Inversions latines Note sur Bossuet traducteur
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue Bossuet
2016, n° 7. varia - Author: Lévy (Frédéric)
- Pages: 37 to 46
- Journal: Bossuet Studies
Inversions latines
Note sur Bossuet traducteur
[…] outre le son qui frappe l’oreille, il y a une voix secrète qui parle intérieurement, et […] ce discours spirituel et intérieur, c’est la véritable prédication, sans laquelle tout ce que disent les hommes ne sera qu’un bruit inutile : Intus omnes auditores sumus.
Sermon sur la Parole de Dieu
[…] il a dit par son prophète qu’il fera la volonté de ceux qui le craignent : Voluntatem timentium se faciet.
Sermon pour la purification de la Vierge
Faut-il prendre pour argent comptant ce que dit Bossuet dans sa Lettre au Pape (1679) quand il décrit le plaisir que procure à son élève le Dauphin l’étude du latin ?
On ne peut dire combien il s’est diverti agréablement et utilement dans Térence, et combien de vives images de la vie humaine lui ont passé devant les yeux en le lisant. Il a vu les trompeuses amorces de la volupté des femmes, les aveugles emportements d’une jeunesse, que la flatterie et les intrigues d’un valet ont engagée dans un pas difficile et glissant, qui ne sait que devenir, que l’amour tourmente, qui ne sort de peine que par une espèce de miracle, et qui ne trouve le repos qu’en retournant à son devoir1.
Nous savons la causticité systématique de Saint-Simon, mais n’est-ce pas plutôt sa description du Dauphin que nous devons retenir ? 38« Monseigneur était sans lumières ni connaissances quelconques, radicalement incapable d’en acquérir, très paresseux, sans imagination ni production, sans goût, sans choix, sans discernement […], absorbé dans sa graisse et dans ses ténèbres2. » Comme il doit bien y avoir une part de vrai dans ce tableau, nous sommes amenés à nous demander si Bossuet ne nous présente pas en fait le portrait d’un élève idéal, ou même, comme il peut le faire parfois inconsciemment, s’il ne nous offre pas ici un autoportrait.
Car nous savons que Bossuet aimait le latin. Qu’il s’est tout de suite pris de passion pour Salluste, Tite-Live, Tacite, Virgile et bien d’autres3. Peut-être aimait-il d’ailleurs cette seconde langue maternelle d’un amour aveugle, puisque, avec la touchante naïveté des spécialistes qui ne voient dans leur discipline que lumière quand d’autres n’y voient que ténèbres, il n’a pas craint d’affirmer : « Le génie [de la langue latine] n’est pas éloigné de celui de la nôtre, ou plutôt […] est tout le même4. » Évidemment, le français du xviie siècle était plus proche du latin que ne l’est le français du xxie siècle, mais le Grand Siècle n’était pas pour autant bilingue : cette lettre au Pape que nous avons citée est écrite en latin dans sa version originale, mais Bossuet prend soin de la traduire en français quand il la communique au roi.
Deux raisons sont sans doute à l’origine de cette équivalence posée entre les deux langues. La première est que, si Bossuet prédicateur ne cesse – Contre-Réforme oblige – de traduire en français ses citations latines, on peut dire aussi qu’une part importante de sa mission consiste à traduire du français en français. Certes, aujourd’hui encore, toute dissertation bien construite doit déboucher sur une redéfinition, mais cette redéfinition est presque toujours dans les sermons un véritable retournement : « Toutes les complaisances de la fortune ne sont pas des 39faveurs, mais des trahisons5. » Bien sûr, nous n’allons pas nous étonner si les premiers seront les derniers, mais ce qui importe ici, c’est la manière dont le message biblique passe par une remise en question systématique du langage, que nul n’a mieux commentée que Chateaubriand :
Lorsqu’il s’écrie, en montrant le cercueil de Madame : La voilà, malgré ce grand cœur, cette princesse si admirée et si chérie ! La voilà telle que la mort nous l’a faite ! pourquoi frissonne-t-on à ce mot si simple, telle que la mort nous l’a faite ? C’est par l’opposition qui se trouve entre ce grand cœur, cette princesse si admirée, et cet accident inévitable de la mort, qui lui est arrivé comme à la plus misérable des femmes ; c’est parce que ce verbe faire, appliqué à la mort qui défait tout, produit une contradiction dans les mots et un choc dans les pensées, qui ébranlent l’âme ; comme si, pour peindre cet événement malheureux, les termes avaient changé d’acception et que le langage fût bouleversé comme le cœur6.
