Revue des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2021 – 1, n° 11. varia - Auteurs : Dartigues (Laurent), Dejardin (Camille), Menudo (José Manuel), Hopkins (Thomas), Meyssonnier (Simone), Shirase (Sayuri), Salvat (Christophe)
- Pages : 223 à 252
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
Karl Polanyi, Conrad M. Arensberg & Harry W. Pearson, Commerce et marché dans les premiers empires. Sur la diversité des économies, Édition de Michele Cangiani, Jérôme Maucourant et al., Lormont, Le Bord de l’eau, Collection « La bibliothèque du Mauss », 2017, 460 pages.
Laurent Dartigues
Triangle – U.M.R. C.N.R.S. 5206
E.N.S. Lyon
En 1975 paraissait la traduction de Trade and Market in the Early Empires. Economies in History and Theory (initialement publié en 1957), avec le titre les Systèmes économiques dans l’histoire et la théorie, préfacée par Maurice Godelier. La réédition de 2017 n’est en aucun cas une nouvelle traduction, si l’on excepte le fait que le titre proposé (CMPE) est devenu conforme à son original anglais, mais au prix d’un sous-titre totalement inventé ! Cette nouvelle édition française est toutefois un beau cadeau.
Elle a en effet pour vertu de redonner vie à un ouvrage épuisé depuis longtemps en langue française ; mais surtout elle met à disposition, outre un avant-propos d’Alain Caillé, une longue Introduction de Michele Cangiani et Jérôme Maucourant et une Postface (« Des marchés au marché, d’une transformation à une autre ») substantielle d’Alain Guery, tous fins connaisseurs de l’œuvre de Polanyi et, en ce qui concerne le dernier, historien, un des passeurs de Polanyi en France dans les années 1970. Ces deux textes ne portent pas tant sur CMPE que sur la pensée de Polanyi en général. Cangiani et Maucourant mettent en évidence l’importance de CMPE, dans la lignée du livre majeur The Great Transformation (1944), quant à la critique à la fois de la société de marché, qui s’est imposée à partir de la première moitié du xixe siècle, et de la « science » économique dominante, son formalisme abstrait, sa pensée d’un Marché comme un donné « naturel » qui aurait existé de toute éternité, d’un Marché autorégulateur de tous les phénomènes économiques. Quand le second propose une réflexion à partir de cette véritable querelle entre les « anciens » et les « modernes » à propos du marché et sa capacité à décrire les économies antiques, ouverte par Polanyi : Guery cherche à 224tester la validité de la thèse de l’enchâssement du marché dans le social pour des temps plus récents. C’est pourquoi je me contenterai de signaler les points d’appui et surtout de critique qui viennent tempérer la présentation de Polanyi que proposent Cangiani et Maucourant qui prend parfois l’aspect d’une défense à tout crin. De ce point de vue, la Postface s’avère nécessaire pour proposer au final une vue générale quelque peu équilibrée de l’approche polanyienne « substantiviste » de l’économie (en tant que formes sociales concrètes de production, circulation et distribution des richesses sociales) qui structure ce livre collectif, coédité avec Conrad Arensberg (anthropologue) et Harry Pearson (économiste), né sous l’égide de l’Interdisciplinary Columbia Project financé par la Fondation Ford et dirigé par Polanyi.
Mais d’abord, pour les nouveaux lecteurs, un mot de présentation de ce livre dont Karl Polanyi, le célèbre auteur de La grande transformation, est à la fois la cheville ouvrière et le coauteur principal parmi les onze autres contributeurs réunis tout au long des dix-huit chapitres qui servent à documenter la thèse centrale de La grande transformation : l’économie des sociétés anciennes n’a pas la place qu’elle occupe dans les sociétés industrielles, elle est institutionnalisée de manière diverse selon le temps et les lieux. Les huit études empiriques de diverses économies anciennes et les dix essais théoriques illustrent la nécessité d’un cadre conceptuel qui s’abstrait des hypothèses liées au système de marché autorégulateur si l’on veut étudier la place historique de l’économie. Autrement dit, la théorie économique que Polanyi appelle « formelle » pour désigner cette économie fondée sur la rationalité utilitariste ajustant les moyens aux fins et opérant dans un univers de rareté supposée, ne fonctionne que pour l’économie de marché qui se développe à partir du xviiie siècle. Selon Polanyi, ce « biais de marché » dans l’examen des phénomènes économiques fait écran à l’appréhension d’une économie qui se réfère à la subsistance des humains et aux institutions qui l’assurent et font que la réciprocité, l’échange, la redistribution irriguent les processus économiques.
Les deux premières parties concentrent les études historiques assez fascinantes d’économies archaïques, de l’Antiquité mésopotamienne au Royaume du Dahomey en passant par l’Inde et la civilisation aztèque. Les titres égrènent leur « exotisme » : « Le commerce sans marché au temps d’Hammourabi », « Les ports de commerce de la Méditerranée orientale 225et la neutralité des côtes », « Les enclaves des ports de commerce dans les civilisations aztèque et maya », « Ouidah : port de commerce sur la côte de Guinée », « Les marchés explosifs dans les montagnes berbères ». Dans ce dernier essai, Francisco Benet décrit cette institution de marché très singulière où l’instabilité est la règle plutôt que l’exception et où les précautions, aussi élaborées soient-elles, ne suffisent pas à garantir le caractère pacifique du commerce et de la place du marché qui est régulièrement le théâtre d’affrontements sanglants. Toutefois, l’objectif de la « Première partie » est de mettre en évidence que le commerce peut fonctionner sans marché comme mode de régulation de l’offre et de la demande (cas de la Mésopotamie et de l’Asie mineure), quand celui de la « Deuxième partie » vise plutôt à démontrer qu’il ne faut pas confondre marché et commerce (cas du commerce à longue distance des Aztèques ou des Mayas, du port esclavagiste d’Ouidah, de l’économie statutaire de réciprocité dans les villages de l’Inde, des marchés explosifs berbères). Notons que la « Première partie » comporte une démonstration remarquable de Polanyi à propos des erreurs rédhibitoires faites dans la traduction des travaux d’Aristote sur l’économie : elle est une dénonciation de l’ethnocentrisme de l’économie politique dominante de notre temps.
La « Troisième partie » ramasse la plupart des essais théoriques, tels « L’économie en tant que procès institutionnalisé », « L’économie selon Parsons et Smelser », « Un mauvais usage de la théorie économique : son application à la société primitive ». Ils cherchent à rendre compte de l’inaptitude de l’économie « formelle » à rendre compte du fonctionnement des sociétés anciennes, leur ethnocentrisme postulant par exemple une rationalité universelle ou un « marché autorégulé » qui était inconnu des civilisations antérieures dont il était question dans les deux parties précédentes. Pour rendre intelligible les sociétés dans lesquelles l’économie était encastrée dans le social et non une sphère autonome, il convient donc selon les auteurs d’adopter une approche économique « substantive » fondée sur l’interaction de l’homme et de l’environnement, rejetant la notion d’évolution et non d’une « conception de l’économie comme siège de phénomènes tels que la répartition (des biens et des salaires), l’épargne, l’obtention de surplus par le marché, la formation des prix, [provenant] du milieu occidental du xviiie siècle » (p. 304).
