The greatness and decadence of Rome in Bossuet's works Variations on a rhetorical topos
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue Bossuet Littérature, culture, religion
2020, n° 11. Bossuet et l’Italie (xviie-xxe siècle) - Author: Pelleton (Nicolas)
- Pages: 29 to 46
- Journal: Bossuet Studies
La grandeur et la décadence
de Rome chez Bossuet
Les modulations d’une topique rhétorique
« Avec leurs raisonnements si sublimes, avec leur éloquence toute-puissante, ils [les Romains] n’ont pu désabuser les peuples de leurs ridicules cérémonies et de leur religion monstrueuse. » (I, 4361) Cette phrase de Bossuet donne le ton de la représentation satirique et corrosive que les prédicateurs donnent de Rome, liée à la fois à une représentation doxique de la gloire, et aux idées mêmes de vice et de dépravation. C’est le cas dans les discours de M. de Meaux, mais aussi dans ceux de Massillon, ou encore dans ceux du prédicateur portugais Vieira. Aussi cette représentation, en ceci qu’elle est récurrente chez les prédicateurs, relève-t-elle du topos, c’est-à-dire, d’un « stéréotype logico-discursif2 », d’une « preuv[e] techniqu[e] de l’argumentation3 ». Dans les discours de Bossuet, cette topique trouve non seulement sa représentation paradigmatique, mais également son expression la plus grandiose, en accord avec la force oratoire exceptionnelle que la postérité s’est accordée à reconnaître aux discours de l’Aigle de Meaux. Or si celui-ci voit dans la Cité Éternelle le lieu où les vices de l’humanité se montrent avec le plus d’éclat, la représentation qu’il en donne dépasse la satire stricto sensu. Dans une perspective à la fois historique, théologique et téléologique, la capitale italienne cristallise la confrontation entre le paganisme et le christianisme, tantôt sur le mode de la continuité, tantôt sur le mode de la rupture. Lieux, hommes illustres, événements historiques structurent la topique de la grandeur et de la décadence de Rome, laquelle devient 30tour à tour le support de différents types de discours, notamment moral et politique.
Grâce à une approche à la fois topique et stylistique, nous voulons montrer comment le topos de la grandeur et de la décadence de Rome, tel qu’il est observable dans les discours de Bossuet, est moins le support d’une topographie descriptive, que la cristallisation même d’une pensée morale, théologique et téléologique, qui porte d’une part sur la grandeur éternelle du Christ, et d’autre part sur la décadence continuelle des puissants et des civilisations. Le bon sens suffirait à poser un rapport d’opposition entre les notions de grandeur et de décadence. Or l’éloquence de la chaire est déterminée par l’idéologie chrétienne et la notion même du discours religieux4 ; à cet égard, elle met en place une rhétorique par laquelle le discours exprime l’anéantissement simultané de la grandeur et de la décadence. Cette étude sera enfin l’occasion de réfléchir à la notion même de topos dans l’éloquence de la chaire, qui suppose des dispositifs énonciatifs spécifiques.
L’Histoire romaine,
paradigme de la dépravation et de la vanité
L’Histoire romaine est utilisée comme le support exemplaire d’une réflexion sur la fragilité et la précarité des biens et de la gloire terrestres. En ce sens, elle est moins un prétexte à la pensée morale, théologique et téléologique, que le point de cristallisation topique, concret et référentiel de la dialectique inaltérable de la grandeur et de la décadence des civilisations. Aussi la présence topique de Rome dans les discours de Bossuet passe-t-elle par des effets de dialogisme interdiscursif et interculturel.
En accord avec une certaine tradition rhétorique, Bossuet se montre critique à l’égard de l’ancienne Rome, de sa grandeur antique, déconstruites par sa chute et sa faiblesse présente. La topique de la grandeur et de 31la décadence de Rome se fonde chez lui sur un système d’oppositions fondamentales, entre le passé et le présent, entre l’orgueil et l’humilité, entre le paganisme et le christianisme :
Cependant, comme si le christianisme et la croix de Jésus étaient une fable, nous n’avons d’ambition que pour la gloire du siècle : l’humilité chrétienne nous paraît une niaiserie. Nos premiers pères croyaient qu’à peine les empereurs méritaient-ils d’être chrétiens. Les choses à présent sont changées : à peine croyons-nous que la piété chrétienne soit digne de paraître dans des personnes considérables. (I, 447)
La satire de la grandeur romaine est ici discrète, mais extrêmement subtile. D’un point de vue énonciatif, le prédicateur, garant de l’autorité ecclésiastique et du dogme catholique, parle en sous-énonciation5, en ceci que le verbe « paraître » creuse une distance entre le nous et le point de vue considéré, qui est radicalement opposée à l’idéologie chrétienne (« l’humilité chrétienne nous paraît une niaiserie », « à peine croyons-nous que la piété chrétienne soit digne de paraître dans des personnes considérables »). La sous-énonciation a pour effet de miner et de neutraliser les discours qui ne seraient pas conformes au discours de l’Église.
Si la veine satirique s’appuie ici sur des phénomènes discursifs grâce auxquels le prédicateur parle de biais, il peut a contrario se révéler bien plus corrosif et violent. En effet, l’évêque de Meaux fait preuve d’une virulence et d’une agressivité remarquables envers l’ancienne Rome, et adopte une posture rhétorique et énonciative que l’on peut analyser comme relevant d’une certaine forme d’autoritarisme :
Que l’ancienne Rome ne me vante plus ses dictateurs pris à la charrue, qui ne quittaient leur commandement que pour retourner à leur labourage : je vois quelque chose de plus merveilleux en la personne de mon grand Apôtre, qui, même au milieu de ses fonctions non moins augustes que laborieuses, renonce volontairement aux droits de sa charge, et refusant de tous les fidèles 32la paye honorable qui était si bien due à son ministère, ne veut tirer que de ses propres mains ce qui est nécessaire pour sa subsistance. (II, 337)
Rome, après s’être longtemps enivrée du sang de ses généreux combattants, Rome la maîtresse a baissé la tête, et a rendu plus d’honneur au tombeau d’un pauvre pêcheur qu’aux temples de son Romulus. Les empereurs même les plus triomphants sont venus, au temps marqué par la Providence, rendre aussi leurs devoirs ; ils ont élevé l’étendard de Jésus au-dessus des aigles romaines ; ils ont donné la paix à l’Église par toute l’étendue de l’empire.