L’autre raison qui conduit Bossuet à voir dans le latin une langue très proche du français est sans doute, paradoxalement, l’énorme différence d’esprit qui sépare l’un et l’autre, sinon les oppose. La langue de Bossuet n’est pas le latin ; la langue de Bossuet n’est pas le français. La langue de Bossuet est un mélange de latin et de français – le mélange qui permet d’écrire comme il convient l’Histoire, ou, pour reprendre l’expression qu’il emploie dans sa Lettre au Pape, la « suite des affaires7 ». Ayant déterminé ce que le Dauphin était en mesure de retenir des plus beaux endroits des auteurs les plus approuvés, il le lui fait répéter : « Il l’écrivait en français, et puis il le mettait en latin : cela lui servait de thème, et nous corrigions aussi soigneusement son français que son latin8. »
40Mais rien n’est plus difficile que de réussir un thème latin quand le texte de base est un texte historique – car l’enseignement de Bossuet, comme lui-même le signale, est très nettement axé sur l’histoire –, puisque la causalité n’est pas envisagée de la même manière en latin et en français. En effet, même si des générations entières ont appris à traduire une phrase telle que cum te uidere uellet, uenit par « comme il voulait te voir, il est venu », nous savons bien que jamais un Français ne s’exprimerait spontanément ainsi. La vraie, la bonne traduction, c’est : « il est venu parce qu’il voulait te voir ». La causalité en français s’inscrit le plus souvent dans une déduction ; on arrive « après la bataille » ; on reconstitue l’histoire à partir de l’état des lieux présent. Le latin, à l’inverse, dit d’emblée les événements dans l’ordre où ils se sont produits.
Précisons, en outre, que cum n’a jamais signifié en latin « comme » ou « parce que », puisque le même cum te uidere uellet peut déboucher dans certains cas sur un non uenit. On traduira alors par « bien qu’il voulût te voir, il n’est pas venu », mais cette cuisine de traduction n’a pas grand intérêt. Cum signale au lecteur la présence possible d’un rapport logique entre les deux éléments qui composent la phrase, mais ce rapport n’a rien d’inéluctable. Il est celui de l’Histoire telle qu’on la conçoit aujourd’hui : toutes les conditions sont réunies le 13 juillet 1789 pour que la Bastille soit prise le lendemain, mais il n’est pas pour autant dit que la Bastille doive fatalement être prise le lendemain. D’ailleurs, il n’y pas de mot spécifique en latin pour désigner l’historien. Rerum scriptor. L’homme qui consigne les faits.
Il nous semble que c’est dans ce mélange de rigueur et d’incertitude, qui n’est pas pour autant une contradiction, qu’il convient de trouver les raisons de l’attachement de Bossuet à la langue latine. Citons, là encore, Chateaubriand : « Montrer la misère de l’homme par son côté périssable, et sa grandeur par son côté immortel9. » Ajoutons que, chez Bossuet, c’est paradoxalement la mort qui permet à l’homme d’échapper à sa mortalité : « Tout est vain en l’homme, si nous regardons le cours de sa vie mortelle ; mais tout est précieux, tout est important, si nous contemplons le terme où elle aboutit10. »
Le latin n’entend pas prophétiser, mais il permet, par son « pragmatisme », d’éviter cette manie si chère au français de l’explication a 41posteriori. Bossuet refuse de se laisser surprendre et nous interdit d’être surpris face aux événements : « Le crucifiement de Jésus-Christ a paru sur le Calvaire à la vue du monde, mais il y avait déjà longtemps que le mystère en avait été commencé et se continuait invisiblement11. » Oserons-nous citer ici le fameux « Madame se meurt, Madame est morte » ? Sans doute Jankélévitch pourrait-il s’appuyer sur cette formule pour dénoncer le scandale de la mort, expliquer que, même si la défunte était dans un état désespéré, il a bien fallu qu’au dernier moment un minuscule vaisseau se brise pour que la fin survienne et l’on pourra toujours se demander si ce vaisseau n’aurait pas pu « tenir » quelques secondes de plus… Mais la forme pronominale se meurt écarte cette interrogation : la mort était déjà en œuvre ; ne voyons pas une rupture dans ce qui n’est qu’une étape dans un processus.