226Revenons maintenant à l’Introduction. Cangiani et Maucourant s’attachent à faire ressortir la position particulière de Polanyi dans la mesure où il pratique une recherche interdisciplinaire, qui s’appuie aussi bien sur l’archéologie ou l’histoire et surtout l’anthropologie, également comparatiste par laquelle une « pensée du dehors » dans le temps ou dans l’espace fait retour sur l’Occident actuel pour penser ce que qu’on ne sait pas penser d’un système du fait de l’installation de sa naturalité construite par des économistes, des médias, des politiques. C’est ce détour par l’analyse des économies archaïques qui permet à Polanyi de soutenir que le marché généralisé n’a pas existé en tous lieux ni en tout temps : si des formes de commerce, des usages de la monnaie et des éléments de marché existent partout et depuis longtemps, leur tissage et leur rapport avec le système social sont variables dans l’histoire. Autrement dit, contre les tenants de l’éternité de la « mentalité de marché », le capitalisme libéral de marché constitue selon Polanyi une rupture dans l’histoire. Notamment en instaurant un marché pour le travail qui « fit dépendre la subsistance d’une évaluation purement économique » (p. 19), la monnaie ou la terre, ou bien encore la « société de marché » qui par l’intégration, l’extension et le désenchâssement du Marché transforme la société en auxiliaire du marché. Ce faisant, cette approche dite « substantive » de l’économie offre pour Cangiani et Maucourant des outils critiques de notre modernité néolibérale. Dévoiler l’historicité des notions maniées comme si elles étaient des constantes humaines conduit à imaginer des alternatives au « Grand Marché » autorégulateur de la société dont Polanyi a documenté l’échec entre 1929 et 1945, mais qui semble reprendre tant de couleurs depuis trois décennies. En partant du postulat de la dépendance fondamentale de l’homme aux autres et au monde pour assurer sa survie, en posant que l’objet de l’économie est la forme sociale de l’économie et non la forme économique du comportement individuel comme le veut l’économie classique (qui plus est rapportée à un homo œconomicus agissant en fonction de buts économiques définis rationnellement, et toute limitée que soit cette rationalité), en mettant au cœur la question des institutions et des facteurs culturels, Polanyi ne permet-il pas « de construire un futur vivable » (p. 59), de penser intellectuellement un monde moins brutal fondé sur une économie de la réciprocité et de la redistribution au service de la société ? C’est d’ailleurs le sens du rappel que Cangiani 227et Maucourant effectuent vers les polémiques des années 1970 suscitées par les thèses de Polanyi, car elles devraient informer les débats économiques actuels dont les lignes n’ont pas vraiment bougé. La critique du substantivisme par Maurice Godelier – bien connue, elle repose sur la distinction entre structure et fonction, entre infra et superstructure – les conduit ainsi à glisser qu’elle met en scène une prétention à une science de la totalité opposée à une conception polanyienne plus modeste qui n’exclut pas d’autres approches. À bons entendeurs, salut ! Cangiani et Maucourant font aussi cas des controverses liées à l’usage de l’histoire ancienne par Polanyi. S’il convient à leurs yeux de les relativiser, ils admettent que Polanyi « monte trop vite en généralité. » (p. 56). Mais c’est à ce sujet que l’apport d’Alain Guery est précieux.
Guery s’approprie la thèse que pour comprendre la place des marchés dans l’histoire longue, il faut se débarrasser du schéma évolutionniste trop simple allant de la production paysanne d’autosubsistance à la production destinée aux marchés puis au seul Marché par le jeu d’un prétendu appel des marchés théorisé par les économistes libéraux à partir du commerce des « blés » (p. 449). Mais, à l’encontre de Polanyi, il soutient qu’une « Première transformation » précède dès le bas Moyen Âge La grande transformation. Elle était organisée autour des marchés et du fait même que ceux-ci se sont profondément encastrés dans la vie sociale traditionnelle au point d’y diffuser de nouvelles règles, de nouvelles pratiques, de nouvelles attitudes. Cela, Polanyi ne pouvait le voir de par son choix de méthode, à savoir la comparaison privilégiée avec les sociétés antiques à partir desquelles seules certaines propriétés du marché enchâssé pouvaient lui apparaître.
Pour conclure, je ne saurais que trop recommander la lecture de cet ouvrage, moins connu que La grande transformation. Les mises en perspective qui l’accompagnent le resituent richement dans le champ intellectuel, mais regrettons qu’une révision insuffisante du texte proposé par Cangiani et Maucourant ait laissé des imprécisions fâcheuses dans l’expression : elles rendent parfois difficile la compréhension des idées exprimées. Cette réédition permet de bien saisir les questions vitales que Polanyi pourrait soumettre à la critique de notre monde néolibéral qui impose de plus en plus, après la crise survenue entre les années 1930 et 1940, une société de marché intégrale. En cela, et Cangiani et Maucourant le soulignent bien, il y a une « actualité Polanyi » à même de dénaturaliser le Marché par une 228histoire politique de l’économie ou une économie politique débarrassée de son ethnocentrisme. Pour nos deux auteurs, la crise financière de 2008 aurait montré à l’envi l’échec de cette idéologie du Marché autorégulateur de l’ordre social par la seule force de ses « lois ». Au prix fort de coûts insupportables pour les populations jetées brutalement dans une grande insécurité. Et peut-être même la compréhension des causes multiples de la catastrophe « instaurée » par la covid-19 aurait-elle quelques leçons à apprendre des débats introduits par l’œuvre de Polanyi. Dans sa discussion, Alain Guery évoque l’institution des « greniers d’abondance » (annone), issue du Bas-Empire romain, par laquelle les marchés sont alimentés. Ils couvrent toute l’Europe du xe siècle jusqu’au xviiie voire même xixe siècle, et c’est ainsi que le souverain régule par les stocks les risques de famine et d’émeute urbaines, en faisant acheter des céréales au moment de la récolte pour les revendre aux marchands des villes. Pour des raisons liées à la guerre de Cent Ans, la France et l’Angleterre ont abandonné ce mode d’approvisionnement et adopté une gestion par les flux nécessitant une « police des grains ». En France, Turgot croyait en l’appel des marchés et les laissa fonctionner librement. Avec les résultats qu’on connaît : les révoltes frumentaires de 1775.
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Françoise Orazi, L’individu libre. Le libéralisme anglo-saxon de John Stuart Mill à nos jours, Paris, Classiques Garnier, Collection « Constitution de la modernité », 2018, 200 pages.
Camille Dejardin
Docteure de l’Université Paris II Panthéon Assas
Spécialiste d’histoire des idées et de civilisation britannique, Françoise Orazi signe un dernier ouvrage académique qui s’assume comme tel et offre aux chercheurs en théorie et en philosophie politique une somme aussi documentée que stimulante pour penser la cohérence et l’avenir 229du libéralisme face à la diversité des sociétés. Avec une honnêteté et un souci réflexif exceptionnels, elle prend le parti d’aborder son objet de l’intérieur, via un corpus restreint. En choisissant John Stuart Mill pour point de départ, elle renonce à une généalogie sujette à caution à partir de sources lointaines à l’appartenance libérale discutable, mais débute avec l’assomption du libéralisme : 1859, année où Mill publie On Liberty, marque aussi la naissance officielle du parti Liberal anglais, coalisant les Radicaux et les anciens Whigs. Le parcours qu’elle propose ainsi suit le déploiement explicite de cette idéologie à partir d’une figure devenue la référence incontournable de la postérité, pour montrer l’évolution d’un paradigme libéral qui s’unifie dans la défense de « l’individu libre ». Nommer ce paradigme d’entrée de jeu n’épuise pas le sens de la recherche. Car de quelle liberté et de quel individu s’agit-il ? L’actualité de ces deux questions transparaît aujourd’hui dans les débats qui entourent par exemple l’intégration de religions traditionnelles à des États se voulant libéraux, avec les accusations d’illibéralisme ou d’anti-libéralisme échangées de part et d’autre. Les bases en sont posées par John Stuart Mill, dont la défense de la « liberté individuelle » se situe déjà de manière ambivalente entre individualisme paroxystique et inspiration utilitariste liant l’individu au bien commun. Ce double statut de la liberté comme fin en soi et comme moyen d’une fin supérieure appelle la distinction de plusieurs acceptions, de la plus simple, la « liberté négative », à la plus idéale, « l’autonomie », en passant par « l’auto-détermination » ou « l’autarcie ». Passionnante en soi, cette réflexion fonde aussi toute la discussion libérale ultérieure : quelle liberté, quelles relations entre individu et État faut-il donc promouvoir ?
Orazi annonce deux prises en charge divergentes de ce problème jusqu’à nos jours : « l’interventionnisme de l’État nouveau libéral » et le « retrait de l’État néo-libéral ». Illustration de la première option au tournant du xxe siècle, le « nouveau libéralisme » promeut « l’individu libre dans une société organique ». Ce chapitre n’est pas le plus fluide, au risque de dérouter les non-spécialistes : le lecteur devra attendre deux pages pour lire que ce courant « est notoirement associé à l’idéalisme et à (…) Thomas Hill Green », trois pages supplémentaires pour une clarification de cet « idéalisme », et dix-huit autres encore pour le voir rattaché au nom de Hegel. Il en va de même de la discussion du différend opposant Hobhouse et Bosanquet, qui laisse le lecteur quelque temps démuni en l’absence d’un résumé de leurs idées forces. Par la suite, l’ouvrage creuse 230le sillon fertile du lien entre politique et philosophie pour explorer la remise en cause des « rationalistes » après la première guerre mondiale : on rencontre alors une nébuleuse d’individualités qui communient dans une défense plus empirique de l’individualité et de la liberté. Chez eux, l’État et l’unification du « tout » social (re)deviennent l’ennemi, et la lutte contre la « servitude » (selon l’expression de Friedrich Hayek) renouvelle ses outils méthodologiques. Dans le même temps, le « pluralisme des valeurs » théorisé par Isaiah Berlin s’impose comme nouvelle matrice intellectuelle, qu’on le défende ou qu’on s’en méfie. La section qui lui est dédiée est certainement le point culminant de l’ouvrage, où l’on découvre dans toute son ampleur la tension qui anime intrinsèquement le libéralisme, entre un ordre général rationnel que l’on présume introuvable et un éclatement des irrationalités particulières que l’on soupçonne délétère.