Où êtes-vous maintenant, ô persécuteurs ? Que sont devenus ces peuples farouches qui rugissaient comme des lions contre l’innocent troupeau de Jésus ? (II, 114)
Dans les deux extraits, la vindicte et la satire s’appuient sur des effets de sur-énonciation6, qui consistent à faire taire toute voix dissonante et à discréditer la grandeur passée de Rome. En refusant, d’une part, que « l’ancienne Rome […] vante […] ses dictateurs », et en s’adressant, d’autre part, directement à la Cité Éternelle par une prosopopée (« Où êtes-vous maintenant […] l’innocent troupeau de Jésus ? »), M. de Meaux porte le coup de grâce, et fait taire toute voix dissonante. Dans le premier exemple, le paradoxe renforce la satire, ainsi que l’éloge de saint Paul, qui passe par une évocation extrêmement vindicative des dictateurs romains, prétendument « augustes », mais exempts de la dignité qui sied à leur fonction. L’article indéfini (« au tombeau d’un pauvre pêcheur » ; c’est moi qui souligne), qui est ici un marqueur d’effacement énonciatif, réalise une saisie tardive7 de l’objet, en ce sens que l’objet (« pêcheur ») est indéterminé, mais spécifié par le savoir et le système de valeurs chrétiennes que partagent le prédicateur et les auditeurs. Par ailleurs, le choix de la périphrase « un pauvre pêcheur » pour désigner saint Pierre permet d’unir les auditeurs autour d’une référence axiologique commune. Or le prédicateur parle en sur-énonciation par rapport à Rome, dont il 33écrase de sa vindicte la grandeur passée, et qu’il fait taire dans la prosopopée (« Où êtes-vous maintenant, ô persécuteurs ? »). Ce dispositif complexe de construction du point de vue8 exprime donc l’évidence du triomphe de saint Pierre et sa nécessaire domination sur Rome. Par là même, en tant que voix de l’Église universelle, le prédicateur valorise le dogme chrétien :
Que je me plais de le voir [le Christ] devant le tribunal de Pilate, bravant, pour ainsi dire, la majesté des faisceaux romains par la générosité de son silence ! Que Pilate rentre tant qu’il lui plaira au prétoire pour interroger le Sauveur, il ne satisfera qu’à une seule de ses questions. (I, 261)
La représentation tient ici de l’hypotypose. En effet, la vision est spectaculaire et renchérit sur elle-même, ainsi que le montrent la réduplication du patron syntaxique et la reprise anaphorique du « Que » exclamatif. La progression textuelle est significative : en effet, si le thème de la première phrase est la vue et le prédicat est l’objet du regard, l’objet du regard devient, par un effet de variatio et d’amplificatio, le thème de la seconde phrase. En définitive, ces effets d’hypotypose et de progression textuelle discréditent « la majesté des faisceaux antiques » au profit « la générosité [du] silence » du Christ. Le prédicateur raille donc la grandeur passée de la civilisation romaine, désormais anéantie ; le plaisir de l’évocation (« je me plais ») est autant celui de l’exaltation du christianisme que celui de la diatribe contre la Rome antique.
La liaison inextricable de la glorification du christianisme et de la satire de Rome trouve son accomplissement générique dans la forme du panégyrique. En effet, ce genre oratoire fait le récit de « l’histoire des premiers temps de l’Église » (I, 36) en montrant comment l’empire romain a décliné et l’a cédé au christianisme sous l’action des martyrs, considérés comme les premiers héros de la foi chrétienne9. Comme tout panégyriste, Bossuet se fait chroniqueur de la vie des saints et des martyrs, et il en tire un enseignement moral et théologique. Le récit hagiographique est alors ancré par le prédicateur dans un espace hétérotopique, celui de l’Empire romain des premiers temps de l’ère chrétienne, époque où 34la grandeur de Rome va s’essouffler jusqu’à la décadence. Par exemple, les Panégyriques de saint Gorgon évoquent la domesticité des empereurs romains, à laquelle appartenait saint Gorgon :
Saint Gorgon vivait en la cour des empereurs Dioclétian et Maximian, et avait une charge très considérable dans leur maison. […] Surtout quiconque a tant soit peu lu l’histoire romaine y a pu remarquer quel crédit les empereurs donnaient ordinairement à leurs domestiques que leurs offices appelaient plus souvent près de leurs personnes. (I, 36)
Or le récit se poursuit par l’évocation de la vie publique, mise en danger par la foi de saint Gorgon (qui, pourtant, relève d’une pratique privée) :
Saint Gorgon ne l’a pas eu si aisé. Ce n’a pas été tout d’avoir méprisé les grandeurs ; l’empereur lui fit payer bien cher la grâce qu’il lui avait faite de le recevoir en son amitié. Outre la haine qu’il avait généralement pour tous les chrétiens […], il était encore rongé d’un secret déplaisir d’avoir nourri en sa maison un ennemi de l’empire, et même de lui avoir donné part à sa confidence. (I, 40)
L’évocation de la vie du saint articule donc la pôlis et l’oikia, ainsi que la contamination de la première par la seconde. La gloire dont jouissait saint Gorgon est reconfigurée en décadence (selon l’axiologie de l’empereur), mais elle est reconfigurée en une gloire encore plus grande, en un triomphe (selon l’axiologie chrétienne, dont la voix du prédicateur, en tant qu’énonciateur, est le support). Le martyre, « divertissement ordinaire du peuple romain » (I, 37), est le point d’achèvement de cette évocation : saint Gorgon est placé sur un gril rougi, « […] et son pauvre corps écorché, à qui les onguents les plus doux, les plus innocents, auraient causé d’insupportables douleurs, est frotté de sel et de vinaigre » (I, 583). La haine de l’empire romain à l’égard des chrétiens (I, 37) est assimilée au motif dysphorique du venin et du vomissement (I, 583). Cette configuration permet donc de mettre en avant la puissance politique et morale des premiers chrétiens. Or elle est aussi, pour le prédicateur, un moyen pour rappeler à ses contemporains, et en particulier au roi et aux puissants, que l’art de gouverner est tributaire de l’Église et du dogme catholique.
