteurs n'évoquent pas le cas de présupposés théologiques, mais s'attardent sur les différentes modalités d'enracinement social du sociologue, sur les présupposés culturels qu'il risque d'engager dans ses interprétations, et sur ce qu'ils appellent « l'ethnocen- trisme de classe 30 ». Les présupposés théologiques ne peuvent qu'être inclus dans cet ethnocentrisme. Face à ces pièges, il convient de redoubler de «vigilance épistémologique 31 ». Il ne s'agit cependant pas de croire que l'on pourrait être ou devenir vierge de présup- posés, au risque de nier ceux que l'on porte inconsciemment en soi
Il serait très facile de montrer que toute pratique scientifique, même et surtout lorsqu'elle se réclame de l'empirisme le plus aveugle, engage des présupposés théoriques et que le sociologue n'a le choix qu'entre des interrogations inconscientes, donc incontrôlées et incohérentes, et un corps d'hypothèses méthodiquement construites en vue de l'épreuve expérimentale. Refuser la formulation explicite d'un corps d'hypothèses fondé sur une théorie, c'est se condamner à engager des présupposés qui ne sont autres que les prénotions de la sociologie spontanée et de l'idéologie, c'est-à-dire les questions et les concepts que l'on a en tant que sujet social lorsqu'on veut ne pas en avoir en tant que sociologue 32•
L'approche ellulienne serait-elle concernée par un tel verdict ? En réalité, la réponse ne va pas de soi. D'une part, les recherches menées par Jacques Ellul n'échappent évidemment pas aux exigences de rigueur méthodologique mises en avant par Pierre Bourdieu et ses collègues. Mais par ailleurs, son propre témoignage semble attester
28 Voir Bourdieu — Chamboredon —Passeron, 2005 [ 1968].
zv Voir ibid., p. 11-106.
so Voir ibid., p. 100-102.
31 Voir ibid., p. 102-106.
sz Ibid., p. 58.
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qu'il aurait honoré cette assomption consciente de ses présupposés, aussi bien en tant que chercheur qu'en tant qu'enseignant : du point de vue de la recherche, «chaque fois que, dans n'importe quel domaine, j'ai acquis une conviction, affirme-t-il, la première chose que j'ai faite, c'est procéder à la critique de cette conviction 33» ; et il donne en exemple la lecture assidue des auteurs antichrétiens, de Celse au baron d'Holbach, en passant bien entendu par Marx, aus- sitôt après sa conversion ; quant à ses principes pédagogiques, il en rend compte en ces termes
Je n'ai jamais prétendu le moins du monde au rôle de maître à penser. Je n'ai jamais cherché à convertir ou à endoctriner. Je n'ai jamais enseigné ma pensée ou avancé mes convictions comme vraies. Au contraire, par honnêteté, quand j'avais quelque chose à dire, par exemple au sujet du christianisme, j'avertissais les étudiants que, étant chrétien, je pouvais infléchir involontairement les choses, et qu'ils devaient garder un esprit critique. De même, dans mes cours sur Marx, je les avertissais que mon objectif n'était pas de les rendre marxistes ou antimarxistes, mais de leur donner des instruments intellectuels leur permettant d'effectuer leur choix en connaissance de cause 3a_
Il est plus que vraisemblable qu'un tel gage d'intégrité ne soit guère salué par les sociologues bourdieusiens que comme une marque d'honnêteté, et se trouve confiné au registre moral, sans émarger au champ proprement épistémologique. C'est pourquoi il nous faut franchir un pas de plus, et aborder le principe de la neutralité axiologique.
3. Les jugements de valeur
Lorsque Max Weber, dans le fameux texte de sa conférence intitulé : Le métier et la vocation de savant 3s (~ssenschaft als Beruj), élabore le concept de «neutralité axiologique » (werturteils- freie ~ssenschaft36) 37' il cherche à dégager les sciences sociales de tout jugement de valeur pour les cantonner aux jugements de réa- lité. Les convictions religieuses et politiques, en particulier, n'ont pas droit de cité dans la sphère universitaire :telle est la condition majeure de possibilité de la vocation de savant. Cette condition est- elle remplie par les travaux sociologiques de Jacques Ellul ?
ss Ellul, 1981, p. 7.
sa Ibid., p. 142-143.
ss Voir Weber, 1963 [1919].
se Littéralement : «science libre de jugements de valeur» ;l'expression française «neu-
tralité axiologique », faisant bientôt autorité, est le fait de Julien Freund, premier traduc-
teur du texte en 1959 ;dans leur révision de la traduction en 1963, Eugène Fleischmann et
Éric de Dampierre ont préféré la reformuler en : «science sans présuppositions ».
37 Voir Weber, 1963 [1919], p. 98-111.
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Le professeur bordelais a exprimé à plusieurs reprises sa gra- titude envers le sociologue de Heidelberg, avec lequel il estime avoir «sans aucun doute une très grande parenté de méthode 3s ». Il lui consacrera une étude à l'occasion de la première édition fran- çaise de L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme 39, dans laquelle il rejoint les positions de Max Weber, répond aux critiques qui lui ont été adressées, et ne lui reproche que des points qu'il aurait négligés mais qui auraient pu renforcer son analyse 40. Et cependant, malgré ces convergences substantielles, Jacques Ellul n'adhère nullement au principe wébérien de la «neutralité axiolo- gique ». À Patrick Chastenet, qui lui demande s'il évite les juge- ments de valeur dans ses travaux sociologiques, il répond en effet
Je sais bien que je ne peux pas y échapper. Je suis moi et ce n'est pas « on » qui s'exprime par ma bouche ou par ma plume. Je ne crois pas du tout à la neutralité des sciences sociales. Dans ce domaine, l'objectivité n'est qu'une illusion. La seule précaution que je prends, c'est que je critique sans cesse ce que je suis en train d'écrire en me demandant si, ce faisant, je n'obéis pas à tel ou tel facteur socio- logique ou idéologique qui me conditionne al_
Ainsi Jacques Ellul s'inscrit-il en faux contre l'un des axes fondamentaux de l'épistémologie sociologique, qu'il réduit au statut d'illusion, mais auquel il ne peut opposer qu'une discipline réflexive, une sorte d'autodiscipline par introspection, ce que, précisément, Pierre Bourdieu et ses collègues qualifiaient eux-mêmes d'« illusion » (et notamment d'« illusion de la transparence ») a2. Cette pierre d'achoppement n'est cependant pas l'écueil le plus délétère sur le chemin d'une reconnaissance de la démarche de Jacques Ellul par la sociologie académique. Il nous reste à faire état de sa transgression délibérée du principe de l'agnosticisme métho- dologique.
4. Le registre confessant
La mise entre parenthèses de la valeur de vérité des pro- positions et des schèmes de croyances sur lesquels il travaille s'affirme comme un principe méthodologique irréfragable pour le sociologue, notamment pour le sociologue des religions. Or, non seulement Jacques Ellul ne le respecte pas, mais il l'enfreint
3a Ellul, 2008a [1981], p. 60.
sv Voir Ellul, 2004b [1964].
40 Voir ibid., p. 132-133.
41 Ellul —Chastenet, 2014 [1994], p. 185. La fin de cette citation a déjà été reproduite plus haut, à propos de la considération du fait sociologique comme obstacle à la pensée, y com~lris à la pensée sociologique.
2 Voir Bourdieu — Chamboredon — Passeron, 2005 [1968], p. 29.
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ostensiblement. Après avoir établi que les textes du versant socio- logique de son oeuvre n'abordent jamais les questions théologiques ou de foi, il nous faut identifier plusieurs livres qui assurent l'articulation entre les deux pôles de la dialectique :Les nouveaux possédés 43, La parole humiliée aa et Théologie et Technique 45. Mais le cas d'infraction le plus flagrant est celui des dernières pages de l'ouvrage intitulé :Changer de révolution 46. Le livre est une ana- lyse sociologique des mutations de la classe prolétarienne en URSS, en Chine et dans le Tiers Monde, et des nouvelles traductions de l'idéal révolutionnaire. Voici le passage qui constitue sans aucun doute l'acmé de la posture transgressive de notre auteur
Je quitte maintenant le domaine du constat et de l'exigence pour entrer dans celui de la conviction personnelle, du témoignage et de la pro- position. Je crois. (Et c'est maintenant affaire de foi explicite) je crois qu'en définitive seule la Révélation de Dieu en Jésus-Christ pourrait donner à la fois le levier et le point d'appui 47.
