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Classiques Garnier

Justice et utilité chez John Stuart Mill

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2021 – 1, n° 11
    . varia
  • Auteur : Brunet (Valentine)
  • Résumé : Souvent considéré comme l’incarnation du libéralisme britannique du XIXe siècle, John Stuart Mill a néanmoins modifié un certain nombre de postulats de l’économie politique classique. Il a ainsi reconnu le rôle des syndicats et des grèves dans la fixation des salaires. Sa formation utilitariste l’a également conduit à abandonner l’interprétation dogmatique du laisser-faire, pour admettre l’intervention de l’État au service d’une redistribution plus équitable des richesses. En filigrane, c’est une véritable théorie économique de la justice que dessine Mill, visant à la fois la maximisation du bien-être humain et le développement de l’autonomie individuelle.
  • Pages : 119 à 146
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406118862
  • ISBN : 978-2-406-11886-2
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11886-2.p.0119
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 23/06/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : économie classique, utilitarisme, égalité, justice, liberté
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JUSTICE ET UTILITÉ
CHEZ JOHN STUART MILL

Valentine Brunet

Université Paris 1 Panthéon – Sorbonne

I.H.M.C. – I.H.R.F. – U.M.R. C.N.R.S. 8066

INTRODUCTION

Si John Stuart Mill (1806-1873) est le plus souvent présenté comme un libéral classique sur le plan économique, et comme un philosophe de tradition utilitariste, des incohérences lui sont parfois reprochées entre le laisser-faire, qui serait laxe central de sa politique économique, et une recherche du bonheur collectif pouvant entraîner des empiètements sur la liberté des acteurs. En outre, certains commentateurs contemporains critiquent la « faiblesse de lutilitarisme de Mill », qui ne serait « pas préoccupé par la question de la justice distributive » (Audard, 1999, p. 75). Cette affirmation ne prend pas en compte lensemble de lappareil théorique développé par ce penseur. Dès les premières pages de ses Principles of Political Economy (1848), Mill distingue les lois de la production de richesses, toujours « soumise à des conditions nécessaires » (Mill, [1848] 1965a, p. 21) et celles de la distribution, qui relèvent de choix humains et sont amenées à changer en même temps que les sociétés. Il appelait de ses vœux une profonde transformation de la répartition du bien commun (honneurs et richesses), comme en témoigne un écrit de jeunesse, où il anticipe « une révolution morale et sociale, qui certes 120ne prendra aux hommes ni leur vie, ni leur propriété, mais qui ne laissera à aucun dentre eux une fraction de distinction imméritée ou dimportance usurpée » (Mill, [1831] 1986, p. 245). Sil ne sagit pas de confisquer aux riches leurs propriétés personnelles, il est bien question de revoir en profondeur les lois de la propriété et de lhéritage, encore régi par le droit daînesse en Grande-Bretagne (Brunet, 2020). Tout au long de sa carrière déconomiste, Mill sest interrogé sur la répartition des avantages sociaux dans une Angleterre victorienne particulièrement inégalitaire. Il a manifesté un souci constant de mieux proportionner la distribution des richesses au mérite des individus.

La théorie millienne de la justice a été influencée par sa découverte, à laube des années 1830, puis au cours de la décennie 1840, de courants du socialisme utopique français, respectivement le saint-simonisme et le fouriérisme. Sa culture libérale sest enrichie dune philosophie sociale qui, en retour, a nourri ses vues en matière économique. Il a alors cherché à concilier lefficacité dune société productive, fondée sur le libre-échange et la concurrence, et les impératifs de la justice sociale, tant dans les relations entre classes, que dans les rapports entre lindividu et lÉtat. Cette préoccupation pour la justice la conduit à répondre aux critiques caricaturant lutilitarisme sous les traits de Thomas Gradgrind, célèbre personnage de Charles Dickens (Dickens, [1854] 1989). Loin de se limiter à un calcul sec et froid, soucieux de la seule maximisation dun agrégat dutilités, lutilitarisme millien se veut respectueux des droits des personnes. Son axiome fondamental demeure le principe dutilité (Bentham, 1780). Toutefois, il affirme également la liberté de lindividu de se développer pleinement, ce qui suppose linstauration de droits dans une société régie par des règles. Selon Mill, le terme « justice » vient du verbe jubere qui signifie « ordonner, décréter ». Cette étymologie éclaire le lien étroit entre lordre qui pose le droit, et le juste, dont la caractéristique principale est dêtre conforme à la loi (Mill, [1861] 1998, p. 111). Ces réflexions figurent au dernier chapitre de lUtilitarianism. Mill sest en partie détaché des présupposés de Jeremy Bentham (1748-1832), critique virulent des droits de lhomme (Bentham, [1795] 2002, p. 317-401), afin de faire une place aux droits moraux des personnes dans lidée utilitariste de la justice (Mill, [1861] 1998, p. 117).

En outre, la réflexion de Mill sur la justice a ceci dintéressant quelle présente une dimension historiciste, qui est au cœur de sa pensée (Orazi, 1212015). Cet historicisme est exposé au livre VI de A System of Logic (Mill, [1843] 1973). Le penseur britannique conçoit la justice comme foncièrement évolutive. La marche du progrès peut faire avancer la notion de justice et en élargir le champ. Il en va de même du concept de propriété, dont les formes ont beaucoup varié au cours de lhistoire. Alors quinitialement, la propriété privée est issue dun processus violent, les tribunaux, qui ont précédé le droit, ont aplani les conflits en relégitimant lappropriation par la force. Le droit a ensuite entériné la possession de fait (Mill, [1848] 1965a, p. 201). Cependant, rien nempêche la société dabolir ou de modifier tout droit de propriété qui pourrait « entraver le bien public » (Mill, [1879] 2016, p. 149).

À la fois radical et progressiste, lutilitariste conséquent doit donc admettre « le titre égal qua chacun au bonheur ». Cette reconnaissance implique, poursuit Mill, « un titre égal à acquérir tous les moyens du bonheur, sauf dans la mesure où les conditions inévitables de la vie humaine et lintérêt général, dont fait partie celui de chaque individu, imposent des limites à la maxime. » Mill ajoute que ces limites doivent être entendues « strictement » (Mill, [1861] 1998, p. 140). Ainsi, la pensée millienne affirme la valeur égale des individus, qui ont tous vocation au bonheur. Le « droit à légalité de traitement » donne sens à léthique utilitariste et irrigue ses applications au domaine économique.

On peut distinguer quatre aspects principaux dans la théorie de la justice de Mill, qui découlent de légalité fondamentale entre les individus (Berger, 1982, p. 374). En premier lieu, Mill considère comme a priori injustes les inégalités déducation et de pouvoir, et les inégalités de richesses flagrantes. Il incombe aux défenseurs du système existant de prouver leur utilité. En second lieu, Mill reconnaît expressément dans ses Principles of Political Economy que les indigents ont un « droit à la subsistance », cest-à-dire un droit aux secours (Mill, [1848] 1965a, p. 359-360). Pour Mill, contrairement à Malthus, une telle revendication est légitime : des inégalités qui maintiennent la majorité de la population dans la misère, sans possibilité den sortir, sont intolérables. En tant que penseur radical et utilitariste, Mill prit part au débat sur la réforme des Lois sur les pauvres, qui aboutit à la nouvelle législation de 1834. Cette New Poor Law réservait lassistance publique aux indigents incapables de trouver du travail sur le marché et résidant dans les workhouses1. 122Le troisième point essentiel de la théorie millienne de la justice est le respect dû aux êtres humains en tant que tels, à leur autonomie et à leur dignité. Enfin, sont admissibles les inégalités qui reflètent des différences de mérite et deffort entre les individus, à condition que ces écarts ne conduisent pas les personnes défavorisées dans une situation dégradante. Une organisation sociale qui garantit la propriété privée saccompagne de certaines inégalités inévitables. Elles savèrent justifiées lorsquelles constituent une incitation au travail, à la production, à lépargne et à linvestissement.

