Notes de lecture
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2021 – 1, n° 11. varia - Auteurs : Bourdeau (Vincent), Brillant (Lucy), Dutraive (Véronique), Tortajada (Ramón)
- Pages : 175 à 219
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
Thorstein Veblen,
actualité d’une pensée sociologique
et économique vivante
Note de lecture sur l’ouvrage d’Alice Le Goff,
Introduction à Thorstein Veblen, Paris, Éditions La Découverte, Collection « Repères », 2019, 127 pages.
Véronique Dutraive
M.S.H. Lyon St-Étienne
Triangle – U.M.R. C.N.R.S. 5206
Thorstein Veblen est un auteur américain d’origine norvégienne qui a vécu entre 1857 et 1929 et dont la notoriété est considérable, à la fois dans la culture populaire américaine et dans plusieurs disciplines académiques, principalement en sociologie, en économie mais aussi en marketing par exemple. Certains de ses ouvrages ont été traduits en français, notamment le plus célèbre d’entre eux, Théorie de la classe de loisirs, et de nombreux travaux universitaires ont été publiés autour de son œuvre en général ou sur certains de ses aspects. Cependant un ouvrage synthétique en français n’était pas encore disponible. C’est tout l’intérêt d’un numéro dans la collection « Repères » des Éditions La Découverte. Cet ouvrage a été rédigé par Alice Le Goff qui aborde l’œuvre de Thorstein Veblen sous l’angle de la philosophie sociale. Basé sur une lecture extensive des textes de l’auteur et sur une partie significative de la littérature secondaire, l’ouvrage en présente les principales thèses ainsi que les interprétations et controverses qui leur sont attachées. On propose de saisir l’opportunité de la parution de cet ouvrage de grande qualité, autant pour la clarté de l’exposition que pour sa complétude, pour rappeler l’acuité des analyses de Veblen.
176La première partie intitulée « Veblen l’iconoclaste », terme souvent utilisé pour désigner que Veblen a bousculé de nombreuses idées reçues de son temps, présente la biographie de Veblen. Elle examine la vie de Veblen, son parcours de formation et son parcours professionnel à l’Université ou dans d’autres contextes et propose une évaluation de cette trajectoire.
Né dans une famille de fermiers émigrés dans le Wisconsin, la structuration intellectuelle de Veblen sera marquée par une double formation en philosophie et en économie mais aussi par la culture extensive qu’il s’est forgée dans de nombreux domaines, notamment dans les sciences, en biologie, en psychologie et en anthropologie.
Veblen a connu un parcours universitaire et une existence personnelle un peu erratiques mais il est devenu de son vivant une figure célèbre grâce à la parution de la Théorie de la classe de loisirs. L’ambivalence du statut de Veblen est d’ailleurs mise en exergue, ayant pu être d’un côté considéré comme un marginal – cette marginalité ayant été la clé de son observation acerbe et en surplomb de la société américaine de son temps – et de l’autre, comme une figure intellectuelle américaine majeure. Quoi qu’il en soit, ce qui est certain c’est que Veblen a laissé une œuvre qui a été et reste une source d’inspiration significative particulièrement pour la philosophie sociale, la sociologie et l’économie. Cette philosophie sociale de Veblen est marquée par une épistémologie évolutionniste qu’il oppose à l’ensemble des philosophies sociales de son époque qu’elles aient inspiré les théories libérales ou les théories historicistes.
La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Vers une science économique évolutionnaire » traite justement de l’application de cette philosophie sociale à l’économie. Elle rend compte de l’interprétation de la discipline qu’est l’économie selon Veblen, puis du sens du darwinisme épistémologique pour la théorie sociale et enfin de son application à l’analyse de la dynamique économique. En effet un des textes les plus célèbres de Veblen – du point de vue de l’économie – est Why is Economics not an Evolutionary Science ? Veblen y développe une conception historicisée de la connaissance et voit dans le darwinisme le canon d’une l’épistémologie moderne, caractérisée par une rupture avec les formes de téléologie à l’œuvre dans les conceptions de la connaissance du passé et la mobilisation d’explications en termes de causalité cumulative. Veblen considère que les théories économiques de son temps, que ce soit 177le marginalisme ou l’historicisme, correspondent à un stade pré-darwinien sur le plan scientifique : le marginalisme en raison d’une analyse statique et des normes d’équilibre qui structurent ses concepts et les approches historicistes en raison de leur ancrage dans la philosophie de l’histoire. Veblen pense que le marginalisme, l’historicisme – ainsi que le marxisme – ne développent pas de conceptions aptes à rendre compte d’une explication de l’évolution sociale impliquant l’imbrication des actions et des institutions (des habitudes de pensée collectives) et de la causalité cumulative à l’œuvre. La théorie de l’action humaine de Veblen vise à articuler une dimension naturelle et culturelle, en mobilisant notamment un répertoire instinctuel recouvert par les institutions qui valorisent, sélectionnent ou inhibent ces dispositions, de sorte qu’il existe une indétermination dans l’évolution sociale qui est par conséquent ouverte. Le chapitre nous présente cette théorie de l’action et des institutions et son application à la dynamique économique. Ce qui est marquant ici sont les dichotomies mobilisées par Veblen qui structurent l’ensemble de ses analyses positives et normatives : les dispositions instinctuelles à la coopération et au travail productif d’un côté, lesquelles favorisent le développement technologique et la vie matérielle, et de l’autre les dispositions à la prédation agressive – pour s’approprier les biens communs – et aux activités cérémonielles – souvent dédiées à la mise en scène de la différentiation sociale. Cette dichotomie se décline en une opposition entre les principes industriels et financiers à l’œuvre dans l’entreprise capitaliste qui, selon Veblen, affecte la dynamique macroéconomique de la société contemporaine dans son ensemble.
Deux idées peuvent être mises en avant ici : tout d’abord, la démarche « génétique » utilisée par Veblen qui cherche à comprendre comment, à travers un processus d’évolution culturelle, certains traits archaïques fondamentaux s’expriment de manière dérivée dans la société économique actuelle. Comme le dit Alice Le Goff, « Veblen est l’un des premiers anthropologues de l’économie et ce qui rend son travail remarquable, c’est le fait de s’être concentré sur sa propre culture et non sur celle de sociétés lointaines » (page 37). Cette théorie génétique s’appuie sur les études anthropologiques de son temps qui sont comme un matériel empirique pour Veblen pour appréhender d’un côté les invariants et de l’autre la variété des cultures. Ensuite, en dépit des processus de rationalisation à l’œuvre dans le capitalisme, certaines pratiques sociales 178et économiques restent imprégnées des formes archaïques d’animisme et Alice Le Goff note que l’on peut distinguer ainsi la conception de Veblen de celle de Max Weber, notamment parce que pour ce dernier la monnaie incarne ce mouvement de rationalisation alors que pour Veblen, les pratiques monétaires sont au contraire le siège de phénomènes spéculatifs irrationnels et cérémoniels (page 49).
La troisième partie, intitulée « Sciences sociales et critique de la culture pécuniaire » est consacrée à la thèse sociologique phare de Veblen concernant les mécanismes de distinction et leurs effets macrosociaux. Elle présente la conception veblenienne de la stratification sociale et son expression dans la consommation ostentatoire ainsi que sa réception en sociologie.
Veblen analyse l’évolution anthropologique à l’aune de son schéma dualiste des propensions comportementales filtrées par les institutions sociales : en passant d’une société pacifiste et conduite par les valeurs du travail et de la technologie à une société de prédation fondée sur l’appropriation par la force, la détention individuelle de ce qui figure la richesse devient le canon du mérite différentiel. Veblen considère qu’on retrouve dans la société contemporaine ce processus de comparaison de la valeur des individus (de leur mérite) médiatisé par le prestige de la richesse. Une seconde idée majeure est que la richesse ne se mesure pas de manière objective mais de manière relative (par rapport à des standards) et de manière comparative (par rapport aux autres). Le conformisme et l’envie, ou ce que Veblen appelle invidious distinction sont des traits de comportements impliquant des mécanismes sociaux puissants et sophistiqués car donnant lieu à la fois à l’imitation et la recherche de distinction à travers la stratification sociale. Dans une société urbanisée où les relations sont impersonnelles, l’effet de démonstration repose alors sur la consommation ostentatoire qui sert d’échelle de valeur pour mesurer le mérite social. Veblen interprète un certain nombre de pratiques sociales de son temps comme des formes dérivées et pacifiées de ce principe de rivalité, les coutumes vestimentaires, les pratiques sportives, le rapport aux animaux domestiques … Sur le plan des normes sociales, ces usages conduisent aussi à la dévalorisation des valeurs du travail. Et Veblen indique que la richesse accumulée dans la société industrielle reposant forcément sur une forme ou une autre de travail, l’ostentation, la manifestation de l’oisiveté qui manifestent cette richesse différentielle sont, à travers un processus sophistiqué de transfert, incarnées par les 179femmes et la domesticité. Un des enjeux de cette vision est aussi de prendre ses distances avec la notion de classe sociale et d’opposition de classes fondée sur les rapports de production au sens de l’économie politique classique. En effet les normes sont ici partagées et les classes de revenus inférieurs cherchent à se conformer aux modes de vie des classes supérieures à travers un processus d’émulation, alors même qu’on cherche aussi à rivaliser à l’intérieure d’une classe homogène.
Tout ceci conduit à une course à la consommation et qui est encouragée par la société industrielle dans laquelle la productivité croissante permise par le progrès technique trouve un débouché dans le renouveau permanent des biens de consommation. Veblen dénonce ce mécanisme qui, sur le plan individuel, est sans issue et, sur le plan collectif, conduit à une société de gaspillage et ceci annonce les préoccupation environnementales contemporaines attachées à nos modes de produire et de consommer.
Cette thèse a eu un impact majeur en sociologie dont l’ouvrage d’Alice Le Goff rend compte de manière détaillée et en énonçant également les nombreuses critiques qui lui ont été adressées. Parmi celles-ci, on peut notamment retenir l’idée que Veblen surévaluerait la dimension stratégique ou intentionnelle de ces dynamiques sociales qui peuvent au contraire rester aveugles aux individus qui se conforment à ces normes. Adorno estime aussi que Veblen réduit l’évaluation de toute esthétique a des normes fonctionnalistes et dénonce l’exacerbation du matérialisme de Veblen qui semble réduire tout transcendance ou toute activité ayant une finalité spirituelle à des expressions cérémoniales dont il dénonce la vacuité.
La dernière partie porte sur la pensée politique de Veblen. Intitulée, « Critique des institutions politiques », cette partie présente d’abord la conception de l’État selon Veblen, puis sa critique et sa pensée normative relatives aux institutions et se termine par une réflexion sur la conception du pouvoir chez Veblen. Ce qui semble frappant ici est que Veblen conçoit les processus politiques et traite de la question de l’État (sa nature, ses fonctions, son émergence) non pas à partir des théories politiques (traditionnellement celles Hobbes, Locke, ou plus généralement issues de la philosophie politique) mais, là encore, à partir de sa clé de lecture anthropologique. Il faut reconnaître que la conception politique de Veblen n’est pas des plus claires ni toujours parfaitement cohérente mais elle recèle cependant – comme toujours avec lui – des intuitions originales. On rappelle de manière schématique que Veblen considère 180deux archétypes principaux de sociétés à travers lesquels il réfléchit aux phénomènes sociaux : le stade sauvage marqué par la prédominance du travail manuel et les schémas de pensée matériels, le stade barbare marqué par la prédominance de la prédation et les comportements cérémoniels. Dans le stade capitaliste, si les deux schèmes de pensée cohabitent, les institutions économiques favorisent les mécanismes prédateurs à travers la culture matérielle et monétaire au détriment des valeurs industrielles. Il semble cependant, tel que le restitue Alice le Goff, que le schéma politique associé à ces formes sociales ne soit pas aussi marqué. Le stade sauvage aurait été caractérisé par la prédominance d’institutions politiques de type anarchiste, c’est-à-dire des structures sociales égalitaires (mais pas exclusivement), avec un contrôle « horizontal des ressources et des techniques » parfois combiné avec le développement de formes de représentations spécialisées dans les fonctions cérémonielles. Le stade barbare se développe sur la base d’un contrôle coercitif centralisé, et d’un contrôle sur les produits du travail collectif et sur le travail lui-même. Mais pour Veblen ceci a aussi coïncidé avec une résistance à l’émergence de l’État. Veblen voit dans l’État moderne une survivance du stade barbare, un instrument de coercition, d’organisation des guerres et de leur promotion à travers les idéologies patriotiques. Il ne semble pas croire dans la capacité réformatrice d’un État plus démocratique. À ce titre et alors que Veblen est souvent associé au pragmatisme philosophique, par exemple en raison de sa conception de l’action humaine, Alice Le Goff défend l’idée qu’il ne serait pas un pragmatiste consistant. Sur ce point on peut néanmoins relativiser cette appréciation. Le lien avec le pragmatisme peut être précisé sur deux points. Tout d’abord la conception de la connaissance sous la conduite de la idle curiosity semble entrer en contradiction avec l’instrumentalisme des pragmatistes et notamment avec l’idée défendue par les pragmatistes que les sciences sociales doivent s’appuyer sur la connaissance issue des pratiques sociales et doivent être au service de la société. Peut-être cependant ce que Veblen avait en tête en utilisant cette formule était surtout de dénoncer le contrôle de l’Université par les pouvoirs économiques, car sa conception évolutionniste de l’intelligence semble par ailleurs en phase avec les principes épistémologiques du pragmatisme. Le second point de désaccord rejoint la question politique. Le pragmatisme a été considéré comme la philosophie de la démocratie et une source d’inspiration intellectuelle pour 181la réforme des institutions sociales notamment à l’ère progressiste aux États-Unis (période de 1890 à 1920). Si Veblen ne partage pas la foi humaniste des pragmatistes et leur confiance dans la capacité politique de l’homme ordinaire à participer à l’horizon d’un État et d’une société véritablement démocratiques, il n’en demeure pas moins que les écrits de Veblen ont eu une influence notoire sur le mouvement progressiste à travers sa mise en cause des monopoles, et plus généralement du poids des « intérêts acquis » économiques dévastateurs pour l’économie américaine que les progressistes ont vue comme présentant un risque majeur pour la démocratie elle-même.
