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Classiques Garnier

Notes de lecture

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2021 – 1, n° 11
    . varia
  • Auteurs : Bourdeau (Vincent), Brillant (Lucy), Dutraive (Véronique), Tortajada (Ramón)
  • Pages : 175 à 219
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406118862
  • ISBN : 978-2-406-11886-2
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11886-2.p.0175
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 23/06/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Thorstein Veblen,
actualité dune pensée sociologique
et économique vivante

Note de lecture sur louvrage dAlice Le Goff,
Introduction à Thorstein Veblen, Paris, Éditions La Découverte, Collection « Repères », 2019, 127 pages.

Véronique Dutraive

M.S.H. Lyon St-Étienne

Triangle – U.M.R. C.N.R.S. 5206

Thorstein Veblen est un auteur américain dorigine norvégienne qui a vécu entre 1857 et 1929 et dont la notoriété est considérable, à la fois dans la culture populaire américaine et dans plusieurs disciplines académiques, principalement en sociologie, en économie mais aussi en marketing par exemple. Certains de ses ouvrages ont été traduits en français, notamment le plus célèbre dentre eux, Théorie de la classe de loisirs, et de nombreux travaux universitaires ont été publiés autour de son œuvre en général ou sur certains de ses aspects. Cependant un ouvrage synthétique en français nétait pas encore disponible. Cest tout lintérêt dun numéro dans la collection « Repères » des Éditions La Découverte. Cet ouvrage a été rédigé par Alice Le Goff qui aborde lœuvre de Thorstein Veblen sous langle de la philosophie sociale. Basé sur une lecture extensive des textes de lauteur et sur une partie significative de la littérature secondaire, louvrage en présente les principales thèses ainsi que les interprétations et controverses qui leur sont attachées. On propose de saisir lopportunité de la parution de cet ouvrage de grande qualité, autant pour la clarté de lexposition que pour sa complétude, pour rappeler lacuité des analyses de Veblen.

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La première partie intitulée « Veblen liconoclaste », terme souvent utilisé pour désigner que Veblen a bousculé de nombreuses idées reçues de son temps, présente la biographie de Veblen. Elle examine la vie de Veblen, son parcours de formation et son parcours professionnel à lUniversité ou dans dautres contextes et propose une évaluation de cette trajectoire.

Né dans une famille de fermiers émigrés dans le Wisconsin, la structuration intellectuelle de Veblen sera marquée par une double formation en philosophie et en économie mais aussi par la culture extensive quil sest forgée dans de nombreux domaines, notamment dans les sciences, en biologie, en psychologie et en anthropologie.

Veblen a connu un parcours universitaire et une existence personnelle un peu erratiques mais il est devenu de son vivant une figure célèbre grâce à la parution de la Théorie de la classe de loisirs. Lambivalence du statut de Veblen est dailleurs mise en exergue, ayant pu être dun côté considéré comme un marginal – cette marginalité ayant été la clé de son observation acerbe et en surplomb de la société américaine de son temps – et de lautre, comme une figure intellectuelle américaine majeure. Quoi quil en soit, ce qui est certain cest que Veblen a laissé une œuvre qui a été et reste une source dinspiration significative particulièrement pour la philosophie sociale, la sociologie et léconomie. Cette philosophie sociale de Veblen est marquée par une épistémologie évolutionniste quil oppose à lensemble des philosophies sociales de son époque quelles aient inspiré les théories libérales ou les théories historicistes.

La deuxième partie de louvrage, intitulée « Vers une science économique évolutionnaire » traite justement de lapplication de cette philosophie sociale à léconomie. Elle rend compte de linterprétation de la discipline quest léconomie selon Veblen, puis du sens du darwinisme épistémologique pour la théorie sociale et enfin de son application à lanalyse de la dynamique économique. En effet un des textes les plus célèbres de Veblen – du point de vue de léconomie – est Why is Economics not an Evolutionary Science ? Veblen y développe une conception historicisée de la connaissance et voit dans le darwinisme le canon dune lépistémologie moderne, caractérisée par une rupture avec les formes de téléologie à lœuvre dans les conceptions de la connaissance du passé et la mobilisation dexplications en termes de causalité cumulative. Veblen considère que les théories économiques de son temps, que ce soit 177le marginalisme ou lhistoricisme, correspondent à un stade pré-darwinien sur le plan scientifique : le marginalisme en raison dune analyse statique et des normes déquilibre qui structurent ses concepts et les approches historicistes en raison de leur ancrage dans la philosophie de lhistoire. Veblen pense que le marginalisme, lhistoricisme – ainsi que le marxisme – ne développent pas de conceptions aptes à rendre compte dune explication de lévolution sociale impliquant limbrication des actions et des institutions (des habitudes de pensée collectives) et de la causalité cumulative à lœuvre. La théorie de laction humaine de Veblen vise à articuler une dimension naturelle et culturelle, en mobilisant notamment un répertoire instinctuel recouvert par les institutions qui valorisent, sélectionnent ou inhibent ces dispositions, de sorte quil existe une indétermination dans lévolution sociale qui est par conséquent ouverte. Le chapitre nous présente cette théorie de laction et des institutions et son application à la dynamique économique. Ce qui est marquant ici sont les dichotomies mobilisées par Veblen qui structurent lensemble de ses analyses positives et normatives : les dispositions instinctuelles à la coopération et au travail productif dun côté, lesquelles favorisent le développement technologique et la vie matérielle, et de lautre les dispositions à la prédation agressive – pour sapproprier les biens communs – et aux activités cérémonielles – souvent dédiées à la mise en scène de la différentiation sociale. Cette dichotomie se décline en une opposition entre les principes industriels et financiers à lœuvre dans lentreprise capitaliste qui, selon Veblen, affecte la dynamique macroéconomique de la société contemporaine dans son ensemble.

Deux idées peuvent être mises en avant ici : tout dabord, la démarche « génétique » utilisée par Veblen qui cherche à comprendre comment, à travers un processus dévolution culturelle, certains traits archaïques fondamentaux sexpriment de manière dérivée dans la société économique actuelle. Comme le dit Alice Le Goff, « Veblen est lun des premiers anthropologues de léconomie et ce qui rend son travail remarquable, cest le fait de sêtre concentré sur sa propre culture et non sur celle de sociétés lointaines » (page 37). Cette théorie génétique sappuie sur les études anthropologiques de son temps qui sont comme un matériel empirique pour Veblen pour appréhender dun côté les invariants et de lautre la variété des cultures. Ensuite, en dépit des processus de rationalisation à lœuvre dans le capitalisme, certaines pratiques sociales 178et économiques restent imprégnées des formes archaïques danimisme et Alice Le Goff note que lon peut distinguer ainsi la conception de Veblen de celle de Max Weber, notamment parce que pour ce dernier la monnaie incarne ce mouvement de rationalisation alors que pour Veblen, les pratiques monétaires sont au contraire le siège de phénomènes spéculatifs irrationnels et cérémoniels (page 49).

La troisième partie, intitulée « Sciences sociales et critique de la culture pécuniaire » est consacrée à la thèse sociologique phare de Veblen concernant les mécanismes de distinction et leurs effets macrosociaux. Elle présente la conception veblenienne de la stratification sociale et son expression dans la consommation ostentatoire ainsi que sa réception en sociologie.

Veblen analyse lévolution anthropologique à laune de son schéma dualiste des propensions comportementales filtrées par les institutions sociales : en passant dune société pacifiste et conduite par les valeurs du travail et de la technologie à une société de prédation fondée sur lappropriation par la force, la détention individuelle de ce qui figure la richesse devient le canon du mérite différentiel. Veblen considère quon retrouve dans la société contemporaine ce processus de comparaison de la valeur des individus (de leur mérite) médiatisé par le prestige de la richesse. Une seconde idée majeure est que la richesse ne se mesure pas de manière objective mais de manière relative (par rapport à des standards) et de manière comparative (par rapport aux autres). Le conformisme et lenvie, ou ce que Veblen appelle invidious distinction sont des traits de comportements impliquant des mécanismes sociaux puissants et sophistiqués car donnant lieu à la fois à limitation et la recherche de distinction à travers la stratification sociale. Dans une société urbanisée où les relations sont impersonnelles, leffet de démonstration repose alors sur la consommation ostentatoire qui sert déchelle de valeur pour mesurer le mérite social. Veblen interprète un certain nombre de pratiques sociales de son temps comme des formes dérivées et pacifiées de ce principe de rivalité, les coutumes vestimentaires, les pratiques sportives, le rapport aux animaux domestiques … Sur le plan des normes sociales, ces usages conduisent aussi à la dévalorisation des valeurs du travail. Et Veblen indique que la richesse accumulée dans la société industrielle reposant forcément sur une forme ou une autre de travail, lostentation, la manifestation de loisiveté qui manifestent cette richesse différentielle sont, à travers un processus sophistiqué de transfert, incarnées par les 179femmes et la domesticité. Un des enjeux de cette vision est aussi de prendre ses distances avec la notion de classe sociale et dopposition de classes fondée sur les rapports de production au sens de léconomie politique classique. En effet les normes sont ici partagées et les classes de revenus inférieurs cherchent à se conformer aux modes de vie des classes supérieures à travers un processus démulation, alors même quon cherche aussi à rivaliser à lintérieure dune classe homogène.

Tout ceci conduit à une course à la consommation et qui est encouragée par la société industrielle dans laquelle la productivité croissante permise par le progrès technique trouve un débouché dans le renouveau permanent des biens de consommation. Veblen dénonce ce mécanisme qui, sur le plan individuel, est sans issue et, sur le plan collectif, conduit à une société de gaspillage et ceci annonce les préoccupation environnementales contemporaines attachées à nos modes de produire et de consommer.

Cette thèse a eu un impact majeur en sociologie dont louvrage dAlice Le Goff rend compte de manière détaillée et en énonçant également les nombreuses critiques qui lui ont été adressées. Parmi celles-ci, on peut notamment retenir lidée que Veblen surévaluerait la dimension stratégique ou intentionnelle de ces dynamiques sociales qui peuvent au contraire rester aveugles aux individus qui se conforment à ces normes. Adorno estime aussi que Veblen réduit lévaluation de toute esthétique a des normes fonctionnalistes et dénonce lexacerbation du matérialisme de Veblen qui semble réduire tout transcendance ou toute activité ayant une finalité spirituelle à des expressions cérémoniales dont il dénonce la vacuité.

La dernière partie porte sur la pensée politique de Veblen. Intitulée, « Critique des institutions politiques », cette partie présente dabord la conception de lÉtat selon Veblen, puis sa critique et sa pensée normative relatives aux institutions et se termine par une réflexion sur la conception du pouvoir chez Veblen. Ce qui semble frappant ici est que Veblen conçoit les processus politiques et traite de la question de lÉtat (sa nature, ses fonctions, son émergence) non pas à partir des théories politiques (traditionnellement celles Hobbes, Locke, ou plus généralement issues de la philosophie politique) mais, là encore, à partir de sa clé de lecture anthropologique. Il faut reconnaître que la conception politique de Veblen nest pas des plus claires ni toujours parfaitement cohérente mais elle recèle cependant – comme toujours avec lui – des intuitions originales. On rappelle de manière schématique que Veblen considère 180deux archétypes principaux de sociétés à travers lesquels il réfléchit aux phénomènes sociaux : le stade sauvage marqué par la prédominance du travail manuel et les schémas de pensée matériels, le stade barbare marqué par la prédominance de la prédation et les comportements cérémoniels. Dans le stade capitaliste, si les deux schèmes de pensée cohabitent, les institutions économiques favorisent les mécanismes prédateurs à travers la culture matérielle et monétaire au détriment des valeurs industrielles. Il semble cependant, tel que le restitue Alice le Goff, que le schéma politique associé à ces formes sociales ne soit pas aussi marqué. Le stade sauvage aurait été caractérisé par la prédominance dinstitutions politiques de type anarchiste, cest-à-dire des structures sociales égalitaires (mais pas exclusivement), avec un contrôle « horizontal des ressources et des techniques » parfois combiné avec le développement de formes de représentations spécialisées dans les fonctions cérémonielles. Le stade barbare se développe sur la base dun contrôle coercitif centralisé, et dun contrôle sur les produits du travail collectif et sur le travail lui-même. Mais pour Veblen ceci a aussi coïncidé avec une résistance à lémergence de lÉtat. Veblen voit dans lÉtat moderne une survivance du stade barbare, un instrument de coercition, dorganisation des guerres et de leur promotion à travers les idéologies patriotiques. Il ne semble pas croire dans la capacité réformatrice dun État plus démocratique. À ce titre et alors que Veblen est souvent associé au pragmatisme philosophique, par exemple en raison de sa conception de laction humaine, Alice Le Goff défend lidée quil ne serait pas un pragmatiste consistant. Sur ce point on peut néanmoins relativiser cette appréciation. Le lien avec le pragmatisme peut être précisé sur deux points. Tout dabord la conception de la connaissance sous la conduite de la idle curiosity semble entrer en contradiction avec linstrumentalisme des pragmatistes et notamment avec lidée défendue par les pragmatistes que les sciences sociales doivent sappuyer sur la connaissance issue des pratiques sociales et doivent être au service de la société. Peut-être cependant ce que Veblen avait en tête en utilisant cette formule était surtout de dénoncer le contrôle de lUniversité par les pouvoirs économiques, car sa conception évolutionniste de lintelligence semble par ailleurs en phase avec les principes épistémologiques du pragmatisme. Le second point de désaccord rejoint la question politique. Le pragmatisme a été considéré comme la philosophie de la démocratie et une source dinspiration intellectuelle pour 181la réforme des institutions sociales notamment à lère progressiste aux États-Unis (période de 1890 à 1920). Si Veblen ne partage pas la foi humaniste des pragmatistes et leur confiance dans la capacité politique de lhomme ordinaire à participer à lhorizon dun État et dune société véritablement démocratiques, il nen demeure pas moins que les écrits de Veblen ont eu une influence notoire sur le mouvement progressiste à travers sa mise en cause des monopoles, et plus généralement du poids des « intérêts acquis » économiques dévastateurs pour léconomie américaine que les progressistes ont vue comme présentant un risque majeur pour la démocratie elle-même.