C’est pourquoi la curiosité du lecteur se réjouit de trouver ensuite une exploration poussée des enjeux du pluralisme à partir du tournant rawlsien du dernier quart du siècle. En ratifiant la « pluralité des conceptions du bien » au sein d’une société et en promouvant un État sans doctrine permettant l’équitable déploiement d’un « pluralisme raisonnable », Rawls rebat les cartes de la théorie libérale, dorénavant sommée de choisir entre défendre la liberté en tant que procédure institutionnelle (c’est l’objectif affiché, qui sera discuté, de son « libéralisme politique ») et la défendre en tant qu’idéal substantiel et contraignant (ce sera le parti des « libéralismes éthiques »). Ce faisant, s’opère aussi un glissement majeur de la « liberté » au singulier vers des « libertés » plurielles, susceptibles d’être hiérarchisées. On ne trouvera là encore nul résumé doctrinal à destination des profanes, mais aux initiés se dévoilera un débat nuancé et captivant, faisant notamment intervenir Susan Moller Okin et Ruth Abbey sur la plausibilité de la « neutralité » de l’État, la teneur de sa « justice » ou la portée de l’accord préalable sur le « raisonnable » qu’elles supposent. Avec les positions de Ronald Dworkin, Brian Barry, John Gray et William Galston, Françoise Orazi conclut alors son étude en mettant en relief la complexité et la brûlante actualité du « dilemme pluraliste » pour le libéralisme : sacrifier les idéaux libéraux « compréhensifs » au nom de l’égale légitimité de toutes les éthiques face à des institutions minimales, au risque que celles-ci périssent finalement de leur incongruence avec les sensibilités en présence ; ou s’assumer comme une idéologie à part entière et parmi d’autres, dont les institutions sont inséparables d’une éthique, au prix de l’exclusion explicite des sensibilités 231incompatibles. Entre voie universaliste promouvant la tolérance faute d’atteindre une vérité ou un bien univoque qui demeure pourtant l’idéal, et voie multiculturelle prônant un modus vivendi à même de faire coexister pacifiquement des factions diverses sous l’égide voulue neutre de l’État, le libéralisme est à la croisée des chemins.
In fine, les critiques qu’appelle l’ouvrage, essentiellement formelles, s’adressent bien plus à l’éditeur qu’à l’auteur : dès les premières lignes, en effet, le lecteur est étonné par les coquilles qui abondent à chaque page, d’un pluriel oublié à un mot manquant en passant par des erreurs d’accord, de syntaxe ou de typographie, témoins surprenants d’un travail éditorial négligé voire absent ! L’excellent travail de fond de Mme Orazi se voit hélas desservi par cette présentation qui laisse même subsister des passages difficilement intelligibles semblant issus d’un brouillon. Les salutaires et stimulants éclairages historiques et conceptuels qu’elle apporte au débat contemporain sur le sens du libéralisme, tout particulièrement dans sa relation au pluralisme et au multiculturalisme voire au communautarisme, gagnerait donc à faire l’objet d’une nouvelle édition, non pas revue et augmentée, mais tout simplement relue et unifiée.
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Facundo Nahuel Martín, Mariano Nicolás Campos, Omar Acha & Lucas Manuel Villasenin, La soledad de Marx. Estudios filosóficos sobre los Grundrisse, Buenos Aires, Éditions RAGIF, 2019, 172 pages.
José Manuel Menudo
Universidad Pablo Olavide (Séville)
La particularité de cet ouvrage est qu’il n’est pas en vente. Son accès est libre. Les nouvelles technologies de l’information le mettent à la disposition de tout lecteur intéressé1.
232Les essais qui composent ce livre proposent une autre interprétation des manuscrits de Karl Marx entre 1857 et 1858, connus sous le nom de Grundrisse, où il effectuait une critique de l’économie politique classique. Plus précisément, l’approche, commune aux quatre essais qui composent ce livre, consiste à traiter les Grundrisse « comme un événement philosophique dans le corpus de l’œuvre marxiste, telle qu’elle se représente elle-même ». Le défi de ces essais est de surmonter l’interprétation marxiste traditionnelle « incapable » de comprendre la réalité. Pour cela, il faut mettre de côté la téléologie historiciste marxiste pour se concentrer sur les concepts utiles que propose Marx pour intervenir dans la réalité capitaliste. Les essais de ce livre portent sur quatre concepts développés ou référencés par Marx lui-même dans les Grundrisse : modernité, marché, histoire et crise.
Les auteurs des quatre essais ouvrent le livre par une splendide introduction aux Grundrisse. Tout lecteur leur sera reconnaissant de ces pages car elles lui permettront de comprendre l’environnement historique de ces manuscrits, la place qu’ils occupent dans l’œuvre de Marx et les lectures ultérieures qui ont été faites de ces « écrits fondamentaux » pour la critique de l’économie politique.
¿Porque leer los Grundisse ? Marx como teórico de la modernidad [Pourquoi lire les Grundrisse ? Marx en tant que théoricien de la modernité] est le titre de l’essai de Facundo Nahuel Martín. Partant d’une brillante description de la façon dont la gauche politique et intellectuelle a abandonné l’étendard du progrès et de la modernité tout au long du xxe siècle, ces pages proposent une relecture de Marx « sur une base non historiciste », c’est-à-dire dissociée de la philosophie de l’histoire, pour se centrer sur des catégories telles que la valeur, le travail, les marchandises ou le capital. Ainsi, il conclut que la modernité décrite par Marx dans les Grundrisse est le passage de la subordination personnelle « à la domination universelle par la valeur, le travail et la marchandise » et où les relations sociales sont des liens anonymes, abstraits et impersonnels.
Le deuxième essai, intitulé Teoría del mercado mundial en los Grundisse [Théorie du marché mondial dans les Grundrisse], est de Mariano Nicolás Campos. L’auteur soutient que dans les Grundrisse il y a la prééminence du marché sur la production. Si la production est le point de départ et la caractéristique de chaque époque, le capitalisme est le moment historique où l’échange (« lien objectif », « lien social » et « nexus rerum ») 233possède une logique sociale. La question la plus intéressante est peut-être l’analyse du paradoxe d’un marché total et indépendant des individus. La réponse, dans les Grundrisse, est que les individus ne sont pas conscients de tout le processus qui implique l’échange ou, comme il est formulé dans le Capital, « ils ne savent pas, mais ils font ». Par contre, les analyses comparatives ne sont pas tellement pertinentes, comme la présentation de l’écart entre la théorie de la monnaie de Marx et celles de ses prédécesseurs dans le domaine de l’économie, ou le titre octroyé à Marx comme l’auteur qui, pour la première fois dans l’histoire de l’analyse économique, ne traite pas l’individu dans une « robinsonnade ».
Le troisième essai propose de reconstruire, en philosophie, le concept d’histoire de Marx. Omar Acha, dans ce Karl Marx y la crítica de la historia universal : el lugar de las Grundisse [Karl Marx et la critique de l’histoire universelle : la place des Grundrisse] soutient que l’un des aspects fondamentaux de la pensée du Marx de la maturité n’est pas le matérialisme historique mais « la critique de l’histoire universelle comme fiction nécessaire d’une dominance sociale spécifique ». De façon érudite et détaillée, l’auteur présente les étapes intellectuelles de Marx : du jeune Marx qui fait une critique humaniste de l’histoire universelle, « aux lumières », aux contradictions de ses écrits de la « maturité » où il expose son matérialisme historique – dans la « Préface » à la Contribution à la critique de l’économie politique en 1859 – et sa « reconstruction dialectique de l’histoire contemporaine en tant que totalité aliénée » dans les Grundrisse.
Dans le quatrième et dernier essai, Lucas Manuel Villasenin analyse les crises des capitaux dans les Grundrisse. Après une revue de la littérature, l’auteur déclare que les Grundrisse montrent que, pour Marx, les crises ne se limitent pas aux crises du capitalisme (étatique, politique ou financier), elles ont leurs fondements dans la crise du capital, bien que cette dernière soit liée aux précédentes. Après avoir lu la description de la crise du capital par Villasenin, on se rend compte qu’il fait la distinction entre les ajustements dans un modèle théorique (crise du capital) et une situation difficile que traverse une société (crise du capitalisme). En tout cas, l’objet de l’essai est de démontrer que, dans les Grundrisse, ni la logique du capital ni son horizon historique ne sont prédéterminés, c’est un non sens que « d’attribuer à Marx l’idée d’une philosophie téléologique de l’histoire ».