La dimension normative de l’État et de la politique selon Veblen n’est pas vraiment aboutie mais elle est marquée par le fait qu’il souhaiterait voir les valeurs industrielles mises en avant par un gouvernement sous la conduite d’ingénieurs (un soviet des techniciens). Il n’est pas besoin d’insister sur les difficultés qu’il y a à concevoir d’une part un « socialisme darwinien » et de l’autre une société contrôlée selon une rationalité technique. On a pu rapprocher Veblen des saint-simoniens en raison des valeurs industrielles comme des valeurs sociales qu’ils ont en commun. Cependant, contrairement à Veblen, on sait que les saint-simoniens considèrent les relations entre la finance (pour eux la banque) et l’industrie comme des liens complémentaires alors que Veblen les oppose fondamentalement.
Le livre se termine sur la conception du pouvoir chez Veblen. Celle-ci se décline selon deux formes. La première est assez conforme à l’idée que l’on peut s’en faire, d’un contrôle par certaines catégories d’acteurs (une classe sociale par exemple) des leviers du pouvoir, des règles et des institutions. Ce qui est plus intéressant chez Veblen, c’est que ce contrôle ne se réduit pas aux institutions formelles mais aux habitudes de pensée, c’est-à-dire aux valeurs et aux normes sociales qui ont un rythme long d’évolution qui implique souvent un décalage entre les modes de vie associés aux représentations et le mode de vie imposé par le niveau des techniques et des technologies. Plus intéressant encore, le pouvoir prend la forme de la coercition de certains groupes parasitaires (politiques, religieux, économiques) et cette coercition est interprétée comme une dérivation de la faculté anthropologique des groupes humains à contrôler leur environnement naturel et physique qui s’est déplacée progressivement vers le contrôle des outils, du produit du travail d’autrui ou du travail lui-même. 182Ce type de coercition provient de mécanismes lents d’évolution, de la transformation des institutions de la propriété mais aussi de mécanismes souterrains qui échappent en partie à l’intentionnalité.
Pour terminer, si Alice Le Goff évoque la postérité de Veblen en économie du côté du mainstream en microéconomie du consommateur comme du côté de l’hétérodoxie, en tant que figure tutélaire du courant institutionnaliste, sans oublier ses considérations sur les questions environnementales et sur le statut des femmes, devenues si actuelles, on peut aussi ajouter d’autres filiations dans l’économie contemporaine. Tout d’abord, les dynamiques non linéaires à l’œuvre dans les mécanismes économiques et mises en avant par Veblen, avec leurs effets de renforcement, d’emballement ou d’inertie, ont été formalisées par l’économie évolutionniste et la microéconomie hétérodoxe. Certains modèles contemporains des crises attribuent à Veblen d’avoir anticipé une approche en termes de phénomènes monétaires (crédit) et financiers (eux aussi sujets à des mécanismes de propagations non linéaires) et en termes d’anticipations. La fameuse distinction veblenienne entre l’industrie et les affaires, structurant la conduite des firmes et le fonctionnement macroéconomique, favorisant la formation spéculative d’une richesse de plus en plus immatérielle, trouve également un écho dans les analyses récentes du capitalisme contemporain.
Pour toutes ces raisons, la lecture introductive à l’œuvre de Veblen permet de découvrir et de redécouvrir les intuitions fructueuses de cet auteur toujours d’actualité.
183Genèse et jeunesse
de la pensée walrassienne :
Jean-Pierre Potier, lecteur de Walras
Note de lecture sur l’ouvrage de Jean-Pierre Potier,
Léon Walras, économiste et socialiste libéral. Essais,
Paris, Classiques Garnier, Collection
« Bibliothèque de l’économiste », 2019, 564 pages.
Vincent Bourdeau
Université de Besançon
Logiques de l’Agir – E.A. 2274
Léon Walras, économiste et socialiste libéral de Jean-Pierre Potier est une somme impressionnante qui ravira les chercheurs qui s’intéressent à l’histoire de la pensée économique, et plus particulièrement tous ceux qui se passionnent pour la pensée économique et sociale de Léon Walras (1834-1910). Professeur émérite de sciences économiques à l’université Lumière Lyon 2, Jean-Pierre Potier est non seulement un spécialiste de la réception italienne de Marx (de la fin du xixe siècle à la fin du xxe siècle), un éclaireur de la pensée de Sraffa mais aussi un éminent connaisseur de la genèse de l’économie politique walrassienne. Cette connaissance, il la doit à sa participation au travail d’édition scientifique remarquable des Œuvres économiques complètes d’Auguste et Léon Walras mené par les chercheurs de Lyon, parues chez Économica, une entreprise qui a duré une vingtaine d’années1. Ce travail de collecte de textes, d’informations, d’analyse et publication de correspondances inédites (on pense par exemple à l’édition récente de la correspondance Aline Walras – William Jaffé 184que l’on doit, là encore, à Jean-Pierre Potier (Potier & Walker, 2014)), permet en effet d’aborder le grand théoricien qu’est Léon Walras dans toute la complexité et les détails de sa pensée qui, si elle est passée à la postérité du fait de l’« invention » de la théorie de l’équilibre économique général – donc de ses Éléments d’économie politique pure (Walras, [1874] 1988) – est bien plus riche que ce qu’en a retenu une histoire de l’analyse économique dont les critères de sélection ont été imposés durablement par les travaux de Schumpeter (Schumpeter, [1954] 2004).
C’est le premier mérite de cet ouvrage que de contester, non par une argumentation épistémologique longuement déployée mais plutôt archives en mains2, la validité d’une histoire de la pensée économique qui réduirait son objet à ce qui est seulement digne d’être retenu au regard des développements ultérieurs de la discipline – en un mouvement où la science faite juge la science se faisant. Comme l’écrivait Louis Althusser, « l’avenir dure longtemps », et il peut toujours paraître imprudent de condamner tel ou tel aspect d’une œuvre aux oubliettes de la science et de l’histoire. Notre connaissance du passé en souffrirait autant que notre appréciation du présent. Dans son introduction générale, Jean-Pierre Potier bataille ainsi contre les « lectures réductrices » (Potier, 2019, p. 12), jugement salutaire auquel fait écho une conclusion où, une fois n’est pas coutume, il s’autorise une remarque en faveur de l’actualité d’une pensée sociale, voire socialiste, celle de Léon Walras, qui pourrait bien éclairer les dilemmes de nos sociétés contemporaines de plus en plus soumises à la rareté des ressources naturelles que l’humanité a surexploitées au cours du xxe siècle et en ce début de xxie siècle : « à notre époque de privatisations des terres agricoles, des ressources naturelles et des services publics à l’échelle mondiale, son projet [celui de Walras du rachat des terres par l’État] reprend du sens dans le cadre des réflexions sur les “communs” » (Potier, 2019, p. 489). C’est donc bien à une lecture non réductrice de la pensée walrassienne, lecture encore grosse de promesses pour comprendre notre époque autant que celle de Walras, qu’invite l’ouvrage somme de Jean-Pierre Potier.
Somme, en effet, puisque cet ouvrage restitue tout au long de ses 564 pages, sous la forme d’un recueil d’articles parus ces trente dernières années, un parcours de recherche exhaustif, nourri de nombreuses 185explorations d’archives (à Lausanne, à Lyon, à Montpellier, mais aussi aux États-Unis), qui permettent de dresser un portrait nuancé et complexe du maître de Lausanne. L’ouvrage en effet ne se contente pas de juxtaposer les articles écrits au sujet des Walras (Auguste, le père, et Léon, le fils) au fil d’une chronologie de la recherche qui n’a pas toujours la cohérence d’une composition d’ouvrage, mais bien de les regrouper en cinq parties qui offrent un panorama de l’œuvre de Léon Walras assez complet pour qu’une image précise de son inscription dans l’histoire de la pensée sociale de son temps puisse s’en dégager.
La première partie (« Legs paternel et formation du champ de l’économie politique et sociale ») éclaire les rapports entre Léon Walras et son père Auguste, montrant par là comment l’inscription de l’économie politique dans la pensée sociale du xixe siècle imprime sa marque sur la manière de définir l’économie politique et sociale chez Walras : les rapports à son père et, par son truchement, à Jean-Baptiste Say revêtent ainsi un caractère crucial (chapitre 1), de même que les théories stadiales de l’histoire vite resserrées sur la définition de la situation contemporaine, celle d’une révolution industrielle (chapitre 2) éclairant les débats sur la classification des sciences qui se répercutent dans les délimitations internes de l’économie politique (un chapitre 3 où Jean-Pierre Potier nous guide depuis la classification d’Ampère en passant par les articles de Coquelin sur ce sujet dans le Dictionnaire de l’économie politique pour aboutir aux classifications successives proposées par Léon Walras). Héritage, situation présente pèsent ainsi sur les manières d’envisager la science économique.
La deuxième partie (« L’économie politique pure et sa réception ») fait le point sur le statut de l’économie politique pure, depuis la genèse (chapitre 4) jusqu’à sa réception (en Italie, chapitre 6 ; en France, chapitre 7) en passant par une mise au point lumineuse sur le statut de la « libre concurrence » dans l’économie pure walrassienne (chapitre 5). Elle fait le point non en refermant l’économie pure sur elle-même, mais plutôt en ouvrant cette dernière à ses autres, l’économie sociale et l’économie appliquée, suggérant même le pouvoir de clarification qu’elle peut avoir à leur égard.
La troisième partie (« Réformer l’enseignement de l’économie politique ») aborde en trois chapitres, où l’on peut mesurer l’importance de l’enquête historique en archives3, la manière dont Léon Walras concevait 186l’enseignement de sa discipline, enseignement dont il pensait qu’il devait être réformé pour éviter la sclérose scientifique, en France tout particulièrement (chapitre 8). Le chapitre 9 qui porte sur l’enseignement de l’économie sociale et appliquée permet une transition souple vers les quatrièmes et cinquièmes parties de l’ouvrage plus spécifiquement dédiées d’une part au positionnement critique de Walras (contre le libéralisme orthodoxe et contre les socialismes existants), d’autre part à ses propositions de réformes qui dessinent les contours de son « socialisme libéral ».
En effet, la quatrième partie, comme son titre l’indique4, comprend un chapitre sur la critique du libéralisme (chapitre 11) et un autre sur la critique du socialisme « empirique » (chapitre 12). Cette partie se clôt sur un aspect méconnu de la trajectoire walrassienne, l’expérience coopérativiste de Léon Walras à la tête du journal Le Travail. Ce chapitre 13 restitue les polémiques dont cette expérience a été l’occasion (avec les coopérativistes belges Voituron et Leirens) qui permettent de mieux comprendre la place qu’occupe la « question sociale », et le traitement économique et politique qu’il faut lui réserver, dans l’architecture conceptuelle déployée par Léon Walras.
La cinquième partie, « Des réformes sociales pour l’instauration d’un socialisme libéral », évoque successivement l’organisation du (marché du) travail (chapitre 14), la propriété collective des terres et ressources (chapitre 15), le rôle économique et social de l’État (services publics et monopoles sont abordés dans un chapitre 16), enfin un très original aperçu (chapitre 17) des idées walrassiennes quant au design institutionnel de la démocratie dans le contexte fin-de-siècle d’une campagne idéologique en faveur de la représentation professionnelle (en Belgique comme en France) qui recueille le suffrage de Walras.