35De la grandeur à la décadence de Rome :
rupture ou continuité ?
On pourrait être tenté de poser un lien de chronologie, ou de cause à effet, entre la notion de grandeur et celle de décadence : Rome a été glorieuse, mais elle ne l’est plus. Cependant, bien que Bossuet cautionne la décadence de cette civilisation, cette opposition notionnelle n’est pas une évidence. « [C]hantre de la modernité […] [et] du progrès accumulatif10 », l’évêque de Meaux ne saurait concevoir que le progrès ne vient que du rejet du passé. Aussi la présence de Rome dans ses discours relaie-t-elle cette foi dans la connaissance et le progrès cumulatif, et se charge d’une dimension téléologique.
L’Aigle de Meaux témoigne d’une connaissance profonde et documentée de l’Histoire romaine antique. Or ce n’est pas en tant qu’historien que Bossuet exploite ces sources, mais en tant que théologien et en moraliste. Pour autant, le discours du prédicateur n’est pas systématiquement le support d’une diatribe sur le caractère éphémère de la gloire des nations. Ainsi déclare-t-il à une postulante bernardine :
Venez donc, ma très chère Sœur, venez recevoir des mains de Jésus les ornements de la liberté. On changeait autrefois d’habit à ceux que l’on voulait affranchir ; et voici qu’on vous présente humblement au divin auteur de la liberté, afin qu’il lui plaise de vous dépouiller aujourd’hui de toutes les marques de votre esclavage. (III, 48)
Loin de vilipender la grandeur déchue de Rome, le prédicateur pose une analogie et une continuité entre le paganisme et le christianisme. Ce parallélisme entre la pratique romaine et la pratique chrétienne a pour effet de renforcer la grandeur et la solennité de l’une et de l’autre. De même, l’Histoire romaine a connu des hommes illustres, dont la vie, héroïque et extraordinaire, reste un modèle pour les chrétiens du xviie siècle :
Poussons jusqu’au Ciel nos acclamations, et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, à ce nouveau Marcien, à ce nouveau Charlemagne, ce que les six cent trente Pères dirent autrefois dans le concile de Chalcédoine : 36Vous avez affermi la foi, vous avez exterminé les hérétiques : c’est le digne ouvrage de votre règne, c’en est le propre caractère. Par vous l’hérésie n’est plus : Dieu seul a pu faire cette merveille. Roi du ciel, conservez le roi de la terre : c’est le vœu des Églises ; c’est le vœu des évêques. (VI, 356)
Saint Augustin considère parmi les païens tant de sages, tant de conquérants, tant de graves législateurs, tant d’excellents citoyens, un Socrate, un Marc-Aurèle, un Scipion, un César, un Alexandre, tous privés de la connaissance de Dieu et exclus de son royaume éternel. (VI, 446)
Ici, c’est par l’antonomase que passe la référence aux hommes illustres de l’ancienne Rome. La substantivation des noms propres passe tantôt par le déterminant démonstratif (« ce nouveau Constantin », « ce nouveau Théodose », « ce nouveau Charlemagne »), tantôt par l’article indéfini singulier (« un Marc-Aurèle », « un Scipion », « un César »). Ainsi Michel Le Tellier devient-il, dans le premier exemple, l’égal de Constantin, de Théodose et de Charlemagne, et le Grand Condé devient-il, dans le second exemple, l’égal de Marc-Aurèle, de Scipion et de César. Le défunt s’en trouve alors magnifié et mythifié. Les références à la Rome antique peuvent même être des modèles de comportements exemplaires, que le prédicateur offre à la méditation intérieure des auditeurs :
Apprenez, apprenez quel usage le chrétien doit faire des honneurs du monde : qu’il les reçoive premièrement avec modestie, connaissant combien ils sont vains ; qu’il les reçoive pour la police, mais qu’il ne les recherche pas pour la pompe ; qu’il imite l’empereur Héraclius, qui déposa la pourpre et se revêtit d’un habit de pauvre, pour porter la croix de Jésus. (I, 447)
Le regard porté sur la grandeur et sur la décadence de Rome n’est ici pas dénué d’une certaine ambiguïté. Le discours consiste en un propos de morale, le ton est celui d’un discours didactique (« Apprenez, apprenez »). Bien qu’il soit question ici d’un point de morale chrétienne (« quel usage le chrétien doit faire des honneurs du monde »), l’exemplum concerne l’empereur romain Héraclius, « qui déposa la pourpre et se revêtit d’un habit de pauvre, pour porter la croix de Jésus ». Or si un Romain est ici mis en avant comme modèle d’une admirable conversion, la civilisation romaine n’en est pas moins blâmée – par effet de contraste avec Héraclius – comme étant vaine (« comme ils sont vains ») et fate (« pour la pompe »). Bien que Rome puisse proposer des modèles de 37grandeur, il n’en demeure pas moins que la décadence est présente au cœur même de la grandeur.