Ce discours confessant sis en conclusion d'un volumineux ouvrage de sociologie devait irrémédiablement disqualifier la démarche de Jacques Ellul aux yeux des sociologues. Le reliquat d'indulgence ne pouvait que voler en éclats devant ce franchisse- ment indu de la limite entre les registres de langage :les conditions minimales de scientificité n'étaient plus honorées. Pierre Drouin donnera une recension particulièrement sévère et sarcastique de Changer de révolution
Il y a une telle aspiration chez notre auteur à la découverte d'un para- dis perdu ou d'un âge d'or à venir, on ne sait trop, que l'on comprend parfaitement qu'il pousse ses raisonnements jusqu'à l'extrême. Le seul ennui est qu'à vouloir trop embrasser on n'est pas sûr d'étreindre ce que l'on souhaitait. Or c'est ici et maintenant que nous désirons plus
as Voir Ellul, 2003 [1973]. Les nouveaux possédés présentent cette particularité que l'auteur adjoint une Cauda pour les chrétiens d'une trentaine de pages, après l'épilogue, au terme d'un ouvrage de trois cent vingt pages adressées à tous, et consacrées à la pro- fanation des religions séculières (celles afférentes à la politique, l'État-nation, la révo- lution, l'argent, le sexe, la technique) et à la désacralisation de tous les mythes modernes (l'histoire, la science, la lutte des classes, le bonheur, le progrès, la jeunesse). Cette Cauda était amorcée, à la toute fin de l'épilogue, par ces quelques lignes déjà implicitement rédigées à l'intention des chrétiens : «Peut-on ainsi condamner, par la désacralisation, la presque totalité des hommes à sombrer ? Cela ne se pourrait que si en même temps que l'on désacralise, on apporte une raison de vivre qui soit suffisante et qui effectivement fasse vivre, que si en même temps l'on apporte une réponse qui soit satisfaisante et qui effectivement éclaire. Réponse et raison de vivre qui doivent être conjuguées. Et sinon, que celui qui ne peut apporter ces lumières laisse le reste de l'humanité civilisée, moderne, scientifique, chinoise ou occidentale, dormir en paix dans son rêve religieux » (Ellul, 2003 [1973], p. 318).
aa Voir Ellul, 2014a [1981].
as Voir Ellul, 2014b.
ae Voir Ellul, 2015 [1982].
a' Ibid., p. 419.
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d'aménité, de convivialité, même s'il faut encore nous contenter de demi-mesures, faute d'un bouleversement des mentalités 48.
Le même recenseur, sociologue et juriste, chef du service éco- nomique au quotidien Le Monde, renouvellera quelques années plus tard sa critique incisive, à l'occasion de la parution du Bluff tech- nologique 49, ouvrage dans lequel Jacques Ellul pointe les risques du déferlement technologique pour la vie des générations futures
Personne ne critiquera son prochain de préférer la vie contemplative à la société, mais, si l'on a choisi de rester au milieu de ses semblables, pourquoi cracher sur les facilités et les vrais progrès apportés à la communauté par l'ingéniosité des hommes ? Combien Jacques Ellul serait plus écouté — et il le mérite —s'il avait compris que, lorsque la sphère des besoins s'élargit, nous n'entrons pas forcément dans un monde perverti so
Tout se passe comme si la communauté scientifique ne pouvait plus reconnaître ni accueillir comme l'un des siens celui qui avait franchi le Rubicon des principes épistémologiques de base. La pro- duction d'un discours confessant, non plus seulement dans le cadre de textes exprimant des convictions personnelles, mais au sein même d'une analyse sociologique, s'avérait rédhibitoire.
III. CRITIQUE DES SOCIOLOGIES TECHNICIENNES
Si la démarche de Jacques Ellul ne souscrit pas aux conditions de la sociologie académique, ce n'est pas seulement du fait des exi- gences énoncées par les sociologues eux-mêmes, mais également en raison des critiques émises par notre auteur (ainsi que nous avons déjà commencé à le percevoir) à l' encontre de ce qu'il considérait comme une discipline technicienne. L'examen de ces critiques nous permettra donc d'évaluer, en creux, dans quelle mesure il serait légitime de continuer à avoir recours au vocable de «sociologie » au sujet d'une discipline sociologique alternative, spécifiquement ellulienne.
1. La sociologie comme dynamite
Les ressorts de la critique des sociologies techniciennes sont exposés dans trois textes demeurés méconnus. Le premier, publié dans l'hebdomadaire Réforme en 1961, est une recension du second volume du Traité de sociologie, dirigé par Georges Gurvitch 51. Le
48 Drouin, 1982, p. 17.
av Voir Ellul, 2012b [1988].
so Drouin, 1988, p. 22.
si Voir Gurvitch, 1960.
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ton du recenseur est passablement polémique, et le titre de l'article singulièrement incisif : «Les sociologues ne prennent pas de risques car la sociologie, c'est de la dynamite s2 ! »Jacques Ellul ironise sur la prétention scientifique des auteurs, tous sociologues de métier, alors que, affirme-t-il, les préjugés politiques influencent les analyses de Maurice Duverger 53, et que Henri Lefebvre livre au lecteur, «sous prétexte de sociologie, une analyse marxiste ortho- doxe de la situation des classes d'aujourd'hui 54 ». Le professeur de Bordeaux stigmatise ensuite les universitaires, dont la sociologie politique se cantonne à l'analyse des régimes, des partis et des élec- tions, mais qui n'abordent jamais de manière frontale les questions liées au pouvoir, à l'administration ou à la police.
Il faut prendre conscience (et le traité de sociologie nous y invite !) que la sociologie n'est pas une «science » innocente, mais une arme terrible. Déceler les mécanismes sociaux, mettre à jour les détermi- nismes collectifs, inviter l'homme à se regarder au miroir de ce qui lui signifie sa plus secrète dépendance, son impersonnalisation là où il se croit le plus fort et le plus personnel, arracher toutes les noblesses dont nous revêtons nos idéologies et croyances, désacraliser effecti- vement nos mythes, faire apparaître là où nous prétendons à la liberté, les forces aveugles qui nous habitent... telle pourrait être la vocation de la sociologie.
[...] Le sociologue se limite lui-même pour ne pas se mettre en conflit avec sa société ; il y a des choses sur lesquelles, d'un commun accord, on fait un «black-out ». Et l'on s'abritera, si besoin est, derrière l'honnêteté, le scrupule universitaire : «sur cet objet, nous ne pouvons rien savoir scientifiquement, donc nous n'en parlons pas ».
En réalité, personne ne cherche à faire exploser la dynamite que pourrait être une sociologie durement conduite, car celui qui la détient sait bien que dans sa vie profonde, intellectuelle et spirituelle, il pour- rait bien en être la première victime ss
Les sociologies techniciennes sont donc celles qui se sou- mettent aux logiques de la société technicienne, et se gardent bien de les mettre en question. La véritable «vocation de la sociologie » (expression sans aucun doute empruntée, par dérision, au titre d'un autre ouvrage de Georges Gurvitch 56), dévoyée par les sociologies techniciennes, se situe donc au contraire dans une posture de combat contre ces logiques, de déconstruction et de dénonciation des mythes et des idoles de cette société technicienne. En bref, la
sz Voir Ellul, 1961.
ss Maurice Duverger (1917-2014) a été le fondateur, en 1947, et le premier directeur,
jusqu'en 1957, de l'Institut d'études politiques de Bordeaux. Il a donc été le doyen et le
collè~ue de Jacques Ellul.
s Ellul, 1961, p. 12.
ss Ibid., p. 12 + 6.
se Voir Gurvitch, 1950.
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sociologie honorerait sa vocation en devenant sociologie de profa- nation et de subversion 57.
2. La sociologie comme défi à la société
Le second texte de Jacques Ellul est publié en 1976 dans une revue académique anglophone, sous le titre : « Problems of Socio- logical Method 58 ». Il commence par interroger le statut scientifique de la sociologie, et dénonce l'illusion qui consiste à recourir mas- sivement aux mathématiques ou à emprunter des concepts propres aux sciences exactes (y compris le concept de «champ », par réfé- rence implicite à Pierre Bourdieu) afin de s'attribuer une apparence de scientificité. L'obstacle à toute objectivité en sociologie, selon Jacques Ellul, tient à la présence du sociologue lui-même
La première marque de sagesse de la part de l'observateur consiste à admettre qu'il est lui-même impliqué. Alors seulement peut-il faire le premier pas au moins vers l'honnêteté scientifique, à défaut d'objectivité. [...] La personne du sociologue est si dominante en sociologie qu'il est préférable de reconnaître ce fait et de l'assumer, plutôt que de pré- tendre pouvoir élaborer une science objective et indépendante s9
D'où le plaidoyer de Jacques Ellul en faveur de la subjectivité en sociologie.
L'auteur questionne ensuite l'évolution des méthodes socio- logiques : on ne s'intéresse plus aux faits sociaux en tant que tels, mais aux forces, aux mouvements, aux interactions et aux conflits. Cependant, remarque Jacques Ellul, ce changement d'objets et de méthodologie ne répond pas à un perfectionnement épistémologique, mais à une pure adaptation de la sociologie aux mutations sociales, et à l'idéologie du changement permanent. En d'autres termes, la méthode sociologique est elle-même devenue un phénomène socio- logique :elle «est apparue comme une excroissance de la société
57 C'est à l'évidence ici, même si Jacques Ellul ne le dit pas explicitement, que le pôle théologique de sa dialectique trouve toute sa pertinence et sa fécondité pour en nourrir le pôle sociologique. C'est en effet la théologie barthienne, notamment celle du premier Barth, qui a conduit Jacques Ellul, dès 1963 (voir Ellul, 1963), soit bien avant Peter Berger et a fortiori Danièle Hervieu-Léger, puis de manière plus circonstanciée dix ans plus tard dans Les nouveaux possédés (voir Ellul, 2003 [1973]), à s'inscrire en faux contre la théorie de la sécularisation, àdéfendre la thèse d'un homo religiosus foncièrement ancré dans la modernité, et à discerner du religieux disséminé à distance des traditions chrétiennes, hors dogmatique et hors institution. Il en vint à dégager un «sacré technicien » à partir du schéma selon lequel le vecteur majeur de désacralisation (ou de désenchan- tement du monde) se voit à son tour, et nécessairement, investi de sacralité.
sa Voir Ellul, 1976.
sv Ibid., p. 7 et 13 : «The first wisdom of such an observer is to admit that he is involved. Then he can take the first step toward, if not objectivity, at least scientific honesty. [...] The person of the sociologist is so dominant in sociology that it is better to recognize the fact and cope with it than to claim to be able to elaborate an objective and independent science. »
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elle-même60 ». Or, à lire les études sociologiques, l'objet de la sociologie par excellence, à savoir la société, semble se maintenir comme si elle existait en elle-même, dans son identité propre, «comme si la société était toujours... la société 61 ». D'où le choix, par Jacques Ellul, d'une sociologie concrète, qui évite de construire abstraitement une société fictive, qu'elle prendrait ensuite pour objet de son étude.