234Cet ouvrage propose de lire Marx sans lui attribuer une philosophie déterministe et unilatérale de l’histoire. Ce n’est pas seulement une invitation méthodologique. Une grande partie de ce travail est une tentative de démontrer que Marx lui-même a tenté de se détacher d’un concept d’histoire défini comme le développement d’une succession continue de sociétés avec un avenir prédéterminé. Les essais qui composent La Soledad de Marx [La Solitude de Marx] ont tracé une voie intéressante (et même nécessaire) pour ceux qui vivent dans l’antique village marxiste mais déjà connue de ceux qui sont engagés dans la recherche en histoire intellectuelle. Peut-être en raison d’une déformation professionnelle, les historiens de l’économie sont habitués à appliquer « la statique comparative » et alors ils ont été capables d’analyser les concepts économiques de Marx sans une attention particulière au matérialisme historique. En tout cas, ces Estudios filosóficos sobre los Grundrisse [Études philosophiques sur les Grundrisse] nous permettent de mieux connaître un Marx moins marxiste.
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Malthus across Nations: The Reception of Thomas Robert Malthus in Europe, America and Japan, ed. by Gilbert Faccarello, Masashi Izumo & Hiromi Morishita, Cheltenham, Northampton, MA, Edward Elgar, 2020, 480 pages.
Thomas Hopkins
University of Cambridge
The reception history of Malthus’ works, and the emergence of ‘Malthusianism’ as an object of intellectual, moral and cultural critique, have been the subject of a number of studies, notably so in the last decade. Few, however, can match this collection in systematic ambition or geographic range. Like Faccarello and Izumo’s 2014 volume on the reception of David Ricardo, these new essays underline the importance of the contextualized study of processes of translation and intellectual exchange, and of the myriad ways in which books and ideas escape the intentions of their authors. 235Malthus’ reputation was early burdened with misapprehensions about the political, theological and anthropological convictions that informed his writings; much scholarly labour since the 1970s has been devoted to the recovery of an historical Malthus from the miasma of nineteenth-century polemic. Hostile accusations of misanthropy are given their due here, but what emerges very strikingly is the range of nineteenth-century economic debates (the First World War serves as a terminal point for the volume) in which Malthus was taken as an important interlocutor.
Like its predecessor, the book is largely organised by linguistic setting: French, German, Italian, Spanish (including Latin America), Portuguese (including Brazil), and Japanese. The exceptions are the first two chapters, which cover Britain, and the United States of America. The chapter on Malthus’ British reception by Ryan Walter is more circumscribed in approach than the others, taking as its leitmotif the slow retreat of providential theology in the passage from classical political economy to Marshallian economic science. This is terrain made familiar by Winch, Hilton, and Waterman, but though Walter takes passing notice of figures such as Southey, Chalmers and Owen, his attention is largely focused on Ricardo, Mill, Jevons and Marshall, each the subject of informative treatment. There is a price to be paid in narrowing the field in this way. Walter makes note of Bashford and Chaplin’s important recent study of the question of colonial settlement in Malthus’ work and reception, but disappointingly avoids engaging with its implications. Rather surprisingly, we learn more about the importance of Malthus’ works for discussion of the Irish question from Masashi Izumo and Hiromi Morishita’s chapter on Japan than we do here. Turning to the United States, David Andrews’ chapter usefully flags the significance of the population question for debates about the distinctiveness of American conditions; western expansion; protectionism and free trade; and, with important sectional differences, slavery, emancipation and the postbellum social order. As Andrews notes, the distinctive nature of American conditions was a mainstay of anti-Malthusian arguments from the time of Jefferson onwards. It is left to the reader to draw comparisons with the cases of Latin America and Brazil.
By far the longest chapter, and with reason, is Gilbert Faccarello’s discussion of Malthus’ Francophone reception. Both the Essay and the Principles appeared in French translation in multiple nineteenth-century editions, notably the 1823 translation of the Essay by the Genevans, Prévost 236and Prévost, and the 1820 translation of the Principles by the Portuguese intellectual, Constâncio. These translations circulated widely and, alongside Jean-Baptiste Say’s Lettres à M. Malthus, sur différens sujets d’économie politique (1820), supplied the basis for much of the discussion of Malthus’ works in continental Europe. Faccarello carefully traces the publishing history against the backdrop of eighteenth-century population debate, before turning to Malthus’ reception in France, Belgium and Switzerland. The reception of the Principles foregrounds Say, Constâncio, and Sismondi; but as might be expected it is the reception of the Essay that dominates. A nuanced portrait of the attitudes of liberal economists emerges, though the omission of Dunoyer is surprising. Catholic attitudes are shown to have shifted from support to hostility after the mid-century; whilst socialists generally displayed unremitting scorn, an attitude widely shared in literary circles.
Christian Gerhke covers Germany and Austria, moving from the discussion of overproduction sparked by Karl-Heinrich Rau’s translation of Say’s Lettres, through a rich survey of early nineteenth-century free-traders and protectionists, socialist and Marxist literature, and the historical and early Austrian schools. A section on Wicksell provides valuable background on the development of the concept of the ‘optimum population’, though one might wonder whether Scandinavian debates deserved a chapter of their own. Daniela Donnini Macciò and Roberto Romani’s chapter on Italy again highlights the importance of Say to discussion of Malthus’ theory of overproduction; but also examines sceptical interest in Malthus’ theory of rent. Once again, the importance of Catholic political economy in debates on the principle of population emerges very clearly: in Italy as in France, before the 1850s ultramontanism seems often to have gone hand in hand with Malthusianism. Javier San Julián Arrupe finds limited direct engagement with Malthus in Spain, the most notable exception being in the work of Flórez Estrada. The picture in Latin America is sketchier still, and this is evidently a subject in need of further research. José Luís Cardoso and Alexandre Mendes Cunha paint a more encouraging picture of Lusophone political economy, in which the Brazilian José da Silva Lisboa appears as the standout figure, alongside the translator of the Principles into French, Constâncio. The range and depth of Silva Lisboa’s engagement with Malthus’ works is in striking contrast to the superficiality of the Spanish debates described by Arrupe. Maxim Markov and Denis Melnik’s chapter on Russia describes a context in which Malthusian concerns with 237overpopulation seemed at most liminally relevant. As elsewhere, however, anti-Malthusianism, whether in radical or in conservative nationalist guise, came to play a notable if hardly central role in ideological conflicts from the 1840s onwards. Izumo and Morishita’s survey of the gradual emergence of Japanese academic, literary and political interest in Malthus from the 1870s to the 1910s could perhaps have been extended into the interwar period. Their account of the role of Malthus in debates about colonization and imperial expansion is intriguing and goes some way to explaining the importance of anti-Malthusianism in early Japanese socialism.
There is much to be learned from these essays, though the collection would have benefitted from more explicit attempts to draw out connections between the individual contributions, and from the provision of a subject index (an index of names is provided). The geographical range is wide, but could be wider still. The British empire is sorely neglected here. Where is India? Where is Ireland? Where the British settler colonies? Izumo and Morishita offer a tantalizing glimpse of the beginnings of a Chinese reception history in Liang Qichao’s translation of Shiba Shirō’s Chance Encounters with Beautiful Women, and a twentieth-century sequel would doubtless find rich material in other Asian and African contexts to set alongside those presented here.
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Simon Adler, Political Economy in the Habsburg Monarchy 1750-1774. The Contribution of Ludwig Zinzendorf, London, Palgrave Macmillan, 2020, 288 pages.
Simone Meyssonnier
Université Technologique de Compiègne
La publication de la thèse présentée par Simon Adler à l’Université de Cambridge en 2019 vient de sortir aux éditions Palgrave Macmillan 238dans la série Palgrave Studies in the History of Finance. Le livre en anglais est intitulé : Political Economy in the Habsburg Monarchy 1750-1774. The Contribution of Ludwig Zinzendorf. L’étude de Simon Adler porte sur Ludwig Zinzendorf et la politique économique de la Monarchie des Habsbourg dont il a été le principal réalisateur.
Ludwig Zinzendorf se destine, après des études à l’université de Leipzig, à la carrière diplomatique. Il arrive en France en 1750 comme expert économique accompagnant le Comte Wensel Kaunitz, nommé Ambassadeur à Paris. Zinzendorf devient par la suite Conseiller financier de l’Impératrice, membre de son gouvernement et Premier Président de la Chambre des comptes.
Ce livre est structuré en cinq chapitres. Le premier chapitre concerne le rôle de Zinzendorf à Paris, son voyage en Bretagne pour dresser un état des lieux de la province et en rendre compte à Kaunitz, ainsi que le compte rendu comparatif qu’il rédige sur les économies et les finances des États français et anglais.
Le deuxième chapitre se rapporte à l’influence intellectuelle de Jean-François Melon et Vincent de Gournay sur Zinzendorf, en particulier aux réflexions que ce dernier en tire sur l’économie, le commerce, la question de la masse monétaire et sa circulation.