Encore reste-t-il pour le prédicateur (lequel entend tenir un propos moral) de trouver le moment où la décadence de Rome s’est révélée. C’est l’écriture historiographique qui permet une telle recherche. En effet, l’Histoire propose de connaître « les changemens mémorables que la suite des temps a faits dans le monde11 », de « distinguer les temps12 », afin de connaître le génie des hommes de chaque époque13. Dans l’exorde du Sermon sur l’honneur du monde, le prédicateur évoque le déroulement fastueux et éblouissant du triomphe des généraux romains triomphants :
Parmi toutes les grandeurs du monde, il n’y a rien de si éclatant qu’un jour de triomphe ; et j’ai appris de Tertullien que ces illustres triomphateurs de l’ancienne Rome marchaient au Capitole avec tant de gloire que, de peur qu’étant éblouis d’une telle magnificence, ils ne s’élevassent enfin au-dessus de la condition humaine, un esclave qui les suivait avait charge de les avertir qu’ils étaient hommes : Respice post te, hominem te memento. Ils ne se fâchaient pas de ce reproche : « C’était là, dit Tertullien, le plus grand sujet de leur joie, de se voir environnés de tant de gloire, que l’on avait sujet de craindre pour eux qu’ils n’oubliassent qu’ils étaient mortels : Hoc magis gaudet tanta se gloria coruscare, ut illi admonitio conditionis suæ necessaria. » (III, 340)
Le passage s’appuie sur un ensemble de connaissances historiques avérées : le nom même de Tertullien et l’hétéroglossie (la citation de cet auteur est donnée en français et en latin) valident l’autorité de la référence et du discours tenu. Le triomphe est présenté comme un événement particulièrement grandiose, comme en témoigne le recours aux hyperboles (« rien de si éclatant », « avec tant de gloire » – ce syntagme apparaît dans le discours rapporté de Tertullien et dans le discours rapportant de Bossuet –, « une telle magnificence », « le plus grand sujet de leur joie ») ou à l’adjectif axiologique euphorique14 « illustres ». Le triomphe 38appartient donc clairement aux « grandeurs de ce monde ». Le motif de l’antique « pompe » romaine est repris et amplifié un peu plus loin :
L’honneur du monde, mes Frères, c’est cette grande statue que Nabuchodonosor veut que l’on adore. […] tout le monde sacrifie à l’honneur ; et ces fifres, et ces trompettes, et ces hautbois, et ces tambours qui résonnent autour de la statue, n’est-ce pas le bruit de la renommée ? ne sont-ce pas les applaudissements et les cris de joie qui composent ce que les hommes appellent la gloire ? (III, 342)
Le syntagme « honneur du monde » est une variatio sur le syntagme « grandeurs du monde ». Mais au nom de « la vérité évangélique » (III, 342), assimilée à un « foudre » (III, 342), la statue de Nabuchodonosor doit être détruite, les triomphes des anciens Romains doivent être condamnés, et à travers eux, la justice divine doit s’abattre inéluctablement sur toutes les « grandeurs du monde ». L’exorde du Sermon sur l’honneur du monde opère donc un spectaculaire renversement paradigmatique de la notion même de grandeur. Les fifres, les trompettes, les hautbois, les tambours, les Césars et les princes, sont autant de motifs symboliques de la grandeur passée et de la décadence présente de Rome, et du renouvellement spirituel apporté par le Christ.
Grandeur et décadence :
un dispositif spéculaire
Grâce à la topique de la grandeur et de la décadence de Rome, le prédicateur exalte l’avènement glorieux du Christ, qui explique le fonctionnement même de la dialectique de la grandeur et de la décadence. Du point de vue énonciatif, l’analogie permet de penser le christianisme comme une nouveauté par rapport au paganisme, mais également le caractère anhistorique du dogme chrétien et de la déchéance romaine.
Condamner le faste de la grandeur romaine, maintenant déchue, n’est ni ne saurait être une fin en soi. Le propos de Bossuet reste théologique et apologétique. Par là même, la gloire de l’ancienne Rome, cristallisée par le motif du triomphe, et anéantie à l’instar de la statue de Nabuchodonosor, est en nette opposition – du moins semble-t-il – avec 39l’entrée du Christ dans Jérusalem : « Le triomphe de mon Sauveur est bien éloigné de cette pompe ; […] » (III, 341) Selon les valeurs de l’Antiquité, mais également pour la doxa du xviie siècle, « [l]e triomphe [du] Sauveur » est un paradoxe :
[…] et quand je vois le malheureux équipage avec lequel il [le Christ] entre dans Jérusalem, au lieu de l’avertir qu’il est homme, je trouverais bien plus à propos, Chrétiens, de le faire souvenir qu’il est Dieu : il semble en effet qu’il l’a oublié. (III, 341)
Le paradoxe tient ici à la structure comparative « bien plus à propos », par laquelle Bossuet feint de mener un raisonnement qui serait celui des païens : l’entrée du Christ à Jérusalem à dos d’âne serait une humiliation. Or ce qui serait une humiliation pour les anciens Romains devient, selon l’axiologie chrétienne, une élévation. La justice divine portée par ce triomphe justifie alors la rhétorique judiciaire du prédicateur :
Parais donc ici, ô honneur du monde, vain fantôme des ambitieux et chimère des esprits superbes ; je t’appelle à un tribunal où ta condamnation est bien assurée. Ce n’est pas devant les Césars et les princes, ce n’est pas devant les héros et les capitaines que je t’oblige de comparaître : comme ils ont été tes adorateurs, ils prononceraient à ton avantage. Je t’appelle à un jugement où préside un roi couronné d’épines, que l’on a revêtu de pourpre pour le tourner en ridicule, que l’on a attaché à une croix pour en faire un spectacle d’ignominie : c’est à ce tribunal que je te défère ; c’est devant ce roi que je t’accuse. (III, 342-343)
Ici, la périphrase qui désigne le Christ est représenté comme un roi humilié et souillé, qu’actualisent, du point de vue grammatical, les articles indéfinis.