Jacques Ellul rappelle que la carence de scientificité de la sociologie tient à son incapacité à expérimenter, c'est-à-dire à reproduire un même phénomène dans des circonstances rigou- reusement identiques. Néanmoins, la vérification a posteriori des hypothèses quant à l'évolution d'un phénomène est toujours pos- sible. D'où le privilège qu'il accorde à ce critère pragmatique pour l'élaboration des hypothèses. Jacques Ellul donne ironiquement l'exemple du mouvement social de Mai 1968, dans lequel presque tous les sociologues ont vu l'amorce d'un processus révolution- naire
Tous ont eu tort. Puis les choses ont continué comme s'ils n'avaient rien dit, et leurs études sociologiques sont aussi hautement estimées qu'auparavant. Inversement, la toute petite minorité qui soutenait que la crise n'avait aucune profondeur politique [...] —aucun de ses repré- sentants n'est considéré comme un bon sociologue !Quel phénomène étrange et fascinant 62 !
La subjectivité du chercheur intervient donc dans l'élaboration de ses hypothèses et de ses prévisions, mais la vérification à travers l'examen des événements consécutifs confirmera ou infirmera la valeur de tels choix personnels aléatoires.
Enfin, Jacques Ellul se propose de discerner un facteur déter- minant, susceptible de rendre compte du plus grand nombre possible de données factuelles à un moment donné, afin d'appréhender le changement social. Sans le préciser explicitement ici, c'est bien évidemment au facteur technique qu'il songe comme étant sa propre hypothèse 63. C'est pourquoi, le facteur déterminant étant url moteur intouchable, quasiment sacralisé, finalement, «toute recherche
w Ibid., p. 12 : «The method has appeared as an outgrowth of the society itself ».
61 Ibid., p. 12 : «As if society were always... society ».
62 Ibid., p. 21-22 : « All of them were wrong. Yet things go on as if they'd never said anything, and their sociological studies are as highly prized as before. On the other hand, that tiny minority who claimed that the crisis had no political depth [...] —none of these men are considered good sociologists ! What a strange and fascinating phenomenon ! »
~ Jacques Ellul indique cependant que l'erreur de Karl Marx a précisément été de croire que le facteur déterminant qu'il avait sélectionné, l'économie, n'était pas lié à une période de l'histoire, mais au contraire permanent et universel. Cette notation renvoie clairement à d'autres textes où notre auteur se démarque de Marx, qui aurait eu raison à son époque, mais tort dans la généralisation de sa théorie, puisque c'est le facteur technique qui est aujourd'hui déterminant.
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sociologique implique soit une confirmation de l'être de la société, soit un défi qui lui est lancé ~` ». La première option est celle retenue par les sociologies techniciennes, la seconde celle d'une sociologie alternative, fidèle à sa propre vocation. Tel est finale- ment l'horizon que Jacques Ellul assigne à la sociologie dans cet article :défier la société dans son être même.
3. La sociologie comme science de l'individu
Le troisième et dernier texte est la préface offerte par Jacques Ellul, en 1985, au premier ouvrage 6s de son fidèle disciple 66 Willem H. Vanderburg :The Growth of Minds and Cultures 67. Le professeur de Bordeaux reproche d'emblée à la sociologie d'avoir négligé l'individu, ce qui lui apparaît éminemment paradoxal à l'époque de l'individualisme forcené. Il salue donc la singularité de l'approche de Willem H. Vanderburg, qui envisage la culture du point de vue de l'individu, et dans sa dimension de socialisation de cet individu. La culture s'enracine en effet dans l'expérience personnelle, elle- même nourrie de rapports interindividuels. La culture est donc cette matrice dialectique qui médiatise les relations entre l'individu et le groupe, selon un modèle d'étroite interdépendance. Le propos de Willem H. Vanderburg dans ce livre est d'interroger l'impact de la technique sur la culture : à ses yeux, le milieu vivant de la culture est menacé par la technique, qui remplace les expériences entre individus par des rapports à des objets, rapports soumis à la seule règle de l'efficacité immédiate et quantifiable. L'auteur analyse la perte de symbolisation chez ses contemporains dominés par l'ordre technicien. Et il rejoint à ce propos la thèse déjà défendue par Jacques Ellul : il n'y a pas de culture technicienne possible 68.
Jacques Ellul reconnaît que Willem H. Vanderburg n'est pas seul à privilégier l'individu dans son approche sociologique : il cite la démarche d'Edgar Morin, qui, dans sa Sociologie 69 parue l'année précédente, étudie les interactions entre les individus. Il aurait pu également mentionner Le retour de l'acteur70 d'Alain Touraine, alors récemment publié, et même rappeler que, dans sa propre étude
~ Ellul, 1976, p. 22 : «All sociological research involves either a confirmation of the bein~ of society or a challenge to it ».
Il s'agit du premier d'une tétralogie :voir Vanderburg, 1985 ; 2000 ; 2005 ; 2011.
ee Selon Michel Hourcade, Jean-Pierre Jézéquel et Gérard Paul, « à certains égards, on serait tenté de dire que Bill Vanderburg est le seul disciple de Jacques Ellul » (Ellul, 2008a [1981], p. 11). Voir aussi Rognon, 2012, p. 310-316.
67 Voir Vanderburg, 1985. Pour la préface, voir Ellul, 1985.
68 Voir Ellul, 1987.
6v Voir Morin, 1984.
70 Voir Touraine, 1984.
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de 1964 consacrée à L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, il indiquait déjà que selon Max Weber, c'est l'addition de conduites individualisées qui aboutit à créer un système économique de type nouveau 71. Mais Jacques Ellul se réfère encore à Roger Caillois et à «son modèle de "sciences diagonales" 72 », pour se féliciter de voir mise en pratique chez Willem H. Vanderburg une interdisciplinarité seule susceptible d'arracher la sociologie aux démons du posi- tivisme.
Car tel est finalement l'insigne paradoxe de la sociologie ellulienne, sans doute liée à sa filiation kierkegaardienne 73 : parce que tout commence dans le sujet singulier et qu'aucune mutation sociale n'est envisageable sans la conversion de celui-ci, la socio- logie est appelée à devenir une science de l'individu aux prises avec la société. C'est cette ligne de force de la pensée de Jacques Ellul qui éclaire son attachement à une démarche dialectique, susceptible de mobiliser sur un mode transversal diverses disciplines, sans en exclure bien évidemment la théologie. La sociologie ne sera pas seulement fécondée, mais littéralement sauvée, par l'engagement interdisciplinaire, et notamment par son dialogue avec la théologie, lorsqu'elle recevra de cette dernière la conviction que seules la «métanoïa» individuelle et l'association de sujets dégagés de l'emprise des déterminations sociales peuvent amorcer une véritable mue sociétale. C'est alors que la sociologie, paradoxale «science de l'individu », deviendra de la «dynamite » pour «défier réso- lument la société, dans son être même ».
CONCLUSION :SINGULIÈRE SOCIOLOGIE
Les considérations qui précèdent nous ont conduit à récuser toute conciliation possible entre la démarche ellulienne et la socio- logie académique. Si donc nous voulions attribuer à Jacques Ellul l'identité de «sociologue », il nous faudrait, afin d'éviter tout quiproquo et de sortir du dialogue de sourds, admettre le principe d'une pluralité des sociologies. Nous devrions donc renoncer à une conception restrictive de la sociologie, pour en envisager une acception hyper-extensive. Si la sociologie académique se veut, par définition, critique, la sociologie ellulienne serait, pour reprendre une formule marxiste chère à Jacques Ellul, une critique de la critique, voire une «critique de la Critique critique 74 ». Si nous
" Voir Ellul, 2004b [ 1964], p. 134.
72 Ellul, 1985, p. xlx : « Model of the "interlinking sciences" ».
73 Voir Rognon, 2008 ; 2013 [2007], p. 169-209.
74 Voir Marx —Engels, 1982 [ 1845].
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voulions qualifier plus précisément la sociologie ellulienne, au-delà
des épithètes de «subjective » ou de « transgressive », l'expression qui conviendrait sans doute le plus exactement serait celle d'une
«sociologie agonistique 75 ».
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n Une confrontation de la sociologie ellulienne, dans sa dimension agonistique, avec celle du dernier Bourdieu, notamment celle qui est mise en scène dans le film de Pierre Carles, au titre suggestif : La sociologie est un sport de combat (2001), permettrait de dégager malgré tout quelques affinités, par-delà les points de rupture massifs.
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REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2017, Tome 97 n° 1, p. 131 à 150
Faculté de Théologie Protestante (EA 4378) —Université de Strasbourg
9 place de l'Université — F-67084 Strasbourg Cedex
Résumé : Poser la question : «Jacques Ellul était-il sociologue ? », c'est s'interroger sur son identité disciplinaire, par-delà son statut officiel de juriste. Si lui-même ne se présentait jamais comme sociologue, il évoquait fréquem- ment le versant sociologique de son oeuvre, en rapport dialectique avec son versant théologique et éthique. Cette architectonique de sa production écrite pose un premier problème à son identification en tant que sociologue ; en découle un questionnement sur les présupposés de l'auteur, et sur leur com- patibilité avec les règles de la méthode sociologique : rupture avec les pré- notions immédiates, construction rigoureuse de l'objet d'analyse, neutralité axiologique... Les critiques adressées par Jacques Ellul aux illusions de ces principes méthodologiques permettent néanmoins de définir une sociologie spécifiquement ellulienne.