Le troisième chapitre met en lumière l’importance des traductions au xviiie siècle. La traduction allemande par Zinzendorf du Traité économique de John Law, Money and Trade (1705) a été imprimée en 1758 sous le titre Gedanken vom Waren – und Geldhandel. Il actualise la pensée de Law en ajoutant des arguments de Montesquieu, des écrivains du cercle de Gournay et des débats allemands sur les questions monétaires et les manipulations de la monnaie au début des années 1750.
Le quatrième chapitre présente la pensée de Zinzendorf sur le crédit d’État en faveur d’un système robuste au service de la monarchie, adapté au temps de paix comme au temps de guerre. Son étude détaillée sur douze banques européennes, fruit de ses voyages dans les villes concernées, l’amène à proposer la création d’une bourse et d’une nouvelle banque d’État sur le modèle de la Banque d’Angleterre.
Le cinquième chapitre relate la carrière de Zinzendorf au sein du gouvernement pendant dix ans, son rôle de penseur économique dans un cercle de personnes partageant ses idées, son engagement dans la sphère publique de la monarchie et la spécificité de ses idées avancées.
239Cet ouvrage apporte une contribution importante à l’historiographie en renouveau sur la pensée économique du xviiie siècle en Europe et plus particulièrement à la compréhension des modes de diffusion des concepts et des analyses économiques à cette époque. Il met à jour des liens et des influences insoupçonnés entre des économistes européens considérés parfois comme secondaires mais dont l’étude révèle le rôle capital qu’ils ont joué dans leur pays et au-delà.
On ne savait pas, avant cet ouvrage, à quel point l’influence de Vincent de Gournay, négociant devenu Intendant du commerce et économiste, avait dépassé les frontières de la France. On découvre qu’elle s’était imposée jusqu’à la cour des Habsbourg et y avait inspiré la nouvelle politique économique. La recherche de Simon Adler souligne les choix conceptuels de Ludwig Zinzendorf, en particulier ses affinités avec des auteurs tels que l’écossais John Law qu’il traduit et le français Jean-François Melon. En revanche, il néglige les théories caméralistes de Justi et Sonnenfels et ne s’intéresse pas au mouvement physiocratique.
Simon Adler apporte également de nouveaux éléments sur la façon dont les conceptions économiques ont été transcrites dans la politique économique des États européens, dans le contexte historique du milieu du xviiie siècle. Le décollage de l’édition économique qui a eu lieu dans la décennie 1750 avait facilité l’acquisition des connaissances économiques dans l’administration et les salons, grâce à la circulation des ouvrages théoriques. Ludwig Zinzendorf en a largement bénéficié pour sa propre formation et y a contribué à son tour en devenant traducteur et éditeur. Le livre décrit également la méthode expérimentale d’observation et d’analyse que Ludwig Zinzendorf a pratiquée en procédant à des enquêtes de terrain et des voyages dans les grands centres commerciaux européens, pour s’informer sur l’état réel de l’activité économique. Au lendemain de la guerre de Succession, l’Autriche souffrait d’un endettement de l’État et d’un manque de liquidités pour alimenter les échanges commerciaux. D’où l’intérêt de Ludwig Zinzendorf pour les questions monétaires, bancaires, financières, pour le taux de change et le taux d’intérêt, dont il voulait faire, comme Gournay, un des instruments régulateurs du fonctionnement vertueux de l’économie.
Enfin, le livre révèle une démarche particulière de cet économiste engagé dans la vie publique. Une fois de retour à Vienne, pour faire accepter par les gouvernants et l’opinion publique la nouvelle politique 240économique, Ludwig Zinzendorf reproduit ce qu’il avait observé à Paris. Il constitue autour de lui un cercle de personnes d’horizons divers, animées du même objectif politique de progrès économique, avec lesquelles il multiplie les débats contradictoires et les échanges.
Le livre de Simon Adler ouvre donc des perspectives nouvelles et prometteuses sur la circulation et l’application des idées économiques en Europe au xviiie siècle. Nous en recommandons vivement la lecture.
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Exposition de la doctrine de Saint-Simon, choix de textes par Juliette Grange & Pierre Musso, Préface de Vincent Peillon, Lormont, Le Bord de l’eau, 2020, 183 pages.
Sayuri Shirase
Docteure de l’Université
François-Rabelais de Tours
Cet ouvrage est une nouvelle édition de l’Exposition de la doctrine de Saint-Simon, dont deux volumes publiés en 1830 et en 1832. L’œuvre se compose de textes présentés lors des conférences publiques tenues par les saint-simoniens à Paris de décembre 1828 à juin 1830. Après la mort de Henri Saint-Simon (1760-1825), ses disciples se consacrant à développer et à synthétiser la pensée de leur maître, leurs conférences et l’ouvrage sont élaborés notamment par Saint-Amand Bazard, Hippolyte Carnot, Barthélémy-Prosper Enfantin et Olinde Rodrigues. À partir du génie de leur maître, ils tentent d’exposer une nouvelle doctrine sociale issue de travaux intellectuels et collectifs. Les séances reprises dans l’Exposition constituent un fondement philosophique du premier saint-simonisme avant que celui-ci ne bifurque vers le culte de l’Église d’Enfantin.
L’œuvre fut rééditée plusieurs fois pendant le xixe siècle, pourtant, au siècle dernier, parut une seule réédition en 1924. Celle-ci, réalisée par Célestin Bouglé et Élie Halévy, n’inclut que les séances de la « Première année », premier volume de l’ouvrage ; la dernière édition de la « Deuxième 241année » remonte à 1854. Toutes les éditions aux xixe et xxe siècles étant épuisées depuis longtemps, l’accès aux textes les plus emblématiques du saint-simonisme fut très limité jusqu’ici. C’est le mérite incontestable de la réédition de les mettre à la portée d’un public non spécialiste. La présente édition ne recueille pas l’ensemble des séances publiées en deux volumes, mais présente les extraits les plus essentiels ; onze séances de la « Première année » (1re à 11e séances) et sept séances de la « Deuxième année » (2e, 6e, 7e, 9e, 10e, 11e, et 12e séances). Ce choix permet d’éclaircir la proposition primordiale du saint-simonisme, à savoir l’organisation de la société entière en vue d’une association universelle et harmonieuse, se fondant sur la science, l’industrie et l’amour fraternel.
Les textes extraits de séances sont précédés d’une préface par Vincent Peillon et de deux articles introductifs, l’un par Juliette Grange, l’autre par Pierre Musso. En détaillant les contextes historiques, ces trois contributions se proposent de lire et de situer l’œuvre dans le dynamisme intellectuel des années 1830. La préface sert de notice historique sur l’Exposition de la doctrine et l’École saint-simonienne, citant les personnages principaux qui y participent puis s’en éloignent pour suivre des chemins différents. Elle récapitule également l’histoire de recherches sur le saint-simonisme. La multiplicité des travaux effectués en diverses disciplines prouve l’intérêt persistant porté aux problématiques soulevées par ce mouvement. Se manifeste alors la nécessité d’assurer « un accès direct aux textes » (p. 8) de la période inaugurale du saint-simonisme. Peillon affirme que l’objectif de la nouvelle édition consiste à proposer « de lire cette œuvre comme une œuvre sui generis » et « de lui restituer le sens qui fut le sien et qui en fait un maillon essentiel pour comprendre le républicanisme et le socialisme français » (p. 8). Lire l’Exposition telle qu’elle est, ni comme l’exposition répétitive de thèses de Saint-Simon, ni à travers le prisme du culte de l’Église d’Enfantin, c’est à partir de cette orientation que les trois contributeurs la revalorisent. À l’époque de l’élaboration de l’œuvre, signale Peillon, l’École saint-simonienne ne revêt pas de caractère dogmatique ; la diversité des opinions et des doctrines au sein du mouvement donne lieu à de multiples héritages aussi bien dans les idées que dans l’entreprise industrielle. Cette pluralité se traduit par la fécondité : si nombreux sont les courants d’idée dont le germe peut se trouver dans le saint-simonisme, cela est dû au fait que la diversité et les divergences avaient cultivé la terre idéologique dans laquelle ils ont poussé et fleuri.
242L’article de Juliette Grange propose d’intégrer et d’interpréter le saint-simonisme dans l’évolution du républicanisme et du socialisme français. Situés entre deux révolutions, l’une en 1789 et l’autre en 1830, les travaux collectifs du premier saint-simonisme forment un « véritable creuset intellectuel » (p. 25), dans lequel s’articulent le carbonarisme, le libéralisme, le républicanisme, le fédéralisme et le socialisme. Grange souligne en particulier l’apport de Bazard, fondateur de la Charbonnerie française, qui consacra son activisme à la formation d’une doctrine philosophique. Par le biais du saint-simonisme, la Charbonnerie a pu transmettre son esprit au républicanisme même après ses échecs et sa disparition. C’est pourquoi l’Exposition s’interprète non seulement comme une synthèse philosophique des œuvres de Saint-Simon, mais également comme une synthèse de projets d’organisation sociale soutenus par divers courants intellectuels au début du xixe siècle.