Nous permettra-t-on de dire qu’inversement, ou plutôt de la même manière, la résurrection de Lazare ne nous semble pas être évoquée par Bossuet comme un événement particulièrement surprenant ? Jésus apparaît presque comme un ouvrier qui vient diagnostiquer et réparer une panne. La résurrection n’est pas un miracle qui vient contredire les lois posées par Dieu. C’est un retour (ou, en l’occurrence, l’image d’un retour possible) à l’ordre normal, originel des choses, puisque l’homme avait été créé immortel12.
Si Chateaubriand, pour des raisons « pédagogiques », distingue trois qualités fondamentales dans la prose de Bossuet, il n’est pas interdit de considérer que celles-ci se recoupent et se mêlent au point de former une trinité. « Trois choses se succèdent continuellement dans le discours de Bossuet : le trait de génie ou d’éloquence ; la citation, si bien fondue avec le texte, qu’elle ne fait plus qu’un avec lui ; enfin, la réflexion ou le coup d’œil d’aigle sur les causes de l’événement rapporté13. » Nous voudrions montrer à l’aide de quelques exemples comment le génie oratoire de Bossuet tient souvent à une espèce de mise en abyme : ce « coup d’œil d’aigle sur les causes » passe précisément par la fusion de la citation avec le texte. La traduction du latin est autant une cause qu’une 42conséquence chez Bossuet. Tu ne me traduirais pas si tu ne m’avais pas déjà compris. Ce n’est sans doute pas un hasard si le Panégyrique de sainte Thérèse d’Avila regorge de citations latines : Bossuet a trouvé son « château intérieur » dans sa seconde langue maternelle. Paternelle, plutôt. Langue des pères de l’Église, et du Père Tout-Puissant.
À première vue, la présentation des citations latines dans les textes de Bossuet n’obéit à aucune règle précise, puisqu’on trouve absolument tous les cas de figure : citation en latin sans traduction française ; citation en français sans l’original latin ; citation en latin avec sa traduction française, celle-ci venant après celle-là ou inversement ; traduction libre, de l’ordre du commentaire, avant la citation latine, reprise ensuite par une traduction plus exacte… Une telle variété répond en partie à des considérations formelles, par exemple au désir d’imposer à l’auditoire un rythme – faut-il vraiment, même si, dans l’auditoire, ces dames n’ont pas eu le privilège d’étudier le latin, traduire en français Vanitas vanitatum ou Veni et vide ? –, mais la répartition de ces cas de figure n’est pas égale et certaines lignes de force se dégagent assez nettement.
La première remarque qui s’impose concerne les écrivains non-chrétiens. Bossuet n’a pas oublié ses lectures de jeunesse et ne s’interdit pas de citer Tite-Live ou Tacite. Cet arbre abattu devenu « fardeau inutile de la terre » dans le Sermon sur l’ambition14 est même très probablement une résurgence d’un passage de l’Iliade où Achille, désabusé, se définit lui-même ainsi. Dans le même sermon, une citation – légèrement inexacte – d’Ézéchiel sur un arbre qui s’élève jusqu’au ciel, mais dont les racines pénètrent jusqu’au Tartare est traduite de façon approximative parce que Bossuet la « croise » avec deux vers des Géorgiques de Virgile. Mais jamais n’est donné, pour ces références païennes, le texte latin (ou grec) original, et jamais non plus le nom de leurs auteurs. La fameux « Tu sais vaincre » adressé à Hannibal par un de ses généraux dans Tite-Live est cité dans l’Oraison funèbre d’Henriette-Marie de France15 sans la moindre mention de sa source. Tacite peut se réjouir d’être désigné par une périphrase dans l’Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre : « Ne puis-je pas dire, Messieurs, pour me servir des paroles fortes du plus grave des historiens, qu’elle allait 43être précipitée dans la gloire16 ? » Bossuet justifie lui-même cette présentation anonyme des auteurs païens et le choix exclusif du français pour les citations : on ne saurait mettre sur le même plan la parole des hommes et la parole de Dieu.