Abstract : To ask the question, `Was Jacques Ellul a sociologist ?' is to Wonder about his true academic identity, over and above his formal status as a jurist. Even though he never presented himself as a sociologist, he often discussed the sociological implications of his work, in a direct relationship with its theological and ethical implications. This structure of his written output presents an initial problem for his being identified as a sociologist. Questions on the Ellul's presuppositions flow from this, as well as on the compatibility of these with the rules of sociological method : rupture with immediate preconceptions, rigorous construction of the object under analysis, axiological neutrality... The critiques addressed by Ellul of the illusions of these methodological principles nonetheless allow us to identify a specifically Ellulian sociology.
Rendre compte de l'identité disciplinaire de Jacques Ellul s'avère aussi problématique que le positionner vis-à-vis des courants de
pensée qu'il a fréquentés, que ce soit le marxisme, le situation- nisme ou la galaxie postmoderne. Était-il juriste ? Historien ?
Philosophe ?Théologien ? Sociologue ? En ne retenant que cette dernière interrogation, il nous faudra nous déprendre de trois pièges celui de l'apologétique, qui consisterait à accorder généreusement
des labels par souci de défendre et d'honorer le génie pluridimen- sionnel de l'auteur ; celui, inverse, de la récupération, qui revien-
drait àl'arraisonner au profit d'un cadre disciplinaire académique ; celui, enfin, de l'ostracisme, qui signifierait son exclusion du champ
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par déficit de normalité conventionnelle. Nous chercherons donc, dans un premier temps (partie I), à établir le statut disciplinaire officiel de Jacques Ellul, avant d'entendre ce que lui-même en disait ; cela nous conduira ensuite (partie II) à décliner les diffé- rents obstacles qui se présentent à l'identification de Jacques Ellul en tant que sociologue, et à en évaluer la teneur plus ou moins rédhibitoire ;enfin (partie III), nous nous arrêterons sur les critiques que Jacques Ellul adressait aux procédures méthodologiques de la sociologie, afin de tenter de discerner, en creux, à quelles condi- tions et dans quelle mesure nous serions autorisés à définir une sociologie spécifiquement ellulienne. La mise en question de l'identité disciplinaire de Jacques Ellul nous offre en effet l'opportunité d'interroger les relations singulières que le professeur de Bordeaux entretenait avec la sociologie 1.
DE JACQUES ELLUL
Jacques Ellul est souvent présenté au moyen d'une série d'épithètes qui le rattachent, sans étayage conséquent, à diverses disciplines académiques :juriste, historien, philosophe, théologien, sociologue 2. Le qualificatif de «sociologue » lui est attribué par nombre de commentateurs 3, dans l'immense corpus de la littérature secondaire 4. Lorsque l'écrivain et journaliste Christian Chabanis résolut de rassembler vingt-cinq témoignages de foi chrétienne, exprimés sur un registre de type confessant, issus de tous horizons politiques, professionnels et disciplinaires, il choisit de qualifier Jacques Ellul de «sociologue », en compagnie de plusieurs univer- sitaires, mais en l'absence de tout juristes ;signalons que dans cet
' Le propos de cet article s'enracine dans les conversations que nous avions eues, avec Jean-Pierre Bastian, au sujet des rapports entre Jacques Ellul et la sociologie. Il se vou- drait un signe d'hommage pour quinze années de fructueuses collaborations au sein du Centre de Sociologie des Religions et d'Éthique Sociale (CSRES).
2 La p. 4 de couverture de l'ouvrage d'entretiens de Jacques Ellul avec Patrick Chastenet intitulé : Àcontre-courant, le présente ainsi : «Juriste, historien, théologien et sociologue » (Ellul —Chastenet, 2014 [1994], p. 4 de couv.). Le statut de «philosophe» est ici pru- demment éludé, Jacques Ellul l'ayant à plusieurs reprises formellement récusé (voir Ellul 2008a [1981], p. 23). Le livre d'entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange intitulé temps et à contretemps, le présente comme «universitaire et théologien, pasteur par intérim et militant social » (Ellul, 1981, p. 2 de couverture).
3 Par exemple par ses trois élèves, Michel Hourcade, Jean-Pierre Jézéquel et Gérard Paul, qui ont annoté l'ouvrage intitulé : Ellul par lui-même ; voir Ellul, 2008a [1981], p. 175, n. 28.
a Voir Hanks, 2007, en particulier les entrées « Sociology » (p. 524-525) et «Social sciences » (p. 523) de son Index thématique.
s Voir Ellul, 1979. Les autres enseignants-chercheurs interviewés sont mathématicien, astronome, physicien, naturaliste, biologiste, ethnologue, économiste et psychanalyste.
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entretien, Jacques Ellul, sans pour autant récuser le statut de socio- logue qui lui est attribué dès la première question posée, se garde de se présenter lui-même comme tel.
Le statut officiel du professeur de Bordeaux n'a cependant jamais eu à voir avec la sociologie. Du fait de sa formation à la Faculté de droit, de ses diplômes (doctorat en droit en 1936, agré- gation en droit en 1943), et de ses charges d'enseignement (chargé de cours en histoire du droit à l'Université de Montpellier en 1937, puis en 1938 à celle de Strasbourg 6, repliée àClermont-Ferrand en 1939, professeur d'histoire des institutions à la Faculté de droit de l'Université de Bordeaux de 1944 à 1980, et à l'Institut d'études politiques de la même ville de 1947 à 1980)', Jacques Ellul est, d'un point de vue académique, un juriste et un historien du droit. En tant qu'enseignant à l'Institut d'études politiques, il peut être considéré comme politiste. Telle est donc son assise institutionnelle. Son Magnum Opus de facture académique est son Histoire des institutions en cinq volumes g, régulièrement rééditée 9, manuel de référence encore aujourd'hui pour les étudiants en droit. Mais comme on le constate d'emblée à lire l'intitulé de ses cours, Jacques Ellul s'autorise déjà une certaine liberté dans l'orientation de son enseignement, vis-à-vis du champ de l'histoire du droit et des institutions. Ses cours sont, en effet, notamment intitulés « La pensée marxiste » , «Philosophie et politique chez Marx », « La pensée économique de Marx » , «Les successeurs de Marx », « La Technique », « La Technique et la société contemporaine », « La société technicienne » , « La Propagande » ou encore «Les classes sociales » 10. Certains de ces cours ont également été publiés, soit de son vivant 11, soit à titre posthume 12. Mais au-delà de ces ouvrages proprement académiques, une bonne partie de l'oeuvre de Jacques Ellul, tant du point de vue du contenu que du style, du niveau de langage ou des conventions éditoriales, relève davantage du genre littéraire de l'essai 13. Or, sans doute en raison des conno- tations afférentes à ce terme, jugées par trop dépréciatives dans les
° Voir Olivier-Utard, 2016, p. 190 (Jacques Ellul est cependant absent de l'Index des
noms cités).
~ Pour une biographie détaillée de Jacques Ellul, voir Troude-Chastenet, 2005, p. 347-
359, ainsi que Ellul —Chastenet, 2014 [ 1994], p. 9-60.
a Voir Ellul, 1951-1957.
v Dernières éditions :collection Quadrige, 1999 et 2013.
10 Voir Ellul —Chastenet, 2014 [ 1994], p. 52.
" Voir Ellul, 2008b [ 1962].
12 Voir Ellul, 1998 ; 2007 ; 2012a [2003].
13 Dans la première édition de L'illusion politique, en date de 1965, avait été apposée la mention «Essai » après le titre de l'ouvrage. Cette mention a disparu lors des deux rééditions, en 1977 et en 2004. Voir Ellul, 2004a [1965].
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cercles universitaires, on ne présente qu'exceptionnellement Jacques Ellul comme un essayiste.
Pour ce qui le concerne, Jacques Ellul ne se dit jamais lui- même essayiste. Décline-t-il pour autant, dans ses textes d'ordre réflexif, l'identité d'un sociologue ? La réponse à cette question ne peut être aussi tranchée. Si, dans ses trois livres d'entretiens 14, le professeur bordelais n'emploie pas une seule fois le vocable de «sociologue » à son sujet, il donne explicitement à voir son oeuvre comme partiellement «sociologique 15 ». Mais de manière signifi- cative, les références à la sociologie ou aux réalités sociologiques se trouvent frappées, sous sa plume, du sceau de l'ambivalence. Jacques Ellul n'hésite pas à écrire, d'une part, que la sociologie n'était pas en mesure de lui enseigner «quelles sont les questions pertinentes pour notre société d'aujourd'hui 16» (seule la Bible peut le faire !) et, d'autre part, que sa rigueur méthodologique l'oblige à critiquer sans cesse ce qu'il est en train d'écrire en se demandant si, ce faisant, il n'obéit pas « à tel ou tel facteur sociologique ou idéologique qui [le] conditionne 17 ». Ainsi, non seulement la sociologie s'avère déficiente, mais le fait sociologique lui-même apparaît davantage comme une entrave à la pensée que comme un horizon chargé de vertus heuristiques. Nous reviendrons dans la troisième partie sur cette dimension critique.