La dimension normative de lÉtat et de la politique selon Veblen nest pas vraiment aboutie mais elle est marquée par le fait quil souhaiterait voir les valeurs industrielles mises en avant par un gouvernement sous la conduite dingénieurs (un soviet des techniciens). Il nest pas besoin dinsister sur les difficultés quil y a à concevoir dune part un « socialisme darwinien » et de lautre une société contrôlée selon une rationalité technique. On a pu rapprocher Veblen des saint-simoniens en raison des valeurs industrielles comme des valeurs sociales quils ont en commun. Cependant, contrairement à Veblen, on sait que les saint-simoniens considèrent les relations entre la finance (pour eux la banque) et lindustrie comme des liens complémentaires alors que Veblen les oppose fondamentalement.

Le livre se termine sur la conception du pouvoir chez Veblen. Celle-ci se décline selon deux formes. La première est assez conforme à lidée que lon peut sen faire, dun contrôle par certaines catégories dacteurs (une classe sociale par exemple) des leviers du pouvoir, des règles et des institutions. Ce qui est plus intéressant chez Veblen, cest que ce contrôle ne se réduit pas aux institutions formelles mais aux habitudes de pensée, cest-à-dire aux valeurs et aux normes sociales qui ont un rythme long dévolution qui implique souvent un décalage entre les modes de vie associés aux représentations et le mode de vie imposé par le niveau des techniques et des technologies. Plus intéressant encore, le pouvoir prend la forme de la coercition de certains groupes parasitaires (politiques, religieux, économiques) et cette coercition est interprétée comme une dérivation de la faculté anthropologique des groupes humains à contrôler leur environnement naturel et physique qui sest déplacée progressivement vers le contrôle des outils, du produit du travail dautrui ou du travail lui-même. 182Ce type de coercition provient de mécanismes lents dévolution, de la transformation des institutions de la propriété mais aussi de mécanismes souterrains qui échappent en partie à lintentionnalité.

Pour terminer, si Alice Le Goff évoque la postérité de Veblen en économie du côté du mainstream en microéconomie du consommateur comme du côté de lhétérodoxie, en tant que figure tutélaire du courant institutionnaliste, sans oublier ses considérations sur les questions environnementales et sur le statut des femmes, devenues si actuelles, on peut aussi ajouter dautres filiations dans léconomie contemporaine. Tout dabord, les dynamiques non linéaires à lœuvre dans les mécanismes économiques et mises en avant par Veblen, avec leurs effets de renforcement, demballement ou dinertie, ont été formalisées par léconomie évolutionniste et la microéconomie hétérodoxe. Certains modèles contemporains des crises attribuent à Veblen davoir anticipé une approche en termes de phénomènes monétaires (crédit) et financiers (eux aussi sujets à des mécanismes de propagations non linéaires) et en termes danticipations. La fameuse distinction veblenienne entre lindustrie et les affaires, structurant la conduite des firmes et le fonctionnement macroéconomique, favorisant la formation spéculative dune richesse de plus en plus immatérielle, trouve également un écho dans les analyses récentes du capitalisme contemporain.

Pour toutes ces raisons, la lecture introductive à lœuvre de Veblen permet de découvrir et de redécouvrir les intuitions fructueuses de cet auteur toujours dactualité.

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Genèse et jeunesse
de la pensée walrassienne :
Jean-Pierre Potier, lecteur de Walras

Note de lecture sur louvrage de Jean-Pierre Potier,
Léon Walras, économiste et socialiste libéral. Essais,
Paris, Classiques Garnier, Collection
« Bibliothèque de léconomiste », 2019, 564 pages.

Vincent Bourdeau

Université de Besançon

Logiques de lAgir – E.A. 2274

Léon Walras, économiste et socialiste libéral de Jean-Pierre Potier est une somme impressionnante qui ravira les chercheurs qui sintéressent à lhistoire de la pensée économique, et plus particulièrement tous ceux qui se passionnent pour la pensée économique et sociale de Léon Walras (1834-1910). Professeur émérite de sciences économiques à luniversité Lumière Lyon 2, Jean-Pierre Potier est non seulement un spécialiste de la réception italienne de Marx (de la fin du xixe siècle à la fin du xxe siècle), un éclaireur de la pensée de Sraffa mais aussi un éminent connaisseur de la genèse de léconomie politique walrassienne. Cette connaissance, il la doit à sa participation au travail dédition scientifique remarquable des Œuvres économiques complètes dAuguste et Léon Walras mené par les chercheurs de Lyon, parues chez Économica, une entreprise qui a duré une vingtaine dannées1. Ce travail de collecte de textes, dinformations, danalyse et publication de correspondances inédites (on pense par exemple à lédition récente de la correspondance Aline Walras – William Jaffé 184que lon doit, là encore, à Jean-Pierre Potier (Potier & Walker, 2014)), permet en effet daborder le grand théoricien quest Léon Walras dans toute la complexité et les détails de sa pensée qui, si elle est passée à la postérité du fait de l« invention » de la théorie de léquilibre économique général – donc de ses Éléments déconomie politique pure (Walras, [1874] 1988) – est bien plus riche que ce quen a retenu une histoire de lanalyse économique dont les critères de sélection ont été imposés durablement par les travaux de Schumpeter (Schumpeter, [1954] 2004).

Cest le premier mérite de cet ouvrage que de contester, non par une argumentation épistémologique longuement déployée mais plutôt archives en mains2, la validité dune histoire de la pensée économique qui réduirait son objet à ce qui est seulement digne dêtre retenu au regard des développements ultérieurs de la discipline – en un mouvement où la science faite juge la science se faisant. Comme lécrivait Louis Althusser, « lavenir dure longtemps », et il peut toujours paraître imprudent de condamner tel ou tel aspect dune œuvre aux oubliettes de la science et de lhistoire. Notre connaissance du passé en souffrirait autant que notre appréciation du présent. Dans son introduction générale, Jean-Pierre Potier bataille ainsi contre les « lectures réductrices » (Potier, 2019, p. 12), jugement salutaire auquel fait écho une conclusion où, une fois nest pas coutume, il sautorise une remarque en faveur de lactualité dune pensée sociale, voire socialiste, celle de Léon Walras, qui pourrait bien éclairer les dilemmes de nos sociétés contemporaines de plus en plus soumises à la rareté des ressources naturelles que lhumanité a surexploitées au cours du xxe siècle et en ce début de xxie siècle : « à notre époque de privatisations des terres agricoles, des ressources naturelles et des services publics à léchelle mondiale, son projet [celui de Walras du rachat des terres par lÉtat] reprend du sens dans le cadre des réflexions sur les “communs” » (Potier, 2019, p. 489). Cest donc bien à une lecture non réductrice de la pensée walrassienne, lecture encore grosse de promesses pour comprendre notre époque autant que celle de Walras, quinvite louvrage somme de Jean-Pierre Potier.

Somme, en effet, puisque cet ouvrage restitue tout au long de ses 564 pages, sous la forme dun recueil darticles parus ces trente dernières années, un parcours de recherche exhaustif, nourri de nombreuses 185explorations darchives (à Lausanne, à Lyon, à Montpellier, mais aussi aux États-Unis), qui permettent de dresser un portrait nuancé et complexe du maître de Lausanne. Louvrage en effet ne se contente pas de juxtaposer les articles écrits au sujet des Walras (Auguste, le père, et Léon, le fils) au fil dune chronologie de la recherche qui na pas toujours la cohérence dune composition douvrage, mais bien de les regrouper en cinq parties qui offrent un panorama de lœuvre de Léon Walras assez complet pour quune image précise de son inscription dans lhistoire de la pensée sociale de son temps puisse sen dégager.

La première partie (« Legs paternel et formation du champ de léconomie politique et sociale ») éclaire les rapports entre Léon Walras et son père Auguste, montrant par là comment linscription de léconomie politique dans la pensée sociale du xixe siècle imprime sa marque sur la manière de définir léconomie politique et sociale chez Walras : les rapports à son père et, par son truchement, à Jean-Baptiste Say revêtent ainsi un caractère crucial (chapitre 1), de même que les théories stadiales de lhistoire vite resserrées sur la définition de la situation contemporaine, celle dune révolution industrielle (chapitre 2) éclairant les débats sur la classification des sciences qui se répercutent dans les délimitations internes de léconomie politique (un chapitre 3 où Jean-Pierre Potier nous guide depuis la classification dAmpère en passant par les articles de Coquelin sur ce sujet dans le Dictionnaire de léconomie politique pour aboutir aux classifications successives proposées par Léon Walras). Héritage, situation présente pèsent ainsi sur les manières denvisager la science économique.

La deuxième partie (« Léconomie politique pure et sa réception ») fait le point sur le statut de léconomie politique pure, depuis la genèse (chapitre 4) jusquà sa réception (en Italie, chapitre 6 ; en France, chapitre 7) en passant par une mise au point lumineuse sur le statut de la « libre concurrence » dans léconomie pure walrassienne (chapitre 5). Elle fait le point non en refermant léconomie pure sur elle-même, mais plutôt en ouvrant cette dernière à ses autres, léconomie sociale et léconomie appliquée, suggérant même le pouvoir de clarification quelle peut avoir à leur égard.

La troisième partie (« Réformer lenseignement de léconomie politique ») aborde en trois chapitres, où lon peut mesurer limportance de lenquête historique en archives3, la manière dont Léon Walras concevait 186lenseignement de sa discipline, enseignement dont il pensait quil devait être réformé pour éviter la sclérose scientifique, en France tout particulièrement (chapitre 8). Le chapitre 9 qui porte sur lenseignement de léconomie sociale et appliquée permet une transition souple vers les quatrièmes et cinquièmes parties de louvrage plus spécifiquement dédiées dune part au positionnement critique de Walras (contre le libéralisme orthodoxe et contre les socialismes existants), dautre part à ses propositions de réformes qui dessinent les contours de son « socialisme libéral ».

En effet, la quatrième partie, comme son titre lindique4, comprend un chapitre sur la critique du libéralisme (chapitre 11) et un autre sur la critique du socialisme « empirique » (chapitre 12). Cette partie se clôt sur un aspect méconnu de la trajectoire walrassienne, lexpérience coopérativiste de Léon Walras à la tête du journal Le Travail. Ce chapitre 13 restitue les polémiques dont cette expérience a été loccasion (avec les coopérativistes belges Voituron et Leirens) qui permettent de mieux comprendre la place quoccupe la « question sociale », et le traitement économique et politique quil faut lui réserver, dans larchitecture conceptuelle déployée par Léon Walras.