Mill propose dexaminer le fonctionnement de la société, afin de déterminer si les inégalités constatées correspondent bien à ce type de mécanismes incitatifs. Sa sagacité et les observations quil recueille sur létat social en Grande-Bretagne au xixe siècle lincitent à en douter. En effet, les lois anglaises sur la propriété nassurent pas une véritable égalité des chances au départ : Mill souligne que « les lois de la propriété ne se sont jamais encore conformées aux principes sur lesquels repose la justification de la propriété privée » (Mill, [1848] 1965a, p. 207), cest-à-dire la récompense du travail et de labstinence. Laisance dans laquelle vit une catégorie oisive, celle des « rentiers », est due aux garanties très fortes apportées par la loi à la grande propriété, en particulier foncière, et à lhéritage. Dans le même temps, quel est le niveau des salaires ? Ne sont-ils pas tirés vers le bas, vers un maigre revenu de subsistance, et ce, quels que soient les efforts des travailleurs ?

Cest sur cette question de la justice dans le monde du travail que nous voudrions dabord revenir, car elle illustre lapproche évolutive de lutilitarisme millien en matière de justice. Dans sa maturité, Mill apporte un démenti aux analyses de ses prédécesseurs, et valide les tentatives des organisations syndicales pour influencer le niveau des salaires. Désireux de « prêcher lamélioration sociale » (Blaug, [1996] 1999, p. 270), Mill développe également une conception nuancée du rôle de lÉtat dans la vie économique. On sintéressera, dans un second temps, aux modalités dintervention étatique qui sont de nature à augmenter lutilité sociale.

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I. LA JUSTICE DANS LE MONDE DU TRAVAIL

I.1. LES MODALITÉS DE FIXATION DES SALAIRES

Il faut noter que le courant utilitariste anglais a joué un rôle de premier plan dans le débat ayant conduit, outre-Manche, à labrogation en 1824 des Combination Laws (Stephen, [1900] 2005 ; Grampp, 1979). Ce changement législatif a ouvert la voie à la constitution des syndicats modernes, en reconnaissant un droit à la négociation collective. Il ny a donc pas dhostilité de principe des utilitaristes aux syndicats. Néanmoins, cest sur le plan de leur efficacité économique que des doutes se sont élevés, et la plupart des économistes classiques ont nié lintérêt pour les travailleurs de former des coalitions. Un vif débat opposa défenseurs des ouvriers et économistes politiques. La position millienne est initialement favorable à la théorie dite du fonds des salaires, quil conviendra de clarifier. En disciple de David Ricardo (1772-1823), il croit à la relation inverse entre salaires et profits (Hollander, 1985, p. 918-919). Mais lapproche utilitariste de Mill accorde aussi une place importante à la justice. Les critiques des penseurs français, et notamment du positiviste Auguste Comte (1798-1857), lont persuadé de la nécessaire insertion de léconomie politique dans le champ plus large de la science sociale. La théorie millienne de la justice pose en principe la récompense pécuniaire de leffort. Le penseur britannique semble même confondre, à certains moments, la juste proportion entre récompense économique et effort fourni avec le principe de base de la propriété privée (Berger, 1982, p. 375).

Or, lorganisation du capitalisme à lère victorienne est loin de respecter ce principe de proportion de la récompense au travail. Malgré lintensité et lutilité de leurs efforts, les classes laborieuses vivent souvent dans linsécurité et la pauvreté. Pis, les biens semblent répartis en proportion inverse de leffort consenti pour les produire. Dès lors, il paraît légitime de soutenir le regroupement des travailleurs en syndicats, face à des employeurs puissants, issus de la même classe sociale que les magistrats, et opérant dans un cadre légal encore marqué au sceau de la féodalité. Les relations de travail dans lAngleterre de la Révolution industrielle étaient toujours régies par les lois dites Master and Servant : 124le salarié anglais était assimilé à un serviteur, devant obéissance à son maître (Tholfsen, 1976, p. 180-186). Ces lois réglant les rapports entre maître et serviteur sappliquaient à tous les travailleurs. La rupture de contrat par un salarié constituait un crime, punissable de trois mois de prison. Pour Mill, ces dispositions sont contraires à léquilibre souhaitable entre principes dégalité, de liberté et de sûreté (Clark & Elliott, 2001, p. 475). La domination de la relation de travail par lemployeur savère incompatible avec légalité des différents acteurs économiques en tant que personnes. De plus, maintenir les travailleurs dans une soumission totale ne peut que freiner le progrès social et moral des classes laborieuses. Défenseur dune égale liberté pour tous, Mill encourage les ouvriers à sémanciper, en sassociant au sein de coopératives de production.

Le poids des préjugés, que révèle la législation Master and Servant, et son instrumentalisation au service dune division de la société en classes irréconciliables, menacent la cohésion de la société, et donc, la sûreté. Dans ce contexte, Mill souhaite vivement montrer que rien, dans léconomie classique, ne soppose aux tentatives des ouvriers pour saffranchir de ce joug. Mais son souci de justice sociale se heurte aussitôt au caractère étriqué des analyses traditionnelles de la fixation des salaires. Mill reprend la notion de « fonds des salaires » dans le chapitre xi du livre II de ses Principles, intitulé « Of Wages ». Il convient de rappeler en quoi consistait cette théorie, souvent présentée comme une objection irréfutable aux hausses de salaires réclamées par les syndicats. Afin déclairer le sens de cette controverse, on distinguera la détermination des salaires en courte période de leur niveau à long terme. À court terme, le salaire courant est déduit du rapport entre la partie de la production mise en réserve pour payer les travailleurs, et le nombre douvriers sur le marché. Loffre de travail est censée être une donnée et la taille du fonds est déjà fixée, sans possibilité de variation. Le prix du travail est déterminé par lapplication de la loi de loffre et de la demande : si loffre de travail est importante, les salaires seront bas. Que se passe-t-il si les travailleurs sunissent « pour obtenir des salaires réellement plus élevés que le taux fixé par loffre et la demande » ? La réponse initiale de Mill est claire : « [C]eci ne pourrait être accompli quen privant durablement demploi une partie de leur nombre » (Mill, [1848] 1965b, p. 930). Il ny aurait aucune marge de manœuvre syndicale, permettant laugmentation des salaires sans hausse immédiate du chômage. Dans la théorie du fonds 125des salaires, le nombre douvriers étant donné et la demande de travail fonction de laccumulation du capital, Mill conclut, à ce stade, que « les salaires dépendent, en conséquence, de la proportion entre limportance numérique de la population laborieuse et le capital ou les autres fonds destinés à acheter du travail (…) il est impossible que la population augmente à son rythme le plus élevé sans entraîner une baisse des salaires » (Mill, [1848] 1965a, p. 343, p. 345).