Il importe à présent d'examiner comment Jacques Ellul rend compte de son «oeuvre sociologique », et de son propre rapport à la «sociologie », lorsqu'il emploie ce terme en bonne part :c'est sans doute ici qu'affleureront les principales pierres d'achoppement dans son dialogue avec les sociologues.
Jacques Ellul conçoit l'ensemble de son oeuvre publiée comme constituée de deux versants : un volet sociologique, qu'il présente également comme une critique de la société technicienne dans ses différents domaines ; et un volet théologique ou d'éthique chré- tienne, qui cherche à indiquer comment vivre en tant que disciples du Christ dans cette société technicienne 18. Et ces deux registres ne doivent pas être compris comme hermétiques l'un à l'autre, mais en
ia Voir Ellul, 1981 ; 2008a [1981] ; Ellul —Chastenet, 2014 [1994].
15 Voir Ellul, 1981, p. 66, 118, 156-157, 158, 159-160, 187 ; 2008a [1981], p. 135 ; Ellul —Chastenet, 2014 [1994], p. 62, 184-185.
16 Ellul, 1981, p. 68.
'~ Ellul —Chastenet, 2014 [1994], p. 185.
18 Voir Ellul, 1981, p. 65-68 ; Ellul —Chastenet, 2014 [1994], p. 62-63.
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relation dialectique, chacun des deux renvoyant à l'autre, se nour- rissant de l'autre et nourrissant l'autre. Ainsi, le point de départ est
théologique, puisque l'intention première de Jacques Ellul est de consacrer sa vie à tenter d'« adorer Dieu de toute [sa] pensée 19 ».
Or, pour devenir un «intellectuel chrétien 20 », il lui fallait analyser avec le plus grand réalisme la société dans laquelle il vivait. La théologie le conduit à la sociologie, qui le ramène à la théologie non pas pour fournir des réponses ou des solutions théologiques aux problèmes sociologiques, mais pour maintenir ces deux disciplines dans un écart mutuellement critique. Chacun des deux pôles s'offre comme le contrepoint de l'autre. Ainsi Jacques Ellul s'exprime-t-il quant aux ressorts de cette dialectique
La sociologie doit être le moyen de critique de la théologie et réci- proquement. Autrement dit, la théologie me paraissait toujours tentée de partir dans le ciel sans tenir compte de la réalité effective de l'homme vivant à qui elle doit s'adresser. La sociologie devait donc être l'instrument qui me permettrait de distinguer, à l'intérieur de la théologie, ce qui présente, disons, une «utilité » : la possibilité de dire maintenant une parole vivante, de découvrir un style de vie nouveau pour l'homme en éliminant ce qui est du mode de la subtilité, du pur déroulement intellectuel des choses. [...] Mais réciproquement je ne pouvais admettre une sociologie qui se bornerait à connaître les méca- nismes purement objectifs des sociétés humaines en excluant la question de leur sens. Avec les méthodes mathématiques que l'on y a introduites, la sociologie se prétend de plus en plus scientifique, mais que signifie un travail sociologique d'où l'on a exclu la signification de ce que l'homme vit dans tel groupe ? [...] L'apport de la critique théologique à la sociologie [...] consiste, à mon avis, dans l'exigence de prendre le phénomène humain dans sa totalité au lieu de le séparer en tranches 21•
L'approche dialectique telle que la conçoit Jacques Ellul permet ainsi de conjurer les deux principaux travers qui guettent respec- tivement la théologie et la sociologie : la spéculation désincarnée pour la première, et le réductionnisme pour la seconde. Cette dernière garantit le réalisme dans l'analyse, tandis que l'autre offre une ouverture vers l'espérance. Et les cinquante-huit livres du pro- fesseur de Bordeaux, équitablement répartis sur les deux versants, peuvent être envisagés comme cinquante-huit chapitres d'un seul ouvrage, se faisant écho d'un versant à l'autre 22.
On comprend aisément les réticences de la plupart des socio- logues àl'accueil d'une telle démarche, d'autant que Jacques Ellul
19 Voir Ellul, 1981, p. 67.
20 Ibid.
21 Ellul, 1981, p. 156-160.
~ Voir Ellul — Nordon, 1992, p. 26-29 ; Ellul —Chastenet, 2014 [1994], p. 62.
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ne craint pas d'en pousser à leur terme les conséquences lo- giques
On ne peut comprendre pleinement mes livres de sociologie qu'au travers d'une affirmation de la foi. Réciproquement, on ne peut donner un contenu à mes livres de théologie sans les penser écrits pour ce monde-ci. Car les uns comme les autres sont écrits dans la lumière eschatologique du salut final et de la réconciliation 23.
La posture de Jacques Ellul présente quatre types de difficultés au regard de la méthodologie académique en sociologie : l'inter- disciplinarité assumée en première personne, la dépendance à l'égard de présupposés, l'émission de jugements de valeur, la production d'un discours confessant. Ainsi exposées dans l'ordre croissant de gravité, ces quatre pierres d'achoppement contreviennent respec- tivement aux quatre règles cardinales de la méthode sociologique que sont : la spécialisation disciplinaire, la construction de l'objet d'analyse par rupture avec les prénotions, la neutralité axiologique, l'agnosticisme méthodologique.
La spécialisation disciplinaire est aujourd'hui toujours privi- légiée, non seulement pour éviter l'éparpillement et la superficialité des savoirs acquis par le chercheur, et assurer sa maîtrise de la discipline sociologique, mais aussi pour garantir précisément la qualité du dialogue interdisciplinaire, conçu sur un mode collégial et non point en première personne. La spécialisation du chercheur est donc la conséquence de la spécialisation des connaissances. C'est précisément ce contre quoi, nous l'avons vu, Jacques Ellul ne cessera de s'élever, au nom d'une pensée globale ~`. Mais le grief d'interdisciplinarité en solitaire sera loin d'être le plus sévère de ceux qui lui seront adressés. On finit par reconnaître, même tardi- vement, René Girard (1923-2015) comme l'un des derniers ency- clopédistes de l'époque contemporaine. Le glissement délétère et scientifiquement ruineux imputé à Jacques Ellul est moins d'avoir voulu embrasser plusieurs disciplines, que d'avoir associé dans une même dialectique les sciences sociales avec la discipline-repoussoir par excellence : la théologie. C'est ce choix qui s'avère rédhibitoire, comme l'atteste la recension de L'illusion politique 25, rédigée par
~ Ellul, 1981, p. 187.
za Jacques Ellul reprochera à John Kenneth Galbraith et à Raymond Aron leurs études fragmentaires, parcellaires, alors qu'il n'y a à ses yeux qu'une vision globale qui soit suscep- tible de rendre compte des phénomènes localisés :celle de la technique ;c'est pourquoi, explique-t-il, «j'essaie de donner une explication théorique à un phénomène qui me paraît englobant » (Ellul, 2008a [1981], p. 61).
zs Voir Ellul, 2004a [1965].
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Marcel Merle, alors directeur de l'Institut d'études politiques de Bordeaux 26. Dans son livre, Jacques Ellul montre que, dans une démocratie moderne comme la France de 1965, ce sont les tech- niciens et les experts qui détiennent le véritable pouvoir d'orien- tation et de décision quant aux choix qui engagent l'avenir de la société, et que, de ce fait, la politique est une double illusion illusion quant à l'attribution du pouvoir aux élus et illusion quant à la maîtrise des affaires publiques par les électeurs qui délèguent leur pouvoir aux élus. Voici un extrait de la recension indiquée
A vrai dire, l'acharnement de J. Ellul s'explique par des raisons qui
sont d'ordre théologique plus encore que philosophique. C'est dans
son précédent ouvrage (Fausse présence au monde moderne) que l'on peut trouver la clef de L'illusion politique. Le monde contre lequel se dresse J. Ellul est un univers proprement satanique, dont tout espoir de salut est proscrit, parce que l'homme a voulu construire son royaume avec ses seules forces et qu'il est maintenant l'esclave des puissances matérielles qu'il a déchaînées. C'est sans doute la raison pour laquelle la technique, la propagande, l~tat apparaissent non pas comme des instruments neutres entre les mains des hommes, mais comme des puissances à la fois personnifiées, c'est-à-dire douées d'une autonomie et d'une action propres, et anonymes. Ce sont les dominations des ténèbres, où l'homme ne peut que s'égarer dès qu'il abdique sa capa- cité de jugement et de décision. Pour retrouver le chemin de la vérité et de la lumière, il lui faut d'abord tourner le dos au monde.
[...] Combien, parmi ceux qui auront été séduits par la rigueur du système, seront tentés de s'arrêter en chemin et finiront par trouver dans ce mépris du monde un médiocre confort intellectuel et une bonne conscience au rabais ?Une explication de la société qui se réduit aux mécanismes de la technique et de la propagande fournit la réponse commode à tous les problèmes ;quant au monde méchant, dans lequel il faut bien finir par s'installer, on se console vite de n'y pouvoir rien changer en cultivant, au plus profond de soi-même, l'amère satisfaction d'être parmi les privilégiés qui savent que tout est vanité... 27
Nous avons choisi cette longue citation parce qu'elle est exem- plaire de l'hostilité rencontrée par Jacques Ellul de la part de nombre de sociologues. Sans nous arrêter ici aux dimensions cari-
caturales du compte-rendu de la pensée ellulienne, il nous faut relever que le reproche d'interdisciplinarité en solitaire se trouve à
présent largement distancé, ou éclipsé, par celui des présupposés théologiques.
ze Marcel Merle (1923-2003) a été directeur de l'Institut d'études politiques de l'Université de Bordeaux de 1958 à 1967. La sévérité du jugement du doyen Merle à l'égard de son collègue témoigne de la rudesse de la réception de l'aeuvre sociologique de Jacques Ellul dans le monde académique, et accessoirement de l'âpreté des relations au sein du corps professoral de l'Institut.