La cinquième partie, « Des réformes sociales pour linstauration dun socialisme libéral », évoque successivement lorganisation du (marché du) travail (chapitre 14), la propriété collective des terres et ressources (chapitre 15), le rôle économique et social de lÉtat (services publics et monopoles sont abordés dans un chapitre 16), enfin un très original aperçu (chapitre 17) des idées walrassiennes quant au design institutionnel de la démocratie dans le contexte fin-de-siècle dune campagne idéologique en faveur de la représentation professionnelle (en Belgique comme en France) qui recueille le suffrage de Walras.

Nul doute quà la fin de louvrage, le lecteur aura été convaincu par le bien-fondé de la prise de position initiale : restreindre létendue de léconomie walrassienne à la seule dimension de léconomie pure et à la théorie de léquilibre général, cest se priver de comprendre la richesse de cette pensée, mais aussi, sans doute, rater pour une bonne part le sens quavait aux yeux de Walras lui-même léconomie pure. Le paradoxe dune lecture non réductrice cest quelle enrichit la signification même de ce qui avait seul de limportance jusquà récemment dans les histoires canoniques de la pensée économique.

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Il est impossible, et il serait fastidieux, de proposer un résumé de chacun des dix-sept chapitres de louvrage tout en respectant le format imposé raisonnablement par une note de lecture. Mais une manière de rendre justice à lampleur de louvrage peut consister à sarrêter un peu sur lappellation « économiste et socialiste libéral » qui donne son titre au recueil, afin de mesurer, tel ou tel argument à lappui, en quoi le travail de Jean-Pierre Potier permet de jeter une lumière neuve et vive sur lœuvre de Léon Walras. Je procéderai pour ce faire en deux temps : dabord en prenant en considération et au sérieux, comme y invite louvrage, lassociation « économiste et socialiste », ensuite en interrogeant à la lumière des recherches de Jean-Pierre Potier ce que peut signifier le syntagme « socialiste libéral » dans lespace des idées politiques en circulation à la fin du xixe siècle.

I. Économiste et socialiste

Une lecture « réductrice » aurait tendance à vouloir séparer léconomiste du socialiste – Jean-Pierre Potier rappelle ainsi au début de louvrage que telle fut bien la tentation (depuis Pareto jusquà Schumpeter) des premiers lecteurs (Potier, 2019, « Introduction générale », p. 12). Il sagit là – de la mort de Léon Walras à la fin des années 1970 – de faire le partage entre dun côté léconomie comme science et de lautre le socialisme comme idéologie, aussi bien concernant Léon Walras lui-même que le champ de léconomie politique en général dont la conquête de scientificité devrait passer par une dissociation davec toutes les entreprises socialistes venant brouiller les cartes de la science et de lopinion, par exemple en superposant des étiquettes comme « économie sociale » / « économie politique ». Il y a plusieurs manières de contester une telle lecture : on peut soit se plonger dans tous les textes qui ne relèvent pas de léconomie pure pour en montrer la valeur et la pertinence, soit retravailler léconomie pure en cherchant à déceler ce qui la relie aux autres pans de lœuvre. Si lon choisit cette dernière option, on peut soit aller des écrits qui ne relèvent pas de léconomie pure vers cette dernière pour léclairer, ou bien de léconomie pure à ces autres œuvres 188pour éclairer lensemble de la pensée. Cest cette voie qua choisie, me semble-t-il, Jean-Pierre Potier.

Cette voie, peut-être la plus difficile, consiste à retravailler la définition et la fonction de léconomie pure dans larchitecture générale de léconomie politique telle que la pensait Léon Walras. Cela peut intégrer la thèse dune neutralité axiologique de léconomie pure, et Walras lui-même donne quelques armes en ce sens pour le faire, mais en cherchant à comprendre les implications pour léconomie politique en général dune telle neutralité – et Jean-Pierre Potier ne manque pas de ressaisir la complexité de léconomie pure elle-même. Valider la neutralité axiologique de léconomie pure (cest-à-dire la situer sur le terrain de la vérité, et donc dune science naturelle), et le faire avec des nuances, ne revient pas à faire de toute léconomie politique walrassienne une économie neutre axiologiquement. On comprend que cette voie est aussi une voie éprouvante tant les jugements visant à faire de léconomie pure une économie scientifique non traversée par des biais normatifs ont été puissamment installés dans le paysage académique.

Ainsi, il est frappant –Jean-Pierre Potier le rappelle– de constater que Schumpeter ne retient de léconomie politique pure, sans nuance, que les sections II à VI, cest-à-dire le cœur de lexposé walrassien, laissant de côté les sections qui ouvrent léconomie pure du côté dune analyse qui appelle dune part sa localisation dans la science économique en général (section I) mais aussi des jugements sur le fonctionnement de la société et son devenir (section VII « Conditions et conséquences du progrès économique », et section VIII « Des tarifs, du monopole et des impôts »)5. On comprend que loccultation opérée par Schumpeter de la section I des EEPP est un enjeu de taille pour la définition de léconomie comme science et celle de son périmètre dintervention. Cet « oubli » est précisément ce que Jean-Pierre Potier sattache à déconstruire dans limportant chapitre 3 de sa première partie. Il revient ainsi sur les références mêmes mobilisées par Léon Walras, notamment larticle « économie politique » de Ch. Coquelin dans le Dictionnaire de léconomie politique qui propose un découpage de la science économique qui vise à naturaliser des lois économiques sans se préoccuper de leur insertion dans des contextes spécifiques – la science qui dit ce qui est na que peu de contact avec lart qui prescrit ce qui doit être (Potier, 2019, 189p. 69). Jean-Pierre Potier montre avec beaucoup de justesse comment la division « science »/« art » de Coquelin ne saurait rendre compte dune tripartition de la science, telle que la privilégie Léon Walras, en science pure, appliquée et morale (partie I, chap. 3), seule capable au fond de rendre opératoire la distinction science/art que Coquelin a bien du mal, aux dires mêmes de Walras, à rendre effective au sein de léconomie politique (partie II, chap. 4) (Potier, 2019, p. 153-154).

Le chapitre 1 qui interroge les liens forts qui unissent les analyses dAuguste Walras et celles de son fils a déjà en partie clarifié ce point : on y comprend que la question de la communauté (versus la propriété privée) renvoie à une description morale des êtres (Individus et État pour le dire vite, qui ont chacun des droits naturels spécifiques qui simposent à nous et qui nous obligent) où Léon Walras puise les ressources dun socialisme qui constituent un pan essentiel du traitement « scientifique » de la question sociale. Léon Walras, comme le précise Jean-Pierre Potier dans son chapitre 15 (Potier, 2019, p. 430 et suivantes), nhésite pas en effet à mettre en avant un « socialisme scientifique » – cest-à-dire un certain nombre de propositions qui ne relèvent pas seulement de ce qui doit être, mais bien de ce qui est (il y a bien dans la définition de la richesse sociale une place pour ces biens utiles et rares qui ne sont produits par personne en particulier et qui appartiennent de ce fait à la communauté, soit à lÉtat). Se dire économiste et socialiste, comme le fait Léon Walras, nimplique donc pas de mettre la science de côté pour revendiquer une perspective ou une étiquette politique, mais plutôt de proposer une théorie sociale reposant sur deux piliers : léconomie scientifique et le socialisme scientifique.

Le travail de Jean-Pierre Potier, me semble-t-il, consiste précisément dans cette reconstruction dune science économique à la fois pure, sociale et appliquée quil propose de saisir par lorganisation même de son ouvrage (les cinq parties qui vont des linéaments paternels jusquà la visée réformiste). Il invite ainsi à lire (ou relire) les Éléments déconomie politique pure non plus comme un noyau quil faudrait « éthiciser » ou « moraliser » (si lon peut dire) mais au contraire apprécier pour la place quil occupe dans une économie générale de lœuvre walrassienne. En ce sens, Jean-Pierre Potier ne lévoque pas (sans doute par modestie), Léon Walras, économiste et socialiste libéral opère une rupture originale par rapport aux avancées que constituait déjà le souci douvrir le questionnaire sur 190léconomie pure walrassienne quant à sa dimension normative (ou non), souci qui animait les travaux pionniers de William Jaffé (Walker, 1983).

Les travaux de W. Jaffé dans les années 1970 ont certainement ouvert la voie dune attention nouvelle aux aspects normatifs de léconomie walrassienne. La publication de la correspondance scientifique de L. Walras (Jaffé, 1965) a contribué à faire voir les Éléments déconomie politique pure comme la pièce dune œuvre plus générale qui comptait aussi une économie appliquée et sociale (Walras, 1874 ; Walras, 1896 ; Walras, 1898). Cette prise de conscience a montré essentiellement deux visages : elle a consisté soit à rechercher les aspects normatifs implicites dans les Éléments déconomie politique pure eux-mêmes (et donc à éclairer les Éléments avec dautres textes du corpus walrassien), soit à valoriser les textes de léconomie sociale où la philosophie morale de L. Walras se donnait ouvertement à lire – mais parfois en oubliant de retisser les liens entre elles. Dans la perspective qui est celle de W. Jaffé, les textes autres que les Éléments déconomie politique pure ne sont jamais que des moyens de mieux comprendre ces Éléments. Tandis que dans dautres travaux, ce sont les Éléments qui sont en partie écartés. Louvrage de Jean-Pierre Potier semble tenir une voie érudite et originale de circulation entre les différents textes et manuscrits walrassiens, permettant un passage de lun à lautre registre (économie pure, appliquée et sociale) qui les éclaire à force de préciser le statut occupé par chacun deux au sein de la conception générale de léconomie développée par Léon Walras. Cela permet de considérer à la fois la perspective normative générale de la pensée walrassienne (nul doute nous avons affaire à une théorie de la justice sociale) tout en considérant labsence de biais normatifs dans léconomie pure. Le statut de léconomie politique pure ne doit pas être celui dune « utopie réaliste » (Walker, 1983) mais celui dune réalité épurée, la démonstration proposée par Jean-Pierre Potier sur ce point est aussi claire que nuancée dans son chapitre 4 (Potier, 2019, p. 158).

Lavantage dune telle approche consiste à rendre justice à lensemble de la production walrassienne. Chez Jaffé (ou dautres), la prise en compte des différentes parties de léconomie politique walrassienne (économie appliquée et/ou économie sociale) sopérait essentiellement pour saisir ce qui demeurait au fond son centre, et seul digne dintérêt, léconomie pure. La plupart des articles de W. Jaffé touchent à des enjeux déclaircissement de léconomie pure : ainsi les analyses du « marginalisme » walrassien 191comparé à celui de Jevons et des Autrichiens (Menger) dominent-elles dans la série darticles du début des années soixante-dix, avant que ne soit posée la question de la normativité du modèle déconomie pure walrassien6. Comme la signalé Mark Blaug dans le compte rendu quil a donné des Jaffés Essays on Walras dans Économica en 1984 (Blaug, 1984)7, cest larticle de 1977, « The Normative Bias of the Walrasian Model : Walras versus Gossen » (Jaffé, 1977), qui peut apparaître comme le point de départ dun chantier nouveau détudes walrassiennes, jusque-là enfermées dans le cercle dune herméneutique de léconomie pure coupée de toute ambition normative. Le travail de Jean-Pierre Potier permet de rouvrir le cercle en transformant le regard que lon porte sur lœuvre : léconomie pure éclaire léconomie appliquée et léconomie sociale, plutôt que linverse, pour cela il convenait davoir clarifié les enjeux de classification des sciences chez Walras, mais aussi la genèse des EEPP ou encore le statut de la « libre concurrence » dans ce traité. Cest désormais chose faite et de façon très convaincante8.

Si cette proposition de lecture est correcte, alors nous pouvons suivre cette ligne et voir, pour conclure, en quoi elle nous éclaire sur le sens que lexpression « socialisme libéral » recouvre chez Léon Walras.