À long terme, Mill se réfère aux « lois de Malthus » (Malthus, 1798) pour analyser loffre de travail. Toute augmentation des salaires risquait dêtre effacée par un accroissement démographique renforcé, qui ramènerait le salaire ouvrier en longue période à un minimum vital. Chez Mill, ce minimum nest certes plus défini en termes biologiques ; il dépend des coutumes et de la culture. Le nombre des travailleurs est une fonction du niveau de vie : il augmente lorsque celui-ci saméliore. La seule échappatoire proviendrait dune véritable transformation des exigences de confort des ouvriers, qui les inciterait à faire preuve de prudence pour maintenir leur niveau de vie, et donc à restreindre les naissances. Mill se sert de la théorie du fonds des salaires pour recommander la maîtrise de la croissance démographique. À court terme, les syndicats ne peuvent en rien influencer le niveau des salaires, qui dépend exclusivement des techniques de production et des décisions dinvestissement des capitalistes. Toutefois, leur marge de manœuvre devient réelle en longue période, à condition quils incitent leurs membres à limiter les naissances afin que la population croisse moins vite que le rythme de laccumulation du capital. Les ouvriers qui comptaient sur les luttes syndicales pour améliorer leur condition à court terme seraient donc victimes dune illusion (Mill, [1848] 1965a, p. 343). Doù laccent mis par Mill et lécole classique sur la responsabilité individuelle des travailleurs.

Néanmoins, de Smith jusquà Mill, une fonction utile était reconnue aux syndicats : ils jouaient un rôle de rééquilibrage du rapport de forces dans la négociation entre salariés et employeurs (Clements, 1961-1962, p. 95). Dès 1834, Mill adopte une attitude favorable aux coalitions ouvrières, écrivant dans une « Note sur les journaux » destinée au Monthly Repository qu« [un durcissement des lois sur les coalitions] signifierait, aux yeux des travailleurs (…) que le Gouvernement est leur ennemi, quil est déterminé à les réprimer, à les réduire pour toujours 126à la pauvreté, à la dépendance et à la servilité » (Mill, [1834] cité par Schwartz, 1972, p. 80). En prenant une telle position dès le milieu des années 1830, Mill saffirme comme radicalement critique dun rapport salarial trop déséquilibré, fondé sur la domination sans partage des élites manufacturières. Le penseur britannique envisage un nouvel ordre social, conforme à « lutilité au sens le plus large, fondée sur les intérêts permanents de lhomme en tant quêtre de progrès » (Mill, [1859] 1977, p. 224).

Si, au début de sa carrière, Mill faisait confiance à lélévation du niveau de vie des ouvriers pour amener une amélioration progressive de la situation des salariés, son attitude évolue à partir des années 1860. La persistance des injustices sociales nourrit les doutes de léconomiste britannique quant à lautorégulation du marché du travail. Mill en vient à reconnaître limportance de laction syndicale et à remettre en cause les termes de lanalyse classique du fonds des salaires.

I.2. LE ROLE DE LACTION SYNDICALE

Lidée de lutilité des syndicats sur le marché du travail est reprise et développée au chapitre x du livre V des Principles, consacré aux interventions inappropriées du gouvernement dans léconomie. Cest ainsi que Mill rejette toute tentative dinterdiction des syndicats : « Cest une grande erreur de condamner, per se et absolument, les syndicats ou les grèves comme forme daction collective » (Mill, [1848] 1965b, p. 932). Il est intéressant de noter que ce paragraphe a été ajouté par lauteur en 1862, et conservé tel quel jusquà la dernière édition des Principles du vivant de Mill, en 1871. Alors quil mettait auparavant laccent sur les échecs fréquents des grèves, Mill entend désormais montrer que seuls les syndicats permettent aux ouvriers de connaître le prix de marché de leur travail. Les lois de 1824-1825, autorisant les syndicats ouvriers formés pour des questions de salaires et de durée du travail, se trouvent validées a posteriori au nom du bon fonctionnement de léconomie capitaliste. Lévolution de la position millienne sur les syndicats sexplique par plusieurs facteurs. Tout dabord, son rapprochement avec les courants associationnistes du socialisme le conduit à saluer avec un espoir grandissant les manifestations dautonomie et la prise de conscience des classes laborieuses. En second lieu, les syndicats qui émergent après léchec du mouvement chartiste en 1848 suivent 127un « nouveau modèle » (new model unions), en se fixant des objectifs plus réalistes que leurs prédécesseurs. Leur pragmatisme marque la scène sociale anglaise de 1850 aux années 1880. Le troisième facteur est sans doute déterminant : Mill a découvert les idées dun jeune économiste de talent, Henry Fawcett (1833-1884), qui nhésite pas à contester les idées reçues de léconomie classique quant au pouvoir des syndicats dinfluencer les salaires.

Fawcett est connu comme lun des disciples fidèles de Mill en économie, mais aussi comme un parlementaire libéral, porté sur les questions sociales. Victime, dès sa jeunesse, dun accident de chasse qui le laissa aveugle, il pouvait plaider la cause du self-help quil pratiquait lui-même avec un courage remarquable. Il dicta ainsi de nombreux ouvrages, dont un Manual of Political Economy (1863), où il vulgarise les thèses de Mill. Ce qui est moins connu, cest linfluence exercée par Fawcett sur les passages des Principles consacrés aux syndicats. Les grèves continuent dagiter les entreprises en ce milieu de lère victorienne. Ce problème est même au cœur dune séance animée de la Social Science Association, à laquelle participe en 1859 le jeune Henry Fawcett2. Son intervention sintitule « The theory and tendency of strikes ». Loin dêtre contraires aux lois naturelles de léconomie politique, les grèves sont selon Fawcett le remède aux salaires qui demeurent inférieurs au prix du marché. Ces anomalies sont dues aux imperfections qui empêchent la concurrence de remplir sa mission de répartition du produit total, par exemple une mobilité insuffisante des travailleurs. Laction collective, à travers lorganisation syndicale, permettrait daccélérer la mise en œuvre du schéma de répartition qui découle de la théorie économique et de la doctrine spécifique du fonds des salaires. Cest donc lorsque les salaires sécartent de leur niveau naturel que les grèves éclatent. Mais Fawcett va plus loin. Les grèves sont le signe de lintelligence grandissante de la main dœuvre, grâce aux conseils des syndicats qui se tiennent au courant de létat des affaires dans leur branche. Les syndicalistes auraient ainsi recours aux grèves lorsquune industrie réalise des profits plus importants, et leurs actions collectives inciteraient les employeurs à mieux partager ces rentrées supplémentaires. À terme, le syndicalisme conduirait à généraliser les accords de participation aux bénéfices, et 128réaliserait une répartition plus conforme à la justice économique et sociale. Fawcett suggère quune meilleure implication des ouvriers dans la gestion de leur entreprise leur permettrait dapprofondir leurs compétences managériales.