Ont donc droit à la « version bilingue » les citations empruntées à la Bible ou aux auteurs chrétiens. Le latin chez Bossuet vient renforcer un avertissement – on n’ose dire une mise en garde. Citons deux exemples empruntés à l’Oraison funèbre du R. P. Bourgoing, mais nous pourrions en choisir tant d’autres ! Le premier est cette description saisissante de la décomposition des corps après la mort, que Bossuet a reprise dans plusieurs autres discours :
“La chair changera de nature, le corps prendra un autre nom ; même celui de cadavre, dit Tertullien, ne lui demeurera pas longtemps ; il deviendra un je ne sais quoi, qui n’a point de nom dans aucune langue : tant il est vrai que tout meurt en nos corps, jusqu’à ces termes funèbres par lesquels on exprimait nos malheureux restes : Post totum illud ignobilitatis elogium, caducae carnis in originem terram, et cadaveris nomen ; et de isto quoque nomine periturae in nullum inde jam nomen, in omnis jam vocabuli mortem.”
Et vous vous attachez à ce corps, et vous bâtissez sur ces ruines […]17 !
Notre second exemple tourne autour d’une citation émanant directement de la Bible : « “Ah ! que mon âme meure de la mort des justes. Moriatur anima mea morte justorum !” Mais, pour mourir de la mort des justes, vivez, mes Frères, de la vie des justes18. »
Ces deux passages, choisis, redisons-le, parmi cent autres, témoignent de la manière dont Bossuet se joue de la chronologie. Nous savons que les interprètes simultanés donnent parfois l’impression de devancer les propos des gens qu’ils traduisent dans les conférences internationales, mais le fait de proposer systématiquement la traduction française avant l’original latin semble une insulte faite au bon sens. Moyen de mieux faire passer les inexactitudes de cette traduction ? Faux procès : d’une part, on s’attachait beaucoup plus à traduire l’esprit qu’à traduire la lettre à l’époque de Bossuet (et jusqu’au xixe siècle) ; d’autre part, ces 44traductions ne sont pas vraiment des traductions, ou plutôt elles sont ce que devrait sans doute être toute traduction sincère – une appropriation totale par le traducteur de la pensée originale. Le « Ah ! » qui précède « que mon âme meure » n’est pas dans le texte latin. Le « je » de « je ne sais quoi » n’est nulle part précisément dans la cascade des expressions latines marquant la décomposition du corps. Mais comment, en l’occurrence, Bossuet ne se sentirait-il pas personnellement « impliqué », puisqu’il annonce avec des mots un état dans lequel les mots eux-mêmes n’auront plus leur place ? La mort du corps entraîne dans son sillage la mort de toute dénomination (omnis vocabuli).
Les « broderies » de traduction ne sont rien d’autre que l’expression du libre arbitre dont nous disposons face à la parole de Dieu. Et le lyrisme de Bossuet, même s’il s’inscrit dans une compositio visiblement élaborée, n’est pas égoïste. Provocation aux allures de défi, mais provocation altruiste. Le latin présenté en seconde position est là pour nous rappeler que l’orateur ne fait qu’exprimer, que transmettre une parole divine qui était déjà en lui, et que chacun d’entre nous aussi a forcément en lui-même. Principe de base de l’éloquence cicéronienne ; principe de sincérité : pour enflammer l’auditoire, il faut avoir déjà le feu en soi. Après quoi on peut passer « tout naturellement » aux injonctions (« vivez, mes Frères… ») ou aux condamnations indignées (« Et vous vous attachez à ce corps… ! »).
Deux exceptions notables dans ce système : l’Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre et le Sermon sur la mort. Dans la première, les multiples emprunts à la Bible ne sont pratiquement jamais donnés sous leur forme latine :
[…] l’Ecclésiaste, faisant le dénombrement des illusions qui travaillent les enfants des hommes, y comprend la sagesse même. Je me suis, dit-il, appliqué à la sagesse, et j’ai vu que c’était encore une vanité ; parce qu’il y a une fausse sagesse qui, se renfermant dans l’enceinte des choses mortelles, s’ensevelit avec elles dans le néant19.
Dans un exemple tel que celui-ci, l’absence du latin s’explique sans doute par le fait que Bossuet est déjà occupé à traduire du français par du français et oublie sa source pour ne voir que la vacuité de l’avenir. Élégie oblige : le ton est plus celui d’une méditation que celui d’une démonstration.