Ainsi, selon un dispositif spéculaire, Bossuet montre que la grandeur et la décadence de Rome sont aussi éternelles que la gloire du Christ et de l’Église universelle, dirigée par les successeurs de saint Pierre. Aussi, dans le Sermon sur l’unité de l’Église, le prédicateur présente-t-il l’histoire des relations entre le Saint-Siège et la France, sur un mode spectaculaire et accéléré. Son propos est alors de mesurer les écarts des pratiques diplomatiques de ces deux états, par rapport à des normes historiquement construites :
40Au reste, les canons que lui [à Charlemagne] envoya son sage et intime ami le pape Adrien, n’étaient qu’un abrégé de l’ancienne discipline, que l’Église de France regarde toujours comme la source et le soutien de ses libertés. Nous demandons encore d’être jugés par les canons envoyés à ce grand prince, et, sous un nouveau Charlemagne, nous souhaitons d’avoir toujours à vivre sous une semblable discipline. (VI, 130)
Dans un style thétique, la première phrase de ce passage est la formulation d’un double constat. Le premier renvoie au passé (« les canons que lui envoya son sage et intime ami le pape Adrien, n’étaient qu’un abrégé de l’ancienne discipline »), tandis que le second est corrélé au présent (« que l’Église de France regarde toujours comme la source et le soutien de ses libertés »). La seconde phrase, dont la signification est morale, consiste en une évaluation du double constat précédemment posé, ainsi que le montrent la modalité déontique (« Nous demandons », « nous souhaitons ») et les syntagmes axiologiquement marqués (« ce grand prince », « un nouveau Charlemagne », « une semblable discipline »).
En définitive, les discours de Bossuet montrent que l’avènement du Christ n’a fait que révéler la décadence de Rome, déjà inscrite dans sa grandeur passée. La prédication de saint Paul, qui « élève l’Église romaine au comble de l’autorité et de la gloire » (VI, 109-110), le signifie clairement : « Ainsi fut établie et fixée à Rome la chaire éternelle. C’est cette Église romaine qui, enseignée par saint Pierre et ses successeurs, ne connaît point d’hérésie. » (VI, 110) L’adjectif « éternelle » d’une part, le présent élargi (« élève », « ne connaît point ») d’autre part, expriment le renouvellement attendu de Rome par le Christ, ainsi que sa dépravation, tout aussi attendue. La topique de la grandeur et de la décadence de Rome chez Bossuet pourrait donc trouver sa synthèse dans cette phrase tirée du Sermon pour la profession de Madame de La Vallière : « Il n’y a plus rien ici de l’ancienne forme, tout est changé au dehors. » (VI, 34) C’est par la voix du prédicateur évangélique qu’est signifiée l’inscription de la décadence de Rome au sein même de sa grandeur. Par le discours topique est construit un dispositif spéculaire, qui a pour effet d’anéantir l’une par l’autre la grandeur et la décadence. Vieira a su rendre compte de ce dispositif de façon admirable et concise : « Rome, ce que tu as été, c’est ce que tu seras ; et ce que tu as été et ce que tu seras, c’est ce que tu es15. »
41Pour une approche du topos
dans l’éloquence de la chaire :
l’exemple de la grandeur et de la décadence de Rome
Nous souhaitons maintenant compléter et enrichir cette étude de la topique de la grandeur et de la décadence de Rome dans les discours de Bossuet, en essayant d’envisager une approche possible des topoi dans l’éloquence de la chaire, à la fois d’un point de vue microstructural (c’est-à-dire, à l’échelle de la production d’un même prédicateur) et d’un point de vue macrostructural (c’est-à-dire, en établissant des nuances dans l’utilisation d’une même topique chez différents prédicateurs).
Fondée sur la récurrence, la construction topique suppose conjointement la variatio. Ce phénomène est manifeste d’un point de vue microstructural, à l’échelle des discours de Bossuet eux-mêmes. En effet, M. de Meaux se plaît à reprendre des motifs, des réseaux métaphoriques, des topoi, et à en proposer des variationes. Aussi la topique de la grandeur et de la décadence romaine est-elle, certes, un motif présent et disséminé dans l’ensemble des discours de Bossuet, mais celui-ci aime à reprendre tel ou tel passage, tantôt textuellement, tantôt en y introduisant de légères variationes. On pense, par exemple, au motif de la prison, lieu de séquestration des premiers chrétiens par les Romains : « Les martyrs dans les prisons : les chrétiens y accouraient en foule ; quelques gardes que l’on posât devant les prisons, la charité des fidèles pénétrait partout. » (III, 90) Dans un autre discours, ce même thème est évoqué ainsi :
C’est pourquoi, Messieurs, les prisons publiques étaient le commun rendez-vous de tous les fidèles ; nul obstacle, nulle appréhension, nulle raison humaine ne les arrêtait : ils y venaient admirer ces braves soldats, l’élite de l’armée chrétienne […] (II, 356-357)
En soi, le thème dans ces deux passages est similaire : pour les premiers chrétiens, l’incarcération révèle la violence des autorités romaines, mais aussi le caractère vain de ces condamnations, puisque la foi pénètre les ouailles du Christ, malgré les barreaux. Or la reprise du motif et sa variatio témoignent de sa dimension topique.