De la participation à la coopération ouvrière, il ny avait quun pas, aisément franchi par Fawcett et Mill. Ce dernier, qui sétait intéressé aux coopératives owenites dès 1825 (Gillig & Légé, 2017), accueille la contribution du jeune économiste avec enthousiasme (Becattini, 1989, p. 125-132). Fawcett renforcera sa réputation d« ami des travailleurs » avec la publication, en 1865, de The Economic Position of the British Labourer. Bien que favorable aux différents systèmes de coopération, cet ouvrage est en retrait par rapport aux pistes novatrices présentées par Fawcett à la Social Science Association. Il na pas échappé à Mill que la reconnaissance de la rationalité du regroupement des ouvriers en syndicats supposait de revoir la théorie du fonds des salaires. En effet, rien ne garantit plus que les prix sur le marché du travail gravitent autour des prix « naturels ». La marge de manœuvre réelle des syndicats se révèle beaucoup plus conséquente que ne le pensait Mill. Ses interrogations se cristallisent au début des années 1860, alors quil révise son traité déconomie politique pour la cinquième édition. Une nouvelle approche se dessine (Mill, [1848, 1862] 1965b, p. 932) :

[L]es associations de travailleurs, dune nature similaire aux syndicats, loin dêtre un obstacle à un marché du travail libre, sont les instruments nécessaires du fonctionnement libre de ce marché, le moyen indispensable permettant aux personnes offrant leur travail de porter toute lattention requise à leurs propres intérêts dans un système concurrentiel.

Ce passage témoigne du glissement de la position millienne dans un sens plus favorable à laction des syndicats sur le marché du travail. Mais les Principles restent encore sur une ligne classiquement libérale, et cest dans un article recensant On Labour (1869) de William Thornton que se produit le véritable revirement. La parution de cet ouvrage offre à Mill loccasion de revenir sur la théorie, désormais inadaptée, du fonds des salaires. Il introduit deux idées nouvelles dans son compte rendu de mai 1869. Dune part, le prix du travail nest pas seulement déterminé par loffre et la demande, mais également par des facteurs institutionnels, tels que la structure du marché du travail et le degré dappartenance 129syndicale des ouvriers. Dautre part, la scientificité de la notion de fonds des salaires rigide est remise en cause. Cette conception apparaît datée, renvoyant à un modèle déconomie agraire, pré-capitaliste, scandée par le rythme annuel des récoltes. À lère industrielle, cest lemployeur qui prend linitiative de proposer un prix du travail et il en résulte une période de marchandage avec le salarié. En raison de lasymétrie de la relation employeurs-employés, les travailleurs sont souvent contraints daccepter un prix inférieur à ce quils pourraient obtenir. Ils ont donc intérêt à se réunir en syndicats, ce qui renforce leur pouvoir de négociation. Ainsi, le fonds des salaires nest plus une donnée, et le niveau des salaires devient indéterminé, enjeu dun rapport de forces entre employeurs et syndicats. Mill abandonne la notion rigide du fonds au profit dun montant plus large et dune analyse en termes de flux. Lemployeur commence le cycle de production de la manière suivante (Mill, [1869] 1967, p. 644-645) :

[A]vec lensemble de ses moyens accumulés, toutes ses ressources étant potentiellement destinées à alimenter le capital ; sur ces fonds, il avance ses dépenses personnelles et familiales, tout comme il avance les salaires de ses ouvriers. Il entend évidemment récupérer cette avance sur ses profits, dès quil les reçoit, et cest bien ce quil fait, jour après jour, comme pour toutes les autres sommes quil a avancées, car [] ses recettes échoient à mesure quil réalise ses transactions et non à Noël ou au milieu de lété, lorsquil arrête ses comptes.

À court terme, Mill montre que les syndicats peuvent obtenir des hausses de salaires qui « non seulement ne seraient pas intervenues aussi vite, mais nauraient peut-être jamais eu lieu » (Mill, [1869] 1967, p. 646). Quelles sont les conséquences dune hausse générale des salaires arrachée par le mouvement syndical à un employeur ? Dès 1866, Mill écrit à Fawcett (Mill, [1866] 1972, p. 1130-1131) :

Je pense pouvoir montrer quune hausse des salaires aux dépens des profits ne serait pas impraticable en vertu des véritables principes de léconomie politique. Certes, cela pourrait induire une fuite des capitaux vers dautres pays, mais il faut garder à lesprit le fait que la revendication de salaires plus élevés et dune journée de travail plus courte est désormais commune à toutes les nations industrielles.

Une hausse des salaires moyens sinscrit tout à fait dans la perspective tracée par le fameux chapitre « De lavenir probable des classes laborieuses » (Mill, [1848] 1965b, p. 758-796), au livre IV des Principles. 130Mill partage lavis de Thornton, selon lequel la part des travailleurs a tendance à être trop faible dans le cadre dune économie de marché concurrentielle (Kurer, 1998, p. 528). Loin de redouter quun partage plus équitable de la valeur entre salariés et employeurs ne décourage ces derniers dépargner et dinvestir en Angleterre, Mill souligne le caractère international de laction syndicale, qui aboutirait à un mouvement global de réduction des inégalités dans les pays industrialisés. Par les grèves et les autres formes de pression organisée, les syndicats britanniques pourraient influer directement sur les salaires, sans pour autant provoquer une hausse du chômage. Mill pose néanmoins une double limite à leur action. Dune part, les non-grévistes ou personnels non syndiqués ne doivent pas être exposés à la violence ; dautre part, laccroissement des salaires aux dépens des profits ne saurait dépasser le seuil à partir duquel il menacerait la survie de lentreprise (Mill, [1848] 1965b, p. 930, p. 933).

Dans la conception millienne dune société plus juste, la classe laborieuse doit bâtir elle-même son destin et prendre ses responsabilités. Mill soutient lorganisation en syndicats car elle accélère le développement des capacités daction collective des ouvriers. Le but est de mieux récompenser leffort et le mérite des travailleurs. Cette répartition équitable peut-elle être promue avec davantage defficacité par lintervention de lÉtat dans léconomie ? Le degré acceptable daction publique a suscité de vifs débats tout au long du xixe siècle. Mill se distingue de la majorité de ses compatriotes par son optique utilitariste inspirée de Bentham, moins hostile à lintervention de lÉtat. Les Principles of Political Economy orientent le mouvement des idées vers un libéralisme tempéré, qui, tout en conservant le laisser-faire comme règle de base, accepte un champ dintervention étatique élargi. Si Mill élabore une synthèse des objections classiques auxquelles se heurte laction du gouvernement, cest pour mieux dépasser la vision dun État minimal, quil rejette3. Son économie politique garantit le statut de la liberté, mais réserve à lÉtat utilitariste une vaste sphère potentielle dintervention.