II. Socialisme libÉral

Ce sont en effet les dernières parties de louvrage, soit par lanalyse du versant critique (critique du libéralisme, critique du socialisme 192« empirique »), soit par lanalyse du versant positif (les réformes sociales) du socialisme singulier9 de Léon Walras qui permettent de comprendre les ressorts de son « socialisme libéral » – avec la transition entre parties critique et positive que constitue le dernier chapitre de la partie 4 qui porte sur limplication de Walras dans le débat sur les coopératives. Le socialisme libéral ne peut se définir de façon rigoureuse quà raison davoir bien compris les rôles que doivent avoir léconomie politique pure, léconomie sociale et léconomie appliquée, selon lintention même de Walras, dans larchitecture globale de la discipline économique. Le socialisme libéral nest pas une synthèse entre fonctionnement concurrentiel du marché et redistribution des richesses post-production, signifiant labandon de toute contestation du bien-fondé de la propriété privée des ressources (version souvent retenue par lhistoriographie que cite Jean-Pierre Potier dans la note 2 de la page 429 (Potier, 2019, p. 429)). Il est intrinsèquement lié à la manière dont on envisage la répartition (pré-production) des richesses, selon une théorie morale que lon pourrait décrire elle-même comme pure (au sens où se jouerait une caractérisation épurée, là encore, de la réalité, même si cette fois de la réalité morale). Par la définition dun socialisme libéral, il sagit, comme le rappelle Jean-Pierre Potier dans son chapitre 15, de résoudre « scientifiquement » la question sociale (Potier, 2019, p. 429).

Ainsi le socialisme libéral, sil peut être décrit comme « synthétique » (Potier, 2019, chap. 15, p. 431), ne relève pas de la synthèse éclectique (et de nombreux aperçus dans louvrage sur le rapport distant à Victor Cousin quentretient Léon Walras ont déjà préparé le lecteur à la compréhension fine de ce synthétisme walrassien10). Ce nest pas le sens commun qui doit trancher et combiner (comme le veut la doctrine éclectique) mais une détermination objective de ce qui est, comme de ce qui doit être. Le socialisme synthétique repose ainsi sur lattribution a priori de la richesse sociale à lindividu dune part, pour ce qui concerne la propriété privée des facultés personnelles, et à la communauté (ou État), dautre part, pour ce qui concerne la propriété collective des terres ou des ressources naturelles. Cette caractérisation relève du statut scientifique de la synthèse proposée par Walras, et donc du socialisme à proprement parler, puisque, comme le résume Jean-Pierre Potier, pour Léon Walras, « au 193plan scientifique, le socialisme a raison contre le libéralisme » (Potier, 2019, chap. 15, p. 433).

Que reste-t-il donc de libéral dans ce socialisme libéral ? Une méthode politique essentiellement. Le libéralisme, sil na pas dassise scientifique, a néanmoins une pratique politique qui doit être privilégiée : la liberté contre lautorité (ou lautoritarisme). La seule autorité valable en matière de socialisme nest pas politique, mais scientifique. On a ainsi, avec léconomie pure (la réalité épurée sous leffet dune clarification de la libre concurrence) et léconomie sociale (la réalité épurée sous leffet dune clarification de la morale et du droit naturel) deux critères puissants pour évaluer la portée et la pertinence darrangements sociaux. À ces deux critères sajoute une boussole : celle de la liberté fournie par le libéralisme (politique).

Ce sont ces éléments qui permettent à Walras des interventions toujours cohérentes et claires dans les débats sociaux de son temps, interventions souvent incomprises, parfois contestées, que Jean-Pierre Potier nous donne à voir avec une foule de détails et de trouvailles archivistiques exceptionnelle. On comprend ainsi les mésententes qui travaillent les polémiques sur la coopération dont Léon Walras ne veut pas faire une question sociale fondamentale mais plutôt un outil pratique pour accéder à plus de démocratie (voir partie IV, chap. 13). On saisit aussi, dans les débats sur le rachat des terres par lÉtat ou encore sur la nationalisation des chemins de fer, la portée dune œuvre qui sappuie à la fois sur une théorie économique pure et une théorie morale solidement étayées. Le socialisme libéral de Léon Walras offre ainsi une alternative puissante aux formes quil a pu prendre historiquement et encore aujourdhui – essentiellement comme libéralisme social. La lecture quen offre Jean-Pierre Potier nous montre que le sens, cest-à-dire lordre, des mots dans cette expression a un sens, cest-à-dire une signification.

Cest en définitive un travail minutieux de restitution de la genèse de lœuvre walrassienne que nous propose Jean-Pierre Potier, et il faut len remercier car son ouvrage remarquable redonne aux écrits de Léon Walras toute leur jeunesse, cest-à-dire leur présence vivante dans nos propres débats.

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BIBLIOGRAPHIE

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Walras, Léon [1874], Éléments déconomie politique pure ou Théorie de la richesse sociale, in Auguste et Léon Walras, Œuvres économiques complètes, 14 vol., Paris, Économica, vol. VIII, 1988.

Walras, Léon [1896], Études déconomie sociale. Théorie de la répartition de la richesse sociale, in Auguste et Léon Walras, Œuvres économiques complètes, 14 vol., Paris, Économica, vol. IX, 1990.

Walras, Léon [1898], Études déconomie appliquée. Théorie de la production de la richesse sociale in Auguste et Léon Walras, Œuvres économiques complètes, 14 vol., Paris, Économica, vol. X, 1999.

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Commentaire de la longue
et nécessaire introduction de
la traduction du Traité sur la monnaie

Note de lecture sur lintroduction de Marc Laudet,
Une pensée impériale. Un chemin dans la jungle
, au Traité sur la monnaie, de John Maynard Keynes, notes et traduction
de Marc Laudet, Paris, Classiques Garnier,
Collection « Écrits sur léconomie », p. 9-173.

Ramón Tortajada

Université Grenoble Alpes

C.R.E.G. – E.A. 4625

Le Treatise on Money11 a été publié fin octobre 1931 par Macmillan en deux volumes. Il fut très rapidement traduit en allemand (1932), en italien (1932-1934) et en japonais (1932-1934). La traduction en français dut attendre près de quatre-vingt-dix ans12.

Il était temps.

Les deux volumes de louvrage original sont réunis en un seul volume ce qui en facilite lusage, car usage il y aura nen doutons pas, renouvelant les études et les travaux sur la pensée de Keynes. Il saccompagne de Notes (p. 887-897) où le traducteur précise ses choix de traduction 196et indique certains éléments du contexte puis dune Notice des auteurs cités (p. 923-948).

Les huit cents pages du Traité sur la monnaie sont précédées dune Introduction quelque peu particulière, en effet il nest pas fréquent que lIntroduction du traducteur dun ouvrage fasse cent soixante-quatre pages. Le traducteur ne sest pas limité à cette traduction, il la accompagnée de Notes conséquentes en fin douvrage ainsi quune Notice des auteurs cités.

Revenons sur ce qui est lenjeu de cette Note, lIntroduction de Marc Laudet. Ce nest plus une Introduction mais un ouvrage à part entière, cest que cette traduction est celle dun ouvrage de « taille » aux deux sens du mot en volume et en importance. En conséquence la Revue dhistoire de la pensée économique a décidé de faire une double recension lune sur la traduction de louvrage de Keynes, A Treatise on Money, lautre sur lIntroduction du traducteur qui porte un titre spécifique, tel un ouvrage, Une pensée impériale. Un chemin dans la jungle. Ici nous ne rendons compte que de cette Introduction.

LIntroduction, tel le Cicéron de Dante, introduit le lecteur dans le dédale quest le Traité de la monnaie. Ce ne sont pas les cercles de lEnfer mais une pensée qui sautonomise, se construit, ce nest jamais une mince affaire.

Keynes était attentif à ce que ses ouvrages, notamment ceux qui portaient sur les conséquences économiques du Traité de Versailles ou sur le fait des monnaies soient rapidement traduits en français13, il nen fut pas de même pour le Treatise. Pourtant, même non traduit, le Treatise on Money ne fut pas ignoré par les économistes français des Universités (quil ne faut pas confondre avec ceux qui dans ladministration ont en charge la politique économique). Dès sa parution un doctorant fut sollicité pour que létude et lanalyse du Treatise soit lobjet exclusif dune thèse de doctorat en économie politique. Cétait là un moyen commode pour ouvrir le chemin à dautres études et analyses. La tâche incomba à Gérard Blondot14. Trois ans après la parution du Treatise il soutint sa thèse, Les théories monétaires de J.M. Keynes, devant un Jury composé de Gaëtan Pirou (de toute évidence à lorigine de cette thèse), dAlbert Aftalion et de Jean Lescure.

197

Deux points sont à retenir. Le premier concerne la thèse de G. Blondot. Celui-ci porta son attention sur la dimension théorique du Treatise. Sans les ignorer, il considérait, sans doute, dune part que les statistiques du second volume portaient sur les pays anglo-saxons ne concernaient donc pas la France et dautre part quelles ne visaient quà illustrer les théories énoncées dans la première Partie. Ce fut explicite :

Nous nous occuperons surtout de la première [partie du Treatise] qui traite de la « théorie pure », tout en faisant quelques incursions dans la seconde qui étudie les faits monétaires à la lumière de la théorie élaborée dans la première partie (Blondot, 1933, p. 18).

Le second point est que Blondot nétait nullement hostile aux thèses défendues par Keynes, notamment il adhérait très explicitement à la critique de la théorie quantitative de la monnaie. Sil rendit compte « en sympathie » du Treatise cela ne lempêcha pas den montrer ce qui lui semblait en constituer la faiblesse, « Le prix des investissements ». Cela conduisit Gérard Blondot à écrire à Keynes. Celui-ci lui répondit15. Bien entendu le doctorant fit figurer léchange de lettres dans la thèse. Citons-le :

Nous avons écrit à lauteur pour lui demander quelques renseignements et en particulier des explications complémentaires au sujet de la relation quil établit entre le prix des titres, le prix des anciens investissements et celui des nouveaux investissements. Voici ce quil nous a répondu : « Jen suis venu à penser que létude de cette matière dans mon Treatise on Money laisse fort à désirer. Dans un nouvel ouvrage auquel je travaille je révise cette étude dune façon assez complète. Je crains cependant quil ne sécoule quelque temps avant que je ne sois en mesure de publier quelque chose » (Blondot, 1933, note 1, p. 79).

La conclusion quen tira G. Blondot est quil lui paraissait « peu probable quune traduction de ce dernier [le Treatise] paraisse dici quelque temps » (Blondot, 1933, p. 6).

198

Sa prédiction fut avérée.

La Théorie générale de lemploi, de la monnaie et de lintérêt publiée début 1936, fut traduite en français en 1939 (dans des circonstances bien particulières il est vrai) non pas à linitiative déconomistes des Universités mais de celle dun haut-fonctionnaire des finances, Jean de Largentaye). Elle fut publiée en 1942. Résumons. Écrite et publiée six ans après le Treatise, la traduction en français de la Théorie générale fut publiée près de quatre-vingt ans avant.

Une des conséquences logiques en est que la lecture du Treatise est très souvent faite à laune de la Théorie générale16. Lune étant la suite de lautre il est commode de distinguer ce qui a été maintenu et approfondi de ce qui a été abandonné. Une lecture du Treatise en lui-même (au moins dans un premier temps) reste à faire. Lambition de cette impressionnante Introduction est dy contribuer.

Les conditions de la publication de la Théorie générale enseignent que la publication dune traduction ne dépend pas seulement de la bonne volonté (ou non) duniversitaires, mais aussi des politiques des éditeurs. Le Treatise on Money était trop compliqué pour quune maison éditoriale prenne, delle-même, le risque commercial de sa traduction et de sa publication. Un éditeur recourt toujours à des conseils, là une difficulté sest faite jour : lauteur, lui-même, annonçait quil travaillait au dépassement de son ouvrage. En termes de marketing éditorial, pour utiliser des termes daujourdhui, louvrage était périmé. Á quoi bon le publier !

La Théorie générale, traduite en français, fut sur le devant de la scène surtout après la seconde guerre mondiale. Elle inspira, encouragea, justifia les mesures de politique économique, et commença lentement à pénétrer les enseignements de léconomie. Elle fut aussi lenjeu de débats, selon Arena et Schmidt :

Deux livres seulement de Keynes ont provoqué des réactions fortes et variées en France Les Conséquences économiques de la paix (1919) à un extrême et la Théorie générale de lemploi, de lintérêt et de la monnaie (1936) à lautre (Arena & Schmidt, 1999, p. 3).