27 Merle, 1965, p. 777-779.
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Dans leur ouvrage commun intitulé : Le métier de sociologue 28, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron ont longuement étayé cette pierre angulaire de la méthode sociolo- gique qu'est la rupture avec les prénotions afin de construire l'objet d'analyse 29. Les trois chercheurs mettent en garde leur lecteur contre toute sociologie «spontanée », qui prendrait les phénomènes observés pour des faits réels, donnés tels quels, appréhendés par le sens commun, offerts à la lecture directe : en réalité, tout fait social est construit, conquis contre l'illusion du savoir immédiat, et l'empirisme est une illusion ruineuse. C'est pourquoi le sociologue se doit de recourir à des procédures rigoureuses de construction de son objet d'analyse, en rompant avec tous les lieux communs, en élaborant une problématique conceptuellement cohérente, en for- mulant des hypothèses, et en se donnant les moyens de les vérifier. Les auteurs n'évoquent pas le cas de présupposés théologiques, mais s'attardent sur les différentes modalités d'enracinement social du sociologue, sur les présupposés culturels qu'il risque d'engager dans ses interprétations, et sur ce qu'ils appellent « l'ethnocen- trisme de classe 30 ». Les présupposés théologiques ne peuvent qu'être inclus dans cet ethnocentrisme. Face à ces pièges, il convient de redoubler de «vigilance épistémologique 31 ». Il ne s'agit cependant pas de croire que l'on pourrait être ou devenir vierge de présup- posés, au risque de nier ceux que l'on porte inconsciemment en soi
Il serait très facile de montrer que toute pratique scientifique, même et surtout lorsqu'elle se réclame de l'empirisme le plus aveugle, engage des présupposés théoriques et que le sociologue n'a le choix qu'entre des interrogations inconscientes, donc incontrôlées et incohérentes, et un corps d'hypothèses méthodiquement construites en vue de l'épreuve expérimentale. Refuser la formulation explicite d'un corps d'hypothèses fondé sur une théorie, c'est se condamner à engager des présupposés qui ne sont autres que les prénotions de la sociologie spontanée et de l'idéologie, c'est-à-dire les questions et les concepts que l'on a en tant que sujet social lorsqu'on veut ne pas en avoir en tant que sociologue 32•
L'approche ellulienne serait-elle concernée par un tel verdict ? En réalité, la réponse ne va pas de soi. D'une part, les recherches menées par Jacques Ellul n'échappent évidemment pas aux exigences de rigueur méthodologique mises en avant par Pierre Bourdieu et ses collègues. Mais par ailleurs, son propre témoignage semble attester
28 Voir Bourdieu — Chamboredon —Passeron, 2005 [ 1968].
zv Voir ibid., p. 11-106.
so Voir ibid., p. 100-102.
31 Voir ibid., p. 102-106.
sz Ibid., p. 58.
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qu'il aurait honoré cette assomption consciente de ses présupposés, aussi bien en tant que chercheur qu'en tant qu'enseignant : du point de vue de la recherche, «chaque fois que, dans n'importe quel domaine, j'ai acquis une conviction, affirme-t-il, la première chose que j'ai faite, c'est procéder à la critique de cette conviction 33» ; et il donne en exemple la lecture assidue des auteurs antichrétiens, de Celse au baron d'Holbach, en passant bien entendu par Marx, aus- sitôt après sa conversion ; quant à ses principes pédagogiques, il en rend compte en ces termes
Je n'ai jamais prétendu le moins du monde au rôle de maître à penser. Je n'ai jamais cherché à convertir ou à endoctriner. Je n'ai jamais enseigné ma pensée ou avancé mes convictions comme vraies. Au contraire, par honnêteté, quand j'avais quelque chose à dire, par exemple au sujet du christianisme, j'avertissais les étudiants que, étant chrétien, je pouvais infléchir involontairement les choses, et qu'ils devaient garder un esprit critique. De même, dans mes cours sur Marx, je les avertissais que mon objectif n'était pas de les rendre marxistes ou antimarxistes, mais de leur donner des instruments intellectuels leur permettant d'effectuer leur choix en connaissance de cause 3a_
Il est plus que vraisemblable qu'un tel gage d'intégrité ne soit guère salué par les sociologues bourdieusiens que comme une marque d'honnêteté, et se trouve confiné au registre moral, sans émarger au champ proprement épistémologique. C'est pourquoi il nous faut franchir un pas de plus, et aborder le principe de la neutralité axiologique.
Lorsque Max Weber, dans le fameux texte de sa conférence intitulé : Le métier et la vocation de savant 3s (~ssenschaft als Beruj), élabore le concept de «neutralité axiologique » (werturteils- freie ~ssenschaft36) 37' il cherche à dégager les sciences sociales de tout jugement de valeur pour les cantonner aux jugements de réa- lité. Les convictions religieuses et politiques, en particulier, n'ont pas droit de cité dans la sphère universitaire :telle est la condition majeure de possibilité de la vocation de savant. Cette condition est- elle remplie par les travaux sociologiques de Jacques Ellul ?
ss Ellul, 1981, p. 7.
sa Ibid., p. 142-143.
ss Voir Weber, 1963 [1919].
se Littéralement : «science libre de jugements de valeur» ;l'expression française «neu-
teur du texte en 1959 ;dans leur révision de la traduction en 1963, Eugène Fleischmann et
Éric de Dampierre ont préféré la reformuler en : «science sans présuppositions ».
37 Voir Weber, 1963 [1919], p. 98-111.
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Le professeur bordelais a exprimé à plusieurs reprises sa gra- titude envers le sociologue de Heidelberg, avec lequel il estime avoir «sans aucun doute une très grande parenté de méthode 3s ». Il lui consacrera une étude à l'occasion de la première édition fran- çaise de L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme 39, dans laquelle il rejoint les positions de Max Weber, répond aux critiques qui lui ont été adressées, et ne lui reproche que des points qu'il aurait négligés mais qui auraient pu renforcer son analyse 40. Et cependant, malgré ces convergences substantielles, Jacques Ellul n'adhère nullement au principe wébérien de la «neutralité axiolo- gique ». À Patrick Chastenet, qui lui demande s'il évite les juge- ments de valeur dans ses travaux sociologiques, il répond en effet
Je sais bien que je ne peux pas y échapper. Je suis moi et ce n'est pas « on » qui s'exprime par ma bouche ou par ma plume. Je ne crois pas du tout à la neutralité des sciences sociales. Dans ce domaine, l'objectivité n'est qu'une illusion. La seule précaution que je prends, c'est que je critique sans cesse ce que je suis en train d'écrire en me demandant si, ce faisant, je n'obéis pas à tel ou tel facteur socio- logique ou idéologique qui me conditionne al_
Ainsi Jacques Ellul s'inscrit-il en faux contre l'un des axes fondamentaux de l'épistémologie sociologique, qu'il réduit au statut d'illusion, mais auquel il ne peut opposer qu'une discipline réflexive, une sorte d'autodiscipline par introspection, ce que, précisément, Pierre Bourdieu et ses collègues qualifiaient eux-mêmes d'« illusion » (et notamment d'« illusion de la transparence ») a2. Cette pierre d'achoppement n'est cependant pas l'écueil le plus délétère sur le chemin d'une reconnaissance de la démarche de Jacques Ellul par la sociologie académique. Il nous reste à faire état de sa transgression délibérée du principe de l'agnosticisme métho- dologique.
La mise entre parenthèses de la valeur de vérité des pro- positions et des schèmes de croyances sur lesquels il travaille s'affirme comme un principe méthodologique irréfragable pour le sociologue, notamment pour le sociologue des religions. Or, non seulement Jacques Ellul ne le respecte pas, mais il l'enfreint
3a Ellul, 2008a [1981], p. 60.
sv Voir Ellul, 2004b [1964].
40 Voir ibid., p. 132-133.
41 Ellul —Chastenet, 2014 [1994], p. 185. La fin de cette citation a déjà été reproduite plus haut, à propos de la considération du fait sociologique comme obstacle à la pensée, y com~lris à la pensée sociologique.
2 Voir Bourdieu — Chamboredon — Passeron, 2005 [1968], p. 29.
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ostensiblement. Après avoir établi que les textes du versant socio- logique de son oeuvre n'abordent jamais les questions théologiques ou de foi, il nous faut identifier plusieurs livres qui assurent l'articulation entre les deux pôles de la dialectique :Les nouveaux possédés 43, La parole humiliée aa et Théologie et Technique 45. Mais le cas d'infraction le plus flagrant est celui des dernières pages de l'ouvrage intitulé :Changer de révolution 46. Le livre est une ana- lyse sociologique des mutations de la classe prolétarienne en URSS, en Chine et dans le Tiers Monde, et des nouvelles traductions de l'idéal révolutionnaire. Voici le passage qui constitue sans aucun doute l'acmé de la posture transgressive de notre auteur
Je quitte maintenant le domaine du constat et de l'exigence pour entrer dans celui de la conviction personnelle, du témoignage et de la pro- position. Je crois. (Et c'est maintenant affaire de foi explicite) je crois qu'en définitive seule la Révélation de Dieu en Jésus-Christ pourrait donner à la fois le levier et le point d'appui 47.