Cette ambition réformatrice et synthétisante est mise en lumière sous la plume de Grange. Si « Saint-Simon déjà proposait de dépasser le libéralisme économique à partir du libéralisme même » en envisageant une organisation sociale qui réaliserait l’intérêt général conforme à la recherche du bien-être particulier, l’École saint-simonienne « tend à concilier libéralisme et républicanisme et concevoir l’État comme régulateur de l’économie » (p. 45). Après avoir critiqué l’inutilité de la propriété par l’héritage (6e séance, 1re année), l’Exposition en vient à projeter une nouvelle institution sociale, le système général de banques, qui gérera la répartition des richesses, des instruments de travail (7e séance, 1re année, p. 131). Toutefois, elle n’entend par cela ni le monopole d’État ni la négation de l’économie de marché. Grange considère une telle vision comme « l’organisation collective, mais non collectiviste » (p. 38). Cette qualification exprime précisément la caractéristique qui se distingue du marxisme et du communisme, ceux-ci supposant que l’État soit en « possession des moyens de production au nom de la société » (Engels, [1878] 1977, p. 317). Selon les saint-simoniens, la banque centrale, dépositaire de l’ensemble des propriétés individuelles, rassemblera les moyens de production puis les répartira en répondant aux besoins et aux intérêts des travailleurs. Les propriétés particulières ne seront pas refusées, mais gérées par le dépositaire qui a un point de vue général ; le dépositaire des propriétés a pour objet d’assurer le bon ordre et les progrès industriels sans provoquer les guerres économiques conduites 243par la libre concurrence illimitée. Les maux du libéralisme économique seront ainsi réglés par cette mesure collective et non collectiviste.
Pour sa part, l’article de Pierre Musso se propose d’appréhender la conception religieuse développée dans l’Exposition en remontant à l’écrit ultime de Saint-Simon, intitulé Nouveau christianisme (1825). Ce retour à la source permet d’éclairer les différences conceptuelles entre le maître et les disciples. Le projet de Saint-Simon consiste à redéfinir les rôles de la religion ; selon sa perspective, la science est le pouvoir spirituel en établissant l’idée générale, alors que l’industrie est le pouvoir temporel en accroissant les richesses par la production. Désormais, la religion traditionnelle ne fonctionne plus comme l’explication de la vérité du monde et ne conserve plus que la morale sociale qui sert de lien psychologique (p. 59). Noués par la morale fraternelle dont l’origine se trouve dans le premier christianisme, deux pouvoirs collaborent à l’édification du nouveau culte d’une religion industrielle. Celui-ci serait le dévouement à la production utile et aux grands travaux. Tandis que la division des pouvoirs spirituel et temporel est capitale chez Saint-Simon, les auteurs de l’Exposition la suppriment et conçoivent une religion séculière en rattachant la primauté au temporel : « Les saint-simoniens (…) créent une autre séparation à l’intérieur de la religion en distinguant le “dogme” qui est la science et le “culte” qui est l’industrie » (p. 63). Dès lors, l’industrie est perçue comme une mise en acte de la vérité scientifique. S’appuyant sur cette conception, les saint-simoniens avancent que les chefs de la société, en lesquels « l’amour est dominant » (9e séance, 2e année, p. 157), deviendront les prêtres de la nouvelle religion, laquelle prêche le remplacement de l’exploitation de l’homme par l’exploitation du globe.
Au sujet de la conception religieuse, il serait intéressant de confronter l’analyse faite par Grange à celle de Musso, car les deux interprétations se complètent. Celle-là estime que l’association universelle avancée dans l’Exposition est « une forme de spiritualité sans Église et sans symbolisme » (p. 53), alors que celui-ci remarque un poids symbolique de l’industrialisme déjà existant dans le Catéchisme des industriels (1823-1824) de Saint-Simon : « La notion d’industrialisme est d’emblée surchargée : elle désigne à la fois un parti, une symbolique, une catégorie sociale, un système social nouveau et le moyen de le faire advenir » (p. 61). Ces deux interprétations mettent en relief un double processus philosophique que poursuivent Saint-Simon et les saint-simoniens : sécularisation de la religion et spiritualisation de 244l’industrie. D’un côté, la croyance en le salut de l’au-delà sera remplacée par l’amour du progrès et du bien-être sur la terre ; de l’autre, la participation au travail et à la production deviendra l’origine d’une valeur morale laudative. D’où il suit que, dans l’Exposition, se manifeste la vision d’une structuration sociale à laquelle les prêtres de la religion industrielle encouragent l’association universelle des savants et des travailleurs ; ceux-ci coopéreront à la réalisation d’une société plus élevée en anéantissant les antagonismes et les oppositions, causes fondamentales du conflit et de la guerre.
Aux considérations menées par les trois contributeurs, ajoutons quelques éléments qui paraissent significatifs dans l’Exposition de la doctrine. Suivant les séances extraites, les lecteurs remarqueront la terminologie caractérisant la proposition de l’organisation sociale saint-simonienne : famille et hiérarchie. « [L]’humanité tout entière est appelée à ne plus former qu’une seule famille ; aux associations partielles qui ont existé jusqu’ici, doit succéder enfin l’association universelle » (9e séance, 2e année, p. 156) ; « [les savants] doivent former un corps, une hiérarchie » (11e séance, 2e année, p. 165). L’association de ces notions à l’ordre social peut évoquer la thèse rétrograde soutenue notamment par Louis de Bonald. Toutefois, les saint-simoniens sont loin de s’accorder avec lui ; ils refusent fermement la structure sociale fondée sur la hiérarchie féodale et héréditaire. À leurs yeux, la famille est le composant le plus primitif des sociétés humaines, car les rapports sociaux sont devenus plus complexes en fonction de l’élargissement des limites de communauté ; le rassemblement de plusieurs familles établit la cité ; la combinaison de plusieurs cités engendre la nation ; l’union de plusieurs nations constitue une fédération plus vaste partageant une croyance commune (4e séance, 1re année, p. 112). Ici, la société n’est pas perçue comme étant composée d’individus indépendants, mais se compose de communautés dont la dimension est plus étroite. L’assimilation de la famille à l’association universelle entend alors représenter cette évolution progressive des rapports humains, non pas retourner à la communauté de clan, vers « la vie sauvage, vers l’égoïsme le plus abrutissant » (9e séance, 1re année, p. 143). L’état plus complexe des rapports sociaux signifie que les gens réussissent à maintenir l’ordre et l’harmonie sans retomber dans l’antagonisme.
Quant à la notion de hiérarchie, il faut signaler qu’il ne s’agit ni de conserver ni de réhabiliter la hiérarchisation domestique et paternelle telle que Bonald l’a défendue (Bonald, [1801] 1805, p. 84-85). L’organisation 245hiérarchisée conçue par les saint-simoniens s’en distingue par une pure méritocratie : « chacun vient prendre rang dans le sein de la grande famille selon la grâce de l’organisation qu’il a reçue en naissant, c’est-à-dire selon sa capacité, pour être récompensé selon ses œuvres » (9e séance, 2e année, p. 157). Pour que la distribution des richesses soit plus rationnelle, la structure sociale doit être déterminée selon les capacités et les œuvres. C’est ainsi que les saint-simoniens récusent le principe de l’hérédité qui se fonde sur le privilège de naissance, qui n’a aucun rapport avec la compétence de chacun.
Par la structuration d’une hiérarchie méritocratique, les auteurs de l’Exposition n’envisagent point d’écarter et d’opposer chaque partie de la société. Au contraire, ils ambitionnent de rendre le lien moral plus solide. Leur vision ne rejoint pas, non plus, le système technocratique dans lequel les élites accaparent les vérités et les connaissances, système qui sera ciblé dans le contexte de critiques envers la société post-industrielle (Touraine, 1969). Selon l’Exposition, les savants les plus compétents transmettront en aval, par l’intermédiaire de l’institution hiérarchisée, leurs connaissances sous forme d’enseignement afin que toutes les branches de l’industrie puissent en profiter (11e séance, 2e année). Toutes les richesses, y compris les instruments de travail et les connaissances scientifiques, ne font pas l’objet d’une monopolisation par l’État ou par les élites. Elles seront à partager équitablement selon les œuvres de chacun, voilà l’organisation collective mais non collectiviste. Cette méritocratie associative a pour but de mettre en ordre et en harmonie tous les intérêts des membres dans la société : « C’est l’ordre que nous réclamons, c’est la hiérarchie la plus unitaire, la plus ferme, que nous appelons pour l’avenir. » (8e séance, doctrine de Saint-Simon, 1924, p. 286).