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II. CHAMP ET PORTÉE DE LINTERVENTION DE LÉTAT

II.1. PRINCIPE DE LIBERTÉ ET STATUT DU LIBRE-ÉCHANGE

Lutilitarisme pose que les actions sont bonnes lorsquelles augmentent le bonheur des personnes concernées. Pour Mill, il nest pas de bonheur sans libertés individuelles. Le principe de liberté est lune de ces règles générales de second rang, dont le respect entraîne un bénéfice important en termes dutilité, car la liberté promeut le développement du potentiel de chacun et donc, le progrès de la société. LÉtat ne saurait singérer dans la sphère privée ou faire le bonheur dun individu malgré lui. La pensée millienne trace un « cercle » autour de chaque personne, qui doit être un espace protégé des visées du gouvernement et de lopinion publique. Cest tout le sens de lessai On Liberty (1859), dans lequel Mill tente de déterminer comment les conditions de la vie sociale peuvent être compatibles avec les divers projets individuels. Placé au cœur de la conception millienne de la vie bonne, le principe de liberté est crucial. Cette thèse est exposée dès 1848 dans le traité économique de Mill, qui esquisse le « cercle » infranchissable de lespace privé, où lindividualité doit pouvoir sexprimer sans rendre de comptes ni à la société, ni à lÉtat (Mill, [1848] 1965b, p. 937-938) :

Quelle que soit la théorie adoptée sagissant des bases de lunion sociale et quelles que soient les institutions politiques sous lempire desquelles nous vivons, il y a un cercle autour de chaque individu quaucun gouvernement, que ce soit celui dun seul, dun petit nombre ou du plus grand nombre, ne doit être autorisé à franchir : il est une partie de lexistence de toute personne parvenue à lâge adulte dans laquelle son individualité doit régner sans être contrôlée, soit par un autre individu, soit par le public en général.

Mill est conscient quune majorité peut tout à fait tyranniser lindividu, en restreignant ses libertés de pensée, dexpression et daction. À lère démocratique, où les masses prennent le pouvoir, il tient à réaffirmer que la liberté nest pas un simple instrument au service dintérêts matériels. La seule raison pour laquelle la société est autorisée à poser des limites au principe de liberté est sa propre protection. Une fois que les libertés de penser, de croire, de sexprimer et de vivre à sa façon sont 132garanties, Mill se tourne vers la sphère sociale. En société, les initiatives individuelles sont complémentaires et interdépendantes. Le champ économique est le théâtre dinteractions constantes entre agents qui se rendent des services, mais qui peuvent également se porter tort. Le penseur britannique distingue le principe de liberté individuelle de la doctrine du libre-échange. Cette doctrine repose sur des fondements différents. Par définition, « le commerce est un acte social », qui a un impact considérable sur les intérêts dautrui (Mill, [1859] 1977, p. 293). Cest pourquoi le gouvernement est en droit dintervenir, y compris par la contrainte, afin de fixer les bornes de la liberté commerciale. Cela ne veut pas dire que lÉtat a vocation à régler toutes les situations problématiques. Il sagit dévaluer, au cas par cas, la pertinence des arguments fondés sur lutilité de la réglementation envisagée (Hollander, 1985, p. 686). La liberté des échanges reste le système le plus efficace (Mill, [1859] 1977, p. 293) :

Il est désormais admis, mais seulement au terme dune longue lutte, que le meilleur moyen dobtenir des prix bas et des marchandises de bonne qualité est de laisser les producteurs et les vendeurs parfaitement libres, sans autre contrôle que légale liberté des acheteurs de se fournir ailleurs.

On trouve un raisonnement analogue dans les Principles : « [D]ans toutes les sociétés avancées, la plupart des choses sont plus mal faites par lintervention du gouvernement que par les individus les plus intéressés à ce quelles soient faites » (Mill, [1848] 1965b, p. 941). Il existe, aux yeux de Mill, une présomption en faveur du laisser-faire, que seule une absolue nécessité renverse au profit dinterventions étatiques autoritaires, qui freinent ou interdisent la libre initiative privée (Ekelund & Tollison, 1976, p. 216). En effet, le contrôle de lÉtat est toujours tatillon et comporte certains inconvénients : il risque de décourager linitiative et linnovation, en empêchant les acteurs économiques dexprimer tout leur potentiel de créativité (Mill, [1848] 1965b, p. 938). Naturellement, lÉtat peut développer dautres formes dintervention, fondées sur lincitation. Il sefforcera de fluidifier le fonctionnement de léconomie de marché, en mettant à disposition des individus des informations, des services et des conseils.

Si le laisser-faire est défini comme la règle économique de base, cest parce que les individus et les entreprises sont généralement efficaces dans la poursuite de leurs objectifs propres. Un acteur économique connaît 133mieux son secteur que les responsables publics chargés de superviser lensemble. Cest pourquoi Mill estime préférable de ne pas trop gêner la liberté dinitiative par des contraintes pesantes. Même la législation du travail britannique, issue des Factory Acts, encourt certaines critiques applicables à laction publique. Réguler la vie des entreprises par la loi empêche les acteurs privés dacquérir une expérience pratique, quils auraient accumulée en cherchant par eux-mêmes des solutions aux problèmes économiques et sociaux. Leur éducation reste incomplète sans le précieux savoir empirique quapporte lexpérience dune gestion autonome (Mill, [1848] 1965b, p. 942-943). Mill pense quun peuple qui soccupe lui-même de ses affaires devient plus libre, plus avisé, plus attentif au fonctionnement du jeu socio-économique. En étendant ses missions, lÉtat impose souvent son propre mode opératoire, qui se substitue aux efforts variés des acteurs privés. Or, la concurrence de diverses approches favorise le progrès durable, alors que luniformité produit linertie et peut aboutir à la stagnation (Mill, [1848] 1965b, p. 942). Les faiblesses de lorganisation étatique et le risque de corruption politique sont également évoqués par Mill. Le penseur britannique craint les effets dune concentration excessive des pouvoirs entre les mains dun petit nombre de dirigeants, et nhésite pas à pointer les abus qui accompagnent laccroissement de linfluence bureaucratique. Le fait que le système politique soit, formellement, de nature démocratique nempêche pas les dérives : Mill dénonce la tyrannie de lopinion publique majoritaire, qui sexerce aux dépens des libertés et garanties fondamentales de lautonomie individuelle (Mill, [1848] 1965b, p. 939-940).

Cette critique sévère de la démocratie dopinion, où le règne du court terme se traduit par des décisions contradictoires et menaçantes pour lindividu, rencontre des échos auprès de philosophes américains du xxe siècle, tels John Rawls (1921-2002) et Ronald Dworkin (1931-2013). Lobjectif du libéralisme de Mill est donc plus large que dassurer le fonctionnement régulier de léconomie de marché : il sagit aussi déduquer le peuple à la vigilance, face aux empiètements de lÉtat sur ce que Mill appelle « la liberté de la vie privée » et ce que Rawls nomme les « libertés de base4 ». Cependant, le principe dutilité reste larbitre suprême et la préférence millienne pour la liberté économique nexclut 134pas que certaines interventions étatiques puissent augmenter le bonheur social. Il existe des situations où, faute de prise de conscience des citoyens eux-mêmes, des choix essentiels ne seraient pas faits sans une décision publique. Ainsi en est-il de linvestissement dans léducation ou de la lutte contre les externalités négatives liées à la croissance (pollution, épuisement des ressources naturelles). Mill valide lintervention publique en vue de « lamélioration » et « au bénéfice » de la communauté (Hollander 1985, p. 688). Sil suggère un élargissement possible des missions de lÉtat, cest à condition quil respecte les impératifs de liberté et de diversité. Or, selon Rawls, lutilitarisme classique ne parvient pas à dissiper les craintes quon peut avoir pour les libertés individuelles dans un système où cest un agrégat de satisfaction collective quil convient de maximiser. La protection des droits des individus reste contingente. Quadviendra-t-il, par exemple, en cas de rejet intense des pratiques religieuses ou sexuelles dune minorité par la majorité ? Au nom de la maximisation du bien-être collectif, les pouvoirs publics seraient tentés denfreindre le droit à lautonomie individuelle, ce qui entrerait en contradiction avec le libéralisme de Mill. Comme lécrit Rawls dans sa Théorie de la justice, « Pour défendre la liberté individuelle, dans ce cas, lutilitariste doit montrer que, étant donné le contexte, la somme réellement plus grande davantages à long terme se trouve malgré tout du côté de la liberté ; et cet argument peut ou non convaincre » (Rawls, [1971] 1987, p. 490). Une telle stratégie est employée par Mill dans On Liberty. Dans la plus grande partie de louvrage, il démontre habilement que respecter la liberté conduit in fine à maximiser le bien-être social (Mill, [1859], chapitres 2 et 3).