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Quen est-il du Treatise on Money ?

Il ne fut pas au centre de débats de haute intensité, mais il ne fut pas ignoré.

Son étude fut cantonnée dans des revues économiques que nul ne lit sans dardentes obligations ou dans des thèses doctorales qui reposent dans les bibliothèques universitaires à labri de la lumière et des regards. Le tonneau des Danaïdes (p. 316), la « parabole des bananes » (p. 349-350), « léconomie bi-sectorielle » avec le secteur des biens de consommation et celui des biens de production, le chapitre souvent nommé « Auri sacra fames » (p. 181-782), etc., on trouve ces « images » et dautres, les citations ne manquent pas, au détour dun cours ou dun séminaire pour étudiants avancés. Elles sont soit en anglais pour les auteurs prudents qui laissent au lecteur le soin de faire sa propre traduction (avec la conséquence immédiate autant de lecteurs autant de traductions) soit en français pour les auteurs audacieux qui assument le risque dêtre accusés dincompréhension.

Il était temps de traduire lensemble du Treatise on Money, dautant que lon assiste à un renouveau des travaux en économie qui entendent sinscrire dans une problématique keynésienne.

LIntroduction du traducteur, Une pensée impériale. Un chemin dans la jungle, est structurée comme un ouvrage, avec une Introduction et trois Parties suivies dune Conclusion. Dans la partie I. Un chemin dans la jungle, il avance la thèse de lunité de la pensée de Keynes (en dépit de ses virevoltes en fonction des intérêts du Royaume-Uni, défendant avec autant dassurance le libre-échange que le protectionnisme17) jusquau Traité sur la monnaie, la rupture finale fut la Théorie générale ; dans la partie II. Reconnaissance et incompréhension, il fait état de laccueil du Treatise par les économistes de langue anglaise ; enfin dans la partie III. Dissonances cognitives il présente comment les économistes français accueillirent le Treatise avant donc la parution de la Théorie générale. La Conclusion consiste en la mise en avant des recherches de Keynes dans le Treatise, en matière de monnaie internationale, elles préfigureraient ses positions lors de la Conférence de Bretton-Woods.

Cette Introduction est ambitieuse18. Marc Laudet entend montrer les ressorts intellectuels du Traité sur la monnaie, mais souvent la lecture 200de cette Introduction donne le sentiment que nous sommes face à un condensé de recherches qui vont bien au-delà de la présentation de la traduction. Par exemple les développements sur la façon dont Keynes prit (en loccurrence ne prit pas) en considération les travaux de Cournot sont du plus haut intérêt mais, à proprement parler ils ne concernent pas la traduction. Ici, nous nous limiterons à ce qui touche de façon immédiate la traduction.

Le diable gît dans les détails dit-on. Aussi voyons de plus près cette Introduction.

Lenjeu de toute préface de traducteur est certes de resituer louvrage dans le contexte historique et intellectuel de lauteur cest aussi de mettre en évidence ce qui sest joué lors de cette traduction. Celui qui traduit, dit Marc Laudet, est :

[C]onduit nécessairement (…) à entrer peu à peu, peut-être pourrait-on dire pas-à-pas, dans lintimité même de la langue utilisée par lauteur, cest-à-dire, puisquune pensée napparaît quà partir de la maîtrise de la langue que celui qui la produit possède dans sa culture, dans son processus constitutif même (p. 19).

En quelque sorte, si lon suit Marc Laudet, une pensée qui ne sexprime pas nexiste pas. Elle requiert pour son existence un langage et se « représenter un langage veut dire se représenter une forme de vie » (Wittgenstein, 1922), cest à quoi le traducteur sest efforcé dans son Introduction.

Dans la première Partie de son Introduction Marc Laudet sest attaché à montrer que :

Contrairement aux apparences, il existe une profonde unité de pensée chez John Maynard Keynes. Et cest bien cette unité jusquà la publication dUn Traité sur la monnaie quil sagit de mettre à jour (p. 22).

En effet Keynes dans sa Préface na eu de cesse daffirmer que le Traité est construit en rupture. Na-t-il pas écrit quabandonnant ses conceptions 201antérieures, il devait aller sans guide : « [J]e me sens comme quelquun qui a dû se frayer un chemin dans une jungle confuse » (p. 177). Puisque Laudet sest attardé sur les rapports entre Hayek et Keynes, on peut aussi rappeler la réplique de Keynes aux critiques de Hayek. Selon Keynes celui-ci critiquait des conceptions qui navaient plus lieu dêtre et que pour la pertinence de ses remarques il devait prendre en compte les nouvelles conceptions, en somme changer « de pantalon » :

Ainsi ceux qui sont bien imprégnés de lancien point de vue ne peuvent tout simplement pas se résoudre à croire que je leur demande denfiler une nouvelle paire de pantalons, et ils insisteront pour la considérer comme rien dautre quune version brodée de lancienne paire quils portent depuis des années19.

Le Traité ne constituerait cependant pas pleinement une « rupture », un reniement, des conceptions antérieures. Lévolution de ces conceptions sinscrirait dans le droit fil de ses années détudiant à Cambridge. Là, Marc Laudet ne fait référence ni à ses études ni à ses professeurs mais à ses activités dans le cadre de la Society of Conversazione ou encore ce qui était nommé les Cambridge Apostles (les « Apôtres de Cambridge » car les membres de cette Société étaient au nombre de 12). Lactivité de la Société était, comme son nom lindique, de susciter, des « discussions » entre membres choisis. Selon Laudet (qui renvoie aux travaux de Lubernow, 1998) limportant de ces discussions « ce ne sont ni la forme, ni le contenu, ni le sens que lon peut attribuer à la vérité qui importe, cest le chemin qui y conduit » (p. 36). Effectivement, dans ce cadre-là, les ruptures « paradigmatiques » ne sont plus que des épiphénomènes, tant que « nous » sommes sur « le chemin ». Cette même argumentation est reprise lors de la présentation des équations fondamentales où limportant ne serait pas leur « contenu conceptuel20 ». Somme toute si, ni la forme, 202ni le contenu, ni le sens, ni même la vérité ne sont importants, que reste-t-il ? Seul lart dargumenter importe ! Lunité de pensée renvoie à la rhétorique.

La seconde partie de lIntroduction de Marc Laudet vise à rendre compte de laccueil par les économistes de langue anglaise. Elle souvre par une énumération de recensions : « pas moins de 15 recensions en 1931, 4 en 1932, 1 en 1933, et encore 1 en 1935 » et conclut par laffirmation suivante : « [L]e moins que lon puisse dire est que la publication de A Treatise on Money nest pas passée inaperçue, au moins des économistes de langue anglaise » (p. 52). Nous reviendrons ci-après sur les recensions retenues par le traducteur, pour linstant notons, si lon en croit Harrod, ce nétait pas le sentiment quen a eu Keynes : « Ce traité na pas eu de chance. Depuis sa publication il na pas été lu aussi largement quil [Keynes] lavait escompté21. » Deux conclusions peuvent être tirées de cette affirmation. La première est quen dépit de lhumilité (« impériale » ! comme le précise Laudet dans le titre général de son Introduction) dont Keynes fit preuve dans sa Préface du Traité, il tenait à ses idées. Il entendait en avoir des échos plus fournis que ceux quil en eut. La seconde remarque porte sur les leçons quil tira de ce relatif échec. Lorsquil publia la Théorie générale, il veilla à que celle-ci ait un large écho dans le monde anglo-saxon et aussi à ce que les traductions soient rapidement disponibles.

Marc Laudet, à très juste titre, a pris le soin dinscrire ces recensions dans leur contexte historique, celui des années trente, où le trouble était partout dans le monde comme dans les théories économiques. Certes le monde existe il faut en faire cas mais pour cette recension restons dans les livres. Parmi les recensions qui furent publiées laccent a été porté sur la recension de Hayek. Larticle de Hicks de 1935 ne doit pas, me semble-t-il, sentendre comme une recension du Treatise, cest la présentation par Hicks de sa propre conception de la monnaie.

Le choix de ne retenir que le débat avec Hayek est parfaitement légitime, tout comme est légitime pour Hayek de retenir un angle dattaque déterminé, la seule dimension théorique, afin dajuster au mieux ses critiques, dautant plus que Keynes déclara dans sa Préface que sa « théorie fondamentale occupe les livres III et IV ». Keynes dans ses réponses à Hayek ne lui adressa aucun reproche sur ce point, de plus il indiquait 203explicitement (dans sa Préface à lédition japonaise) quil entendait revenir sur ces points de théorie. Sur ce point on peut remarquer que Wicksell ainsi que la notion de taux naturel ont complètement disparu de la Théorie générale. Est-ce leffet des critiques de Hayek ? Est-ce que lauteur (Marc Laudet en loccurrence) serait plus keynésien que Keynes ?

Trois remarques, lune juste pour conforter lauteur, les deux autres pour linciter à revenir sur son Introduction lors dun second tirage du Traité

1) Les recensions ont été également recensées par Robert Dimand : “The Reception of Keynes Treatise on Money : A Review of the Reviews” in Walker, Donald A. (ed.), Perspectives on the History of Economic Thought, vol. II, Aldershot : Edward Elgar, p. 87-96.

2) Le choix de ne retenir que le débat entre Hayek et Keynes est parfaitement légitime, nous lavons dit, mais le lecteur aurait aimé connaître quelles recensions eurent le plus de conséquences sur les travaux à venir de Keynes.

3) On peut que constater un manque important, celui du Cambridge Circus. Dès la publication du Treatise on Money fin octobre 1930, un « groupe de travail pour létude et la critique du [Treatise] » fut organisé à linitiative de Piero Sraffa, il fonctionna jusquen mai 1931. Ce groupe se composait à titre principal de Richard Kahn, James Meade, Joan Robinson, Austin Robinson et Piero Sraffa. Les discussions avaient lieu au sein du groupe ainsi que lors de séminaires avec des étudiants. Richard Kahn rapportait, en fin de semaine, les principales conclusions de cette lecture critique à Keynes22. Il semblerait bien quelles aient eu un effet sur le « petit ouvrage théorique » que Keynes annonçait dans sa lettre à G. Blondot et dans sa Préface à la traduction en japonais.

La troisième partie porte sur la réception du Treatise on money par les économistes français. Il est vrai que si Keynes a répondu aux économistes de langue anglaise, il ignora les recensions des français. Certes il y eut la correspondance entre Gérard Blondot et Keynes, nous lavons vue, mais cest la correspondance entre un doctorant et un auteur, cela na rien à voir avec une recension. Jacques Rueff, le plus à même dapprécier louvrage de Keynes, et den faire une critique dûment argumentée nécrivit rien à son propos ou, sil le fit, il ne le publia pas. Charles Rist hostile aux conceptions monétaires de Keynes le passa sous silence (ou presque), seule la Note de Jean-Marcel Jeanneney mérite que lon sy arrête. Á 204proprement parler ce nétait pas une recension du Treatise ? Cétait la présentation, en 1936, dun ouvrage dun économiste britannique qui ouvrait dautres horizons que ceux des professeurs de Cambridge comme le professeur Pigou ou ceux des ouvrages de Hawtrey ou bien encore ceux de la London School of Economics avec Lionel Robbins. Choisir cet auteur cétait choisir son camp. Cette note où Jeanneney affirmait un accord de fond avec les conceptions de Keynes en matière de monnaie, doit être lue avec la recension fort critique de la General Theory dÉtienne Mantoux qui parut en 1937. Les thèses de Keynes ont dû paraître suffisamment importantes à la direction de la Revue déconomie politique pour quelle décide de les faire connaître sans attendre les traductions, puisqualors rappelons-le, ni lun ni lautre de ces ouvrages nétait en français.

Dans cette troisième partie Marc Laudet revient sur la déclaration générale initiale quant à lattitude du traducteur. Maintenant cest laffrontement avec les mots, les concepts, dun texte dont il faut rendre compte.

Le traducteur pose le délicat problème de toute traduction où la polysémie de la langue de départ vient se heurter à la polysémie de la langue darrivée23. Daucuns parlent de « reconstruction » en place de traduction : il sagit de reconstruire dans la langue darrivée les sentiments ou, en ce qui nous concerne, les arguments et les démonstrations tels quils ont été entendus dans la langue de départ. À ces difficultés communes à toute traduction se superpose une difficulté spécifique : quen est-il des mots qui « expriment des idées nouvelles », ces idées qui « parce quelles sont nouvelles cherchent leur chemin dans un nouveau champ épistémologique à travers un langage en cours dévolution, cest-à-dire à travers un langage constitué de mots qui ne recouvrent pas immédiatement et précisément les concepts en cours délaboration » (p. 139). La réponse de Marc Laudet est en deux temps.

