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Classiques Garnier

La semaine inoubliable La première semaine de guerre

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La semaine inoubliable

La première semaine de guerre1

Charles Gide

Jeudi 30 juillet [ 1914 ]

Je suis de service à la Faculté de Droit tout le jour : cest la fin de la session des examens. Beau jour que celui-ci dordinaire : le jour des départs en vacances ! Mais nous ne pensons pas aux vacances, nous pensons à lorage qui fait déjà le ciel tout noir.

Cependant je ne crois pas à la guerre et même en me rendant ce matin à lÉcole de Droit, ce qui me hantait lesprit et me froissait lâme ce nétait pas la guerre mais lacquittement hier de la femme Caillaux2. Cependant dheure en heure les nouvelles deviennent plus inquiétantes. Le journal Paris Midi annonce la mobilisation. Un de nos collègues qui revient du Ministère annonce que lAllemagne a envoyé un ultimatum à la Russie. Nous accomplissons tout de même notre devoir professionnel. Nous interrogeons, écoutons, marquons les présents mais jai une peine infinie à savoir ce que je demande aux candidats et ce quils me répondent. Il me semble que nous jouons la comédie. Jaurais bien envie de leur dire à tous : cest bon : restons-en là : vous êtes tous reçus. Nos 42jeunes collègues font leurs adieux : ils pensent partir peut-être demain, peut-être cette nuit.

Cependant cette lourde journée est finie : nous enfermons nos robes au vestiaire – pour longtemps – et quand nous sortons, il y a une petite lueur dans le ciel. On dément officiellement la nouvelle de la mobilisation et le journal Paris Midi est poursuivi. Ce soir Le Temps parait encadré de noir. Hébrard, son directeur est mort et la première page lui est consacrée – mais personne ne lit la première page. Ah ! la mort dun homme, fût-ce un prince du journalisme, ne fait pas grand bruit à cette heure où la mort en attend tant dautres.

Vendredi 31 juillet

La cuisinière revient affolée du marché. Les marchands ne rendent plus la monnaie sur le billet : ils refusent la vente ou pour leurs clients habituels, ils vendent à crédit. Les Grands magasins, les bureaux de tabac et bureaux de poste, les cafés, sont assiégés de gens qui viennent demander un écheveau de fil, une boîte dallumettes, un timbre-poste ou un bock et qui donnent en paiement un billet de 100 fr… Rien ne peut expliquer cette disparition de la monnaie sinon une thésaurisation soudaine et générale – et cest là un symptôme qui minquiète car rien de pareil ne sest vu dans la guerre de 1870. Les Grands magasins, dans limpossibilité de faire face aux demandes de change de monnaie, ont dû fermer hier de bonne heure.

Samedi 1 er aoÛt

Les journaux ce matin apportent lhorrible nouvelle de lassassinat de Jaurès hier soir. Ah ! je disais hier que la mort dun homme ne fait pas grand bruit en ce moment : celle-ci pourtant cause une émotion profonde. Voici la première et la plus noble victime de cette guerre quil 43avait détestée et néanmoins, à la fin, acceptée. Il marche le premier dans linnombrable file des morts qui vont suivre.

Qui aurait pu croire, il y a quelques jours, quun assassinat comme celui de Jaurès ne provoquerait aucun trouble dans les rues de Paris ? rien quun silence recueilli : ses amis pleurent et ses ennemis se découvrent : cest tout. Cependant la guerre nest pas encore déclarée ni même la mobilisation décrétée : jai encore quelque espoir. Il me paraît impossible que les trois ou quatre hommes qui tiennent en ce moment entre leurs mains la vie de millions dhommes, peut-être la destinée de leur pays, ne sarrêtent pas au dernier moment devant labîme ou ne soient pas retenus par la pensée de ce Dieu quils invoquent.

À 5 heures du soir je me trouve sur la place du Trocadéro, attendant près du kiosque larrivée des journaux. Cest un des lieux animés et charmants de Paris. Les lignes de tramway se croisent et tournent autour du petit square qui en fait le centre. Les autobus Trocadéro-Gare de lEst sy rassemblent à leur point terminus et encombrent la vaste place de leurs lourdes voitures dun jaune éclatant. Mais un employé de la Cie accourt : il crie : « Tout le monde descend ! Toutes les voitures au dépôt ! » … Et toutes les voitures vides partent à grand train ; la place semble déserte maintenant. Cette fois-ci nous y sommes : cest la mobilisation. En effet quelques minutes après, on laffiche. Aucun bruit, aucune manifestation, un grand silence : les hommes ne crient pas, les femmes ne pleurent pas. Je rentre en hâte. Un de mes fils est déjà à la caserne puisquil fait son temps de service, mais lautre doit partir mardi matin. Il nest que temps de soccuper des préparatifs nécessaires.