Mais il peut arriver que, dans certaines situations, la maximisation du bien-être collectif passe par la violation dune liberté fondamentale de telle ou telle partie de la population. Le danger dune instrumentalisation des libertés de chacun au service de lutilité globale ou moyenne demeure présent, et cest pourquoi Rawls subordonne toute amélioration du sort des membres de la société au respect inconditionnel des libertés de base et de légalité équitable des chances (Rawls, [1971] 1987, p. 341). La conception millienne refuse le sacrifice de lautonomie individuelle au nom du bien-être collectif, mais son principe de liberté risque tout de même dêtre privé de force propre par le simple fait quil est dérivé du principe dutilité. En vérité, les penseurs radicaux utilitaristes furent 135au xixe siècle de farouches défenseurs des libertés individuelles. Cest parce quil craignait que lempire aveugle de lopinion dominante ne se renforce avec larrivée de lère démocratique que Mill a défendu avec tant dardeur le primat de la liberté. Comme le souligne Rawls (Rawls, 2007, p. 286), cette adhésion au principe de liberté sexplique donc aussi par des raisons stratégiques. La société de masse, dans laquelle les leviers du pouvoir passent aux mains dune classe laborieuse peu instruite mais numériquement majoritaire, risque de subir une vague de conformisme sans précédent. Ce poids des masses étoufferait ainsi la liberté individuelle. Ceci dit, à la différence de Rawls (Rawls, [1993] 1995, p. 37), Mill ne croit pas que lÉtat doive rester neutre face à ces tendances préoccupantes. Le penseur utilitariste estime que les pouvoirs publics ont à promouvoir une conception du bien, dans la mesure où ils doivent favoriser le développement par chacun de son potentiel et de ses facultés supérieures, permettant laccès de tous aux plaisirs les plus élevés.

Le recours de Mill au critère de lutilité ouvre la voie au dépassement des visions étroites et dogmatiques du laisser-faire, caractéristiques des débuts du capitalisme industriel. Un État soucieux du bien-être du plus grand nombre devrait sefforcer de faire avancer un ensemble de politiques publiques, sans pour autant chercher à assurer lui-même la justice à tous les niveaux. Lutilitarisme millien confie à lÉtat des missions variées, mais évite lécueil dun État omnipotent.

II.2. PRINCIPE DUTILITÉ ET ACTION PUBLIQUE

Les penseurs utilitaristes napportent quun soutien nuancé au laisser-faire (Hollander, 1985, p. 680). Ils cherchent à évaluer dans quelles circonstances lintervention publique pourrait savérer opportune. Mill conteste la notion dÉtat minimal, conçu comme un rempart contre la force et la fraude. Comme Bentham, il accepte lintervention étatique dès lors quelle produit des conséquences bénéfiques plus importantes que les maux qui laccompagnent. Dans sa discussion des fonctions du gouvernement, léconomiste affirme que celles-ci sont très variées et ne sauraient être limitées par détroites « lignes de démarcation » (Mill, [1848] 1965b, p. 800). LÉtat nest pas le simple défenseur de la propriété privée et le garant de lexécution des contrats, même si ces tâches font partie de ses missions nécessaires. Loin de servir les seuls détenteurs 136de biens et de capitaux, laction publique « a vocation à protéger la vie, la personne et la dignité de chaque individu contre les atteintes et les insultes », écrit Mill dans une lettre du 28 décembre 1867 (Mill, [1867] 1972, p. 1338). Cette vision de lÉtat a des implications profondes. Ses missions recouvrent tout ce qui améliore le bien-être général de la collectivité : cela passe par la création décoles et duniversités (Mill, [1852] 1967, p. 495) et par lassistance aux pauvres. Dans les deux cas, laide étatique permet de renforcer la capacité des individus à sen sortir par eux-mêmes. Mill souligne que lassistance qui répond aux besoins de première nécessité des indigents est « un stimulant, non un sédatif » (Mill, [1848] 1965b, p. 961). Tout ce que lÉtat peut faire dutile, il doit lentreprendre. Telle est lopinion formulée en 1852 par léconomiste devant une Commission denquête parlementaire consacrée à limpôt sur le revenu et à la taxation de la propriété (Mill, [1852] 1967, p. 495).

Non seulement lÉtat doit protéger les intérêts des mineurs, des personnes en état de faiblesse et des fous (Mill, [1848] 1965b, p. 803), mais il est aussi amené, à travers la régulation des contrats, à se prononcer sur des sujets très variés. Dans le contexte victorien, les questions de salaire et de temps de travail étaient très débattues. Posant les bases dune législation du travail, les Factory Acts subissaient les critiques des économistes classiques, qui craignaient que la réglementation du travail des enfants, des jeunes adultes et des femmes ne finisse par faire baisser le temps de travail de tous les salariés. Comment situer Mill dans ce débat ?

En principe, la liberté économique ne sapplique quaux travailleurs adultes, conscients de leurs intérêts et capables de les défendre en toute connaissance de cause. Il ny a donc guère dhésitations dans la pensée millienne au sujet de linterdiction du travail des enfants et de la limitation de la journée pour les jeunes adultes. Dès 1832, léconomiste suggère un argument audacieux : bien que partisan du laisser-faire « jusquà un certain point », il note quil existe de nombreux cas où cette doctrine nest tout simplement pas tenable (Mill, [1832] 1986, p. 400). Il en est ainsi lorsque tous les membres dune communauté gagneraient à agir dune certaine manière, tandis que chacun, pris individuellement, a un intérêt immédiat à contrecarrer la volonté collective, nétant pas sûr que la norme souhaitée soit respectée par tous. La norme admise en matière de durée du travail constitue lun de ces cas difficiles, où les gains privés et les bénéfices sociaux divergent. Mill estime que seule lintervention du législateur peut réaliser 137la sécurité à laquelle aspirent les travailleurs collectivement (Mill, [1832] 1986, p. 400-401). Dans les Principles, il admet que le législateur puisse réguler le temps de travail dun contrat lorsque les termes convenus par les parties sont trop déséquilibrés. Anticipant ce que léconomie du bien-être nomme le « problème du franc-tireur » (Blaug, [1996] 1999, p. 268), Mill souligne, seul parmi les économistes classiques, que lintervention publique est requise afin de donner effet aux désirs des travailleurs concernés, en lespèce une réduction générale de la durée du travail en usine (Mill, [1848] 1965b, p. 956-958). Cet objectif partagé ne pourrait être atteint sans lappui de la loi, car lintérêt à courte vue de chacun des travailleurs le porterait à céder à la pression patronale et à accepter des journées plus longues. Selon Mill, « La loi garantit à chaque individu que ses concurrents adopteront le même comportement, sans quoi il ne peut, en toute sûreté, agir conformément à lintérêt collectif » (Mill, [1848] 1965b, p. 958).