42Certes, le topos suppose la récurrence et la variatio dans la production d’un même prédicateur, mais il implique également la récurrence et la variatio dans la production des différents prédicateurs les uns par rapport aux autres. Nous voudrions observer ce phénomène en nous appuyant notamment sur le corpus suivant, constitué de textes de Bossuet, de Massillon et Vieira16 :
(1) Les vérités de Dieu étaient bannies de la terre ; tout était obscurci par les ténèbres de l’idolâtrie. Chose étrange, mais très véritable ! les peuples les plus polis avaient les religions les plus ridicules ; ils se vantaient de n’ignorer rien, et ils étaient si misérables que d’ignorer Dieu. Ils réussissaient en toutes choses jusqu’au miracle : sur le fait de la religion, qui est le capital de la vie humaine, ils étaient entièrement insensés. Qui le pourrait croire, Fidèles, que les Égyptiens, les pères de la philosophie ; les Grecs, les maîtres des belles arts ; les Romains, si graves et si avisés, que leur vertu faisait dominer par toute la terre : qui le croirait, qu’ils eussent adoré les bêtes, les éléments, les créatures inanimées, des dieux parricides ou incestueux ? que non seulement les fièvres et les maladies, mais les vices les plus infâmes et les plus brutales des passions eussent leurs temples dans Rome ? Qui ne serait contraint de dire, en ce lieu, que Dieu avait abandonné à l’erreur ces grands mais superbes esprits, qui ne voulaient pas le reconnaître, et qu’ayant quitté la véritable lumière, le dieu de ce siècle les a aveuglés pour ne voir pas des choses si manifestes17 ?
(2) S’il ignore [saint Paul] la rhétorique, s’il méprise la philosophie, Jésus-Christ lui tient lui de tout ; et son nom qu’il a toujours à la bouche, ses mystères qu’il traite si divinement, rendront sa simplicité toute-puissante. Il ira, cet ignorant dans l’art de bien dire, avec cette locution rude, avec cette phrase qui sent l’étranger, il ira en cette Grèce polie, la mère des philosophes et des orateurs ; et malgré la résistance du monde, il y établira plus d’Églises que Platon n’y a gagné de disciples par cette éloquence qu’on a crue divine. […] Il poussera encore plus loin ses conquêtes, il abattra aux pieds du Sauveur la majesté des faisceaux romains en la personne d’un proconsul, et il fera trembler dans leurs tribunaux les juges devant lesquels on le cite. Rome même entendra sa voix ; et un jour cette ville maîtresse se tiendra bien plus honorée d’une lettre du style de saint Paul adressée à ses citoyens, que de tant de fameuses harangues qu’elle a entendues de son Cicéron.
Et d’où vient cela, Chrétiens ? C’est que Paul a des moyens pour persuader, que la Grèce n’enseigne pas et que Rome non plus n’a pas appris18.
43(3) Il [saint Benoît] se retira donc de Rome. Ce lieu, dit saint Grégoire, dont les merveilles et la magnificence attirent de toutes parts les étrangers, ne lui parut plus qu’une vallée de larmes : cette ville si superbe, le théâtre des grandeurs et des espérances humaines, ne fut plus pour lui qu’une scène puérile, où les rôles les plus brillants ne sont que personnages d’un instant : ce séjour si fameux par ses délices, ne lui offrit plus que des serpents cachés sous des fleurs, sur lesquelles, malgré l’attention la plus rigoureuse, on ne pouvoit marcher long-temps sans recevoir quelque piqûre mortelle. La nouveauté de son dessein, en un siècle où ces exemples étoient encore rares en Occident, n’arrêta pas un moment l’impression de l’esprit qui conduisoit au désert. Car qu’importe à une ame à qui Dieu lui-même montre une voie, que les hommes la trouvent singulière ? et que sert d’avoir des exemples, quand on a la grace pour guide19 ?
(4) Que l’Église me dise que je serai poussière : In pulverem reverteris, je n’ai pas besoin de foi ni d’entendement pour le croire. Il me suffit de voir ces sépultures soit ouvertes, soit closes. Que disent ces inscriptions ? Que recouvrent ces pierres ? Les inscriptions disent poussière, les pierres recouvrent la poussière, et tout ce qu’il y a là, c’est le rien que nous serons : tout cela est poussière. Prenons comme plus grand exemple, et pour un plus grand effroi, ces sépultures récentes au Vatican. Si vous demandez à quelle poussière appartiennent ces cendres, vous répondront les épitaphes (qui seules les différencient) : Cette poussière fut Urbain, cette autre fut Innocent, cette autre encore Alexandre, cette autre enfin, qui n’est pas encore tout à fait désagrégée, fut Clément. De sorte que pour croire que je retournerai en poussière, il n’est pas besoin de foi ni d’entendement, la vue suffit. Mais que la même Église me dise, et me prêche aujourd’hui comme règle de foi et de vérité, que non seulement je serai poussière future, mais que je suis déjà poussière présente : Pulvis es ? Comment l’entendement le saisirait-il quand les yeux témoignent du contraire20 ?
(5) Rome, ce que tu as été, c’est ce que tu seras ; et ce que tu as été et ce que tu seras, c’est ce que tu es. Regarde-toi bien dans ces deux miroirs du temps, ainsi tu te connaîtras toi-même. Et si la vérité de cette désillusion touche les pierres, combien davantage les hommes ? N’as-tu pas été poussière dans le passé ? Ne seras-tu pas poussière dans le futur ? Donc tu es poussière dans le présent : Pulvis es21.
On note que la grandeur et la décadence de Rome est une constante, et, à ce titre, il s’agit bien d’une topique. Chez Bossuet et Massillon, la violence verbale préside à la variatio et à la construction topique. M. de 44Meaux déclare que « les vices les plus infâmes et les plus brutales des passions [ont] leurs temples dans Rome », que les Romains ont « adoré les bêtes, les éléments, les créatures inanimées, des dieux parricides ou incestueux ». Il fait des Romains des individus « si graves et si avisés » : par effet de sous-énonciation22, l’ironie permet alors de poser une distance avec le discours doxique porté sur l’antique civilisation romaine. De même, Massillon se montre acerbe, et fait de Rome la ville des vices. Comme le récit du martyre est une constante dans les panégyriques, ceux-ci sont appropriés à l’évocation de la grandeur et de la décadence de Rome, comme c’est le cas dans l’extrait (3). Or, plus nettement que Bossuet, Massillon recourt à la métaphore : « une vallée de larmes », « le théâtre des grandeurs et des espérances humaines », « une scène puérile », « des serpents cachés sous des fleurs ». A contrario, l’évocation de Vieira est plus méditative que celles de Massillon et de Bossuet. Que ce soit sur le mode de la violence verbale ou sur celui de la méditation, les prédicateurs constatent que Rome a été glorieuse, et que, désormais, elle ne l’est plus.