Dimanche 2 aoÛt

Première journée de mobilisation, de minuit à minuit. Chaque jour on va les annoncer dans les journaux, une à une – première, deuxième, troisième journée – afin que chacun regarde dans son livret militaire quel est le jour qui sonne pour lui. La raréfaction du numéraire continue et se complique dune majoration du prix, du moins pour les denrées de facile conservation, pommes de terre, pâtes alimentaires, légumes 44secs, sucre et sel… Je dis à ma servante de ne pas les disputer au public pour ne pas faire surenchère et de prendre au contraire les denrées qui ne peuvent se garder, poissons, fruits, volailles, … En effet elles sont plutôt au-dessous du cours, la clientèle riche étant dailleurs partie et la demande darticles de luxe faisant défaut. La crise monétaire est dailleurs en voie de décroissance, grâce à lémission par la Banque de France de coupures de 20 fr. et de 5 fr., mais aussi, je pense, parce que laccaparement de monnaie se faisait surtout en vue des besoins des mobilisés, comme viatique pour remplir leur bourse ou leur ceinture, et sest donc à peu près faite maintenant.

Journaux du soir. La guerre est commencée. Le Luxembourg envahi, le premier soldat français tué, un caporal – et le premier allemand aussi, un officier. Lescadron français lui a rendu les honneurs. Voilà un beau et triste geste, le salut de lépée avant dengager le fer.

Lundi 3 aoÛt

Les événements se pressent maintenant et lattention haletante a peine à les suivre. La déclaration de neutralité de lItalie, lultimatum de lAllemagne à la Belgique – deux bonnes nouvelles pour nous. Car pour lItalie, ceût été dur davoir à se battre contre elle, car nous laimons bien quoiquelle ny croie pas toujours. Et pour la Belgique, la voilà de nouveau, malgré elle, notre alliée et, quoiquil advienne, sa germanisation sera arrêtée pour longtemps. Samain a été fusillé3 ! Cétait le président dune société littéraire Le souvenir français. Il avait déjà été poursuivi mais acquitté par les tribunaux et on peut croire, par le précédent dHansi4, que sil avait été acquitté, cest quil était vraiment innocent ! Ce nest 45pourtant pas cette fraîche exécution qui donnera une chance de plus de victoire à lAllemagne : elle donnera seulement à lAlsace un martyr.

Une lettre dHervé qui demande à sengager5 ! Nest-ce pas prodigieux ! Et une proclamation de la C.G.T. aux syndicalistes les engageant à faire leur devoir de soldat ! Je nétais pas de ceux qui prenaient au tragique les menaces de grève générale et de sabotage en cas de mobilisation, mais javoue que je naurais pas imaginé que la guerre pût rallier tous les socialistes, syndicalistes, léninistes, sans une seule protestation, pas même un cri dans la rue. Cela passe toute attente. Véritablement, il y a une âme française : ce nest pas une phrase. Mais elle neût pas vibré unanime si la France ne se battait que pour la Serbie ou même pour lAlsace-Lorraine : cest parce quon sent quelle va se battre pour que tous les peuples restent libres. Cest ce que vient de dire tout à lheure le secrétaire général de la C.G.T6. à lenterrement de Jaurès, au milieu dune intense émotion : « Au nom des organisations syndicales, au nom de tous ces travailleurs qui ont déjà rejoint leur régiment et de ceux – dont je suis – qui partiront demain, je déclare que nous allons sur le champ de bataille avec la volonté de repousser lagresseur : cest la haine de limpérialisme qui nous entraîne. »

La guerre vient dêtre déclarée officiellement, pure formalité parce quelle était déjà engagée. Mais la guerre vient dêtre déclarée aussi entre lAngleterre et lAllemagne, ce qui était douteux hier encore. Ceci est quelque chose. Depuis la guerre de Cent ans et Jeanne dArc, il ny a point eu de guerre où lAngleterre ait lâché prise. Dans la soirée on apprend que des magasins portant des noms allemands ont été saccagés : lun deux lest sous mes yeux. Cest une succursale de la grande maison de lait Maggi, dont le nom pourtant na rien dallemand, et qui est suisse, je crois. Nous nous sentons humilié par ces actes honteux qui courent le risque de déshonorer la belle attitude de la population parisienne sils étaient répétés. Mais la réprobation de lopinion publique et dailleurs de sévères condamnations les ont arrêtés net. Ils étaient dautant plus 46vils quils ont été provoqués çà et là moins par un patriotisme fanatique que par la jalousie des concurrents. La preuve cest que certains français nont pas été épargnés. Lun deux disait, montrant sa petite boutique dévastée : vous voyez ! eh bien, il faut que je parte ce soir comme mobilisé.

Mardi 4 aoÛt

Troisième journée de mobilisation. Je viens daccompagner mon fils à la petite gare des Batignolles désignée pour son régiment – pas tout à fait jusquà la gare car un rang dagents de police ne laisse passer que les mobilisés et arrête les familles. Un vieux sergent de ville, en exécutant sa consigne et en repoussant doucement les femmes et les mères, essuie sa moustache grise. Je suis parti ainsi, il y 44 ans : ma mère aussi maccompagnait à la gare et je navais pas moins dentrain que mon fils mais pourtant, je ne partais pas alors pour une juste guerre : oh non ! Avouons que nous méritions alors dêtre battus tandis que nous pouvons dire aujourdhui à nos fils quils méritent de vaincre. Et quelle différence avec la guerre de 1870 ! Alors nous nentendions que la Marseillaise et les cris de À Berlin ! : cette fois on nen entend pas un seul. On lit sur tous les visages une muette résolution.

