La semaine inoubliable La première semaine de guerre
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2020 – 2, n° 10. varia - Auteur : Gide (Charles)
- Pages : 41 à 47
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
La semaine inoubliable
La première semaine de guerre1
Charles Gide
Jeudi 30 juillet [ 1914 ]
Je suis de service à la Faculté de Droit tout le jour : c’est la fin de la session des examens. Beau jour que celui-ci d’ordinaire : le jour des départs en vacances ! Mais nous ne pensons pas aux vacances, nous pensons à l’orage qui fait déjà le ciel tout noir.
Cependant je ne crois pas à la guerre et même en me rendant ce matin à l’École de Droit, ce qui me hantait l’esprit et me froissait l’âme ce n’était pas la guerre mais l’acquittement hier de la femme Caillaux2. Cependant d’heure en heure les nouvelles deviennent plus inquiétantes. Le journal Paris Midi annonce la mobilisation. Un de nos collègues qui revient du Ministère annonce que l’Allemagne a envoyé un ultimatum à la Russie. Nous accomplissons tout de même notre devoir professionnel. Nous interrogeons, écoutons, marquons les présents mais j’ai une peine infinie à savoir ce que je demande aux candidats et ce qu’ils me répondent. Il me semble que nous jouons la comédie. J’aurais bien envie de leur dire à tous : c’est bon : restons-en là : vous êtes tous reçus. Nos 42jeunes collègues font leurs adieux : ils pensent partir peut-être demain, peut-être cette nuit.
Cependant cette lourde journée est finie : nous enfermons nos robes au vestiaire – pour longtemps – et quand nous sortons, il y a une petite lueur dans le ciel. On dément officiellement la nouvelle de la mobilisation et le journal Paris Midi est poursuivi. Ce soir Le Temps parait encadré de noir. Hébrard, son directeur est mort et la première page lui est consacrée – mais personne ne lit la première page. Ah ! la mort d’un homme, fût-ce un prince du journalisme, ne fait pas grand bruit à cette heure où la mort en attend tant d’autres.
Vendredi 31 juillet
La cuisinière revient affolée du marché. Les marchands ne rendent plus la monnaie sur le billet : ils refusent la vente ou pour leurs clients habituels, ils vendent à crédit. Les Grands magasins, les bureaux de tabac et bureaux de poste, les cafés, sont assiégés de gens qui viennent demander un écheveau de fil, une boîte d’allumettes, un timbre-poste ou un bock et qui donnent en paiement un billet de 100 fr… Rien ne peut expliquer cette disparition de la monnaie sinon une thésaurisation soudaine et générale – et c’est là un symptôme qui m’inquiète car rien de pareil ne s’est vu dans la guerre de 1870. Les Grands magasins, dans l’impossibilité de faire face aux demandes de change de monnaie, ont dû fermer hier de bonne heure.
Samedi 1 er aoÛt
Les journaux ce matin apportent l’horrible nouvelle de l’assassinat de Jaurès hier soir. Ah ! je disais hier que la mort d’un homme ne fait pas grand bruit en ce moment : celle-ci pourtant cause une émotion profonde. Voici la première et la plus noble victime de cette guerre qu’il 43avait détestée et néanmoins, à la fin, acceptée. Il marche le premier dans l’innombrable file des morts qui vont suivre.
Qui aurait pu croire, il y a quelques jours, qu’un assassinat comme celui de Jaurès ne provoquerait aucun trouble dans les rues de Paris ? rien qu’un silence recueilli : ses amis pleurent et ses ennemis se découvrent : c’est tout. Cependant la guerre n’est pas encore déclarée ni même la mobilisation décrétée : j’ai encore quelque espoir. Il me paraît impossible que les trois ou quatre hommes qui tiennent en ce moment entre leurs mains la vie de millions d’hommes, peut-être la destinée de leur pays, ne s’arrêtent pas au dernier moment devant l’abîme ou ne soient pas retenus par la pensée de ce Dieu qu’ils invoquent.