Nul doute qu’à la fin de l’ouvrage, le lecteur aura été convaincu par le bien-fondé de la prise de position initiale : restreindre l’étendue de l’économie walrassienne à la seule dimension de l’économie pure et à la théorie de l’équilibre général, c’est se priver de comprendre la richesse de cette pensée, mais aussi, sans doute, rater pour une bonne part le sens qu’avait aux yeux de Walras lui-même l’économie pure. Le paradoxe d’une lecture non réductrice c’est qu’elle enrichit la signification même de ce qui avait seul de l’importance jusqu’à récemment dans les histoires canoniques de la pensée économique.
187Il est impossible, et il serait fastidieux, de proposer un résumé de chacun des dix-sept chapitres de l’ouvrage tout en respectant le format imposé raisonnablement par une note de lecture. Mais une manière de rendre justice à l’ampleur de l’ouvrage peut consister à s’arrêter un peu sur l’appellation « économiste et socialiste libéral » qui donne son titre au recueil, afin de mesurer, tel ou tel argument à l’appui, en quoi le travail de Jean-Pierre Potier permet de jeter une lumière neuve et vive sur l’œuvre de Léon Walras. Je procéderai pour ce faire en deux temps : d’abord en prenant en considération et au sérieux, comme y invite l’ouvrage, l’association « économiste et socialiste », ensuite en interrogeant à la lumière des recherches de Jean-Pierre Potier ce que peut signifier le syntagme « socialiste libéral » dans l’espace des idées politiques en circulation à la fin du xixe siècle.
I. Économiste et socialiste
Une lecture « réductrice » aurait tendance à vouloir séparer l’économiste du socialiste – Jean-Pierre Potier rappelle ainsi au début de l’ouvrage que telle fut bien la tentation (depuis Pareto jusqu’à Schumpeter) des premiers lecteurs (Potier, 2019, « Introduction générale », p. 12). Il s’agit là – de la mort de Léon Walras à la fin des années 1970 – de faire le partage entre d’un côté l’économie comme science et de l’autre le socialisme comme idéologie, aussi bien concernant Léon Walras lui-même que le champ de l’économie politique en général dont la conquête de scientificité devrait passer par une dissociation d’avec toutes les entreprises socialistes venant brouiller les cartes de la science et de l’opinion, par exemple en superposant des étiquettes comme « économie sociale » / « économie politique ». Il y a plusieurs manières de contester une telle lecture : on peut soit se plonger dans tous les textes qui ne relèvent pas de l’économie pure pour en montrer la valeur et la pertinence, soit retravailler l’économie pure en cherchant à déceler ce qui la relie aux autres pans de l’œuvre. Si l’on choisit cette dernière option, on peut soit aller des écrits qui ne relèvent pas de l’économie pure vers cette dernière pour l’éclairer, ou bien de l’économie pure à ces autres œuvres 188pour éclairer l’ensemble de la pensée. C’est cette voie qu’a choisie, me semble-t-il, Jean-Pierre Potier.
Cette voie, peut-être la plus difficile, consiste à retravailler la définition et la fonction de l’économie pure dans l’architecture générale de l’économie politique telle que la pensait Léon Walras. Cela peut intégrer la thèse d’une neutralité axiologique de l’économie pure, et Walras lui-même donne quelques armes en ce sens pour le faire, mais en cherchant à comprendre les implications pour l’économie politique en général d’une telle neutralité – et Jean-Pierre Potier ne manque pas de ressaisir la complexité de l’économie pure elle-même. Valider la neutralité axiologique de l’économie pure (c’est-à-dire la situer sur le terrain de la vérité, et donc d’une science naturelle), et le faire avec des nuances, ne revient pas à faire de toute l’économie politique walrassienne une économie neutre axiologiquement. On comprend que cette voie est aussi une voie éprouvante tant les jugements visant à faire de l’économie pure une économie scientifique non traversée par des biais normatifs ont été puissamment installés dans le paysage académique.
Ainsi, il est frappant –Jean-Pierre Potier le rappelle– de constater que Schumpeter ne retient de l’économie politique pure, sans nuance, que les sections II à VI, c’est-à-dire le cœur de l’exposé walrassien, laissant de côté les sections qui ouvrent l’économie pure du côté d’une analyse qui appelle d’une part sa localisation dans la science économique en général (section I) mais aussi des jugements sur le fonctionnement de la société et son devenir (section VII « Conditions et conséquences du progrès économique », et section VIII « Des tarifs, du monopole et des impôts »)5. On comprend que l’occultation opérée par Schumpeter de la section I des EEPP est un enjeu de taille pour la définition de l’économie comme science et celle de son périmètre d’intervention. Cet « oubli » est précisément ce que Jean-Pierre Potier s’attache à déconstruire dans l’important chapitre 3 de sa première partie. Il revient ainsi sur les références mêmes mobilisées par Léon Walras, notamment l’article « économie politique » de Ch. Coquelin dans le Dictionnaire de l’économie politique qui propose un découpage de la science économique qui vise à naturaliser des lois économiques sans se préoccuper de leur insertion dans des contextes spécifiques – la science qui dit ce qui est n’a que peu de contact avec l’art qui prescrit ce qui doit être (Potier, 2019, 189p. 69). Jean-Pierre Potier montre avec beaucoup de justesse comment la division « science »/« art » de Coquelin ne saurait rendre compte d’une tripartition de la science, telle que la privilégie Léon Walras, en science pure, appliquée et morale (partie I, chap. 3), seule capable au fond de rendre opératoire la distinction science/art que Coquelin a bien du mal, aux dires mêmes de Walras, à rendre effective au sein de l’économie politique (partie II, chap. 4) (Potier, 2019, p. 153-154).
Le chapitre 1 qui interroge les liens forts qui unissent les analyses d’Auguste Walras et celles de son fils a déjà en partie clarifié ce point : on y comprend que la question de la communauté (versus la propriété privée) renvoie à une description morale des êtres (Individus et État pour le dire vite, qui ont chacun des droits naturels spécifiques qui s’imposent à nous et qui nous obligent) où Léon Walras puise les ressources d’un socialisme qui constituent un pan essentiel du traitement « scientifique » de la question sociale. Léon Walras, comme le précise Jean-Pierre Potier dans son chapitre 15 (Potier, 2019, p. 430 et suivantes), n’hésite pas en effet à mettre en avant un « socialisme scientifique » – c’est-à-dire un certain nombre de propositions qui ne relèvent pas seulement de ce qui doit être, mais bien de ce qui est (il y a bien dans la définition de la richesse sociale une place pour ces biens utiles et rares qui ne sont produits par personne en particulier et qui appartiennent de ce fait à la communauté, soit à l’État). Se dire économiste et socialiste, comme le fait Léon Walras, n’implique donc pas de mettre la science de côté pour revendiquer une perspective ou une étiquette politique, mais plutôt de proposer une théorie sociale reposant sur deux piliers : l’économie scientifique et le socialisme scientifique.
Le travail de Jean-Pierre Potier, me semble-t-il, consiste précisément dans cette reconstruction d’une science économique à la fois pure, sociale et appliquée qu’il propose de saisir par l’organisation même de son ouvrage (les cinq parties qui vont des linéaments paternels jusqu’à la visée réformiste). Il invite ainsi à lire (ou relire) les Éléments d’économie politique pure non plus comme un noyau qu’il faudrait « éthiciser » ou « moraliser » (si l’on peut dire) mais au contraire apprécier pour la place qu’il occupe dans une économie générale de l’œuvre walrassienne. En ce sens, Jean-Pierre Potier ne l’évoque pas (sans doute par modestie), Léon Walras, économiste et socialiste libéral opère une rupture originale par rapport aux avancées que constituait déjà le souci d’ouvrir le questionnaire sur 190l’économie pure walrassienne quant à sa dimension normative (ou non), souci qui animait les travaux pionniers de William Jaffé (Walker, 1983).
Les travaux de W. Jaffé dans les années 1970 ont certainement ouvert la voie d’une attention nouvelle aux aspects normatifs de l’économie walrassienne. La publication de la correspondance scientifique de L. Walras (Jaffé, 1965) a contribué à faire voir les Éléments d’économie politique pure comme la pièce d’une œuvre plus générale qui comptait aussi une économie appliquée et sociale (Walras, 1874 ; Walras, 1896 ; Walras, 1898). Cette prise de conscience a montré essentiellement deux visages : elle a consisté soit à rechercher les aspects normatifs implicites dans les Éléments d’économie politique pure eux-mêmes (et donc à éclairer les Éléments avec d’autres textes du corpus walrassien), soit à valoriser les textes de l’économie sociale où la philosophie morale de L. Walras se donnait ouvertement à lire – mais parfois en oubliant de retisser les liens entre elles. Dans la perspective qui est celle de W. Jaffé, les textes autres que les Éléments d’économie politique pure ne sont jamais que des moyens de mieux comprendre ces Éléments. Tandis que dans d’autres travaux, ce sont les Éléments qui sont en partie écartés. L’ouvrage de Jean-Pierre Potier semble tenir une voie érudite et originale de circulation entre les différents textes et manuscrits walrassiens, permettant un passage de l’un à l’autre registre (économie pure, appliquée et sociale) qui les éclaire à force de préciser le statut occupé par chacun d’eux au sein de la conception générale de l’économie développée par Léon Walras. Cela permet de considérer à la fois la perspective normative générale de la pensée walrassienne (nul doute nous avons affaire à une théorie de la justice sociale) tout en considérant l’absence de biais normatifs dans l’économie pure. Le statut de l’économie politique pure ne doit pas être celui d’une « utopie réaliste » (Walker, 1983) mais celui d’une réalité épurée, la démonstration proposée par Jean-Pierre Potier sur ce point est aussi claire que nuancée dans son chapitre 4 (Potier, 2019, p. 158).
L’avantage d’une telle approche consiste à rendre justice à l’ensemble de la production walrassienne. Chez Jaffé (ou d’autres), la prise en compte des différentes parties de l’économie politique walrassienne (économie appliquée et/ou économie sociale) s’opérait essentiellement pour saisir ce qui demeurait au fond son centre, et seul digne d’intérêt, l’économie pure. La plupart des articles de W. Jaffé touchent à des enjeux d’éclaircissement de l’économie pure : ainsi les analyses du « marginalisme » walrassien 191comparé à celui de Jevons et des Autrichiens (Menger) dominent-elles dans la série d’articles du début des années soixante-dix, avant que ne soit posée la question de la normativité du modèle d’économie pure walrassien6. Comme l’a signalé Mark Blaug dans le compte rendu qu’il a donné des Jaffé’s Essays on Walras dans Économica en 1984 (Blaug, 1984)7, c’est l’article de 1977, « The Normative Bias of the Walrasian Model : Walras versus Gossen » (Jaffé, 1977), qui peut apparaître comme le point de départ d’un chantier nouveau d’études walrassiennes, jusque-là enfermées dans le cercle d’une herméneutique de l’économie pure coupée de toute ambition normative. Le travail de Jean-Pierre Potier permet de rouvrir le cercle en transformant le regard que l’on porte sur l’œuvre : l’économie pure éclaire l’économie appliquée et l’économie sociale, plutôt que l’inverse, pour cela il convenait d’avoir clarifié les enjeux de classification des sciences chez Walras, mais aussi la genèse des EEPP ou encore le statut de la « libre concurrence » dans ce traité. C’est désormais chose faite et de façon très convaincante8.
Si cette proposition de lecture est correcte, alors nous pouvons suivre cette ligne et voir, pour conclure, en quoi elle nous éclaire sur le sens que l’expression « socialisme libéral » recouvre chez Léon Walras.
II. Socialisme libÉral
Ce sont en effet les dernières parties de l’ouvrage, soit par l’analyse du versant critique (critique du libéralisme, critique du socialisme 192« empirique »), soit par l’analyse du versant positif (les réformes sociales) du socialisme singulier9 de Léon Walras qui permettent de comprendre les ressorts de son « socialisme libéral » – avec la transition entre parties critique et positive que constitue le dernier chapitre de la partie 4 qui porte sur l’implication de Walras dans le débat sur les coopératives. Le socialisme libéral ne peut se définir de façon rigoureuse qu’à raison d’avoir bien compris les rôles que doivent avoir l’économie politique pure, l’économie sociale et l’économie appliquée, selon l’intention même de Walras, dans l’architecture globale de la discipline économique. Le socialisme libéral n’est pas une synthèse entre fonctionnement concurrentiel du marché et redistribution des richesses post-production, signifiant l’abandon de toute contestation du bien-fondé de la propriété privée des ressources (version souvent retenue par l’historiographie que cite Jean-Pierre Potier dans la note 2 de la page 429 (Potier, 2019, p. 429)). Il est intrinsèquement lié à la manière dont on envisage la répartition (pré-production) des richesses, selon une théorie morale que l’on pourrait décrire elle-même comme pure (au sens où se jouerait une caractérisation épurée, là encore, de la réalité, même si cette fois de la réalité morale). Par la définition d’un socialisme libéral, il s’agit, comme le rappelle Jean-Pierre Potier dans son chapitre 15, de résoudre « scientifiquement » la question sociale (Potier, 2019, p. 429).