Et il ny a pas un accroc dans la mobilisation : voilà encore qui me confond ! Car je métais dit souvent : ce nest pas linégalité du nombre qui meffraie : quil y ait 3 millions de soldats dun côté et 4 de lautre, cela ne minquiète guère mais ce qui minquiète cest linfériorité dans lorganisation et le maniement de ces énormes masses ; sur ce terrain les allemands seront nos maîtres. Et ce qui me confirmait dans ces tristes pronostics, cest tout ce que jentendais dire par mon fils qui faisait son service comme caporal aviateur. Il me citait des exemples incroyables que je ne voudrais pas rapporter, de confusion, de désordre, dincohérence dans les services. Hélas ! me disais-je que sera-ce le jour de la mobilisation ! Or ce jour venu, chacun sest ressaisi, tous les tire-au-flanc se sont mis à la besogne, tous les embusqués ont repris leur place, toutes les fortes têtes qui disaient pis que pendre de leurs chefs vont au-devant des ordres ; tous les réservistes qui avaient dit quils resteraient chez 47eux devancent le jour de lappel. Mon caporal aviateur, dans ce même service où tout marchait si mal, mécrit : « pour le moment, tout marche admirablement, sans le moindre heurt, sans la plus petite difficulté. Tout se passe comme il avait été prévu, sans trouble et sans hésitation. Cest tout à fait bien ». Cest là un trait dindividualisme bien français : ne faire son devoir que le jour où on le juge nécessaire. Je ne veux pas dire dailleurs que ce soit là une règle de conduite à recommander ; mais peut-être ceci explique-t-il tant de brusques défaillances et de retournement subits dans notre histoire.

Impressionnante physionomie de Paris ! Tous les magasins sont fermés, les moyens de locomotion sont restreints et sarrêtent à 8 h. du soir : plus dautobus, peu de taxis et de fiacres, difficile donc de sortir de chez soi ; presque pas de soldats dans les rues ; ils sont partis. Les théâtres sont fermés et les affiches qui sétalent encore ont lair de venir dun lointain passé ; lune delles, licencieuse, paraît un singulier anachronisme. Aucun groupe, sauf un peu vers 6 h. du soir, autour des kiosques de journaux mais point de crieurs de journaux et de nouvelles souvent fausses, dans les rues. Le soir une partie des lampes électriques sont éteintes et lon voit mieux se promener dans le ciel les rayons des projecteurs électriques qui guettent les Zeppelins. Les avions blindés, prêts à leur courir sus dès quils seront signalés, sont à leur poste ; ceux-ci veillent, Paris dort. Et pendant quun million dhommes savance à pas lourds pour bombarder Paris, limmense ville dort du sommeil dune ville de province paisible.

1 Ce texte, demeuré inédit jusquà ce jour, figurait dans les archives de Charles Gide conservées par sa famille. Le titre est de lauteur (les notes sont de notre fait, Marc Pénin).

2 Henriette Raynouard, seconde épouse de lhomme politique français Joseph Caillaux, tua le 16 mars 1914 de 6 coups de revolver Gaston Calmette, le directeur du Figaro, journal qui menait depuis plus de 3 mois une dure campagne de presse contre son mari. Son avocat convainquit le jury quelle avait agi sous limpulsion dun réflexe féminin incontrôlé et elle fut acquittée le 29 juillet 1914.

3 La nouvelle quAlexis Samain avait été fusillé, annoncée par le ministère de la Guerre et complaisamment reprise par les journaux était un faux. Alexis Samain, président du Souvenir Français de Metz, fut en fait arrêté par les allemands, envoyé quelques mois en prison puis sur le front de lEst doù il revint pour participer en novembre 1918 à la « cérémonie de la délivrance » de Metz.

4 Jean-Jacques Waltz, alias Hansi ou Oncle Hansi, (1873-1951), dessinateur, caricaturiste et polémiste alsacien, résolument anti-allemand. Condamné à 900 marks damende en 1913 puis à un an de prison en juillet 1914, il réussit à passer en France et fit la guerre dans larmée française.

5 Gustave Hervé (1871-1944), journaliste et homme politique français. Dabord socialiste, il fut violemment anti-militariste jusquen 1912, ce qui lui valut plusieurs condamnations. Après la guerre, il sorienta de plus en plus à droite, participant à la création de divers mouvements fascistes français, soutenant le national-socialisme allemand et appelant à une république autoritaire qui serait dirigée par Pétain. Mais il refusa lantisémitisme et ne participa guère à la Collaboration.

6 Léon Jouhaux (1879-1954) fut secrétaire général de la C.G.T. de 1909 à 1947.