Dans un premier temps cest lanalyse approfondie, dans cette Introduction, de deux expressions la première est « working capital », la seconde est « bank rate ». Le traducteur montre en quoi elles ne prennent sens quarticulées à lensemble de louvrage et en quoi leur rendu en français ne peut se faire quen prenant en compte lépaisseur 205des conceptions en jeu, les sédiments des traductions antérieures des travaux économiques de Keynes car enfin de compte cest lenjeu même de la traduction il faut que le lecteur français comprenne, cest-à-dire quil comprenne la difficulté des idées exprimées !

Dans un second temps ce sont les notes en fin douvrage pour ne pas alourdir la lecture du Traité. Elles visent à renseigner le lecteur « des évènements ou usages courants et connus en 1930 et qui sont [souvent] oubliés (…), elles ont aussi pour objectif de renseigner le lecteur sur certains choix de traduction » (p. 176). Cest là une pure nécessité dont le traducteur a été totalement conscient. En effet, les auteurs, donc leurs textes, baignent tant dans un contexte de non-dits, de luttes, de craintes et despérances qui caractérisent tant leur époque quils néprouvent pas le besoin den faire état. Cela fait partie du décor. Lépoque change, le contexte sévanouit avec elle et une « certaine » dose de compréhension aussi. Il est nécessaire pour toute traduction même à quatre-vingt-dix ans de distance den faire état. Ce qui est fait.

La partie conclusive, De lorigine des accords de Bretton-Woods, incite le lecteur à protester soit cest trop court soit cest trop long. Il est avéré que dans le Traité sur la monnaie Keynes aborde la question de la monnaie internationale, mais ce ne sont pas ses conceptions qui simposèrent à Bretton-Woods, ce sont les conceptions de Harry Dexter White qui prirent le pas24.

Concluons. Cette Introduction possède une double dimension. La première est quelle se présente comme une sorte de « méditation » sur le parcours intellectuel de John Maynard Keynes, ce nest pas laspect que nous avons retenu dans cette recension. La seconde est quelle nous introduit à la lecture du Traité sur la monnaie, puisque cet ouvrage fut son premier pas « dans lerrance » comme Keynes disait de son parcours dans une note de bas de page25.

NB. Il est à souhaiter que lors dun prochain tirage le traducteur ait la possibilité de corriger les coquilles qui jonchent une si longue et importante Introduction.

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Lactualité du Traité sur la monnaie

Note de lecture sur louvrage de John Maynard Keynes, Un traité sur la monnaie, introduction, notes et traduction
de Marc Laudet, Paris, Classiques Garnier, Collection « Écrits sur léconomie », 970 pages.

Lucy Brillant26

Université de Bourgogne-Franche-Comté

Laboratoire dÉconomie de Dijon – E.A. 7467

À lépoque de Keynes, le taux dintérêt était considéré comme le résultat des forces de lépargne et de linvestissement, ce qui réduisait toute marge de manœuvre de la part des autorités publiques. Comme beaucoup déconomistes, Laidler (1999, p. 138) considère que la pensée de Keynes marque un point de rupture avec ses prédécesseurs lors du premier quart du vingtième siècle. Dune part, en ayant considéré que le taux dintérêt est un phénomène monétaire, et dautre part en étant convaincu que les autorités publiques peuvent influencer le niveau de linvestissement et de lemploi27. Le Traité sur la monnaie aide à comprendre les épisodes de crises, aussi bien monétaires que financiers, auxquels nos économies ont, et peuvent encore être confrontées. Ainsi, ce présent article 208sintéresse aux éléments du Traité sur la monnaie faisant échos à lactualité, que le lecteur peut trouver dans le chapitre 13 « Le modus operandis du taux de base » et le chapitre 37 « Le contrôle du taux dinvestissement ». Dans une partie visant à nous sensibiliser à la difficulté de traduction de ces chapitres, Marc Laudet souligne limportance des différents taux dintérêt dans lœuvre de Keynes (Laudet, 2019, p. 150)28. Nous partageons sans réserve son propos. La multiplicité des taux dintérêt caractérise la complexité des relations financières que nous retrouvons, sous dautres formes, aujourdhui. Lobjet de cet article est de mettre en lumière lactualité du Traité sur la monnaie, en sappuyant sur des concepts tels que le taux dintérêt à long terme, la structure par terme des taux dintérêt (appelée communément « yield curve » sur le site de la Banque centrale européenne) et le rôle joué par les arbitrages financiers et la politique monétaire.

Nous abordons en premier lieu la notion du taux dintérêt à long terme, qui détermine le niveau de linvestissement et de lemploi dans le schéma keynésien. De nombreux articles considèrent que le taux de long terme est un indicateur de la santé économique dun pays.

Puis, nous étudions les intermédiaires financiers à partir de la grille de lecture du Traité sur la monnaie. Elle permet de comprendre comment une remontée des taux dintérêt sur le marché monétaire peut se répercuter sur toute la structure de taux dintérêt, et plonger léconomie dans une crise financière si des mesures monétaires ne sont pas prises à temps. Ceci nest pas sans analogie récente et fait écho à la montée brutale des taux Euribor à 3 mois le 10 octobre 2008 qui ont atteint jusquà 5,381 %. Sen est suivi un gel des liquidités pour les établissements financiers. Ensuite, nous nous intéressons aux passages du Traité sur la monnaie abordant les inconvénients liés à un faible niveau des taux dintérêt. Cette situation est illustrative de notre environnement actuel qui connaît précisément des taux négatifs sur le marché obligataire public.

Enfin, nous terminerons sur le rôle de la politique monétaire qui occupe une place centrale dans le Traité sur la monnaie. En effet, ses annonces agissent directement sur les anticipations des spéculateurs financiers. Un célèbre exemple est celui de Mario Draghi, ancien directeur de la Banque centrale européenne qui, en juillet 2012, a convaincu 209les marchés financiers avec une annonce de rachat de dette souveraine. La politique a été efficace, puisque suite à ses annonces, lécart de taux dintérêt entre les rendements des bons du Trésor français et italiens sest réduit.

I. LE TAUX DINTÉRÊT,
VARIABLE DÉTERMINANTE DE LINVESTISSEMENT

Dans le chapitre 13 du Traité sur la monnaie, Keynes séloigne de la doctrine monétaire dominante (1930, II). Il considère que la Banque centrale peut affecter linvestissement non seulement en faisant varier le taux dintérêt de court terme29 mais aussi et surtout en influençant le taux dintérêt à long terme. Keynes séloigne ainsi de la théorie de Marshall30 et de celle dHawtrey31, qui dominaient depuis la fin du xixe siècle à lÉcole de Cambridge. Comme lexplique Laidler (1999, p. 135), Keynes considère que leurs analyses sont insuffisantes pour comprendre comment la banque centrale peut affecter le niveau de linvestissement, et donc les prix (Keynes, 1930, I, p. 359). Si le « capital-travail » est bien sensible au taux dintérêt de court terme, ce nest pas le cas du « capital fixe » selon Keynes. Pour lui, ce sont au contraire les dépenses en capital fixe qui sont centrales dans la détermination de la croissance économique et de lemploi. Keynes est en effet convaincu que le taux dintérêt de long terme, déterminé sur le marché obligataire, peut influencer le capital fixe :

210

La quasi-totalité du capital fixe du monde est représentée par des bâtiments, du transport et des services publics, et la sensibilité de ces activités, même à de faibles variations des taux dintérêt à long terme, est sûrement considérable, mais avec un retard appréciable (Keynes, 1930, II, p. 846).

Parmi ses maîtres à penser, Keynes estime que Wicksell se rapproche le plus de son propos, en évoquant un passage de Interest and Prices (1898, p. 92)32. Wicksell explique que ce nest quen influençant le taux dintérêt de long terme que le taux dintérêt de court terme peut affecter le niveau des prix (1898, p. 89)33. Keynes approfondit lanalyse de Wicksell en développant une théorie qui deviendra celle de la structure par terme des taux dintérêt, mais qui fut, à lépoque, alors peu étudiée comme le soulignent Moggridge & Howson (1974, p. 234-235)34.

Dans le chapitre 13 « Le modus operandi du taux de base » du premier volume du Traité sur la monnaie, Keynes déplore le manque de préoccupation des autorités envers le taux dintérêt à long terme. Ce dernier suivait la tendance des taux dintérêt à court terme, principal 211instrument permettant de freiner les sorties dor du pays en cas de déficit de la balance commerciale sous le système de létalon-or :

Laugmentation du Taux de Base a pour objet dattirer de lor ou dempêcher la perte dor, de sorte que son effet est daugmenter la base de crédit au-dessus de ce quelle aurait été autrement. On peut objecter que le Taux de Base plus élevé ne peut être pris en compte que si la Banque centrale réduit ses autres actifs plus quelle naugmente son stock dor, de sorte que leffet sur le solde est de diminuer lensemble du crédit (Keynes, 1930, I, p. 360).

Un déficit, conformément à la théorie des points dor, conduisait à une hausse du taux descompte de la banque centrale, entraînant une raréfaction des liquidités sur le marché monétaire, et à une hausse du taux de long terme (voir à ce sujet Brillant & Rojas, 2019). Lobjectif de défendre le stock dor ne permettait pas de flexibiliser loffre de monnaie en période de dépression économique. Keynes va développer une théorie où les autorités peuvent influencer le taux dintérêt de long terme, en se focalisant sur des objectifs nationaux (lemploi, linvestissement), plutôt quinternationaux (le stock dor).

II. LES « FINANCIERS PROFESSIONNELS », LES ARBITRAGES
ET LA STRUCTURE PAR TERME DES TAUX DINTÉRÊT35

Les « financiers professionnels36 », ont une place prépondérante dans le Traité sur la monnaie, contrairement aux autres œuvres de Keynes. Parmi les « financiers professionnels » sont inclus un « certain nombre dinstitutions financières dont les banques », considérées par Keynes 212comme « les plus importantes » des institutions financières, il compte « aussi les Bureaux dassurance, les Sociétés dinvestissement, les Chambres des finances » (Keynes, 1930, II, p. 841).

Cette catégorie dagent na pas été plus développée dans la Théorie générale, sans doute dans une volonté de simplification. Dans son ouvrage de 1936, laccent est mis sur le choix de détenir de la monnaie ou des titres financiers. Une situation de trappe à liquidité est exposée pour illustrer léchec de la politique monétaire, et la création monétaire semble quant à elle exogène à lactivité économique. À la différence, dans le Traité sur la monnaie, Keynes procède à une description plus poussée des intermédiaires financiers, et propose une vision endogène de la création monétaire37. Le marché de lendettement, et lactivité dintermédiaire financier apportent les liquidités nécessaires au fonctionnement des entreprises, qui émettent des dettes à court terme, tout en recevant le fruit de leurs ventes dans le futur.

Il apparaît dans le Traité sur la monnaie que les arbitrages ont un effet stabilisateur sur les marchés financiers. En anticipant les cours futurs du taux de court terme, les « financiers professionnels » achètent des titres de long-terme et sendettent à court terme, ce qui exerce une pression haussière sur prix des titres et conduit à un niveau plus faible du taux de long terme. En restant dans lexemple dun sentiment « haussier », Keynes écrit lors de deux passages que :

[S]i le rendement courant des obligations est supérieur au taux payable sur les emprunts à court terme, un profit peut être obtenu en empruntant à court terme afin de détenir des titres à long terme, tant que ces derniers ne perdent pas de valeur pendant la période de référence du prêt (Keynes, 1930, II, p. 840)38.

213

Lorsque les rendements à court terme sont élevés, la sécurité et la liquidité des titres à court terme semblent extrêmement attractives. Mais lorsque les rendements à court terme sont très bas (…) un moment arrive où elles [les institutions financières dont les banques] sempressent de passer à des titres à long terme. Le mouvement lui-même fait monter le prix de ces derniers (Keynes, 1930, II, p. 841).