Ainsi le socialisme libéral, s’il peut être décrit comme « synthétique » (Potier, 2019, chap. 15, p. 431), ne relève pas de la synthèse éclectique (et de nombreux aperçus dans l’ouvrage sur le rapport distant à Victor Cousin qu’entretient Léon Walras ont déjà préparé le lecteur à la compréhension fine de ce synthétisme walrassien10). Ce n’est pas le sens commun qui doit trancher et combiner (comme le veut la doctrine éclectique) mais une détermination objective de ce qui est, comme de ce qui doit être. Le socialisme synthétique repose ainsi sur l’attribution a priori de la richesse sociale à l’individu d’une part, pour ce qui concerne la propriété privée des facultés personnelles, et à la communauté (ou État), d’autre part, pour ce qui concerne la propriété collective des terres ou des ressources naturelles. Cette caractérisation relève du statut scientifique de la synthèse proposée par Walras, et donc du socialisme à proprement parler, puisque, comme le résume Jean-Pierre Potier, pour Léon Walras, « au 193plan scientifique, le socialisme a raison contre le libéralisme » (Potier, 2019, chap. 15, p. 433).
Que reste-t-il donc de libéral dans ce socialisme libéral ? Une méthode politique essentiellement. Le libéralisme, s’il n’a pas d’assise scientifique, a néanmoins une pratique politique qui doit être privilégiée : la liberté contre l’autorité (ou l’autoritarisme). La seule autorité valable en matière de socialisme n’est pas politique, mais scientifique. On a ainsi, avec l’économie pure (la réalité épurée sous l’effet d’une clarification de la libre concurrence) et l’économie sociale (la réalité épurée sous l’effet d’une clarification de la morale et du droit naturel) deux critères puissants pour évaluer la portée et la pertinence d’arrangements sociaux. À ces deux critères s’ajoute une boussole : celle de la liberté fournie par le libéralisme (politique).
Ce sont ces éléments qui permettent à Walras des interventions toujours cohérentes et claires dans les débats sociaux de son temps, interventions souvent incomprises, parfois contestées, que Jean-Pierre Potier nous donne à voir avec une foule de détails et de trouvailles archivistiques exceptionnelle. On comprend ainsi les mésententes qui travaillent les polémiques sur la coopération dont Léon Walras ne veut pas faire une question sociale fondamentale mais plutôt un outil pratique pour accéder à plus de démocratie (voir partie IV, chap. 13). On saisit aussi, dans les débats sur le rachat des terres par l’État ou encore sur la nationalisation des chemins de fer, la portée d’une œuvre qui s’appuie à la fois sur une théorie économique pure et une théorie morale solidement étayées. Le socialisme libéral de Léon Walras offre ainsi une alternative puissante aux formes qu’il a pu prendre historiquement et encore aujourd’hui – essentiellement comme libéralisme social. La lecture qu’en offre Jean-Pierre Potier nous montre que le sens, c’est-à-dire l’ordre, des mots dans cette expression a un sens, c’est-à-dire une signification.
C’est en définitive un travail minutieux de restitution de la genèse de l’œuvre walrassienne que nous propose Jean-Pierre Potier, et il faut l’en remercier car son ouvrage remarquable redonne aux écrits de Léon Walras toute leur jeunesse, c’est-à-dire leur présence vivante dans nos propres débats.
194BIBLIOGRAPHIE
Blaug, Mark [1984], « Review article : William Jaffé’s Essays on Walras (ed. D.A. Walker) », Economica, vol. 51, November, 1984, p. 480-481, in J. Cunningham Wood, Léon Walras. Critical Assesments, vol. III, London & N.Y.C., Routledge, 1993.
Dockès, Pierre [1999], La société n’est pas un pique-nique. Léon Walras et l’économie sociale, Paris, Économica.
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Jaffé, William [1972], « Léon Walras’s Role in the “Marginal Revolution” of the 1870s » in Donald A. Walker (ed.), William Jaffé’s Essays on Walras, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
Jaffé, William [1976], « Menger, Jevons and Walras De-homogenized » in Donald A. Walker (ed.), William Jaffé’s Essays on Walras, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
Potier, Jean-Pierre [2019], Léon Walras, économiste et socialiste libéral. Essais, Paris, Classiques Garnier.
Potier, Jean-Pierre & Walker, Donald A. (éditeurs) [2014], La correspondance entre Aline Walras et William Jaffé et autres documents, Paris, Économica.
Rebeyrol, Antoine [1999], La pensée économique de Léon Warlas, Paris, Dunod.
Schumpeter, Joseph [1954], Histoire de l’analyse économique, 3 vol., Paris, Gallimard, 2004.
Walker, Donald A. (éditeur) [1983], William Jaffe’s Essays on Walras, Cambridge, Cambridge University Press.
Walras, Léon [1874], Éléments d’économie politique pure ou Théorie de la richesse sociale, in Auguste et Léon Walras, Œuvres économiques complètes, 14 vol., Paris, Économica, vol. VIII, 1988.
Walras, Léon [1896], Études d’économie sociale. Théorie de la répartition de la richesse sociale, in Auguste et Léon Walras, Œuvres économiques complètes, 14 vol., Paris, Économica, vol. IX, 1990.
Walras, Léon [1898], Études d’économie appliquée. Théorie de la production de la richesse sociale in Auguste et Léon Walras, Œuvres économiques complètes, 14 vol., Paris, Économica, vol. X, 1999.
195Commentaire de la longue
et nécessaire introduction de
la traduction du Traité sur la monnaie
Note de lecture sur l’introduction de Marc Laudet,
Une pensée impériale. Un chemin dans la jungle, au Traité sur la monnaie, de John Maynard Keynes, notes et traduction
de Marc Laudet, Paris, Classiques Garnier,
Collection « Écrits sur l’économie », p. 9-173.
Ramón Tortajada
Université Grenoble Alpes
C.R.E.G. – E.A. 4625
Le Treatise on Money11 a été publié fin octobre 1931 par Macmillan en deux volumes. Il fut très rapidement traduit en allemand (1932), en italien (1932-1934) et en japonais (1932-1934). La traduction en français dut attendre près de quatre-vingt-dix ans12.
Il était temps.
Les deux volumes de l’ouvrage original sont réunis en un seul volume ce qui en facilite l’usage, car usage il y aura n’en doutons pas, renouvelant les études et les travaux sur la pensée de Keynes. Il s’accompagne de Notes (p. 887-897) où le traducteur précise ses choix de traduction 196et indique certains éléments du contexte puis d’une Notice des auteurs cités (p. 923-948).
Les huit cents pages du Traité sur la monnaie sont précédées d’une Introduction quelque peu particulière, en effet il n’est pas fréquent que l’Introduction du traducteur d’un ouvrage fasse cent soixante-quatre pages. Le traducteur ne s’est pas limité à cette traduction, il l’a accompagnée de Notes conséquentes en fin d’ouvrage ainsi qu’une Notice des auteurs cités.
Revenons sur ce qui est l’enjeu de cette Note, l’Introduction de Marc Laudet. Ce n’est plus une Introduction mais un ouvrage à part entière, c’est que cette traduction est celle d’un ouvrage de « taille » aux deux sens du mot en volume et en importance. En conséquence la Revue d’histoire de la pensée économique a décidé de faire une double recension l’une sur la traduction de l’ouvrage de Keynes, A Treatise on Money, l’autre sur l’Introduction du traducteur qui porte un titre spécifique, tel un ouvrage, Une pensée impériale. Un chemin dans la jungle. Ici nous ne rendons compte que de cette Introduction.
L’Introduction, tel le Cicéron de Dante, introduit le lecteur dans le dédale qu’est le Traité de la monnaie. Ce ne sont pas les cercles de l’Enfer mais une pensée qui s’autonomise, se construit, ce n’est jamais une mince affaire.
Keynes était attentif à ce que ses ouvrages, notamment ceux qui portaient sur les conséquences économiques du Traité de Versailles ou sur le fait des monnaies soient rapidement traduits en français13, il n’en fut pas de même pour le Treatise. Pourtant, même non traduit, le Treatise on Money ne fut pas ignoré par les économistes français des Universités (qu’il ne faut pas confondre avec ceux qui dans l’administration ont en charge la politique économique). Dès sa parution un doctorant fut sollicité pour que l’étude et l’analyse du Treatise soit l’objet exclusif d’une thèse de doctorat en économie politique. C’était là un moyen commode pour ouvrir le chemin à d’autres études et analyses. La tâche incomba à Gérard Blondot14. Trois ans après la parution du Treatise il soutint sa thèse, Les théories monétaires de J.M. Keynes, devant un Jury composé de Gaëtan Pirou (de toute évidence à l’origine de cette thèse), d’Albert Aftalion et de Jean Lescure.
197Deux points sont à retenir. Le premier concerne la thèse de G. Blondot. Celui-ci porta son attention sur la dimension théorique du Treatise. Sans les ignorer, il considérait, sans doute, d’une part que les statistiques du second volume portaient sur les pays anglo-saxons ne concernaient donc pas la France et d’autre part qu’elles ne visaient qu’à illustrer les théories énoncées dans la première Partie. Ce fut explicite :
Nous nous occuperons surtout de la première [partie du Treatise] qui traite de la « théorie pure », tout en faisant quelques incursions dans la seconde qui étudie les faits monétaires à la lumière de la théorie élaborée dans la première partie (Blondot, 1933, p. 18).
Le second point est que Blondot n’était nullement hostile aux thèses défendues par Keynes, notamment il adhérait très explicitement à la critique de la théorie quantitative de la monnaie. S’il rendit compte « en sympathie » du Treatise cela ne l’empêcha pas d’en montrer ce qui lui semblait en constituer la faiblesse, « Le prix des investissements ». Cela conduisit Gérard Blondot à écrire à Keynes. Celui-ci lui répondit15. Bien entendu le doctorant fit figurer l’échange de lettres dans la thèse. Citons-le :
Nous avons écrit à l’auteur pour lui demander quelques renseignements et en particulier des explications complémentaires au sujet de la relation qu’il établit entre le prix des titres, le prix des anciens investissements et celui des nouveaux investissements. Voici ce qu’il nous a répondu : « J’en suis venu à penser que l’étude de cette matière dans mon Treatise on Money laisse fort à désirer. Dans un nouvel ouvrage auquel je travaille je révise cette étude d’une façon assez complète. Je crains cependant qu’il ne s’écoule quelque temps avant que je ne sois en mesure de publier quelque chose » (Blondot, 1933, note 1, p. 79).
La conclusion qu’en tira G. Blondot est qu’il lui paraissait « peu probable qu’une traduction de ce dernier [le Treatise] paraisse d’ici quelque temps » (Blondot, 1933, p. 6).
198Sa prédiction fut avérée.
La Théorie générale de l’emploi, de la monnaie et de l’intérêt publiée début 1936, fut traduite en français en 1939 (dans des circonstances bien particulières il est vrai) non pas à l’initiative d’économistes des Universités mais de celle d’un haut-fonctionnaire des finances, Jean de Largentaye). Elle fut publiée en 1942. Résumons. Écrite et publiée six ans après le Treatise, la traduction en français de la Théorie générale fut publiée près de quatre-vingt ans avant.
Une des conséquences logiques en est que la lecture du Treatise est très souvent faite à l’aune de la Théorie générale16. L’une étant la suite de l’autre il est commode de distinguer ce qui a été maintenu et approfondi de ce qui a été abandonné. Une lecture du Treatise en lui-même (au moins dans un premier temps) reste à faire. L’ambition de cette impressionnante Introduction est d’y contribuer.
Les conditions de la publication de la Théorie générale enseignent que la publication d’une traduction ne dépend pas seulement de la bonne volonté (ou non) d’universitaires, mais aussi des politiques des éditeurs. Le Treatise on Money était trop compliqué pour qu’une maison éditoriale prenne, d’elle-même, le risque commercial de sa traduction et de sa publication. Un éditeur recourt toujours à des conseils, là une difficulté s’est faite jour : l’auteur, lui-même, annonçait qu’il travaillait au dépassement de son ouvrage. En termes de marketing éditorial, pour utiliser des termes d’aujourd’hui, l’ouvrage était périmé. Á quoi bon le publier !