À 5 heures du soir je me trouve sur la place du Trocadéro, attendant près du kiosque l’arrivée des journaux. C’est un des lieux animés et charmants de Paris. Les lignes de tramway se croisent et tournent autour du petit square qui en fait le centre. Les autobus Trocadéro-Gare de l’Est s’y rassemblent à leur point terminus et encombrent la vaste place de leurs lourdes voitures d’un jaune éclatant. Mais un employé de la Cie accourt : il crie : « Tout le monde descend ! Toutes les voitures au dépôt ! » … Et toutes les voitures vides partent à grand train ; la place semble déserte maintenant. Cette fois-ci nous y sommes : c’est la mobilisation. En effet quelques minutes après, on l’affiche. Aucun bruit, aucune manifestation, un grand silence : les hommes ne crient pas, les femmes ne pleurent pas. Je rentre en hâte. Un de mes fils est déjà à la caserne puisqu’il fait son temps de service, mais l’autre doit partir mardi matin. Il n’est que temps de s’occuper des préparatifs nécessaires.
Dimanche 2 aoÛt
Première journée de mobilisation, de minuit à minuit. Chaque jour on va les annoncer dans les journaux, une à une – première, deuxième, troisième journée – afin que chacun regarde dans son livret militaire quel est le jour qui sonne pour lui. La raréfaction du numéraire continue et se complique d’une majoration du prix, du moins pour les denrées de facile conservation, pommes de terre, pâtes alimentaires, légumes 44secs, sucre et sel… Je dis à ma servante de ne pas les disputer au public pour ne pas faire surenchère et de prendre au contraire les denrées qui ne peuvent se garder, poissons, fruits, volailles, … En effet elles sont plutôt au-dessous du cours, la clientèle riche étant d’ailleurs partie et la demande d’articles de luxe faisant défaut. La crise monétaire est d’ailleurs en voie de décroissance, grâce à l’émission par la Banque de France de coupures de 20 fr. et de 5 fr., mais aussi, je pense, parce que l’accaparement de monnaie se faisait surtout en vue des besoins des mobilisés, comme viatique pour remplir leur bourse ou leur ceinture, et s’est donc à peu près faite maintenant.
Journaux du soir. La guerre est commencée. Le Luxembourg envahi, le premier soldat français tué, un caporal – et le premier allemand aussi, un officier. L’escadron français lui a rendu les honneurs. Voilà un beau et triste geste, le salut de l’épée avant d’engager le fer.
Lundi 3 aoÛt
Les événements se pressent maintenant et l’attention haletante a peine à les suivre. La déclaration de neutralité de l’Italie, l’ultimatum de l’Allemagne à la Belgique – deux bonnes nouvelles pour nous. Car pour l’Italie, c’eût été dur d’avoir à se battre contre elle, car nous l’aimons bien quoiqu’elle n’y croie pas toujours. Et pour la Belgique, la voilà de nouveau, malgré elle, notre alliée et, quoiqu’il advienne, sa germanisation sera arrêtée pour longtemps. Samain a été fusillé3 ! C’était le président d’une société littéraire Le souvenir français. Il avait déjà été poursuivi mais acquitté par les tribunaux et on peut croire, par le précédent d’Hansi4, que s’il avait été acquitté, c’est qu’il était vraiment innocent ! Ce n’est 45pourtant pas cette fraîche exécution qui donnera une chance de plus de victoire à l’Allemagne : elle donnera seulement à l’Alsace un martyr.