45Quant au Sermon sur la mort, c’est, à notre connaissance, l’un des rares textes de Bossuet où les citations latines originales arrivent le plus souvent avant leur traduction, avec éventuellement l’insertion d’un commentaire : « “Praeterit figura hujus mundi : La figure de ce monde passe, et ma substance n’est rien devant Dieu”20. » « In imagine pertransit homo. Ha ! vraiment “l’homme passe de même qu’une ombre”, ou de même qu’une image en figure21. » Ce ha ! (qui n’est pas ah !), ce pentimento (et il y en a d’autres dans le manuscrit pour le même in imagine) montrent que la traduction de ce passage a donné à Bossuet du fil à retordre. Prodigieuse mise en abyme : si Bossuet inverse ici l’ordre habituel de présentation du latin et du français, c’est parce qu’il a lui-même du mal à admettre la leçon que lui-même prodigue ; son sermon suggère un renversement absolu dans l’ordre même des choses : et si ce que nous appelons réalité n’était qu’un rêve un peu plus « agité » que les rêves habituels ? qu’un rêve dans un rêve ? Les raisons d’inclure Bossuet au nombre des poètes ne manquent pas, mais disons qu’en l’occurrence, il y a du Nerval dans Bossuet.
L’hypothèse « baroque » développée ici, qui consiste à effacer une ligne de séparation qu’on pensait acquise, ne jure toutefois en rien avec le système de causalité que nous avons déjà signalé. Si nous devons mourir un jour, c’est parce que, d’une certaine manière, nous sommes déjà morts. To die, perchance to dream. Il est peu de textes aussi saisissants que cette Méditation sur la brièveté de la vie, essentiellement destinée à lui-même, dans laquelle Bossuet entreprend de faire le tri entre les moments vraiment « vivants » de son existence et les autres. Éliminons les heures consacrées au sommeil, puisqu’elles sont dépourvues de conscience. Éliminons la période de l’enfance, puisque c’est celle d’une conscience encore très incomplète… Que reste-t-il de vraiment vivant dans notre existence à l’issue de ce tri ? Seule la pénitence nous permet de penser « non pas à ce qui passe, mais à ce qui demeure ».
Réalité ou rêve d’un rêve ? Curieusement, c’est peut-être dans cette incertitude que réside notre liberté. Les textes sacrés ne craignent pas d’inclure des jeux de mots. Alphonse Allais se moquait des Anglais condamnés à dire dans leur langue : « thou art Peter, and upon this rock… », et spoliés d’une astuce qui miraculeusement « marche » en araméen, 46en grec, en latin, en français et dans d’autres langues encore. Mais si les Anglais avaient eu un Bossuet, une telle difficulté aurait été résolue.
Car Bossuet n’a pas son pareil pour rendre en français des ambiguïtés a priori intraduisibles. Bien sûr, il n’arrive pas à garder la brièveté de saint Ambroise lorsque, dissertant Sur les devoirs des rois et dénonçant les tyrans, il traduit la formule Nec legibus rex solutus est, sed leges suo solvit exemplo22, mais il rend magistralement le retournement passif/actif solutus est/solvit : « le prince doit bien méditer qu’il n’est pas dispensé des lois, mais que lorsqu’il cesse de leur obéir, il semble en dispenser tout le monde par l’autorité de son exemple23. » En prime, une pointe de subversion dans l’ajout respectueux du mot « autorité ».
Même virtuosité pour rendre dans le Sermon sur l’ambition les notions contradictoires de contrainte et de possession (puisque la justice est un bien, dans tous les sens du terme) qui se combinent dans le teneant de la citation de saint Augustin Teneant mortales justitiam, potentia immortalibus dabitur : « le partage des hommes mortels, c’est d’observer la justice ; la puissance leur sera donnée au séjour d’immortalité24. »
Au fond, la situation de Bossuet traducteur face aux textes qu’il entreprend de traduire ne fait-elle pas écho à celle de saint Paul face à Dieu ? « Seigneur, aidez-moi, soutenez mon impuissance, donnez-moi la force ; et s’il faut dire : Je puis, que ce soit comme saint Paul : Je puis tout en celui qui me fortifie25. »
Quelque chose nous dit que Samuel Beckett, autre grand polyglotte, avait lu Bossuet quand il écrivait dans Fin de partie : « La fin est dans le commencement et cependant on continue. »
Frédéric Lévy
1 « De l’instruction de Monseigneur le Dauphin – Au Pape Innocent XI », dans Œuvres complètes de Bossuet, éd. F. Lachat, Paris, Louis Vivès, 1879, vol. XXIII, chap. iii, p. 21.
2 « Portrait raccourci de Monseigneur », dans Mémoires, t. 1, éd. Yves Coirault, Gallimard, Folio, 1990, p. 223.