Ce discours confessant sis en conclusion d'un volumineux ouvrage de sociologie devait irrémédiablement disqualifier la démarche de Jacques Ellul aux yeux des sociologues. Le reliquat d'indulgence ne pouvait que voler en éclats devant ce franchisse- ment indu de la limite entre les registres de langage :les conditions minimales de scientificité n'étaient plus honorées. Pierre Drouin donnera une recension particulièrement sévère et sarcastique de Changer de révolution
Il y a une telle aspiration chez notre auteur à la découverte d'un para- dis perdu ou d'un âge d'or à venir, on ne sait trop, que l'on comprend parfaitement qu'il pousse ses raisonnements jusqu'à l'extrême. Le seul ennui est qu'à vouloir trop embrasser on n'est pas sûr d'étreindre ce que l'on souhaitait. Or c'est ici et maintenant que nous désirons plus
as Voir Ellul, 2003 [1973]. Les nouveaux possédés présentent cette particularité que l'auteur adjoint une Cauda pour les chrétiens d'une trentaine de pages, après l'épilogue, au terme d'un ouvrage de trois cent vingt pages adressées à tous, et consacrées à la pro- fanation des religions séculières (celles afférentes à la politique, l'État-nation, la révo- lution, l'argent, le sexe, la technique) et à la désacralisation de tous les mythes modernes (l'histoire, la science, la lutte des classes, le bonheur, le progrès, la jeunesse). Cette Cauda était amorcée, à la toute fin de l'épilogue, par ces quelques lignes déjà implicitement rédigées à l'intention des chrétiens : «Peut-on ainsi condamner, par la désacralisation, la presque totalité des hommes à sombrer ? Cela ne se pourrait que si en même temps que l'on désacralise, on apporte une raison de vivre qui soit suffisante et qui effectivement fasse vivre, que si en même temps l'on apporte une réponse qui soit satisfaisante et qui effectivement éclaire. Réponse et raison de vivre qui doivent être conjuguées. Et sinon, que celui qui ne peut apporter ces lumières laisse le reste de l'humanité civilisée, moderne, scientifique, chinoise ou occidentale, dormir en paix dans son rêve religieux » (Ellul, 2003 [1973], p. 318).
aa Voir Ellul, 2014a [1981].
as Voir Ellul, 2014b.
ae Voir Ellul, 2015 [1982].
a' Ibid., p. 419.
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d'aménité, de convivialité, même s'il faut encore nous contenter de demi-mesures, faute d'un bouleversement des mentalités 48.
Le même recenseur, sociologue et juriste, chef du service éco- nomique au quotidien Le Monde, renouvellera quelques années plus tard sa critique incisive, à l'occasion de la parution du Bluff tech- nologique 49, ouvrage dans lequel Jacques Ellul pointe les risques du déferlement technologique pour la vie des générations futures
Personne ne critiquera son prochain de préférer la vie contemplative à la société, mais, si l'on a choisi de rester au milieu de ses semblables, pourquoi cracher sur les facilités et les vrais progrès apportés à la communauté par l'ingéniosité des hommes ? Combien Jacques Ellul serait plus écouté — et il le mérite —s'il avait compris que, lorsque la sphère des besoins s'élargit, nous n'entrons pas forcément dans un monde perverti so
Tout se passe comme si la communauté scientifique ne pouvait plus reconnaître ni accueillir comme l'un des siens celui qui avait franchi le Rubicon des principes épistémologiques de base. La pro- duction d'un discours confessant, non plus seulement dans le cadre de textes exprimant des convictions personnelles, mais au sein même d'une analyse sociologique, s'avérait rédhibitoire.
Si la démarche de Jacques Ellul ne souscrit pas aux conditions de la sociologie académique, ce n'est pas seulement du fait des exi- gences énoncées par les sociologues eux-mêmes, mais également en raison des critiques émises par notre auteur (ainsi que nous avons déjà commencé à le percevoir) à l' encontre de ce qu'il considérait comme une discipline technicienne. L'examen de ces critiques nous permettra donc d'évaluer, en creux, dans quelle mesure il serait légitime de continuer à avoir recours au vocable de «sociologie » au sujet d'une discipline sociologique alternative, spécifiquement ellulienne.
Les ressorts de la critique des sociologies techniciennes sont exposés dans trois textes demeurés méconnus. Le premier, publié dans l'hebdomadaire Réforme en 1961, est une recension du second volume du Traité de sociologie, dirigé par Georges Gurvitch 51. Le
48 Drouin, 1982, p. 17.
av Voir Ellul, 2012b [1988].
so Drouin, 1988, p. 22.
si Voir Gurvitch, 1960.
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ton du recenseur est passablement polémique, et le titre de l'article singulièrement incisif : «Les sociologues ne prennent pas de risques car la sociologie, c'est de la dynamite s2 ! »Jacques Ellul ironise sur la prétention scientifique des auteurs, tous sociologues de métier, alors que, affirme-t-il, les préjugés politiques influencent les analyses de Maurice Duverger 53, et que Henri Lefebvre livre au lecteur, «sous prétexte de sociologie, une analyse marxiste ortho- doxe de la situation des classes d'aujourd'hui 54 ». Le professeur de Bordeaux stigmatise ensuite les universitaires, dont la sociologie politique se cantonne à l'analyse des régimes, des partis et des élec- tions, mais qui n'abordent jamais de manière frontale les questions liées au pouvoir, à l'administration ou à la police.
Il faut prendre conscience (et le traité de sociologie nous y invite !) que la sociologie n'est pas une «science » innocente, mais une arme terrible. Déceler les mécanismes sociaux, mettre à jour les détermi- nismes collectifs, inviter l'homme à se regarder au miroir de ce qui lui signifie sa plus secrète dépendance, son impersonnalisation là où il se croit le plus fort et le plus personnel, arracher toutes les noblesses dont nous revêtons nos idéologies et croyances, désacraliser effecti- vement nos mythes, faire apparaître là où nous prétendons à la liberté, les forces aveugles qui nous habitent... telle pourrait être la vocation de la sociologie.
[...] Le sociologue se limite lui-même pour ne pas se mettre en conflit avec sa société ; il y a des choses sur lesquelles, d'un commun accord, on fait un «black-out ». Et l'on s'abritera, si besoin est, derrière l'honnêteté, le scrupule universitaire : «sur cet objet, nous ne pouvons rien savoir scientifiquement, donc nous n'en parlons pas ».
En réalité, personne ne cherche à faire exploser la dynamite que pourrait être une sociologie durement conduite, car celui qui la détient sait bien que dans sa vie profonde, intellectuelle et spirituelle, il pour- rait bien en être la première victime ss
Les sociologies techniciennes sont donc celles qui se sou- mettent aux logiques de la société technicienne, et se gardent bien de les mettre en question. La véritable «vocation de la sociologie » (expression sans aucun doute empruntée, par dérision, au titre d'un autre ouvrage de Georges Gurvitch 56), dévoyée par les sociologies techniciennes, se situe donc au contraire dans une posture de combat contre ces logiques, de déconstruction et de dénonciation des mythes et des idoles de cette société technicienne. En bref, la
sz Voir Ellul, 1961.
ss Maurice Duverger (1917-2014) a été le fondateur, en 1947, et le premier directeur,
collè~ue de Jacques Ellul.
s Ellul, 1961, p. 12.
ss Ibid., p. 12 + 6.
se Voir Gurvitch, 1950.
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sociologie honorerait sa vocation en devenant sociologie de profa- nation et de subversion 57.
Le second texte de Jacques Ellul est publié en 1976 dans une revue académique anglophone, sous le titre : « Problems of Socio- logical Method 58 ». Il commence par interroger le statut scientifique de la sociologie, et dénonce l'illusion qui consiste à recourir mas- sivement aux mathématiques ou à emprunter des concepts propres aux sciences exactes (y compris le concept de «champ », par réfé- rence implicite à Pierre Bourdieu) afin de s'attribuer une apparence de scientificité. L'obstacle à toute objectivité en sociologie, selon Jacques Ellul, tient à la présence du sociologue lui-même
La première marque de sagesse de la part de l'observateur consiste à admettre qu'il est lui-même impliqué. Alors seulement peut-il faire le premier pas au moins vers l'honnêteté scientifique, à défaut d'objectivité. [...] La personne du sociologue est si dominante en sociologie qu'il est préférable de reconnaître ce fait et de l'assumer, plutôt que de pré- tendre pouvoir élaborer une science objective et indépendante s9
D'où le plaidoyer de Jacques Ellul en faveur de la subjectivité en sociologie.