La variation topique donne lieu à diverses constructions topographiques. Chez Massillon et chez Bossuet, Rome suscite un double mouvement contradictoire d’attraction et de retrait, actualisé par des syntagmes tels que « il méprise », « il ira en cette Grèce », « la résistance du monde » (dans l’extrait de Bossuet), « se retira donc de Rome », « l’esprit qui conduisait au désert » (dans l’extrait de Massillon), mais aussi par des phénomènes grammaticaux, comme l’emploi du futur simple chez l’évêque de Meaux, ou la négation exceptive chez l’évêque de Clermont. Vieira a lui aussi recours à des mouvements doubles, non pas contradictoires, mais alternatifs, tout d’abord d’ouverture ou de fermeture (« ces sépultures soit ouvertes, soit closes »), puis, de réflexion spéculaire (« dans ces deux miroirs du temps »). En définitive, que le mouvement topographique soit contradictoire ou alternatif, il exprime l’idée selon laquelle la grandeur de Rome devait nécessairement se résorber en décadence, l’idée selon laquelle la grandeur de Rome est sa décadence.
La décadence de Rome n’est donc pas le résultat du hasard, puisqu’elle est déterminée par l’avènement attendue du Christ. C’est pourquoi la topique de la grandeur et la décadence de Rome est structurée autour 45d’une opposition fondamentale entre le paganisme et le christianisme. Ainsi, dans l’extrait de Bossuet, la figure de saint Paul, apôtre de Jésus-Christ, est en opposition avec des figures d’hommes illustres du monde païen, romain et grec, comme Cicéron et Platon. La splendeur de Rome et de la Grèce sont renvoyées dos-à-dos, et le cèdent à la « locution rude » de saint Paul. Dans l’extrait de Massillon, on peut considérer, par effet de dialogisme interculturel, que le motif des « serpents cachés sous des fleurs » est une allusion discrète à la mort de Cléopâtre, événement dont s’est réjoui le monde romain – ce même monde romain désormais déchu de sa toute-puissance.
Le paganisme détruit, c’est le christianisme, à l’époque des prédicateurs que nous étudions ici, qui exerce une hégémonie politique sur Rome. Par là même, la construction discursive (notamment chez Bossuet et Vieira) est significative d’un point de vue politique. En 1672, en l’église Saint-Antoine-des-Portugais (l’église nationale portugaise, à Rome), Vieira prononce le Sermon du Mercredi des Cendres, d’où sont tirés les extraits (4) et (5). Chez le prédicateur portugais, la topographie sous-tend la topique de la grandeur et de la décadence de Rome, puisqu’elle correspond au cadre spatial dans lequel est produit le discours.
Spécificité de l’éloquence de la chaire, en ceci qu’elle met en avant le triomphe du christianisme sur le paganisme, la topique de la grandeur et de la décadence de Rome est fondée sur un système d’oppositions. Cependant, ce système est avant tout le support du discours religieux catholique, qui cherche à s’affirmer en tant que discours dominant et unifiant23 pour les fidèles. En effet, les discours de Bossuet et des prédicateurs en général reconfigurent la prétendue antithèse entre grandeur et décadence : la décadence de Rome était déjà inscrite dans sa grandeur passée, la grandeur de Rome est sa décadence. Ce phénomène de réversion et de réversibilité24 se justifie par l’avènement glorieux et éternel 46du Christ, l’avènement de celui a dit : « Je suis l’Alpha et l’Oméga, le commencement et la fin, […] qui est, qui était, et qui doit venir, le Tout-Puissant25. » Le caractère apocalyptique de la représentation de la grandeur et de la décadence de Rome est, certes, une constante dans les discours des prédicateurs – sans quoi il ne s’agirait pas d’une topique –, mais elle donne lieu à des nuances d’interprétations. Esprit universel et humaniste, Bossuet considère la grandeur et de la décadence de Rome comme appartenant à l’histoire universelle et à « la suite des temps », et fait de cette topique un élément essentiel de sa perspective panoramique sur l’Histoire, en même temps qu’une composante de sa praxis politique. En définitive, c’est parce qu’il a su faire converger en la topique de la grandeur et de la décadence romaine un regard universel sur l’Histoire et les nécessités politiques de son époque, que Bossuet mérite pleinement le qualificatif de catholique.
Nicolas Pelleton
PRAXILING,
Université Paul-Valéry Montpellier 3
1 Les citations prises aux discours de Bossuet viennent de l’édition de l’abbé J. Lebarcq, revue et augmentée par Ch. Urbain et E. Levesque (Œuvres oratoires de Bossuet, 7 volumes, Desclée-De Brouwer et Cie, Bruges-Paris, 1914-1926), dont nous indiquons le volume en numérotation romaine, et la page en numérotation arabe.
2 Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Le Livre de poche, Paris, 1992, p. 191.