En pratique, toutefois, les Factory Acts de 1844 et 1847 ne satisfont pas pleinement la théorie millienne de la justice, car ils ne respectent pas le principe dégalité de traitement. Mill regrette la limitation légale du temps de travail des femmes, assimilées par ces lois à des enfants. Il craint que cette législation nentraîne léviction des ouvrières du marché du travail, et leur remplacement par des salariés masculins. Or, Mill est convaincu que les femmes doivent avoir accès, comme les hommes, à tous les secteurs professionnels. En sémancipant, elles exerceront un meilleur contrôle du nombre denfants quelles souhaitent avoir, contribuant ainsi à élever le niveau de vie des classes laborieuses. Reléguer les femmes au sein dune catégorie protégée reviendrait à nier leur capacité à se défendre, comme tout agent libre et rationnel. Il sagit bien dune objection féministe, fondée sur le principe dégalité entre les femmes et les hommes, qui nadmet pas dexceptions. Ce féminisme sans concessions a suscité des réactions perplexes, y compris de la part de penseurs proches de Mill. Dans Liberalism, Leonard T. Hobhouse (1864-1929) regrette que Mill ait « résisté à la vague démotion qui était en train, en fait, de poser les premières pierres de lémancipation des femmes ouvrières », à travers la réglementation de leur temps de travail (Hobhouse, [1911] 1994, p. 55). Lévolution dans la seconde moitié du xixe siècle démontrera quil ny avait pas de danger dexclusion durable des femmes du marché de lemploi quand lÉtat fixait des limites aux journées de travail.

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Pourtant, Mill demeure un libéral ouvert aux initiatives du gouvernement. Une économie de marché sans entraves ne réussit pas à fournir les biens publics dont la société a besoin. Lintervention étatique sera requise pour construire certaines infrastructures coûteuses (phares, ports, routes). Elle devra dailleurs prendre des formes décentralisées : Mill se déclare favorable à ce que les municipalités soccupent de services dintérêt général tels que léclairage, le pavage et le nettoyage des rues (Mill, [1848] 1965b, p. 803). La subsidiarité est à ses yeux une condition defficacité de laction publique. Il cherche à conjuguer les avantages dun État central, doté dune vue large des problèmes, et les atouts dune gestion de proximité. Mill dessine larchitecture idéale de lÉtat utilitariste (Mill, [1859] 1977, p. 306, 309) :

Ce que lÉtat peut faire utilement, cest de jouer le rôle de dépositaire et diffuseur actif des expériences résultant des nombreux essais. (…) [Lidéal consiste à organiser] la plus grande dissémination du pouvoir compatible avec lefficacité, mais la centralisation la plus poussée de linformation, et sa diffusion la plus grande depuis le centre.

Ce système conduit à responsabiliser les acteurs locaux : « [E]n organisant avec habileté les rouages internes de la machine administrative, on peut abandonner aux subordonnés (…) locaux, non seulement lexécution, mais, dans une large mesure, le contrôle des détails » (Mill, [1848] 1965b, p. 941). Un cas particulier concerne la configuration de monopole naturel, que Mill nomme « monopole pratique » (Mill, [1851] 1967, p. 434). Dans cette situation, il nest pas souhaitable de laisser plusieurs acteurs privés se concurrencer pour fournir de leau ou du gaz, en desservant chacun une partie des habitants. Largument de Mill se fonde sur les économies déchelle dont bénéficierait un acteur unique. Faut-il confier la gestion du service directement à lÉtat, ou bien à un concessionnaire privé ? La supervision étatique est nécessaire, dès lors quune seule entreprise dominant un marché abusera nécessairement de sa position pour augmenter les tarifs ou baisser la qualité de service. Sagissant de leau et du gaz, Mill estime au chapitre ix du livre I des Principles que (Mill, [1848] 1965a, p. 142) :

Il vaut beaucoup mieux traiter cette industrie, une fois pour toutes, comme une fonction publique ; et si cette industrie nest pas telle que le gouvernement lui-même puisse lentreprendre avantageusement, il faut la confier 139entièrement à la compagnie ou à lassociation qui lexploitera aux conditions les plus avantageuses pour le public.

Loption privilégiée par Mill est donc la création dun service public de leau et du gaz. À défaut, deux voies restent ouvertes : soit une concession temporaire, soit la gestion municipale, sous le contrôle général de lÉtat. Consulté par la Metropolitan Sanitary Association, léconomiste se prononce en février 1851 pour la décentralisation de la gestion de leau, qui reviendrait ainsi aux autorités compétentes de chaque municipalité. Cette solution permettrait dimpliquer les responsables locaux, ce qui répond à lidéal millien de participation renforcée à tous les niveaux de la vie publique (Mill, [1851] 1967, p. 435). Si un contrôle public se justifie pour des services comme la distribution de leau ou du gaz, il savère dautant plus nécessaire lorsque la terre, « héritage commun de toute lespèce humaine » est en cause (Mill, [1848] 1965a, p. 230). La vision utilitariste conteste lidée dun droit naturel de propriété attaché à lindividu (Bentham, [1789] 2002, p. 213-214) et insiste sur la fonction de lÉtat dans la garantie effective des droits de propriété, ainsi que dans leur transmission par héritage. Sur le plan sociologique, la grande propriété foncière constituait à lépoque une source majeure de revenus, de statut social et de pouvoir pour laristocratie britannique. Dans ce contexte, le projet de réforme utilitariste esquissé par Bentham (Bentham, [1789] 2002, p. 210) et approfondi par Mill, vise à améliorer légalité ex ante, en corrigeant les écarts de fortune liés à une législation injuste. La tendance aristocratique du droit anglais a permis laccumulation de la propriété en grandes masses. Linstrument le plus efficace pour rétablir légalité des chances est alors la politique fiscale. Bentham et Mill ont fait des propositions en la matière.

Le fondateur de lutilitarisme sest montré plus prudent que son disciple dans ce domaine. Les réformes fiscales que suggère Bentham sappuient sur le principe de moindre sacrifice de plaisir dans la répartition des impôts. Son but est avant tout de fournir de nouvelles sources de revenus à lÉtat, qui soient indolores pour le contribuable. Il sagit par exemple de faciliter lappropriation publique des propriétés sans succession directe, ou décarter les collatéraux des successions ab intestat (Bentham, [1789] 2002, p. 208-213). Mill va plus loin, en posant un principe dégalité de sacrifice, qui suppose de redresser la balance en faveur des classes pauvres. En effet, la majeure partie des ressources fiscales de lÉtat britannique provenait, au milieu du xixe siècle, des contributions indirectes. Celles-ci 140frappaient les pauvres plus durement que les riches, étant prélevées sur des produits de grande consommation, comme les produits de première nécessité. De multiples taxes pesaient lourdement sur le budget des classes laborieuses. Il sagissait de droits sur le thé, le sucre, le café, le savon, le papier, le tabac, le vin et les spiritueux. Pour compenser les effets régressifs de certaines de ces taxes, Mill suggère lexonération totale dimpôt sur les revenus situés sous un certain seuil, correspondant au minimum requis pour mener une existence décente. Cette proposition était déjà évoquée par Bentham (Dome, 1999, p. 330). Limpôt sappliquerait donc à la seule portion du revenu consacrée aux dépenses dagrément, et épargnerait ce qui est nécessaire à la vie. En revanche, Mill ne va pas jusquà soutenir un impôt progressif, car il estime que la diminution de lutilité marginale du revenu nest pas assez établie pour servir de fondement aux règles dimposition (Mill, [1848] 1965b, p. 810). Le penseur britannique recommande un impôt proportionnel, au nom du critère de justice quil a fixé, légalité de sacrifice (Su, 2013, p. 95-96), avec une importante exception, concernant les droits de succession dont la forte progressivité est recommandée. Il distingue également entre différents types de revenus : les gains professionnels étant temporaires et plus précaires que les rentes foncières, Mill prévoit une exemption dimpôt sur la part de revenu que les travailleurs consacrent à une épargne de précaution : « [L]e mode approprié destimation de limpôt sur le revenu serait de taxer uniquement la portion du revenu dédiée aux dépenses, et dexempter ce qui est épargné » (Mill, [1848] 1965b, p. 815).