L'auteur questionne ensuite l'évolution des méthodes socio- logiques : on ne s'intéresse plus aux faits sociaux en tant que tels, mais aux forces, aux mouvements, aux interactions et aux conflits. Cependant, remarque Jacques Ellul, ce changement d'objets et de méthodologie ne répond pas à un perfectionnement épistémologique, mais à une pure adaptation de la sociologie aux mutations sociales, et à l'idéologie du changement permanent. En d'autres termes, la méthode sociologique est elle-même devenue un phénomène socio- logique :elle «est apparue comme une excroissance de la société
57 C'est à l'évidence ici, même si Jacques Ellul ne le dit pas explicitement, que le pôle théologique de sa dialectique trouve toute sa pertinence et sa fécondité pour en nourrir le pôle sociologique. C'est en effet la théologie barthienne, notamment celle du premier Barth, qui a conduit Jacques Ellul, dès 1963 (voir Ellul, 1963), soit bien avant Peter Berger et a fortiori Danièle Hervieu-Léger, puis de manière plus circonstanciée dix ans plus tard dans Les nouveaux possédés (voir Ellul, 2003 [1973]), à s'inscrire en faux contre la théorie de la sécularisation, àdéfendre la thèse d'un homo religiosus foncièrement ancré dans la modernité, et à discerner du religieux disséminé à distance des traditions chrétiennes, hors dogmatique et hors institution. Il en vint à dégager un «sacré technicien » à partir du schéma selon lequel le vecteur majeur de désacralisation (ou de désenchan- tement du monde) se voit à son tour, et nécessairement, investi de sacralité.
sa Voir Ellul, 1976.
sv Ibid., p. 7 et 13 : «The first wisdom of such an observer is to admit that he is involved. Then he can take the first step toward, if not objectivity, at least scientific honesty. [...] The person of the sociologist is so dominant in sociology that it is better to recognize the fact and cope with it than to claim to be able to elaborate an objective and independent science. »
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elle-même60 ». Or, à lire les études sociologiques, l'objet de la sociologie par excellence, à savoir la société, semble se maintenir comme si elle existait en elle-même, dans son identité propre, «comme si la société était toujours... la société 61 ». D'où le choix, par Jacques Ellul, d'une sociologie concrète, qui évite de construire abstraitement une société fictive, qu'elle prendrait ensuite pour objet de son étude.
Jacques Ellul rappelle que la carence de scientificité de la sociologie tient à son incapacité à expérimenter, c'est-à-dire à reproduire un même phénomène dans des circonstances rigou- reusement identiques. Néanmoins, la vérification a posteriori des hypothèses quant à l'évolution d'un phénomène est toujours pos- sible. D'où le privilège qu'il accorde à ce critère pragmatique pour l'élaboration des hypothèses. Jacques Ellul donne ironiquement l'exemple du mouvement social de Mai 1968, dans lequel presque tous les sociologues ont vu l'amorce d'un processus révolution- naire
Tous ont eu tort. Puis les choses ont continué comme s'ils n'avaient rien dit, et leurs études sociologiques sont aussi hautement estimées qu'auparavant. Inversement, la toute petite minorité qui soutenait que la crise n'avait aucune profondeur politique [...] —aucun de ses repré- sentants n'est considéré comme un bon sociologue !Quel phénomène étrange et fascinant 62 !
La subjectivité du chercheur intervient donc dans l'élaboration de ses hypothèses et de ses prévisions, mais la vérification à travers l'examen des événements consécutifs confirmera ou infirmera la valeur de tels choix personnels aléatoires.
Enfin, Jacques Ellul se propose de discerner un facteur déter- minant, susceptible de rendre compte du plus grand nombre possible de données factuelles à un moment donné, afin d'appréhender le changement social. Sans le préciser explicitement ici, c'est bien évidemment au facteur technique qu'il songe comme étant sa propre hypothèse 63. C'est pourquoi, le facteur déterminant étant url moteur intouchable, quasiment sacralisé, finalement, «toute recherche
61 Ibid., p. 12 : «As if society were always... society ».
62 Ibid., p. 21-22 : « All of them were wrong. Yet things go on as if they'd never said anything, and their sociological studies are as highly prized as before. On the other hand, that tiny minority who claimed that the crisis had no political depth [...] —none of these men are considered good sociologists ! What a strange and fascinating phenomenon ! »
~ Jacques Ellul indique cependant que l'erreur de Karl Marx a précisément été de croire que le facteur déterminant qu'il avait sélectionné, l'économie, n'était pas lié à une période de l'histoire, mais au contraire permanent et universel. Cette notation renvoie clairement à d'autres textes où notre auteur se démarque de Marx, qui aurait eu raison à son époque, mais tort dans la généralisation de sa théorie, puisque c'est le facteur technique qui est aujourd'hui déterminant.
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sociologique implique soit une confirmation de l'être de la société, soit un défi qui lui est lancé ~` ». La première option est celle retenue par les sociologies techniciennes, la seconde celle d'une sociologie alternative, fidèle à sa propre vocation. Tel est finale- ment l'horizon que Jacques Ellul assigne à la sociologie dans cet article :défier la société dans son être même.
Le troisième et dernier texte est la préface offerte par Jacques Ellul, en 1985, au premier ouvrage 6s de son fidèle disciple 66 Willem H. Vanderburg :The Growth of Minds and Cultures 67. Le professeur de Bordeaux reproche d'emblée à la sociologie d'avoir négligé l'individu, ce qui lui apparaît éminemment paradoxal à l'époque de l'individualisme forcené. Il salue donc la singularité de l'approche de Willem H. Vanderburg, qui envisage la culture du point de vue de l'individu, et dans sa dimension de socialisation de cet individu. La culture s'enracine en effet dans l'expérience personnelle, elle- même nourrie de rapports interindividuels. La culture est donc cette matrice dialectique qui médiatise les relations entre l'individu et le groupe, selon un modèle d'étroite interdépendance. Le propos de Willem H. Vanderburg dans ce livre est d'interroger l'impact de la technique sur la culture : à ses yeux, le milieu vivant de la culture est menacé par la technique, qui remplace les expériences entre individus par des rapports à des objets, rapports soumis à la seule règle de l'efficacité immédiate et quantifiable. L'auteur analyse la perte de symbolisation chez ses contemporains dominés par l'ordre technicien. Et il rejoint à ce propos la thèse déjà défendue par Jacques Ellul : il n'y a pas de culture technicienne possible 68.
Jacques Ellul reconnaît que Willem H. Vanderburg n'est pas seul à privilégier l'individu dans son approche sociologique : il cite la démarche d'Edgar Morin, qui, dans sa Sociologie 69 parue l'année précédente, étudie les interactions entre les individus. Il aurait pu également mentionner Le retour de l'acteur70 d'Alain Touraine, alors récemment publié, et même rappeler que, dans sa propre étude
~ Ellul, 1976, p. 22 : «All sociological research involves either a confirmation of the bein~ of society or a challenge to it ».
ee Selon Michel Hourcade, Jean-Pierre Jézéquel et Gérard Paul, « à certains égards, on serait tenté de dire que Bill Vanderburg est le seul disciple de Jacques Ellul » (Ellul, 2008a [1981], p. 11). Voir aussi Rognon, 2012, p. 310-316.
67 Voir Vanderburg, 1985. Pour la préface, voir Ellul, 1985.
68 Voir Ellul, 1987.
6v Voir Morin, 1984.
70 Voir Touraine, 1984.
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de 1964 consacrée à L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, il indiquait déjà que selon Max Weber, c'est l'addition de conduites individualisées qui aboutit à créer un système économique de type nouveau 71. Mais Jacques Ellul se réfère encore à Roger Caillois et à «son modèle de "sciences diagonales" 72 », pour se féliciter de voir mise en pratique chez Willem H. Vanderburg une interdisciplinarité seule susceptible d'arracher la sociologie aux démons du posi- tivisme.
Car tel est finalement l'insigne paradoxe de la sociologie ellulienne, sans doute liée à sa filiation kierkegaardienne 73 : parce que tout commence dans le sujet singulier et qu'aucune mutation sociale n'est envisageable sans la conversion de celui-ci, la socio- logie est appelée à devenir une science de l'individu aux prises avec la société. C'est cette ligne de force de la pensée de Jacques Ellul qui éclaire son attachement à une démarche dialectique, susceptible de mobiliser sur un mode transversal diverses disciplines, sans en exclure bien évidemment la théologie. La sociologie ne sera pas seulement fécondée, mais littéralement sauvée, par l'engagement interdisciplinaire, et notamment par son dialogue avec la théologie, lorsqu'elle recevra de cette dernière la conviction que seules la «métanoïa» individuelle et l'association de sujets dégagés de l'emprise des déterminations sociales peuvent amorcer une véritable mue sociétale. C'est alors que la sociologie, paradoxale «science de l'individu », deviendra de la «dynamite » pour «défier réso- lument la société, dans son être même ».
Les considérations qui précèdent nous ont conduit à récuser toute conciliation possible entre la démarche ellulienne et la socio- logie académique. Si donc nous voulions attribuer à Jacques Ellul l'identité de «sociologue », il nous faudrait, afin d'éviter tout quiproquo et de sortir du dialogue de sourds, admettre le principe d'une pluralité des sociologies. Nous devrions donc renoncer à une conception restrictive de la sociologie, pour en envisager une acception hyper-extensive. Si la sociologie académique se veut, par définition, critique, la sociologie ellulienne serait, pour reprendre une formule marxiste chère à Jacques Ellul, une critique de la critique, voire une «critique de la Critique critique 74 ». Si nous
" Voir Ellul, 2004b [ 1964], p. 134.
72 Ellul, 1985, p. xlx : « Model of the "interlinking sciences" ».
73 Voir Rognon, 2008 ; 2013 [2007], p. 169-209.
74 Voir Marx —Engels, 1982 [ 1845].
153
voulions qualifier plus précisément la sociologie ellulienne, au-delà
des épithètes de «subjective » ou de « transgressive », l'expression qui conviendrait sans doute le plus exactement serait celle d'une
«sociologie agonistique 75 ».
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n Une confrontation de la sociologie ellulienne, dans sa dimension agonistique, avec celle du dernier Bourdieu, notamment celle qui est mise en scène dans le film de Pierre Carles, au titre suggestif : La sociologie est un sport de combat (2001), permettrait de dégager malgré tout quelques affinités, par-delà les points de rupture massifs.
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- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN : 978-2-406-09321-3
- EAN : 9782406093213
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09321-3.p.0136
- Mise en ligne : 26/04/2019
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français