À l’égard de la nouvelle édition de l’Exposition de la doctrine, il est seulement regrettable que les extraits contiennent un certain nombre de mots mal transcrits qui interrompent parfois la lecture et l’interprétation. Néanmoins, ce défaut ne détériore point ses mérites ; grâce à elle, les textes fondamentaux du saint-simonisme auront l’opportunité d’être relus et revalorisés. Cela empêchera certainement d’associer à tort et d’une manière superficielle le saint-simonisme à la politique actuelle tel que le macronisme, auquel la préface fait allusion (p. 5). L’actualité des problématiques traitées par l’Exposition réside dans sa préoccupation d’améliorer le sort de l’humanité et de maintenir l’harmonie entre tous. Par ailleurs, l’industrialisme saint-simonien exprimé par la formule « l’exploitation du 246globe » ne se destine pas à l’exploitation égoïste de la nature jusqu’au bout, jusqu’à l’extinction de toutes les vies. Au contraire, il projette de réaliser l’association et l’harmonie progressives, en quelque sorte durables sur la terre. Toujours valables et puissantes, les visions figurant dans l’Exposition ne se traduisent pas par l’industrialisme périmé et dépassé à travers les désapprobations vis-à-vis de l’exploitation industrielle accélérée. Entre autres, la conception de l’association universelle paraît particulièrement importante face à la crise actuelle complexe, à la fois sanitaire, économique, écologique et sociale, crise qui ébranle les sociétés jusqu’à ce que les divisions, la haine et le séparatisme gagnent partout dans le monde. L’idée de l’association saint-simonienne offrira une piste de réflexion et de discussion afin que la société épuisée et divisée puisse s’unir de nouveau.
BIBLIOGRAPHIE
Bouglé, Célestin & Halévy, Élie (éd.) [1924], Doctrine de Saint-Simon. Exposition, première année, Paris, Marcel Rivière.
Bonald, Louis de [1801], Du divorce, considéré au xixe siècle relativement à l’état domestique et à l’état public de société, 2d éd., Paris, Adrien Le Clère, 1805.
Engels, Friedrich [1878], Anti-Dühring. M. E. Dühring bouleverse la science, trad. par Émile Bottigelli, 3e éd., Paris, Éditions Sociales, 1977.
Touraine, Alain [1969], La société post-industrielle, Paris, Denoël.
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Pascal Engel, Manuel rationaliste de survie, Marseille, Éditions Agone, 2020, 383 pages.
Christophe Salvat
Centre Gilles Gaston Granger – U.M.R. C.N.R.S. 7304
Aix-Marseille Université
Qui a dit qu’un essai de philosophie – et a fortiori de philosophie de l’esprit – devait être ennuyeux ? Les lecteurs de Pascal Engel savent 247que ce n’est pas toujours le cas. Mais, eux aussi, seront probablement surpris par la légèreté et l’accessibilité de cet opus de près de quatre cents pages. Je dis légèreté et non futilité. Le sujet est sérieux et le raisonnement aiguisé. Pascal Engel, c’est un euphémisme, sait de quoi il parle. Personne en France ne connaît mieux le sujet. Les dangers du relativisme, la normativité de la raison et de la vérité, le rationalisme moral et politique, sont toutes des questions qu’il a traitées par ailleurs. Mais la véritable nouveauté de ce livre consiste dans sa forme. Engel réinvente le dialogue platonicien. La virtuosité du style ne se confond jamais avec la logorrhée pseudo-philosophique qu’il condamne. L’humour ne bascule jamais dans la farce. Fin d’esprit, Engel parvient à établir une complicité avec son lecteur sans jamais tomber dans la facilité. Si vous devez lire un livre de Pascal Engel, lisez celui-là.
Le premier point que l’on doit souligner est que, contrairement à une idée reçue, Pascal Engel ne se fait pas le héraut d’un rationalisme forcené. Une carence émotionnelle n’est pas requise pour répondre à des raisons. Il est donc très exagéré d’opposer raison et émotions (p. 40). Le rationalisme a trop été associé à un idéal de perfection qui feraient des hommes des robots. Mais « l’individu rationnel n’a pas besoin de prévoir tout, de vérifier toutes les conséquences de ce qu’il croit, de calculer tous les risques et tous ses bénéfices » (p. 37). La faute semble en incomber, au moins en partie, aux philosophes utilitaristes (type Bentham) ainsi qu’aux micro-économistes et économistes de la décision. Ou aux lectures un peu rapides dont ils ont fait l’objet. La rationalité, nous dit Engel, n’est ni contraire au bon sens ni aux erreurs ponctuelles. Et le pire ennemi du bon sens est le dogmatisme pro et anti-rationalisme. Le premier écueil consiste à vouloir faire de la rationalité (et d’une certaine conception de la rationalité) un absolu. Le second consiste à rejeter toute référence à la rationalité comme élément d’évaluation d’une action ou, plus sournoisement, à se réclamer de la raison pour la vider de sa substance. Cela posé, Engel dirige l’essentiel de ses critiques plutôt vers les seconds plutôt que les premiers.
Le chapitre 6, qui établit une nosonomie de la raison, en est une bonne illustration. Pascal Engel y catalogue les pratiques contemporaines les plus communes de l’irrationalisme et de l’antirationalisme, des tropes, aux paralogismes en passant par les différentes formes de sophisme. Parmi mes préféré l’argumentum ad heideggerum qui « consiste à soit à invoquer 248l’autorité de Heidegger comme “le plus grand philosophe du xxe siècle”, ou “le dernier des grands penseurs” soit à l’attaquer sur la base de son affiliation à présent parfaitement prouvée au nazisme » (p. 228), le trope de la logorrhée jargonnante qui « repose sur l’accumulation et l’emphase, consistant à littéralement submerger le lecteur ou l’auditeur, par asphyxie verbale et enfumage, sous un vocabulaire pseudo-philosophique et pseudo-scientifique, qui mêle, à tout va, jargon mystique, phénoménologie existentielle, psychanalyse lacanienne et jungienne, métaphysique du processus, biologie, cybernétique, théorie des systèmes, autopoïèse, etc. » (p. 249), et bien sûr le trope marseillais, qui est celui de l’exagération et de la surenchère (p. 254). Aucun(e) philosophe n’est personnellement pris à partie. Chacun reconnaîtra aisément certains biais d’untel ou d’unetelle. Moins nombreux, cependant, seront ceux à se reconnaître dans ces pratiques largement tolérées et rarement dénoncées.
Le cœur de l’argumentation du livre ne se réduit pas, néanmoins, à la condamnation de ces manquements personnels aux injonctions de la logique. Il porte sur le fondement (objectif) des normes de raison, de savoir et de vérité ainsi que leur importance intellectuelle, morale et politique. Il est difficile, ici, de revenir avec précision sur l’ensemble des thèses défendues2. La dimension politique de la raison et de la vérité, traitée dans le chapitre 4 « Raison, vérité et démocratie », poursuit une réflexion entamée dans Les lois de l’esprit. Julien Benda ou la raison (Engel, 2012), et fait écho aux prises de positions de Pascal Engel sous la présidence Trump3. Les trois premiers chapitres, tous trois sous forme de dialogues, sont respectivement consacrés à la raison, à la vérité et au relativisme.
Bien que l’auteur précise en introduction que tous les chapitres peuvent se lire indépendamment les uns des autres, on ne saurait trop conseiller de débuter sa lecture du Manuel rationaliste de survie, par le premier chapitre, « Dialogue sur la raison », qui pose très clairement les termes et les enjeux du débat. La raison en général, définie comme « la correction dans la pensée et dans l’action » (p. 33), est une faculté que l’on partage tous, mais que l’on n’exerce pas tous de la même 249façon. La rationalité peut se décrire comme notre capacité à répondre à des raisons et des croyances vraies. Le rationalisme repose, selon Pascal Engel, sur trois principes de base. D’après le premier, le principe épistémologique du rationalisme, « il y a des connaissances a priori et des principes a priori indépendants de notre expérience ». Selon le deuxième, « il y a des normes stables et irréductibles de la raison et de la pensée ». Enfin, selon le troisième, que Pascal Engel désigne aussi comme un objectivisme cognitif, « nous pouvons avoir une connaissance d’une réalité objective indépendante de notre esprit ». La combinaison de ces trois piliers constitue ce que Pascal Engel appelle le rationalisme minimal (p. 65). Le principal avantage du rationalisme minimal est, explique l’auteur, de ne pas dépendre d’une métaphysique de la raison. Notez que cette conception du rationalisme, qui peut sembler encore trop exigeante à beaucoup, n’exclut pas un certain pluralisme culturel. Il est souvent reproché aux défenseurs de l’universalisme de la raison de militer pour une conception occidentale de la rationalité, qui n’est pas partagée par d’autres cultures, et qui serait instrumentalisée pour imposer nos valeurs et notre de vie au reste du monde. Il est pourtant indéniable qu’il existe, ou qu’il a existé dans le passé, différentes formes conceptions de la raison. Mais, insiste l’auteur, la mise en perspective des invariants de la raison n’implique ni le dénigrement des formes sociales que celle-ci a pu prendre ou qu’elle prend encore, ni la hiérarchisation des différentes pratiques reconnues. La reconnaissance de normes objectives de la raison, c’est-à-dire indépendantes de l’expérience humaine, ne permet pas de juger les formes qu’a pu prendre cette expérience dans l’histoire de l’homme.