La Théorie générale, traduite en français, fut sur le devant de la scène surtout après la seconde guerre mondiale. Elle inspira, encouragea, justifia les mesures de politique économique, et commença lentement à pénétrer les enseignements de l’économie. Elle fut aussi l’enjeu de débats, selon Arena et Schmidt :
Deux livres seulement de Keynes ont provoqué des réactions fortes et variées en France Les Conséquences économiques de la paix (1919) à un extrême et la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936) à l’autre (Arena & Schmidt, 1999, p. 3).
199Qu’en est-il du Treatise on Money ?
Il ne fut pas au centre de débats de haute intensité, mais il ne fut pas ignoré.
Son étude fut cantonnée dans des revues économiques que nul ne lit sans d’ardentes obligations ou dans des thèses doctorales qui reposent dans les bibliothèques universitaires à l’abri de la lumière et des regards. Le tonneau des Danaïdes (p. 316), la « parabole des bananes » (p. 349-350), « l’économie bi-sectorielle » avec le secteur des biens de consommation et celui des biens de production, le chapitre souvent nommé « Auri sacra fames » (p. 181-782), etc., on trouve ces « images » et d’autres, les citations ne manquent pas, au détour d’un cours ou d’un séminaire pour étudiants avancés. Elles sont soit en anglais pour les auteurs prudents qui laissent au lecteur le soin de faire sa propre traduction (avec la conséquence immédiate autant de lecteurs autant de traductions) soit en français pour les auteurs audacieux qui assument le risque d’être accusés d’incompréhension.
Il était temps de traduire l’ensemble du Treatise on Money, d’autant que l’on assiste à un renouveau des travaux en économie qui entendent s’inscrire dans une problématique keynésienne.
L’Introduction du traducteur, Une pensée impériale. Un chemin dans la jungle, est structurée comme un ouvrage, avec une Introduction et trois Parties suivies d’une Conclusion. Dans la partie I. Un chemin dans la jungle, il avance la thèse de l’unité de la pensée de Keynes (en dépit de ses virevoltes en fonction des intérêts du Royaume-Uni, défendant avec autant d’assurance le libre-échange que le protectionnisme17) jusqu’au Traité sur la monnaie, la rupture finale fut la Théorie générale ; dans la partie II. Reconnaissance et incompréhension, il fait état de l’accueil du Treatise par les économistes de langue anglaise ; enfin dans la partie III. Dissonances cognitives il présente comment les économistes français accueillirent le Treatise avant donc la parution de la Théorie générale. La Conclusion consiste en la mise en avant des recherches de Keynes dans le Treatise, en matière de monnaie internationale, elles préfigureraient ses positions lors de la Conférence de Bretton-Woods.
Cette Introduction est ambitieuse18. Marc Laudet entend montrer les ressorts intellectuels du Traité sur la monnaie, mais souvent la lecture 200de cette Introduction donne le sentiment que nous sommes face à un condensé de recherches qui vont bien au-delà de la présentation de la traduction. Par exemple les développements sur la façon dont Keynes prit (en l’occurrence ne prit pas) en considération les travaux de Cournot sont du plus haut intérêt mais, à proprement parler ils ne concernent pas la traduction. Ici, nous nous limiterons à ce qui touche de façon immédiate la traduction.
Le diable gît dans les détails dit-on. Aussi voyons de plus près cette Introduction.
L’enjeu de toute préface de traducteur est certes de resituer l’ouvrage dans le contexte historique et intellectuel de l’auteur c’est aussi de mettre en évidence ce qui s’est joué lors de cette traduction. Celui qui traduit, dit Marc Laudet, est :
[C]onduit nécessairement (…) à entrer peu à peu, peut-être pourrait-on dire pas-à-pas, dans l’intimité même de la langue utilisée par l’auteur, c’est-à-dire, puisqu’une pensée n’apparaît qu’à partir de la maîtrise de la langue que celui qui la produit possède dans sa culture, dans son processus constitutif même (p. 19).
En quelque sorte, si l’on suit Marc Laudet, une pensée qui ne s’exprime pas n’existe pas. Elle requiert pour son existence un langage et se « représenter un langage veut dire se représenter une forme de vie » (Wittgenstein, 1922), c’est à quoi le traducteur s’est efforcé dans son Introduction.
Dans la première Partie de son Introduction Marc Laudet s’est attaché à montrer que :
Contrairement aux apparences, il existe une profonde unité de pensée chez John Maynard Keynes. Et c’est bien cette unité jusqu’à la publication d’Un Traité sur la monnaie qu’il s’agit de mettre à jour (p. 22).
En effet Keynes dans sa Préface n’a eu de cesse d’affirmer que le Traité est construit en rupture. N’a-t-il pas écrit qu’abandonnant ses conceptions 201antérieures, il devait aller sans guide : « [J]e me sens comme quelqu’un qui a dû se frayer un chemin dans une jungle confuse » (p. 177). Puisque Laudet s’est attardé sur les rapports entre Hayek et Keynes, on peut aussi rappeler la réplique de Keynes aux critiques de Hayek. Selon Keynes celui-ci critiquait des conceptions qui n’avaient plus lieu d’être et que pour la pertinence de ses remarques il devait prendre en compte les nouvelles conceptions, en somme changer « de pantalon » :
Ainsi ceux qui sont bien imprégnés de l’ancien point de vue ne peuvent tout simplement pas se résoudre à croire que je leur demande d’enfiler une nouvelle paire de pantalons, et ils insisteront pour la considérer comme rien d’autre qu’une version brodée de l’ancienne paire qu’ils portent depuis des années19.
Le Traité ne constituerait cependant pas pleinement une « rupture », un reniement, des conceptions antérieures. L’évolution de ces conceptions s’inscrirait dans le droit fil de ses années d’étudiant à Cambridge. Là, Marc Laudet ne fait référence ni à ses études ni à ses professeurs mais à ses activités dans le cadre de la Society of Conversazione ou encore ce qui était nommé les Cambridge Apostles (les « Apôtres de Cambridge » car les membres de cette Société étaient au nombre de 12). L’activité de la Société était, comme son nom l’indique, de susciter, des « discussions » entre membres choisis. Selon Laudet (qui renvoie aux travaux de Lubernow, 1998) l’important de ces discussions « ce ne sont ni la forme, ni le contenu, ni le sens que l’on peut attribuer à la vérité qui importe, c’est le chemin qui y conduit » (p. 36). Effectivement, dans ce cadre-là, les ruptures « paradigmatiques » ne sont plus que des épiphénomènes, tant que « nous » sommes sur « le chemin ». Cette même argumentation est reprise lors de la présentation des équations fondamentales où l’important ne serait pas leur « contenu conceptuel20 ». Somme toute si, ni la forme, 202ni le contenu, ni le sens, ni même la vérité ne sont importants, que reste-t-il ? Seul l’art d’argumenter importe ! L’unité de pensée renvoie à la rhétorique.
La seconde partie de l’Introduction de Marc Laudet vise à rendre compte de l’accueil par les économistes de langue anglaise. Elle s’ouvre par une énumération de recensions : « pas moins de 15 recensions en 1931, 4 en 1932, 1 en 1933, et encore 1 en 1935 » et conclut par l’affirmation suivante : « [L]e moins que l’on puisse dire est que la publication de A Treatise on Money n’est pas passée inaperçue, au moins des économistes de langue anglaise » (p. 52). Nous reviendrons ci-après sur les recensions retenues par le traducteur, pour l’instant notons, si l’on en croit Harrod, ce n’était pas le sentiment qu’en a eu Keynes : « Ce traité n’a pas eu de chance. Depuis sa publication il n’a pas été lu aussi largement qu’il [Keynes] l’avait escompté21. » Deux conclusions peuvent être tirées de cette affirmation. La première est qu’en dépit de l’humilité (« impériale » ! comme le précise Laudet dans le titre général de son Introduction) dont Keynes fit preuve dans sa Préface du Traité, il tenait à ses idées. Il entendait en avoir des échos plus fournis que ceux qu’il en eut. La seconde remarque porte sur les leçons qu’il tira de ce relatif échec. Lorsqu’il publia la Théorie générale, il veilla à que celle-ci ait un large écho dans le monde anglo-saxon et aussi à ce que les traductions soient rapidement disponibles.
Marc Laudet, à très juste titre, a pris le soin d’inscrire ces recensions dans leur contexte historique, celui des années trente, où le trouble était partout dans le monde comme dans les théories économiques. Certes le monde existe il faut en faire cas mais pour cette recension restons dans les livres. Parmi les recensions qui furent publiées l’accent a été porté sur la recension de Hayek. L’article de Hicks de 1935 ne doit pas, me semble-t-il, s’entendre comme une recension du Treatise, c’est la présentation par Hicks de sa propre conception de la monnaie.
Le choix de ne retenir que le débat avec Hayek est parfaitement légitime, tout comme est légitime pour Hayek de retenir un angle d’attaque déterminé, la seule dimension théorique, afin d’ajuster au mieux ses critiques, d’autant plus que Keynes déclara dans sa Préface que sa « théorie fondamentale occupe les livres III et IV ». Keynes dans ses réponses à Hayek ne lui adressa aucun reproche sur ce point, de plus il indiquait 203explicitement (dans sa Préface à l’édition japonaise) qu’il entendait revenir sur ces points de théorie. Sur ce point on peut remarquer que Wicksell ainsi que la notion de taux naturel ont complètement disparu de la Théorie générale. Est-ce l’effet des critiques de Hayek ? Est-ce que l’auteur (Marc Laudet en l’occurrence) serait plus keynésien que Keynes ?
Trois remarques, l’une juste pour conforter l’auteur, les deux autres pour l’inciter à revenir sur son Introduction lors d’un second tirage du Traité
1) Les recensions ont été également recensées par Robert Dimand : “The Reception of Keynes Treatise on Money : A Review of the Reviews” in Walker, Donald A. (ed.), Perspectives on the History of Economic Thought, vol. II, Aldershot : Edward Elgar, p. 87-96.
2) Le choix de ne retenir que le débat entre Hayek et Keynes est parfaitement légitime, nous l’avons dit, mais le lecteur aurait aimé connaître quelles recensions eurent le plus de conséquences sur les travaux à venir de Keynes.
3) On peut que constater un manque important, celui du Cambridge Circus. Dès la publication du Treatise on Money fin octobre 1930, un « groupe de travail pour l’étude et la critique du [Treatise] » fut organisé à l’initiative de Piero Sraffa, il fonctionna jusqu’en mai 1931. Ce groupe se composait à titre principal de Richard Kahn, James Meade, Joan Robinson, Austin Robinson et Piero Sraffa. Les discussions avaient lieu au sein du groupe ainsi que lors de séminaires avec des étudiants. Richard Kahn rapportait, en fin de semaine, les principales conclusions de cette lecture critique à Keynes22. Il semblerait bien qu’elles aient eu un effet sur le « petit ouvrage théorique » que Keynes annonçait dans sa lettre à G. Blondot et dans sa Préface à la traduction en japonais.
La troisième partie porte sur la réception du Treatise on money par les économistes français. Il est vrai que si Keynes a répondu aux économistes de langue anglaise, il ignora les recensions des français. Certes il y eut la correspondance entre Gérard Blondot et Keynes, nous l’avons vue, mais c’est la correspondance entre un doctorant et un auteur, cela n’a rien à voir avec une recension. Jacques Rueff, le plus à même d’apprécier l’ouvrage de Keynes, et d’en faire une critique dûment argumentée n’écrivit rien à son propos ou, s’il le fit, il ne le publia pas. Charles Rist hostile aux conceptions monétaires de Keynes le passa sous silence (ou presque), seule la Note de Jean-Marcel Jeanneney mérite que l’on s’y arrête. Á 204proprement parler ce n’était pas une recension du Treatise ? C’était la présentation, en 1936, d’un ouvrage d’un économiste britannique qui ouvrait d’autres horizons que ceux des professeurs de Cambridge comme le professeur Pigou ou ceux des ouvrages de Hawtrey ou bien encore ceux de la London School of Economics avec Lionel Robbins. Choisir cet auteur c’était choisir son camp. Cette note où Jeanneney affirmait un accord de fond avec les conceptions de Keynes en matière de monnaie, doit être lue avec la recension fort critique de la General Theory d’Étienne Mantoux qui parut en 1937. Les thèses de Keynes ont dû paraître suffisamment importantes à la direction de la Revue d’économie politique pour qu’elle décide de les faire connaître sans attendre les traductions, puisqu’alors rappelons-le, ni l’un ni l’autre de ces ouvrages n’était en français.
Dans cette troisième partie Marc Laudet revient sur la déclaration générale initiale quant à l’attitude du traducteur. Maintenant c’est l’affrontement avec les mots, les concepts, d’un texte dont il faut rendre compte.