3 Ibid.
4 Le discours religieux cherche à s’assurer un certain monopole sur l’idée même de vérité. Sur ce sujet, voir Pierre Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », dans Revue française de sociologie, 1971, 12-3, p. 295-296 ; http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1971_num_12_3_1994. Document généré le 02/05/2016
5 Alain Rabatel définit la sous-énonciation comme la « coproduction d’un PDV [point de vue] “dominé”, L1/E1, le sous-énonciateur, reprenant avec réserve, distance ou précaution un PDV qui vient d’une source à laquelle L1/E1 confère un statut prééminent » (« De l’intérêt des postures énonciatives de co-énonciation, sous-énonciation, sur-énonciation pour l’interprétation des textes (en classe) », La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO, mars 2012. Consulté le 19/09/2019. URL : http://cle.ens-lyon.fr/plurilangues/langue/didactique/de-l-interet-des-postures-enonciatives-pour-l-interpretation-des-textes ; consulté le 8 avril 2020). Alain Rabatel désigne par « L1/E1 » l’instance productrice du discours, qui est à la fois locuteur (L) et énonciateur (E).
6 Alain Rabatel définit la sur-énonciation comme la « coproduction d’un PDV surplombant de L1/E1 qui reformule le PDV en paraissant dire la même chose tout en modifiant à son profit le domaine de pertinence du contenu ou son orientation argumentative » (Ibid.).
7 Dans la psychomécanique de G. Guillaume, « l’article va servir au sujet parlant à régler l’étendue conceptuelle du nom dans le passage de la Langue au Discours » (André Joly, « L’article, instrument de modalisation chez Gustave Guillaume (1919) », Modèles linguistiques, no 64, § 9, p. 103-115. http://journals.openedition.org/ml/355 ; consulté le 8 avril 2020). La valeur première de l’article indéfini consiste à poser l’existence de l’objet, sans la déterminer (on parle de saisie précoce de l’objet). Ici, la saisie est tardive, car l’objet est indéterminé, mais spécifié par les valeurs partagées entre le prédicateur et les auditeurs. La saisie tardive renforce la virulence de la satire.
8 Le point de vue (en l’occurrence, la domination du christianisme sur le paganisme romain) est conforté par la métaphore guerrière et militaire, qui fait de Rome une civilisation cruelle et sanguinaire.
9 Bossuet considère les saints comme des « âmes héroïques » (I, 35).
10 Jean-Robert Armogathe, dans « Une ancienne querelle », postface à La Querelle des Anciens et des Modernes, xviie – xviiie siècles, éd. Anne-Marie Lecoq, Paris, Gallimard, 2001, p. 841.
11 Bossuet, Discours sur l’Histoire universel, « Avant-propos », dans Œuvres complètes de Bossuet, éd. F. Lachat, Paris, Louis Vivès, 1864, t. 24, p. 261.
12 Ibid.
13 C’est le but de Bossuet dans le Discours sur l’histoire universelle, dont les deux premiers chapitres, consacrés à Rome, se nourrissent de sources littéraires anciennes. Ces interdiscours ont été analysés par Patrick Andrivet (La Liberté coupable ou les anciens Romains selon Bossuet, Orléans, Paradigme, 2006).
14 L’antéposition de l’adjectif « illustres » accrédite sa valeur axiologique.
15 Antonio Vieira, Sermon du Mercredi des Cendres, dans Le Salut en clair-obscur. Sermons baroques, trad. Magali et Max de Carvalho, préface de Hugues Didier, Genève, Ad Solem, 1999, p. 66.
16 Le choix de Vieira tient à ce qu’il appartient au même siècle que Bossuet, mais à une aire géographique et culturelle différente. Quant au choix de Massillon, il tient à ce qu’il n’est pas un exact contemporain de Bossuet, mais qu’il appartient à la même aire géographique et culturelle.
17 Bossuet, Sermon pour l’exaltation de la Sainte Croix, I, 435-436.
18 Bossuet, Sermon sur les vaines excuses des pécheurs, II, 326.
19 Massillon, Panégyrique de saint Benoît, dans Œuvres de Massillon, évêque de Clermont, t. 2, Lefèvre, Paris, M DCCC XXXV [1835], p. 116.
20 Antonio Vieira, op. cit., p. 40-41.
21 Ibid., p. 66-67.
22 Cf. note no 5.
23 Bourdieu estime que les valeurs de la religion sont normatives et régulatrices. La religion et le discours religieux supposent une sanctification de l’ordre et de la hiérarchie, par laquelle l’Église cherche à donner « les apparences de l’unité » (art. cité, p. 315). La fonction du clergé est fondamentale, puisque les prêtres participent à une « rationalisation de la religion » (ibid., p. 304), notamment par l’utilisation d’« un langage à peu près inconnu du peuple » (ibid., p. 322). Ainsi, la religion permet de fédérer les croyants autour d’un discours commun, porteur de valeurs elles-mêmes unifiantes.
24 Le « texte » choisi par Vieira pour le Sermon pour le Mercredi des Cendres correspond avec à-propos à ces notions de réversion et de réversibilité : « Memento homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris », c’est-à-dire, « Souviens-toi, homme, que tu es poussière, et que tu retourneras à la poussière ». Cette traduction est la nôtre, le texte latin de la Genèse ne contenant pas « Memento, homo » (http://www.vatican.va/archive/bible/nova_vulgata/documents/nova-vulgata_vt_genesis_lt.html#3 ; consulté le 8 avril 2020), et la traduction de Lemaître de Sacy ne faisant pas état de l’idée de souvenir (Genèse, 3, 19, dans La Bible, traduction de Louis-Issac Lemaître de Sacy, préface et textes d’introduction établis par Philippe Sellier, Paris, Robert Laffont, 2008 [1e éd. 1990], p. 9).
25 Apocalypse de saint Jean, Apôtre, 1, 8, dans La Bible, op. cit., p. 1601.
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- ISBN: 978-2-406-11049-1
- EAN: 9782406110491
- ISSN: 2494-5102
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11049-1.p.0029
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-09-2020
- Periodicity: Annual
- Language: French
- Keyword: Bossuet, Rome, greatness, decadence, stylistics, rhetoric, utterance