Le Dialogue sur la vérité, qui se présente sous la forme d’un dialogue imaginaire entre Pilate et le philosophe épicurien Aelius Lamia, pose la question de la valeur de la vérité, ou pour le dire autrement, de l’existence d’une norme de vérité dans nos croyances. Pourquoi devrions-nous chercher à croire le vrai ? Les philosophes pragmatiques, de John Dewey à Richard Rorty, considèrent que la recherche de la vérité n’est pas la seule raison de croire. On peut, ainsi, avoir de bonnes raisons de croire que le cancer dont on est atteint n’est pas mortel si cette croyance rend nos derniers jours plus apaisés, ou même, nous donne la force de mieux le combattre. Cette approche des croyances pose de nombreux dangers sociétaux ou politiques. Mais, d’un strict point de vue théorique, 250elle est, selon Pascal Engel, également erronée car elle repose sur une confusion entre une raison pour croire et une raison de croire (p. 97). Nous n’avons de raisons de croire un fait ou une affirmation que s’ils sont empiriquement ou théoriquement prouvés. Je peux vouloir croire que je guérirais de la maladie qui me ronge mais, à défaut d’éléments factuels corroborant cette hypothèse, je ne peux avoir de raison d’y croire. Naturellement, l’une des principales objections à laquelle s’expose le principe de vérité est qu’il est excessivement contraignant. En pratique, il nous est impossible de ne croire que ce qui est vrai, car nous n’avons ni les moyens, ni les connaissances, ni tout simplement le temps de nous assurer de la véracité de chacune de nos croyances. Une façon de répondre à ce dilemme consiste à reformuler le principe de vérité ainsi « Pour tout P, on doit croire que P si et seulement si on a des raisons suffisantes pour P » (p. 105). Engel, cependant, refuse cette option qui a pour défaut de substituer une norme subjective (le caractère « suffisant » des raisons) à une norme objective (les raisons de croire). De plus, « la norme subjective, si elle est contextuelle, est trop faible. Elle cesse d’être une norme si elle me dit simplement : “Croyez ceci ou cela, selon vos circonstances épistémiques” ! » (p. 108). La solution avancée par Pascal Engel (par la voix de Pilate !) est, finalement, de faire du savoir (plutôt de que de la vérité) notre véritable objectif épistémique. Il ne s’agit cependant pas, précise-t-il, de faire du savoir une condition de la croyance mais d’être « capable de se représenter comme étant en position de savoir que P » pour pouvoir croire P (p. 109). On peut alors conclure (avec Aelius) que la véritable norme de croyance, c’est la norme du savoir (p. 110).
Le troisième dialogue porte sur le relativisme, une question sur laquelle Pascal Engel a déjà beaucoup publié. Le sujet est assez polarisant même si peu nombreux sont ceux qui se revendiquent explicitement du relativisme. C’est, également, un sujet relativement mal traité par les commentateurs pressés ou étrangers à la question. Engel ne se satisfait pas de prendre position, il nous donne les outils conceptuels pour apprécier la complexité du sujet. Il distingue ainsi un relativisme épistémique, qui a trait à la justification d’une proposition, d’un relativisme aléthique, qui a trait à la vérité. Or l’un n’implique pas nécessairement pas l’autre : « Il peut très bien se faire que toutes les justifications pour un certain énoncé ou une certaine théorie soient relatives sans que, pour autant, la 251vérité de l’énoncé ou de la théorie soit relative » (p. 115). Pour pouvoir être qualifié d’aléthique, le relativisme épistémique doit voir dans la justification une expression de la vérité. Les relativistes les plus durs, ceux qui nient l’existence d’une vérité indépendante des expériences ou voient dans celle-ci une construction sociale, font le pas.
Le rationalisme ne peut, cependant, se défendre uniquement négativement, c’est-à-dire par la réfutation des arguments de ses opposants. Pascal Engel le sait bien. Mais quelle théorie de la rationalité adopter ? Le rationalisme, comme l’anti-rationalisme, d’ailleurs, est protéiforme. Il peut renvoyer soit à la cohérence de la structure de nos désirs (via la condition de transitivité des préférences que les économistes connaissent bien) soit à notre capacité à répondre à de raisons objectives. La définition de la notion de raisons, qui peuvent être motivantes ou internes, comme le pense Bernard Williams (Williams, 1985), ou, au contraire, justifiantes ou externes, à l’instar de Jonathan Dancy (Dancy, 2000), détermine notre la conception de la rationalité. Pascal Engel penche en faveur de l’existence de raisons objectives. Il rejoint, en cela, le philosophe anglais Derek Parfit et son fondamentalisme des raisons (Parfit, 2011, 2017). Les raisons, selon ce dernier, ne se réduisent ni à des désirs ni à des états psychologiques. Elles sont indépendantes de notre expérience, mais peuvent, par l’intermédiaire de nos croyances, motiver l’action. L’opposition entre raisons internes et externes ne serait donc pas aussi radicale qu’on a pu le croire.
Que l’on croie que les raisons externes soient internalisées ou non, il est essentiel, selon Pascal Engel, de ne jamais perdre de vue le rôle de justification qu’ont les raisons. La principale faiblesse de la cause rationnelle tient peut-être à son ambiguïté quant à la nature des raisons. La tradition du rationalisme de l’explication, pour les philosophes humiens, et du rationalisme de la cohérence pour les économistes et les psychologues donnent un avantage certain à l’approche internaliste des raisons. Mais, c’est minimiser, voire oublier, le rôle justificatif – et donc normatif – de la raison. Selon Engel,
[C]’est une forme de rationalisme hémiplégique qu’on peut appeler “obscurantisme subtil”, ou “raison claire obscure” parce que, dans nombre de ses versions, elle néglige les fonctions essentielles de la raison, et en définitive conduit à traiter les humains comme irrationnels, sans espoir de guérison. Ce faux rationalisme nous donne des causes des comportements humains et 252traite toute explication générale comme une illusion. Il refuse, explicitement ou non, la réflexivité et l’universalité de la raison, et privilégie sa face externe au détriment de sa face interne. Or les deux faces sont aussi indispensables l’une que l’autre à une conception rationaliste authentique. (p. 315).
Le Manuel rationaliste de survie, qui avait débuté par une défense du rationalisme contre le relativisme, le pragmatisme et le structuralisme, se conclut, ironiquement, par une mise en garde du rationalisme contre lui-même, ou plus exactement, contre une certaine image de lui-même, et prend la forme, dès lors, d’un manuel de survie pour le rationaliste.
BIBLIOGRAPHIE
Dancy, Jonathan [2000], Practical Reality, New York, Oxford University Press.
Engel, Pascal [2012], Les lois de l’esprit. Julien Benda ou la raison, Paris, Les Éditions d’Ithaque.
Engel, Pascal [2019], Les vices du savoir. Essai d’éthique intellectuelle, Marseille, Agone.
Parfit, Derek [2011], On What Matters, Oxford, Oxford University Press, vol. 1 & 2.
Parfit, Derek [2017], On What Matters, Oxford, Oxford University Press, vol. 3.
Williams, Bernard [1985], Ethics and the Limits of Philosophy, Cambridge MA, Harvard University Press.
1 Téléchargeable gratuitement sur http://ragif.com.ar/wp-content/uploads/2019/03/RAGIFGrundrisseDobles.pdf (consulté le 08/03/2021).
2 On se reportera avec intérêt à la lecture de la recension de Patrick Ducray publiée dans la Vie des idées https://laviedesidees.fr/Engel-Manuel-rationaliste-de-survie.html (consultée le 28 janviers 2021).
3 Voir, par exemple, https://www.lemonde.fr/idees/article/2016/11/17/trump-ou-la-pathologie-du-pragmatisme_5032446_3232.html (consulté le 28 janviers 2021).
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-11886-2
- EAN : 9782406118862
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11886-2.p.0223
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/06/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langues : Français, Anglais