Le traducteur pose le délicat problème de toute traduction où la polysémie de la langue de départ vient se heurter à la polysémie de la langue d’arrivée23. D’aucuns parlent de « reconstruction » en place de traduction : il s’agit de reconstruire dans la langue d’arrivée les sentiments ou, en ce qui nous concerne, les arguments et les démonstrations tels qu’ils ont été entendus dans la langue de départ. À ces difficultés communes à toute traduction se superpose une difficulté spécifique : qu’en est-il des mots qui « expriment des idées nouvelles », ces idées qui « parce qu’elles sont nouvelles cherchent leur chemin dans un nouveau champ épistémologique à travers un langage en cours d’évolution, c’est-à-dire à travers un langage constitué de mots qui ne recouvrent pas immédiatement et précisément les concepts en cours d’élaboration » (p. 139). La réponse de Marc Laudet est en deux temps.
Dans un premier temps c’est l’analyse approfondie, dans cette Introduction, de deux expressions la première est « working capital », la seconde est « bank rate ». Le traducteur montre en quoi elles ne prennent sens qu’articulées à l’ensemble de l’ouvrage et en quoi leur rendu en français ne peut se faire qu’en prenant en compte l’épaisseur 205des conceptions en jeu, les sédiments des traductions antérieures des travaux économiques de Keynes car enfin de compte c’est l’enjeu même de la traduction il faut que le lecteur français comprenne, c’est-à-dire qu’il comprenne la difficulté des idées exprimées !
Dans un second temps ce sont les notes en fin d’ouvrage pour ne pas alourdir la lecture du Traité. Elles visent à renseigner le lecteur « des évènements ou usages courants et connus en 1930 et qui sont [souvent] oubliés (…), elles ont aussi pour objectif de renseigner le lecteur sur certains choix de traduction » (p. 176). C’est là une pure nécessité dont le traducteur a été totalement conscient. En effet, les auteurs, donc leurs textes, baignent tant dans un contexte de non-dits, de luttes, de craintes et d’espérances qui caractérisent tant leur époque qu’ils n’éprouvent pas le besoin d’en faire état. Cela fait partie du décor. L’époque change, le contexte s’évanouit avec elle et une « certaine » dose de compréhension aussi. Il est nécessaire pour toute traduction même à quatre-vingt-dix ans de distance d’en faire état. Ce qui est fait.
La partie conclusive, De l’origine des accords de Bretton-Woods, incite le lecteur à protester soit c’est trop court soit c’est trop long. Il est avéré que dans le Traité sur la monnaie Keynes aborde la question de la monnaie internationale, mais ce ne sont pas ses conceptions qui s’imposèrent à Bretton-Woods, ce sont les conceptions de Harry Dexter White qui prirent le pas24.
Concluons. Cette Introduction possède une double dimension. La première est qu’elle se présente comme une sorte de « méditation » sur le parcours intellectuel de John Maynard Keynes, ce n’est pas l’aspect que nous avons retenu dans cette recension. La seconde est qu’elle nous introduit à la lecture du Traité sur la monnaie, puisque cet ouvrage fut son premier pas « dans l’errance » comme Keynes disait de son parcours dans une note de bas de page25.
NB. Il est à souhaiter que lors d’un prochain tirage le traducteur ait la possibilité de corriger les coquilles qui jonchent une si longue et importante Introduction.
206BIBLIOGRAPHIE
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207L’actualité du Traité sur la monnaie
Note de lecture sur l’ouvrage de John Maynard Keynes, Un traité sur la monnaie, introduction, notes et traduction
de Marc Laudet, Paris, Classiques Garnier, Collection « Écrits sur l’économie », 970 pages.
Lucy Brillant26
Université de Bourgogne-Franche-Comté
Laboratoire d’Économie de Dijon – E.A. 7467
À l’époque de Keynes, le taux d’intérêt était considéré comme le résultat des forces de l’épargne et de l’investissement, ce qui réduisait toute marge de manœuvre de la part des autorités publiques. Comme beaucoup d’économistes, Laidler (1999, p. 138) considère que la pensée de Keynes marque un point de rupture avec ses prédécesseurs lors du premier quart du vingtième siècle. D’une part, en ayant considéré que le taux d’intérêt est un phénomène monétaire, et d’autre part en étant convaincu que les autorités publiques peuvent influencer le niveau de l’investissement et de l’emploi27. Le Traité sur la monnaie aide à comprendre les épisodes de crises, aussi bien monétaires que financiers, auxquels nos économies ont, et peuvent encore être confrontées. Ainsi, ce présent article 208s’intéresse aux éléments du Traité sur la monnaie faisant échos à l’actualité, que le lecteur peut trouver dans le chapitre 13 « Le modus operandis du taux de base » et le chapitre 37 « Le contrôle du taux d’investissement ». Dans une partie visant à nous sensibiliser à la difficulté de traduction de ces chapitres, Marc Laudet souligne l’importance des différents taux d’intérêt dans l’œuvre de Keynes (Laudet, 2019, p. 150)28. Nous partageons sans réserve son propos. La multiplicité des taux d’intérêt caractérise la complexité des relations financières que nous retrouvons, sous d’autres formes, aujourd’hui. L’objet de cet article est de mettre en lumière l’actualité du Traité sur la monnaie, en s’appuyant sur des concepts tels que le taux d’intérêt à long terme, la structure par terme des taux d’intérêt (appelée communément « yield curve » sur le site de la Banque centrale européenne) et le rôle joué par les arbitrages financiers et la politique monétaire.
Nous abordons en premier lieu la notion du taux d’intérêt à long terme, qui détermine le niveau de l’investissement et de l’emploi dans le schéma keynésien. De nombreux articles considèrent que le taux de long terme est un indicateur de la santé économique d’un pays.
Puis, nous étudions les intermédiaires financiers à partir de la grille de lecture du Traité sur la monnaie. Elle permet de comprendre comment une remontée des taux d’intérêt sur le marché monétaire peut se répercuter sur toute la structure de taux d’intérêt, et plonger l’économie dans une crise financière si des mesures monétaires ne sont pas prises à temps. Ceci n’est pas sans analogie récente et fait écho à la montée brutale des taux Euribor à 3 mois le 10 octobre 2008 qui ont atteint jusqu’à 5,381 %. S’en est suivi un gel des liquidités pour les établissements financiers. Ensuite, nous nous intéressons aux passages du Traité sur la monnaie abordant les inconvénients liés à un faible niveau des taux d’intérêt. Cette situation est illustrative de notre environnement actuel qui connaît précisément des taux négatifs sur le marché obligataire public.
Enfin, nous terminerons sur le rôle de la politique monétaire qui occupe une place centrale dans le Traité sur la monnaie. En effet, ses annonces agissent directement sur les anticipations des spéculateurs financiers. Un célèbre exemple est celui de Mario Draghi, ancien directeur de la Banque centrale européenne qui, en juillet 2012, a convaincu 209les marchés financiers avec une annonce de rachat de dette souveraine. La politique a été efficace, puisque suite à ses annonces, l’écart de taux d’intérêt entre les rendements des bons du Trésor français et italiens s’est réduit.
I. LE TAUX D’INTÉRÊT,
VARIABLE DÉTERMINANTE DE L’INVESTISSEMENT
Dans le chapitre 13 du Traité sur la monnaie, Keynes s’éloigne de la doctrine monétaire dominante (1930, II). Il considère que la Banque centrale peut affecter l’investissement non seulement en faisant varier le taux d’intérêt de court terme29 mais aussi et surtout en influençant le taux d’intérêt à long terme. Keynes s’éloigne ainsi de la théorie de Marshall30 et de celle d’Hawtrey31, qui dominaient depuis la fin du xixe siècle à l’École de Cambridge. Comme l’explique Laidler (1999, p. 135), Keynes considère que leurs analyses sont insuffisantes pour comprendre comment la banque centrale peut affecter le niveau de l’investissement, et donc les prix (Keynes, 1930, I, p. 359). Si le « capital-travail » est bien sensible au taux d’intérêt de court terme, ce n’est pas le cas du « capital fixe » selon Keynes. Pour lui, ce sont au contraire les dépenses en capital fixe qui sont centrales dans la détermination de la croissance économique et de l’emploi. Keynes est en effet convaincu que le taux d’intérêt de long terme, déterminé sur le marché obligataire, peut influencer le capital fixe :
210La quasi-totalité du capital fixe du monde est représentée par des bâtiments, du transport et des services publics, et la sensibilité de ces activités, même à de faibles variations des taux d’intérêt à long terme, est sûrement considérable, mais avec un retard appréciable (Keynes, 1930, II, p. 846).
Parmi ses maîtres à penser, Keynes estime que Wicksell se rapproche le plus de son propos, en évoquant un passage de Interest and Prices (1898, p. 92)32. Wicksell explique que ce n’est qu’en influençant le taux d’intérêt de long terme que le taux d’intérêt de court terme peut affecter le niveau des prix (1898, p. 89)33. Keynes approfondit l’analyse de Wicksell en développant une théorie qui deviendra celle de la structure par terme des taux d’intérêt, mais qui fut, à l’époque, alors peu étudiée comme le soulignent Moggridge & Howson (1974, p. 234-235)34.
Dans le chapitre 13 « Le modus operandi du taux de base » du premier volume du Traité sur la monnaie, Keynes déplore le manque de préoccupation des autorités envers le taux d’intérêt à long terme. Ce dernier suivait la tendance des taux d’intérêt à court terme, principal 211instrument permettant de freiner les sorties d’or du pays en cas de déficit de la balance commerciale sous le système de l’étalon-or :
L’augmentation du Taux de Base a pour objet d’attirer de l’or ou d’empêcher la perte d’or, de sorte que son effet est d’augmenter la base de crédit au-dessus de ce qu’elle aurait été autrement. On peut objecter que le Taux de Base plus élevé ne peut être pris en compte que si la Banque centrale réduit ses autres actifs plus qu’elle n’augmente son stock d’or, de sorte que l’effet sur le solde est de diminuer l’ensemble du crédit (Keynes, 1930, I, p. 360).
Un déficit, conformément à la théorie des points d’or, conduisait à une hausse du taux d’escompte de la banque centrale, entraînant une raréfaction des liquidités sur le marché monétaire, et à une hausse du taux de long terme (voir à ce sujet Brillant & Rojas, 2019). L’objectif de défendre le stock d’or ne permettait pas de flexibiliser l’offre de monnaie en période de dépression économique. Keynes va développer une théorie où les autorités peuvent influencer le taux d’intérêt de long terme, en se focalisant sur des objectifs nationaux (l’emploi, l’investissement), plutôt qu’internationaux (le stock d’or).
II. LES « FINANCIERS PROFESSIONNELS », LES ARBITRAGES
ET LA STRUCTURE PAR TERME DES TAUX D’INTÉRÊT35
Les « financiers professionnels36 », ont une place prépondérante dans le Traité sur la monnaie, contrairement aux autres œuvres de Keynes. Parmi les « financiers professionnels » sont inclus un « certain nombre d’institutions financières dont les banques », considérées par Keynes 212comme « les plus importantes » des institutions financières, il compte « aussi les Bureaux d’assurance, les Sociétés d’investissement, les Chambres des finances » (Keynes, 1930, II, p. 841).
Cette catégorie d’agent n’a pas été plus développée dans la Théorie générale, sans doute dans une volonté de simplification. Dans son ouvrage de 1936, l’accent est mis sur le choix de détenir de la monnaie ou des titres financiers. Une situation de trappe à liquidité est exposée pour illustrer l’échec de la politique monétaire, et la création monétaire semble quant à elle exogène à l’activité économique. À la différence, dans le Traité sur la monnaie, Keynes procède à une description plus poussée des intermédiaires financiers, et propose une vision endogène de la création monétaire37. Le marché de l’endettement, et l’activité d’intermédiaire financier apportent les liquidités nécessaires au fonctionnement des entreprises, qui émettent des dettes à court terme, tout en recevant le fruit de leurs ventes dans le futur.
Il apparaît dans le Traité sur la monnaie que les arbitrages ont un effet stabilisateur sur les marchés financiers. En anticipant les cours futurs du taux de court terme, les « financiers professionnels » achètent des titres de long-terme et s’endettent à court terme, ce qui exerce une pression haussière sur prix des titres et conduit à un niveau plus faible du taux de long terme. En restant dans l’exemple d’un sentiment « haussier », Keynes écrit lors de deux passages que :
[S]i le rendement courant des obligations est supérieur au taux payable sur les emprunts à court terme, un profit peut être obtenu en empruntant à court terme afin de détenir des titres à long terme, tant que ces derniers ne perdent pas de valeur pendant la période de référence du prêt (Keynes, 1930, II, p. 840)38.
213Lorsque les rendements à court terme sont élevés, la sécurité et la liquidité des titres à court terme semblent extrêmement attractives. Mais lorsque les rendements à court terme sont très bas (…) un moment arrive où elles [les institutions financières dont les banques] s’empressent de passer à des titres à long terme. Le mouvement lui-même fait monter le prix de ces derniers (Keynes, 1930, II, p. 841).