Il est important de noter que dans le Traité sur la monnaie, les financiers professionnels ont un rôle stabilisateur. Sans eux, le taux à long terme serait plus élevé, ce qui réduirait les possibilités dinvestissement à long terme. Par conséquent, le rôle donné à la spéculation est primordial dans lanalyse keynésienne car cest précisément linvestissement à long terme qui détermine le niveau de lemploi39.

La structure par terme des taux dintérêt présentée dans le Traité sur la monnaie semble dénuée de prime de risque. En effet, comme lexplique Keynes, les forces spéculatives tirent profit des écarts (appelés « primes de risque » selon Hicks, 1939) de prix des titres sur les marchés financiers, ce qui permet dégaliser le taux dintérêt de long terme avec la moyenne des taux dintérêt de court terme anticipés. Ce processus, appelé « arbitrage », permet de réduire les écarts entre le taux dintérêt de long terme et la moyenne des taux courts anticipés. Dès lors la conception de prime de risque40 en tant que telle et que Keynes développe dans la Théorie générale, semble absente du Traité sur la monnaie. Toutefois, cette notion apparaît tout de même de manière implicite à certains passages du Traité sur la monnaie. Un premier passage se trouve dans le chapitre 37, dans la partie « Les taux dintérêt à court et à long terme » : « [L]es banques préfèrent avant tout les actifs de court terme, si elles peuvent se permettre de les détenir » (Keynes, 1930, II, p. 841-842).

Le lecteur peut trouver un second passage dans une autre partie du chapitre 37, nommée « emprunteurs insatisfaits », où Keynes sous-entend 214que la demande de fonds des emprunteurs est plus forte que loffre de fonds des prêteurs sur les marchés financiers (1930, II, p. 847)41. En dautres mots, les émissions de titres sont supérieures à la demande de titres de long terme, ce qui entraîne un niveau plus élevé du taux de long terme par rapport aux taux de court terme. Ce passage laisse supposer que la structure par terme des taux dintérêt est naturellement croissante, étant donné les préférences de placements des agents.

Bien que Keynes nutilise pas les termes de « prime de liquidité » en 1930, pouvant être défini comme sur un manque à gagner à détenir de la monnaie plutôt que des titres financiers, la grille de lecture offerte dans Traité sur la monnaie permet de comprendre cette notion. Alors quun excès de rendement caractérise les titres financiers, (que Hicks appellera « primes de risque »), un taux dintérêt, qui correspond à une prime de liquidité, peut affecter les actifs liquides comme la monnaie42. Keynes ne donne pas de facteurs déterminant les taux négatifs, laissant libre le lecteur aux interprétations.

III. LA POLITIQUE MONÉTAIRE

Après avoir décrit les agents présents sur les marchés financiers, Keynes souligne limpact des taux dintérêt à court terme sur le taux dintérêt à long terme. Cet élément prend bien plus dimportance dans le Traité sur la monnaie que dans la Théorie générale où il insiste, au contraire / seulement, sur les limites de la politique monétaire (voir à ce sujet Leijonhuvfud, 1968, 215p. 105 et Moggridge & Howson, 1974, p. 238-239). En effet, dans le Traité sur la monnaie, les opérations financières des « financiers professionnels » dépendent à la fois des croyances sur les cours futurs des titres financiers et du « coût de lemprunt » (Keynes, 1930, II, p. 844). Or, Keynes se saisit de ce second point pour légitimer différentes interventions de la Banque centrale. Observant des données statistiques américaines entre 1919 et 1928, établies par Winfield Riefler, économiste du Federal Reserve Board, Keynes montre que le taux dintérêt de long terme, défini comme « le rendement moyen de soixante obligations de premier ordre » (1930, II, p. 836), peut être influencé par les mouvements du taux dintérêt à court terme défini par « une moyenne pondérée de divers taux à court terme types » (1930, II, p. 836). Keynes précise que la Banque centrale peut exercer une influence sur la structure par terme des taux dintérêt, en écrivant que « lexpérience montre en fait quen règle générale linfluence du taux dintérêt à court terme sur le taux dintérêt à long terme est beaucoup plus grande que ce à quoi lon aurait pu sattendre » (Keynes, 1930, II, p. 836)43.

Lexistence d« emprunteurs insatisfaits », qui ne parviennent pas à emprunter autant quils le voudraient, conditionne lefficacité des politiques de restriction monétaires selon Keynes. Laugmentation du coût de lendettement impacte directement les demandes demprunts. La Banque centrale parvient plus aisément freiner les dépenses et lactivité économique. En revanche, il est plus difficile de faire sortir léconomie dune dépression économique :

Je suppose que les expansions sont presque toujours dues à une action tardive ou inadéquate de la part du système bancaire, qui devrait être évitable ; il y a beaucoup plus de raisons de penser que ce sont les dépressions qui peuvent parfois devenir incontrôlables, et défier les moyens de contrôle normaux (Keynes, 1930, II, p. 852).

De son vivant, Keynes a pu voir certaines avancées en matière de politique publique de 1931, certainement influencées par ses travaux : le contrôle du taux dintérêt de long terme pendant la seconde guerre 216mondiale, ainsi que le plan de réduction du taux de long terme par Hugh Dalton en 1945. En septembre 1931 avait lieu une politique publique de la part du ministre des Finances dans loptique de réduire le taux dintérêt de long terme. Lannonce de Neville Chamberlain, relative à la conversion de la dette publique, sétait traduite par une baisse du taux dintérêt de long terme. Certains expliquent que lannonce a eu un impact sur les anticipations du marché, qui ont rendu effective cette politique (voir Keynes, 1931 et Capie, Mills & Wood, 1986, p. 1113). Sayers écrit quen 1945, dans le but de réduire le taux dintérêt de long terme, Dalton a annoncé « by smooth words and by rough words » (Sayers, 1938 [1958], p. 235) une baisse des taux directeurs qui sest traduite par une réaction des marchés, et une baisse effective du taux dintérêt de long terme. Le ministre sest assuré de rendre publique sa politique afin dagir sur les anticipations des opérateurs de marché44. Enfin, Keynes félicita la politique monétaire mise en place en 1932, dans une conférence du National Mutual Life Assurance Society en février de la même année45.

Ces expériences dannonces de politiques monétaires, dont Keynes fût témoin, rappellent lintervention de Mario Draghi. En juillet 2012, en période dinstabilité sur le marché de la dette publique des pays de la zone euro, le directeur de la Banque centrale européenne avait annoncé une politique de rachat de bons du Trésor qui sétait traduite par une baisse des rendements à long terme. Cette annonce a directement agi sur les anticipations des agents financiers, qui ont acheté en anticipant une hausse du prix des bons du Trésor, ce qui a entraîné une baisse effective du taux de long terme.

Décédé en 1946, Keynes ne vit pas lessor spectaculaire des théories financières inspirées directement de ses travaux. Cela na pas empêché 217sa théorie de se répandre parmi les économistes, qui ont développé des théories financières sur la base de ces travaux. Nous pensons notamment à John Richard Hicks (1939), Nicolas Kaldor (1940), Friedrich Lutz (1940), Modigliani & Richard Sutch (1966, 1967), et plus récemment Vayanos & Vila (2009), et Greenwood & Vila (2010). Un département entier est par ailleurs consacré à létude de la structure par terme des taux dintérêt à la Banque centrale européenne ainsi que la Fed.

Bien quil se montre optimiste quant à lefficacité de la politique monétaire, Keynes présente quelques limites dans le Traité sur la monnaie. En influençant le rendement des titres de long terme, Keynes avertit quil peut être dommageable de garder bas trop longtemps le niveau des taux dintérêts. Dune part, cela décourage les prêteurs, qui deviennent « moins enclins à engager leurs ressources à long terme, à moins davoir des garanties exceptionnelles » (Keynes, 1930, II, p. 854). Dautre part, les emprunteurs sont attirés par des taux bas ce qui peut conduire à un excès doffre de titres à long terme, et, en reprenant les termes de Keynes « un taux obligataire (…) supérieur à la normale » (Keynes, 1930, II, p. 854)46. Cette situation nest pas sans rappeler celle de la période actuelle, où les investissements financiers sont découragés par la faiblesse des taux de rendement des placements financiers. Le niveau élevé de lépargne traduit bien la préférence à court terme des investisseurs, renforcée par les incertitudes sanitaires que nous rencontrons actuellement.

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1 Édition scientifique sous les auspices du Centre Auguste et Léon Walras de Lyon et en collaboration étroite avec les chercheurs de Lausanne du Centre Walras-Pareto (1987-2007).

2 On appréciera ainsi la présence de nombreuses annexes et textes inédits tout au long de louvrage.

3 Voir notamment le chapitre 10 qui traite de lintervention de Léon Walras dans les achats douvrages déconomie politique de la Bibliothèque universitaire de Lausanne.

4 « Critique du libéralisme “orthodoxe” et du socialisme “empirique” »

5 Voir : « Introduction générale » (Potier, 2019, p. 14).

6 (Jaffé, 1971 ; Jaffé, 1972 ; Jaffé, 1976).

7 Blaug (1984, p. 139-140) note ainsi : « In the last few years of his life, however, he became convinced that Walrass purpose had never been positive or descriptive but was normative or prescriptive in its very foundations, being intended to provide a peculiar sort of “realistic Utopia”, that is, a model of a rationally consistent economic system that would satisfy the demands of social justice within the bounds imposed by technology and human nature ».

8 Un exemple réussi dans cette tradition de reconstruction analytique prenant en compte la dimension normative est louvrage dA. Rebeyrol, La pensée économique de Léon Warlas (Rebeyrol, 1999) – ouvrage mentionné par Jean-Pierre Potier, mais qui aurait peut-être mérité une discussion plus serrée (mais cest là un regret de lecteur, plus quun travers dauteur qui, dans le cas de Jean-Pierre Potier, ne laisse jamais dans lombre aucun titre de la bibliographie secondaire).

9 Lexpression se trouve chez Pierre Dockès (Dockès, 1999, p. 15-16).

10 Voir par exemple (Potier, 2019, p. 85-90) et (Potier, 2019, p. 432) de ce même chapitre 15.

11 Toute référence indiquée par la page sans autre indication renvoie à Marc Laudet, Une pensée impériale. Un chemin dans la jungle, in Keynes, Traité sur la monnaie, p. 9-173.

12 À titre de comparaison le Treatise on Money a donné lieu à deux traductions en espagnol, tardives elles aussi. La première, en 1996, est une édition « abrégée » : Tratado del dinero, Teoria pura y aplicada del dinero, Edición abreviada, Traducción de José Antonio Aguirre, Introducción de Francisco Cabrillo, Madrid, ed. Aosta. La seconde, en 2009, est une édition intégrale des deux volumes : Tratado sobre el dinero, Traducción de Esther Rabasco, Introducción de Antonio Torrero Mañas, Madrid, Fundación ICO y editorial Sintesis, 695 pages.

13 Le délai entre la parution en anglais de la plupart des ouvrages de Keynes et la publication de leur traduction en français était dun à deux ans jusquen 1931. Cf. Tortajada, 2009, p. 83.

14 Lanalyse de Gérard Blondot a été resituée par Marc Laudet parmi lensemble des autres recensions et analyses en France, p. 92 et suiv.

15 Ce nétait pas là une lettre de circonstance. La teneur de cette lettre se retrouve dans la conclusion de la Préface que Keynes rédigea, en avril 1932, pour la traduction en japonais du Treatise où il annonçait un ouvrage à venir : « Je dois ajouter en conclusion quaprès un an et demi de réflexion supplémentaire et après avoir bénéficié de beaucoup de critiques et de discussions sur mes théories, jai naturellement fait de nombreuses addenda et corrigenda dans ce qui suit. Je nai cependant pas lintention de réviser le texte actuel de ce Traité dans un proche avenir. Je me propose plutôt de publier un petit livre de caractère purement théorique étendant et corrigeant les fondements théoriques de mes vues tels que présentés dans les livres III [Les équations fondamentales de la monnaie] et IV [Les dynamiques du niveau des prix] » (p. 188).

16 Dautant que dans la « Préface à la première édition anglaise » de la Théorie générale Keynes prit le soin de souligner la profonde continuité entre les deux ouvrages : « Le rapport existant entre ce livre et le Treatise on Money sera sans doute moins clair pour les lecteurs quil ne lest pour nous même ; ce que nous considérons comme une évolution naturelle de la pensée dans la voie que nous suivons depuis plusieurs années apparaîtra parfois au lecteur comme un changement dopinion déconcertant » (Keynes, 1936, p. 9).