Une lettre d’Hervé qui demande à s’engager5 ! N’est-ce pas prodigieux ! Et une proclamation de la C.G.T. aux syndicalistes les engageant à faire leur devoir de soldat ! Je n’étais pas de ceux qui prenaient au tragique les menaces de grève générale et de sabotage en cas de mobilisation, mais j’avoue que je n’aurais pas imaginé que la guerre pût rallier tous les socialistes, syndicalistes, léninistes, sans une seule protestation, pas même un cri dans la rue. Cela passe toute attente. Véritablement, il y a une âme française : ce n’est pas une phrase. Mais elle n’eût pas vibré unanime si la France ne se battait que pour la Serbie ou même pour l’Alsace-Lorraine : c’est parce qu’on sent qu’elle va se battre pour que tous les peuples restent libres. C’est ce que vient de dire tout à l’heure le secrétaire général de la C.G.T6. à l’enterrement de Jaurès, au milieu d’une intense émotion : « Au nom des organisations syndicales, au nom de tous ces travailleurs qui ont déjà rejoint leur régiment et de ceux – dont je suis – qui partiront demain, je déclare que nous allons sur le champ de bataille avec la volonté de repousser l’agresseur : c’est la haine de l’impérialisme qui nous entraîne. »
La guerre vient d’être déclarée officiellement, pure formalité parce qu’elle était déjà engagée. Mais la guerre vient d’être déclarée aussi entre l’Angleterre et l’Allemagne, ce qui était douteux hier encore. Ceci est quelque chose. Depuis la guerre de Cent ans et Jeanne d’Arc, il n’y a point eu de guerre où l’Angleterre ait lâché prise. Dans la soirée on apprend que des magasins portant des noms allemands ont été saccagés : l’un deux l’est sous mes yeux. C’est une succursale de la grande maison de lait Maggi, dont le nom pourtant n’a rien d’allemand, et qui est suisse, je crois. Nous nous sentons humilié par ces actes honteux qui courent le risque de déshonorer la belle attitude de la population parisienne s’ils étaient répétés. Mais la réprobation de l’opinion publique et d’ailleurs de sévères condamnations les ont arrêtés net. Ils étaient d’autant plus 46vils qu’ils ont été provoqués çà et là moins par un patriotisme fanatique que par la jalousie des concurrents. La preuve c’est que certains français n’ont pas été épargnés. L’un d’eux disait, montrant sa petite boutique dévastée : vous voyez ! eh bien, il faut que je parte ce soir comme mobilisé.
Mardi 4 aoÛt
Troisième journée de mobilisation. Je viens d’accompagner mon fils à la petite gare des Batignolles désignée pour son régiment – pas tout à fait jusqu’à la gare car un rang d’agents de police ne laisse passer que les mobilisés et arrête les familles. Un vieux sergent de ville, en exécutant sa consigne et en repoussant doucement les femmes et les mères, essuie sa moustache grise. Je suis parti ainsi, il y 44 ans : ma mère aussi m’accompagnait à la gare et je n’avais pas moins d’entrain que mon fils mais pourtant, je ne partais pas alors pour une juste guerre : oh non ! Avouons que nous méritions alors d’être battus tandis que nous pouvons dire aujourd’hui à nos fils qu’ils méritent de vaincre. Et quelle différence avec la guerre de 1870 ! Alors nous n’entendions que la Marseillaise et les cris de À Berlin ! : cette fois on n’en entend pas un seul. On lit sur tous les visages une muette résolution.
Et il n’y a pas un accroc dans la mobilisation : voilà encore qui me confond ! Car je m’étais dit souvent : ce n’est pas l’inégalité du nombre qui m’effraie : qu’il y ait 3 millions de soldats d’un côté et 4 de l’autre, cela ne m’inquiète guère mais ce qui m’inquiète c’est l’infériorité dans l’organisation et le maniement de ces énormes masses ; sur ce terrain les allemands seront nos maîtres. Et ce qui me confirmait dans ces tristes pronostics, c’est tout ce que j’entendais dire par mon fils qui faisait son service comme caporal aviateur. Il me citait des exemples incroyables que je ne voudrais pas rapporter, de confusion, de désordre, d’incohérence dans les services. Hélas ! me disais-je que sera-ce le jour de la mobilisation ! Or ce jour venu, chacun s’est ressaisi, tous les tire-au-flanc se sont mis à la besogne, tous les embusqués ont repris leur place, toutes les fortes têtes qui disaient pis que pendre de leurs chefs vont au-devant des ordres ; tous les réservistes qui avaient dit qu’ils resteraient chez 47eux devancent le jour de l’appel. Mon caporal aviateur, dans ce même service où tout marchait si mal, m’écrit : « pour le moment, tout marche admirablement, sans le moindre heurt, sans la plus petite difficulté. Tout se passe comme il avait été prévu, sans trouble et sans hésitation. C’est tout à fait bien ». C’est là un trait d’individualisme bien français : ne faire son devoir que le jour où on le juge nécessaire. Je ne veux pas dire d’ailleurs que ce soit là une règle de conduite à recommander ; mais peut-être ceci explique-t-il tant de brusques défaillances et de retournement subits dans notre histoire.