Il est important de noter que dans le Traité sur la monnaie, les financiers professionnels ont un rôle stabilisateur. Sans eux, le taux à long terme serait plus élevé, ce qui réduirait les possibilités d’investissement à long terme. Par conséquent, le rôle donné à la spéculation est primordial dans l’analyse keynésienne car c’est précisément l’investissement à long terme qui détermine le niveau de l’emploi39.
La structure par terme des taux d’intérêt présentée dans le Traité sur la monnaie semble dénuée de prime de risque. En effet, comme l’explique Keynes, les forces spéculatives tirent profit des écarts (appelés « primes de risque » selon Hicks, 1939) de prix des titres sur les marchés financiers, ce qui permet d’égaliser le taux d’intérêt de long terme avec la moyenne des taux d’intérêt de court terme anticipés. Ce processus, appelé « arbitrage », permet de réduire les écarts entre le taux d’intérêt de long terme et la moyenne des taux courts anticipés. Dès lors la conception de prime de risque40 en tant que telle et que Keynes développe dans la Théorie générale, semble absente du Traité sur la monnaie. Toutefois, cette notion apparaît tout de même de manière implicite à certains passages du Traité sur la monnaie. Un premier passage se trouve dans le chapitre 37, dans la partie « Les taux d’intérêt à court et à long terme » : « [L]es banques préfèrent avant tout les actifs de court terme, si elles peuvent se permettre de les détenir » (Keynes, 1930, II, p. 841-842).
Le lecteur peut trouver un second passage dans une autre partie du chapitre 37, nommée « emprunteurs insatisfaits », où Keynes sous-entend 214que la demande de fonds des emprunteurs est plus forte que l’offre de fonds des prêteurs sur les marchés financiers (1930, II, p. 847)41. En d’autres mots, les émissions de titres sont supérieures à la demande de titres de long terme, ce qui entraîne un niveau plus élevé du taux de long terme par rapport aux taux de court terme. Ce passage laisse supposer que la structure par terme des taux d’intérêt est naturellement croissante, étant donné les préférences de placements des agents.
Bien que Keynes n’utilise pas les termes de « prime de liquidité » en 1930, pouvant être défini comme sur un manque à gagner à détenir de la monnaie plutôt que des titres financiers, la grille de lecture offerte dans Traité sur la monnaie permet de comprendre cette notion. Alors qu’un excès de rendement caractérise les titres financiers, (que Hicks appellera « primes de risque »), un taux d’intérêt, qui correspond à une prime de liquidité, peut affecter les actifs liquides comme la monnaie42. Keynes ne donne pas de facteurs déterminant les taux négatifs, laissant libre le lecteur aux interprétations.
III. LA POLITIQUE MONÉTAIRE
Après avoir décrit les agents présents sur les marchés financiers, Keynes souligne l’impact des taux d’intérêt à court terme sur le taux d’intérêt à long terme. Cet élément prend bien plus d’importance dans le Traité sur la monnaie que dans la Théorie générale où il insiste, au contraire / seulement, sur les limites de la politique monétaire (voir à ce sujet Leijonhuvfud, 1968, 215p. 105 et Moggridge & Howson, 1974, p. 238-239). En effet, dans le Traité sur la monnaie, les opérations financières des « financiers professionnels » dépendent à la fois des croyances sur les cours futurs des titres financiers et du « coût de l’emprunt » (Keynes, 1930, II, p. 844). Or, Keynes se saisit de ce second point pour légitimer différentes interventions de la Banque centrale. Observant des données statistiques américaines entre 1919 et 1928, établies par Winfield Riefler, économiste du Federal Reserve Board, Keynes montre que le taux d’intérêt de long terme, défini comme « le rendement moyen de soixante obligations de premier ordre » (1930, II, p. 836), peut être influencé par les mouvements du taux d’intérêt à court terme défini par « une moyenne pondérée de divers taux à court terme types » (1930, II, p. 836). Keynes précise que la Banque centrale peut exercer une influence sur la structure par terme des taux d’intérêt, en écrivant que « l’expérience montre en fait qu’en règle générale l’influence du taux d’intérêt à court terme sur le taux d’intérêt à long terme est beaucoup plus grande que ce à quoi l’on aurait pu s’attendre » (Keynes, 1930, II, p. 836)43.
L’existence d’« emprunteurs insatisfaits », qui ne parviennent pas à emprunter autant qu’ils le voudraient, conditionne l’efficacité des politiques de restriction monétaires selon Keynes. L’augmentation du coût de l’endettement impacte directement les demandes d’emprunts. La Banque centrale parvient plus aisément freiner les dépenses et l’activité économique. En revanche, il est plus difficile de faire sortir l’économie d’une dépression économique :
Je suppose que les expansions sont presque toujours dues à une action tardive ou inadéquate de la part du système bancaire, qui devrait être évitable ; il y a beaucoup plus de raisons de penser que ce sont les dépressions qui peuvent parfois devenir incontrôlables, et défier les moyens de contrôle normaux (Keynes, 1930, II, p. 852).
De son vivant, Keynes a pu voir certaines avancées en matière de politique publique de 1931, certainement influencées par ses travaux : le contrôle du taux d’intérêt de long terme pendant la seconde guerre 216mondiale, ainsi que le plan de réduction du taux de long terme par Hugh Dalton en 1945. En septembre 1931 avait lieu une politique publique de la part du ministre des Finances dans l’optique de réduire le taux d’intérêt de long terme. L’annonce de Neville Chamberlain, relative à la conversion de la dette publique, s’était traduite par une baisse du taux d’intérêt de long terme. Certains expliquent que l’annonce a eu un impact sur les anticipations du marché, qui ont rendu effective cette politique (voir Keynes, 1931 et Capie, Mills & Wood, 1986, p. 1113). Sayers écrit qu’en 1945, dans le but de réduire le taux d’intérêt de long terme, Dalton a annoncé « by smooth words and by rough words » (Sayers, 1938 [1958], p. 235) une baisse des taux directeurs qui s’est traduite par une réaction des marchés, et une baisse effective du taux d’intérêt de long terme. Le ministre s’est assuré de rendre publique sa politique afin d’agir sur les anticipations des opérateurs de marché44. Enfin, Keynes félicita la politique monétaire mise en place en 1932, dans une conférence du National Mutual Life Assurance Society en février de la même année45.
Ces expériences d’annonces de politiques monétaires, dont Keynes fût témoin, rappellent l’intervention de Mario Draghi. En juillet 2012, en période d’instabilité sur le marché de la dette publique des pays de la zone euro, le directeur de la Banque centrale européenne avait annoncé une politique de rachat de bons du Trésor qui s’était traduite par une baisse des rendements à long terme. Cette annonce a directement agi sur les anticipations des agents financiers, qui ont acheté en anticipant une hausse du prix des bons du Trésor, ce qui a entraîné une baisse effective du taux de long terme.
Décédé en 1946, Keynes ne vit pas l’essor spectaculaire des théories financières inspirées directement de ses travaux. Cela n’a pas empêché 217sa théorie de se répandre parmi les économistes, qui ont développé des théories financières sur la base de ces travaux. Nous pensons notamment à John Richard Hicks (1939), Nicolas Kaldor (1940), Friedrich Lutz (1940), Modigliani & Richard Sutch (1966, 1967), et plus récemment Vayanos & Vila (2009), et Greenwood & Vila (2010). Un département entier est par ailleurs consacré à l’étude de la structure par terme des taux d’intérêt à la Banque centrale européenne ainsi que la Fed.
Bien qu’il se montre optimiste quant à l’efficacité de la politique monétaire, Keynes présente quelques limites dans le Traité sur la monnaie. En influençant le rendement des titres de long terme, Keynes avertit qu’il peut être dommageable de garder bas trop longtemps le niveau des taux d’intérêts. D’une part, cela décourage les prêteurs, qui deviennent « moins enclins à engager leurs ressources à long terme, à moins d’avoir des garanties exceptionnelles » (Keynes, 1930, II, p. 854). D’autre part, les emprunteurs sont attirés par des taux bas ce qui peut conduire à un excès d’offre de titres à long terme, et, en reprenant les termes de Keynes « un taux obligataire (…) supérieur à la normale » (Keynes, 1930, II, p. 854)46. Cette situation n’est pas sans rappeler celle de la période actuelle, où les investissements financiers sont découragés par la faiblesse des taux de rendement des placements financiers. Le niveau élevé de l’épargne traduit bien la préférence à court terme des investisseurs, renforcée par les incertitudes sanitaires que nous rencontrons actuellement.
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Vayanos, Dimitri & Vila, Jean-Luc [2009], « A preferred-habitat model of the term structure of interest rates », Working Paper 15487. Available from : http://www.nber.org/papers/w15487 (consulté le 08/03/2021).
1 Édition scientifique sous les auspices du Centre Auguste et Léon Walras de Lyon et en collaboration étroite avec les chercheurs de Lausanne du Centre Walras-Pareto (1987-2007).
2 On appréciera ainsi la présence de nombreuses annexes et textes inédits tout au long de l’ouvrage.
3 Voir notamment le chapitre 10 qui traite de l’intervention de Léon Walras dans les achats d’ouvrages d’économie politique de la Bibliothèque universitaire de Lausanne.
4 « Critique du libéralisme “orthodoxe” et du socialisme “empirique” »
5 Voir : « Introduction générale » (Potier, 2019, p. 14).
6 (Jaffé, 1971 ; Jaffé, 1972 ; Jaffé, 1976).
7 Blaug (1984, p. 139-140) note ainsi : « In the last few years of his life, however, he became convinced that Walras’s purpose had never been positive or descriptive but was normative or prescriptive in its very foundations, being intended to provide a peculiar sort of “realistic Utopia”, that is, a model of a rationally consistent economic system that would satisfy the demands of social justice within the bounds imposed by technology and human nature ».
8 Un exemple réussi dans cette tradition de reconstruction analytique prenant en compte la dimension normative est l’ouvrage d’A. Rebeyrol, La pensée économique de Léon Warlas (Rebeyrol, 1999) – ouvrage mentionné par Jean-Pierre Potier, mais qui aurait peut-être mérité une discussion plus serrée (mais c’est là un regret de lecteur, plus qu’un travers d’auteur qui, dans le cas de Jean-Pierre Potier, ne laisse jamais dans l’ombre aucun titre de la bibliographie secondaire).
9 L’expression se trouve chez Pierre Dockès (Dockès, 1999, p. 15-16).
10 Voir par exemple (Potier, 2019, p. 85-90) et (Potier, 2019, p. 432) de ce même chapitre 15.
11 Toute référence indiquée par la page sans autre indication renvoie à Marc Laudet, Une pensée impériale. Un chemin dans la jungle, in Keynes, Traité sur la monnaie, p. 9-173.
12 À titre de comparaison le Treatise on Money a donné lieu à deux traductions en espagnol, tardives elles aussi. La première, en 1996, est une édition « abrégée » : Tratado del dinero, Teoria pura y aplicada del dinero, Edición abreviada, Traducción de José Antonio Aguirre, Introducción de Francisco Cabrillo, Madrid, ed. Aosta. La seconde, en 2009, est une édition intégrale des deux volumes : Tratado sobre el dinero, Traducción de Esther Rabasco, Introducción de Antonio Torrero Mañas, Madrid, Fundación ICO y editorial Sintesis, 695 pages.
13 Le délai entre la parution en anglais de la plupart des ouvrages de Keynes et la publication de leur traduction en français était d’un à deux ans jusqu’en 1931. Cf. Tortajada, 2009, p. 83.
14 L’analyse de Gérard Blondot a été resituée par Marc Laudet parmi l’ensemble des autres recensions et analyses en France, p. 92 et suiv.
15 Ce n’était pas là une lettre de circonstance. La teneur de cette lettre se retrouve dans la conclusion de la Préface que Keynes rédigea, en avril 1932, pour la traduction en japonais du Treatise où il annonçait un ouvrage à venir : « Je dois ajouter en conclusion qu’après un an et demi de réflexion supplémentaire et après avoir bénéficié de beaucoup de critiques et de discussions sur mes théories, j’ai naturellement fait de nombreuses addenda et corrigenda dans ce qui suit. Je n’ai cependant pas l’intention de réviser le texte actuel de ce Traité dans un proche avenir. Je me propose plutôt de publier un petit livre de caractère purement théorique étendant et corrigeant les fondements théoriques de mes vues tels que présentés dans les livres III [Les équations fondamentales de la monnaie] et IV [Les dynamiques du niveau des prix] » (p. 188).