17 Cf. Borrelly & Tortajada, 2010.

18 Un traducteur comme le recenseur dun ouvrage sont sujets à une même tentation, en profiter pour exprimer leurs propres convictions à propos de lauteur. Cest ce que fit Jack Hight (Business History Review, vol. 73, No 3, p. 561) lors de sa recension de louvrage de Skidelsky (2001). Certes il rendit compte de louvrage, mais il entendit également donner son propre sentiment sur Keynes, il le fit en ces termes, dépassant « quelque peu » ce quen avait dit Skidelsky : « His writings, his teaching, his personnality, his thirty-four-year editorship of the Economic Journal, his devoted colleagues and followers, and his spirited critics have created a figure larger than life. We would have to go back to Alfred Marshall, or even David Ricardo to find an economist of equal influence ».

19 « Thus those who are sufficiently steeped in the old point of view simply cannot bring themselves to believe that I am asking them to step into a new pair of trousers, and will insist on regarding it as nothing but an embroidred version of the old pair which they have been wearing for years » (Keynes, 1931, p. 390).

20 Ici on pourrait faire une remarque. Keynes avec ses « équations fondamentales » décela limportance dune analyse bi-sectorielle : un secteur de biens de consommation et un secteur de biens de production. Cette problématique nest pas sans rappeler celle de Marx. Keynes dans sa Préface à lédition japonaise indiqua quil reviendrait dans un ouvrage à venir sur cette question. Effectivement dans la Théorie générale, il la résolut de façon radicale. Il abandonna toute cette problématique, il ny a plus déquations fondamentales ni de démarche plurisectorielle.

21 « This treatise has had bad luck. Since it was published it has been less widely read then he would have supposed when he wrote it » (Harrod, 1951, p. 474).

22 cf. Moggridge, 1973.

23 En note, p. 139, le traducteur donne lexemple de la « souris dhôtel » [ne sagirait-il pas plutôt dun « rat dhôtel » ?] dans lexpression française, qui devient un « cat burglar » dans lexpression anglaise.

24 Puisquil sagit dune Introduction au Traité sur la monnaie de Keynes et non une présentation de ce qui devint « Les accords de Bretton Woods », nous renvoyons à Skidelsky (2001).

25 Keynes, 1937, p. 208.

26 Également membre associée au laboratoire de recherche PHARE, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

27 Keynes nétait pourtant, à son époque, pas le seul à apporter une analyse monétaire du cycle économique. Robertson et Hawtrey considéraient également que les autorités publiques ont une influence sur le cycle économique. Cependant, alors quils mettent laccent sur les conditions de crédits à court terme déterminés sur le marché monétaire, Keynes met laccent sur les conditions de crédit à long terme, en introduisant le taux de long terme déterminé sur les marchés financiers.

28 Le « taux de base », le « taux descompte effectif », le « complexe de taux dintérêt », les « taux dintérêt à court et long terme », le « taux dintérêt du marché », le « taux naturel ».

29 « La principale et directe influence du Système Bancaire est sur les taux dintérêt à court terme. Mais lorsquil sagit de contrôler le taux dinvestissement, non dans le capital-travail, mais dans le capital fixe, cest le taux dintérêt à long-terme qui importe le plus » (Keynes, 1930, II, p. 836).

30 Marshall établissait une relation directe entre le taux de la Banque centrale et le niveau de linvestissement. Il décrit un mécanisme suivant lequel une baisse du taux dintérêt entraîne une hausse de linvestissement et du niveau des prix : « there is more capital in the hands of speculative investors, who come on the market for goods as buyers, and so raise prices » (Marshall, 1923, p. 256, et voir aussi Marshall, « Gold and Silver Commission », no 9677, Official Papers, p. 49, cité dans Keynes, 1930, chapitre « Modus Operandi of Bank-Rate »).

31 Voir à ce sujet Brillant, 2019. Dans Currency and Credit (1919), Hawtrey, alors Directeur des relations financières au Trésor britannique, présente une relation similaire : le niveau des « stock » des « traders » (pour reprendre le vocabulaire dHawtrey ; « trader » peut être traduit par « grossistes » en français) varie selon le taux descompte de la Banque centrale.

32 « Alors que Marshall, à moins que je ne lai mal compris, considère linfluence du Taux de Base sur linvestissement comme le moyen par lequel une augmentation du pouvoir dachat apparaît au monde et que Mr. Hawtrey limite son influence à un type particulier dinvestissement, à savoir linvestissement par les négociants dans les stocks de produits liquides, Wicksell, bien quil y ait aussi des obscurités à surmonter, était plus proche de la conception fondamentale du Taux de Base comme affectant la relation entre investissement et épargne. Je dis quil y a des obscurités à surmonter parce que la théorie de Wicksell, dans la forme avec laquelle le Professeur Cassel la prise, me semble être réduite à la même chose que le premier brin de lécheveau mentionné plus haut, à savoir que le niveau du Taux de Base détermine le volume de la monnaie de banque et donc le niveau des prix. Mais je pense quil y a eu plus que cela dans la pensée de Wicksell, bien quobscurément présentée dans ce livre » (Keynes, 1930, I, p. 366).

33 « It is commonly observed that at times of so-called expansion the commodities which are the first to show a substantial rise in price are precisely those raw materials which are employed for the purpose of further production. There is now no room for doubt as to the correctness of this observation nor as to its probable explanation. But it is a necessary condition that the easier terms of short-term lending shall have persisted sufficiently long to influence the long-term rate, the so-called bond rate of interest, so long as the upward movement is brought about by easier credit and not merely by other causes, such as technical progress. We have seen that a casual and temporary change in the discount rate would not in itself exert any marked influence on prices » (Wicksell, 1898, p. 92).

34 Dautres auteurs comme Irving Fisher (1896, p. 75), Frederick Lavington (1924) et T.T. William (1912) ont établi avant Keynes une relation entre les taux dintérêt de court terme et les taux dintérêt de long terme. Parmi eux, seule lanalyse de Fisher dans « Appreciation and Interest » (1896), particulièrement poussée, fait apparaître une théorie de la structure par terme. En raison de labsence de Banque centrale aux États-Unis en 1896, Fisher ne propose pas de politique de contrôle de la structure par terme, comme le fera Keynes en 1930.

35 Pour une explication plus approfondie, voir Brillant, 2019 et Brillant, 2014.

36 « [L]a valeur dun titre est déterminée, non par les conditions auxquelles on pourrait sattendre à acheter tout le bloc des intérêts considérés, mais par la petite frange qui fait lobjet des transactions réelles ; tout comme le nouvel investissement courant nest quune petite frange à la limite de la totalité des investissements existants. Maintenant, cette frange est en grande partie gérée par des financiers professionnels, on peut les appeler les spéculateurs, qui nont pas lintention de détenir les titres assez longtemps pour que linfluence des événements lointains ait un effet ; leur objectif est de revendre à la foule après quelques semaines ou, au plus, après quelques mois. Il est donc naturel quils soient influencés par le coût de lemprunt, et encore plus par leurs attentes sur la base de lexpérience passée de la psychologie de masse » (Keynes, 1930, II, p. 844).

37 Le lecteur pourra se référer à Brillant, 2018, pour une analyse plus approfondie. Il est intéressant de noter que Keynes commence son Traité sur la monnaie par une description de la monnaie, et notamment des instruments dendettement quil considère comme de la monnaie (chapitre 2, « Monnaie de banque », p. 211-217). Il est remarquable dobserver que, en commençant son ouvrage par cela, Keynes rejoint une longue tradition dauteurs britanniques ayant également consacré leur premier chapitre à lendettement sur le marché du « papier commercial » (Thornton, 1802 ; Hawtrey, 1919, et plus récemment Hicks, 1989). Ces auteurs mettent en avant le fait que les producteurs ont besoin de sendetter sur le marché des dettes, du fait dun décalage dans le temps entre linvestissement et le règlement monétaire. Afin de produire, il faut émettre une dette dont la valeur dépend à la fois de la confiance portée par les prêteurs sur la capacité de remboursement de lémetteur, et de la liquidité sur le marché des dettes. Le règlement monétaire permet de rembourser les dettes initialement émises pour financer la production.

38 La citation continue : « Ainsi, la pression des transactions de ce type initiera une tendance à la hausse, ce qui confirmera, pour un temps au moins, linvestisseur dans un sentiment “haussier” à légard du marché obligataire » (Keynes, 1930, II, p. 840).

39 Lorsque les financiers professionnels ne prennent plus de risque sur les marchés, Keynes préconise des interventions directes de la Banque centrale, par des achats en open market, ou par des annonces de politique monétaire afin dagir sur les anticipations des agents financiers.

40 Keynes développe le concept de prime de risque, sans en donner lappellation, dans la Théorie générale. La préférence pour la liquidité des prêteurs provient du risque sur les placements à plus long terme. En effet, les prêteurs/demandeurs de titres financiers demandent une rémunération supplémentaire sur la détention de titres pour être dédommagés du risque de devoir vendre à un prix inférieur au marché avant échéance du contrat.

41 « Lexistence de cette frange insatisfaite et dune variabilité dans les critères déligibilité des emprunteurs à dautres titres que le taux dintérêt, permet au Système bancaire dinfluencer le taux dinvestissement de manière complémentaire aux simples variations du taux dintérêt à court terme. Le processus de stimulation de linvestissement de cette manière ne peut être poursuivi au-delà du point où il ny a plus de frange insatisfaite ; le processus inverse ne peut pas non plus être poursuivi au-delà du point où la frange insatisfaite commence à inclure des emprunteurs si influents quils peuvent trouver des moyens de le contourner, par exemple en créant des bons de qualité ou en empruntant directement auprès des déposant des banques » (Keynes, 1930, II, p. 847).

42 En 1937 Keynes écrira clairement que la prime de liquidité concerne la monnaie : « [I]t is precisely the liquidity-premium on cash ruling in the market which determines the rate of interest at which finance is obtainable » (Keynes, 1937, p. 248).

43 Keynes cite également Rielfer : « À lexception des années 1921 et 1926, tous les mouvements importants des taux à court terme de 1919 à 1928 ont été reflétés dans les rendements obligataires, même en 1921 et 1926 ». Par ailleurs, il est démontré par la suite que « la chute des rendements obligataires à cette époque, malgré le fait que les taux à courts termes soient en hausse, nétait pas entièrement sans lien avec la situation générale du crédit » (1930, II, p. 837).

44 « To induce a revision, the Chancellor took every opportunity to propound his view that interest rates should come down and that he was going to be successful in his attempt to get them down. His words were reinforced by the announcement of reduced rates on Treasury Bills and on Treasury Deposit Receipts. The impact of these words and deeds on public expectations was certainly in the direction desired by Mr. Dalton, about one-quarter of 1 per cent being knocked off the yield of Consols in about six months » (Sayers, 1958 [1938], p. 235).

45 « The other main factor (besides confidence in the future of short-term rates) in bringing down long-term rates of interest is a supply of bank money fully adequate to satisfy the communitys demand for liquidity… In the last quarter of 1932 the Bank of Englands open market policy had the effect of increasing the volume of bank deposits to a total 12 per cent higher than in the last quarter of the preceding year… As a result the price of fixed-interest securities rose during this period by 33 per cent. » (Keynes, 1932a, p. 376).

46 « [D]es circonstances exceptionnelles peuvent survenir, pendant un certain temps, telles que le taux dintérêt naturel tombe si bas quil existe un écart très large et assez inhabituel entre les idées des emprunteurs et celles des prêteurs sur le marché à long terme. Quand les prix chutent, que les profits sont bas, que lavenir est incertain et que le sentiment financier est déprimé et alarmé, le taux dintérêt naturel peut tomber presque à zéro pendant une courte période. Mais cest précisément à un tel moment que les prêteurs sont les plus exigeants et les moins enclins à engager leurs ressources à long terme, à moins davoir des garanties exceptionnelles ; de sorte que le taux obligataire, loin de chuter vers le néant, peut, en dehors des opérations de la Banque Centrale, être anticipé supérieur à la normale » (Keynes, 1930, II, p. 854).