Impressionnante physionomie de Paris ! Tous les magasins sont fermés, les moyens de locomotion sont restreints et s’arrêtent à 8 h. du soir : plus d’autobus, peu de taxis et de fiacres, difficile donc de sortir de chez soi ; presque pas de soldats dans les rues ; ils sont partis. Les théâtres sont fermés et les affiches qui s’étalent encore ont l’air de venir d’un lointain passé ; l’une d’elles, licencieuse, paraît un singulier anachronisme. Aucun groupe, sauf un peu vers 6 h. du soir, autour des kiosques de journaux mais point de crieurs de journaux et de nouvelles souvent fausses, dans les rues. Le soir une partie des lampes électriques sont éteintes et l’on voit mieux se promener dans le ciel les rayons des projecteurs électriques qui guettent les Zeppelins. Les avions blindés, prêts à leur courir sus dès qu’ils seront signalés, sont à leur poste ; ceux-ci veillent, Paris dort. Et pendant qu’un million d’hommes s’avance à pas lourds pour bombarder Paris, l’immense ville dort du sommeil d’une ville de province paisible.
1 Ce texte, demeuré inédit jusqu’à ce jour, figurait dans les archives de Charles Gide conservées par sa famille. Le titre est de l’auteur (les notes sont de notre fait, Marc Pénin).
2 Henriette Raynouard, seconde épouse de l’homme politique français Joseph Caillaux, tua le 16 mars 1914 de 6 coups de revolver Gaston Calmette, le directeur du Figaro, journal qui menait depuis plus de 3 mois une dure campagne de presse contre son mari. Son avocat convainquit le jury qu’elle avait agi sous l’impulsion d’un réflexe féminin incontrôlé et elle fut acquittée le 29 juillet 1914.
3 La nouvelle qu’Alexis Samain avait été fusillé, annoncée par le ministère de la Guerre et complaisamment reprise par les journaux était un faux. Alexis Samain, président du Souvenir Français de Metz, fut en fait arrêté par les allemands, envoyé quelques mois en prison puis sur le front de l’Est d’où il revint pour participer en novembre 1918 à la « cérémonie de la délivrance » de Metz.
4 Jean-Jacques Waltz, alias Hansi ou Oncle Hansi, (1873-1951), dessinateur, caricaturiste et polémiste alsacien, résolument anti-allemand. Condamné à 900 marks d’amende en 1913 puis à un an de prison en juillet 1914, il réussit à passer en France et fit la guerre dans l’armée française.
5 Gustave Hervé (1871-1944), journaliste et homme politique français. D’abord socialiste, il fut violemment anti-militariste jusqu’en 1912, ce qui lui valut plusieurs condamnations. Après la guerre, il s’orienta de plus en plus à droite, participant à la création de divers mouvements fascistes français, soutenant le national-socialisme allemand et appelant à une république autoritaire qui serait dirigée par Pétain. Mais il refusa l’antisémitisme et ne participa guère à la Collaboration.
6 Léon Jouhaux (1879-1954) fut secrétaire général de la C.G.T. de 1909 à 1947.
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-11064-4
- EAN : 9782406110644
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11064-4.p.0041
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 14/12/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français