3 Sans doute est-ce cet amour du latin qui lui valut de la part de ses camarades le surnom-jeu de mots Bos suetus aratro, et peut-être s’en souvenait-il quand il écrivit dans ses Maximes sur la comédie (xxx) : « Nous pouvons dire ici avec saint Paul : “Est-ce que Dieu a soin des bœufs ? Numquid de bobus cura est Deo ?” » La formule bos suetus aratro n’est pas sans ambiguïté : un bœuf « habitué à la charrue » est-il une bœuf habitué à supporter la charrue ou habitué à tirer et à diriger celle-ci ?
4 Sur le style, et la lecture des Pères de l’Église pour former un orateur (vers 1670), dans Œuvres oratoires de Bossuet [désormais O.O.], éd. Lebarq, Urbain et Levesque, Paris, Desclée, 1914-1926, t. VII, p. 14.
5 Sermon sur l’ambition, O.O., t. IV, p. 255. On pourrait citer aussi, entre autres, la différence entre les deux espérances définie dans le Panégyrique de sainte Thérèse d’Avila : « L’espérance du monde laisse la possession toujours incertaine et encore beaucoup éloignée ; au lieu que l’espérance des enfants de Dieu est si ferme et si immuable, que je ne crains point de vous assurer qu’elle nous met par avance en possession du bonheur que l’on nous propose, et qu’elle fait un commencement de la jouissance » (O.O., t. II, p. 374).
6 Génie du christianisme, III, iv, 4. Il peut arriver que Bossuet, ayant traduit en français un mot latin, soit amené à « retraduire » le mot français qu’il vient d’employer ou à signaler qu’il peut avoir d’autres sens : « Saint Paul [retenu captif par les Romains] en exceptait ses liens, exceptis vinculis his ; et nous, nous souhaitons principalement que l’Angleterre, trop libre dans sa croyance, trop licencieuse dans ses sentiments, soit enchaînée comme nous de ces bienheureux liens qui empêchent l’orgueil humain de s’égarer dans ses pensées » (Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre, O.O., t. V, p. 671).
7 « De l’instruction de Monseigneur le Dauphin – Au Pape Innocent XI », op. cit., chap. iv, p. 22.
8 Ibid.
9 Génie du christianisme, III, iv, 4.
10 Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre, O.O., t. V, p. 655.
11 Sermon pour la purification de la Vierge, O.O., t. IV, p. 151.
12 « Comme un vieux bâtiment irrégulier qu’on néglige, afin de le dresser de nouveau dans un plus bel ordre d’architecture ; ainsi cette chair toute déréglée par le péché et la convoitise, Dieu la laisse tomber en ruine, afin de la refaire à sa mode, et selon le premier plan de sa création » (Sermon sur la mort, O.O., t. IV, p. 280).
13 Ibid.
14 O.O., t. IV, p. 257.
15 O.O., t. V, p. 538.
16 O.O., t. V, p. 677. La citation de Tacite vient d’Agricola, XLI : « Sic Agricola simul suis uirtutibus, simul uitiis aliorum, in ipsam gloriam praeceps agebatur. »
17 Oraison funèbre du R. P. Bourgoing, O.O., t. IV, p. 419-420. La citation de Tertullien est prise de son De resurrectione carnis, n. 4.
18 Ibid., p. 421. La citation biblique provient de Nombres, XXIII, 10.
19 O.O., t. V, p. 661. Citation biblique : Ecclésiaste, II, 12, 15.
20 I Corinthiens, VII, 31, cité dans Sermon sur la mort, O.O., t. IV, p. 270.
21 Psaume XXXVIII, 7, cité ibid.
22 Ambroise de Milan, Apologie de David, II, chap. iii.
23 Sermon sur les devoirs des rois, O.O., t. IV, p. 372.
24 Sermon sur l’ambition, O.O., t. IV, p. 248. La citation d’Augustin provient du De Trinitate, XIII, 17.
25 Méditations sur l’Évangile, La Cène, Ière partie, LXXVIIIe jour, éd. M. Dreano, Paris, Vrin, 1966, p. 481. La citation paulinienne vient de Philippiens, IV, 13.
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- ISBN: 978-2-406-06679-8
- EAN: 9782406066798
- ISSN: 2494-5102
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06679-8.p.0037
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-22-2016
- Periodicity: Annual
- Language: French