Une politique fiscale juste veillera à préserver les incitations au travail et à lépargne, qui sont les ressorts du développement économique. Cest donc aux dépenses superflues que Mill souhaite sattaquer. Pour soulager les classes pauvres, un transfert des contributions indirectes des produits de base vers les produits raffinés et les articles de luxe lui paraît opportun (Mill, [1848] 1965b, p. 870-872). De même, léconomiste propose de taxer les habitations offrant un niveau élevé de confort, tout en exemptant les dépenses de base consacrées au logement. Ces mesures visent à « faire payer aux plus riches leur juste part dimpôts » (Mill, [1873] 1967, p. 701). Le programme millien de réformes fiscales comprend un volet de taxation des héritages et legs : le barème progressif vise à mettre fin à laccumulation illimitée de fortunes qui nont pas été gagnées par des efforts personnels, en imposant une lourde ponction fiscale sur les 141successions (Mill, [1848] 1965b, p. 811-812). Laspect redistributif de cette mesure est indéniable et reflète lambition égalitariste de Mill. Le penseur britannique espère ainsi améliorer légalité des chances et rétablir le lien entre gains et mérites personnels, qui sous-tend sa théorie de la justice. Il est révolté par les lois inéquitables qui « faussent les conditions au départ de la course » (Mill, [1848] 1965a, p. 207). Il prévoit en outre de taxer les plus-values foncières, au motif que les grands propriétaires terriens senrichissent sans apporter une contribution suffisante à leffort collectif dinnovation et de croissance. Contre Bentham, Mill soutient dès 1832 que limpôt foncier est justifié : il lassimile à une rente annuelle versée par le propriétaire à lÉtat, véritable « copropriétaire du sol » (Mill, [1832] 1986, p. 539). Cette position est réaffirmée au chapitre ii du Livre V des Principles (Mill, [1848] 1965b, p. 821-822).

CONCLUSION

Léconomie politique millienne sinscrit dans le cadre dune réflexion philosophique quon peut définir comme un utilitarisme indirect. Mill nest pas un partisan dogmatique du laisser-faire, comme en témoigne sa reconnaissance progressive du rôle des syndicats et des grèves dans la détermination du niveau des salaires. Plus généralement, il introduit des raisonnements dynamiques dans la pensée économique, en tenant compte des situations historiques et des possibilités de progrès social. Dépassant une économie politique centrée sur quelques théorèmes déquilibre, Mill dessine une véritable vision dun avenir meilleur. Cela le conduit à valoriser lavènement dun état stationnaire (Lutfalla, 1964, p. 174-179) : un pays très avancé dans la voie du développement arriverait ainsi à une condition économique et démographique stationnaire, avec des travailleurs moins nombreux, mais mieux payés, une répartition plus juste des tâches et des richesses. La sobriété collective favoriserait la réduction des inégalités, et les aspirations au luxe et au gain seraient remplacées par des formes nouvelles de coopération socio-économique, culturelle, familiale… Cette vision peut paraître utopique, mais elle a le mérite dinsuffler à léconomie politique millienne un potentiel de transformation radicale de la société.

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Mill ne croyait pas à la réalisation de ses espérances à court terme. Létat stationnaire reste un horizon lointain, et les aventures dhomo œconomicus devaient encore occuper longtemps les économistes. Néanmoins, la logique des propositions milliennes en matière de politique économique séclaire si on les replace dans le contexte de sa théorie de la justice. Il cherche à concilier efficacité économique, progrès et justice sociale. En pratique, le penseur britannique attendait beaucoup des initiatives des agents eux-mêmes pour améliorer leurs conditions de travail. Les diverses formes daction syndicale pouvaient ainsi rééquilibrer les rapports entre les classes, au profit des travailleurs. De plus, Mill nhésite pas à promouvoir laction de lÉtat lorsquelle se déploie dans le respect de la sphère dautonomie personnelle. La politique fiscale peut être un outil de redistribution adapté, tant par limpôt direct que par la taxation indirecte des produits de luxe. Des droits de succession élevés permettront de réduire les concentrations excessives de richesses, en rétablissant légalité des chances au départ.

Une politique économique utilitariste dispose donc de nombreux leviers au service de la justice. Cela ne veut pas dire que lÉtat singère de manière tyrannique dans la vie de chacun (Amdur, 2008, p. 119), ou que les individus doivent procéder à des échanges de certaines libertés indispensables contre un bien-être maximisé. Les critiques que Rawls a adressées en ce sens à lutilitarisme de Mill apparaissent infondées (Rawls, [1971] 1987, p. 246-247). Il est excessif de prétendre qu« une société unifiée autour dune forme raisonnable dutilitarisme, ou de libéralisme, celui de Kant ou de Mill, exigerait de la même manière la sanction [oppressive] du pouvoir étatique pour se maintenir en place. » (Rawls, [1993] 1995, p. 64). Sil est vrai que la portée de la théorie millienne est plus large que la conception politique de la justice prônée par Rawls, Mill a accordé une attention constante au foisonnement dinitiatives visant à élargir le champ des libertés, économiques, par la coopération, socio-culturelles, par lémancipation des femmes et leur accès à tous les métiers, à léducation, ainsi quau droit de vote. Il sest aussi intéressé à ce qui pouvait amener les différentes catégories sociales à développer une mentalité plus altruiste, sans laquelle la recherche dune organisation équitable de la société était condamnée à léchec. Une conception exigeante de léducation, conduisant chacun à saisir la valeur du choix et de lautonomie, est ainsi la clef de voûte dune approche millienne de la justice à la fois individualiste et progressiste.

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1 Voir à ce sujet Michael Quinn, 2008.

2 Le titre exact de cette organisation est la National Association for the Promotion of Social Science. Voir Goldman, 1987.

3 Le penseur contemporain de Mill qui représente le mieux cette vision est Herbert Spencer, auteur de Social Statics (1851), qui comprend un chapitre intitulé « The right to ignore the State ».

4 Voir Catherine Audard, « John Rawls et le concept du politique », introduction à sa traduction darticles de Rawls, Justice et démocratie, Paris, Le Seuil, 1993, p. 24-25.