16 D’autant que dans la « Préface à la première édition anglaise » de la Théorie générale Keynes prit le soin de souligner la profonde continuité entre les deux ouvrages : « Le rapport existant entre ce livre et le Treatise on Money sera sans doute moins clair pour les lecteurs qu’il ne l’est pour nous même ; ce que nous considérons comme une évolution naturelle de la pensée dans la voie que nous suivons depuis plusieurs années apparaîtra parfois au lecteur comme un changement d’opinion déconcertant » (Keynes, 1936, p. 9).
17 Cf. Borrelly & Tortajada, 2010.
18 Un traducteur comme le recenseur d’un ouvrage sont sujets à une même tentation, en profiter pour exprimer leurs propres convictions à propos de l’auteur. C’est ce que fit Jack Hight (Business History Review, vol. 73, No 3, p. 561) lors de sa recension de l’ouvrage de Skidelsky (2001). Certes il rendit compte de l’ouvrage, mais il entendit également donner son propre sentiment sur Keynes, il le fit en ces termes, dépassant « quelque peu » ce qu’en avait dit Skidelsky : « His writings, his teaching, his personnality, his thirty-four-year editorship of the Economic Journal, his devoted colleagues and followers, and his spirited critics have created a figure larger than life. We would have to go back to Alfred Marshall, or even David Ricardo to find an economist of equal influence ».
19 « Thus those who are sufficiently steeped in the old point of view simply cannot bring themselves to believe that I am asking them to step into a new pair of trousers, and will insist on regarding it as nothing but an embroidred version of the old pair which they have been wearing for years » (Keynes, 1931, p. 390).
20 Ici on pourrait faire une remarque. Keynes avec ses « équations fondamentales » décela l’importance d’une analyse bi-sectorielle : un secteur de biens de consommation et un secteur de biens de production. Cette problématique n’est pas sans rappeler celle de Marx. Keynes dans sa Préface à l’édition japonaise indiqua qu’il reviendrait dans un ouvrage à venir sur cette question. Effectivement dans la Théorie générale, il la résolut de façon radicale. Il abandonna toute cette problématique, il n’y a plus d’équations fondamentales ni de démarche plurisectorielle.
21 « This treatise has had bad luck. Since it was published it has been less widely read then he would have supposed when he wrote it » (Harrod, 1951, p. 474).
22 cf. Moggridge, 1973.
23 En note, p. 139, le traducteur donne l’exemple de la « souris d’hôtel » [ne s’agirait-il pas plutôt d’un « rat d’hôtel » ?] dans l’expression française, qui devient un « cat burglar » dans l’expression anglaise.
24 Puisqu’il s’agit d’une Introduction au Traité sur la monnaie de Keynes et non une présentation de ce qui devint « Les accords de Bretton Woods », nous renvoyons à Skidelsky (2001).
25 Keynes, 1937, p. 208.
26 Également membre associée au laboratoire de recherche PHARE, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
27 Keynes n’était pourtant, à son époque, pas le seul à apporter une analyse monétaire du cycle économique. Robertson et Hawtrey considéraient également que les autorités publiques ont une influence sur le cycle économique. Cependant, alors qu’ils mettent l’accent sur les conditions de crédits à court terme déterminés sur le marché monétaire, Keynes met l’accent sur les conditions de crédit à long terme, en introduisant le taux de long terme déterminé sur les marchés financiers.
28 Le « taux de base », le « taux d’escompte effectif », le « complexe de taux d’intérêt », les « taux d’intérêt à court et long terme », le « taux d’intérêt du marché », le « taux naturel ».
29 « La principale et directe influence du Système Bancaire est sur les taux d’intérêt à court terme. Mais lorsqu’il s’agit de contrôler le taux d’investissement, non dans le capital-travail, mais dans le capital fixe, c’est le taux d’intérêt à long-terme qui importe le plus » (Keynes, 1930, II, p. 836).
30 Marshall établissait une relation directe entre le taux de la Banque centrale et le niveau de l’investissement. Il décrit un mécanisme suivant lequel une baisse du taux d’intérêt entraîne une hausse de l’investissement et du niveau des prix : « there is more capital in the hands of speculative investors, who come on the market for goods as buyers, and so raise prices » (Marshall, 1923, p. 256, et voir aussi Marshall, « Gold and Silver Commission », no 9677, Official Papers, p. 49, cité dans Keynes, 1930, chapitre « Modus Operandi of Bank-Rate »).
31 Voir à ce sujet Brillant, 2019. Dans Currency and Credit (1919), Hawtrey, alors Directeur des relations financières au Trésor britannique, présente une relation similaire : le niveau des « stock » des « traders » (pour reprendre le vocabulaire d’Hawtrey ; « trader » peut être traduit par « grossistes » en français) varie selon le taux d’escompte de la Banque centrale.
32 « Alors que Marshall, à moins que je ne l’ai mal compris, considère l’influence du Taux de Base sur l’investissement comme le moyen par lequel une augmentation du pouvoir d’achat apparaît au monde et que Mr. Hawtrey limite son influence à un type particulier d’investissement, à savoir l’investissement par les négociants dans les stocks de produits liquides, Wicksell, bien qu’il y ait aussi des obscurités à surmonter, était plus proche de la conception fondamentale du Taux de Base comme affectant la relation entre investissement et épargne. Je dis qu’il y a des obscurités à surmonter parce que la théorie de Wicksell, dans la forme avec laquelle le Professeur Cassel l’a prise, me semble être réduite à la même chose que le premier brin de l’écheveau mentionné plus haut, à savoir que le niveau du Taux de Base détermine le volume de la monnaie de banque et donc le niveau des prix. Mais je pense qu’il y a eu plus que cela dans la pensée de Wicksell, bien qu’obscurément présentée dans ce livre » (Keynes, 1930, I, p. 366).
33 « It is commonly observed that at times of so-called expansion the commodities which are the first to show a substantial rise in price are precisely those raw materials which are employed for the purpose of further production. There is now no room for doubt as to the correctness of this observation nor as to its probable explanation. But it is a necessary condition that the easier terms of short-term lending shall have persisted sufficiently long to influence the long-term rate, the so-called bond rate of interest, so long as the upward movement is brought about by easier credit and not merely by other causes, such as technical progress. We have seen that a casual and temporary change in the discount rate would not in itself exert any marked influence on prices » (Wicksell, 1898, p. 92).
34 D’autres auteurs comme Irving Fisher (1896, p. 75), Frederick Lavington (1924) et T.T. William (1912) ont établi avant Keynes une relation entre les taux d’intérêt de court terme et les taux d’intérêt de long terme. Parmi eux, seule l’analyse de Fisher dans « Appreciation and Interest » (1896), particulièrement poussée, fait apparaître une théorie de la structure par terme. En raison de l’absence de Banque centrale aux États-Unis en 1896, Fisher ne propose pas de politique de contrôle de la structure par terme, comme le fera Keynes en 1930.
35 Pour une explication plus approfondie, voir Brillant, 2019 et Brillant, 2014.
36 « [L]a valeur d’un titre est déterminée, non par les conditions auxquelles on pourrait s’attendre à acheter tout le bloc des intérêts considérés, mais par la petite frange qui fait l’objet des transactions réelles ; tout comme le nouvel investissement courant n’est qu’une petite frange à la limite de la totalité des investissements existants. Maintenant, cette frange est en grande partie gérée par des financiers professionnels, on peut les appeler les spéculateurs, qui n’ont pas l’intention de détenir les titres assez longtemps pour que l’influence des événements lointains ait un effet ; leur objectif est de revendre à la foule après quelques semaines ou, au plus, après quelques mois. Il est donc naturel qu’ils soient influencés par le coût de l’emprunt, et encore plus par leurs attentes sur la base de l’expérience passée de la psychologie de masse » (Keynes, 1930, II, p. 844).
37 Le lecteur pourra se référer à Brillant, 2018, pour une analyse plus approfondie. Il est intéressant de noter que Keynes commence son Traité sur la monnaie par une description de la monnaie, et notamment des instruments d’endettement qu’il considère comme de la monnaie (chapitre 2, « Monnaie de banque », p. 211-217). Il est remarquable d’observer que, en commençant son ouvrage par cela, Keynes rejoint une longue tradition d’auteurs britanniques ayant également consacré leur premier chapitre à l’endettement sur le marché du « papier commercial » (Thornton, 1802 ; Hawtrey, 1919, et plus récemment Hicks, 1989). Ces auteurs mettent en avant le fait que les producteurs ont besoin de s’endetter sur le marché des dettes, du fait d’un décalage dans le temps entre l’investissement et le règlement monétaire. Afin de produire, il faut émettre une dette dont la valeur dépend à la fois de la confiance portée par les prêteurs sur la capacité de remboursement de l’émetteur, et de la liquidité sur le marché des dettes. Le règlement monétaire permet de rembourser les dettes initialement émises pour financer la production.
38 La citation continue : « Ainsi, la pression des transactions de ce type initiera une tendance à la hausse, ce qui confirmera, pour un temps au moins, l’investisseur dans un sentiment “haussier” à l’égard du marché obligataire » (Keynes, 1930, II, p. 840).
39 Lorsque les financiers professionnels ne prennent plus de risque sur les marchés, Keynes préconise des interventions directes de la Banque centrale, par des achats en open market, ou par des annonces de politique monétaire afin d’agir sur les anticipations des agents financiers.
40 Keynes développe le concept de prime de risque, sans en donner l’appellation, dans la Théorie générale. La préférence pour la liquidité des prêteurs provient du risque sur les placements à plus long terme. En effet, les prêteurs/demandeurs de titres financiers demandent une rémunération supplémentaire sur la détention de titres pour être dédommagés du risque de devoir vendre à un prix inférieur au marché avant échéance du contrat.
41 « L’existence de cette frange insatisfaite et d’une variabilité dans les critères d’éligibilité des emprunteurs à d’autres titres que le taux d’intérêt, permet au Système bancaire d’influencer le taux d’investissement de manière complémentaire aux simples variations du taux d’intérêt à court terme. Le processus de stimulation de l’investissement de cette manière ne peut être poursuivi au-delà du point où il n’y a plus de frange insatisfaite ; le processus inverse ne peut pas non plus être poursuivi au-delà du point où la frange insatisfaite commence à inclure des emprunteurs si influents qu’ils peuvent trouver des moyens de le contourner, par exemple en créant des bons de qualité ou en empruntant directement auprès des déposant des banques » (Keynes, 1930, II, p. 847).
42 En 1937 Keynes écrira clairement que la prime de liquidité concerne la monnaie : « [I]t is precisely the liquidity-premium on cash ruling in the market which determines the rate of interest at which finance is obtainable » (Keynes, 1937, p. 248).
43 Keynes cite également Rielfer : « À l’exception des années 1921 et 1926, tous les mouvements importants des taux à court terme de 1919 à 1928 ont été reflétés dans les rendements obligataires, même en 1921 et 1926 ». Par ailleurs, il est démontré par la suite que « la chute des rendements obligataires à cette époque, malgré le fait que les taux à courts termes soient en hausse, n’était pas entièrement sans lien avec la situation générale du crédit » (1930, II, p. 837).
44 « To induce a revision, the Chancellor took every opportunity to propound his view that interest rates should come down and that he was going to be successful in his attempt to get them down. His words were reinforced by the announcement of reduced rates on Treasury Bills and on Treasury Deposit Receipts. The impact of these words and deeds on public expectations was certainly in the direction desired by Mr. Dalton, about one-quarter of 1 per cent being knocked off the yield of Consols in about six months » (Sayers, 1958 [1938], p. 235).
45 « The other main factor (besides confidence in the future of short-term rates) in bringing down long-term rates of interest is a supply of bank money fully adequate to satisfy the community’s demand for liquidity… In the last quarter of 1932 the Bank of England’s open market policy had the effect of increasing the volume of bank deposits to a total 12 per cent higher than in the last quarter of the preceding year… As a result the price of fixed-interest securities rose during this period by 33 per cent. » (Keynes, 1932a, p. 376).
46 « [D]es circonstances exceptionnelles peuvent survenir, pendant un certain temps, telles que le taux d’intérêt naturel tombe si bas qu’il existe un écart très large et assez inhabituel entre les idées des emprunteurs et celles des prêteurs sur le marché à long terme. Quand les prix chutent, que les profits sont bas, que l’avenir est incertain et que le sentiment financier est déprimé et alarmé, le taux d’intérêt naturel peut tomber presque à zéro pendant une courte période. Mais c’est précisément à un tel moment que les prêteurs sont les plus exigeants et les moins enclins à engager leurs ressources à long terme, à moins d’avoir des garanties exceptionnelles ; de sorte que le taux obligataire, loin de chuter vers le néant, peut, en dehors des opérations de la Banque Centrale, être anticipé supérieur à la normale » (Keynes, 1930, II, p. 854).
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-11886-2
- EAN : 9782406118862
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11886-2.p.0175
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/06/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français