[Introduction de la première partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: Rencontre et Reconnaissance. Les Essais ou le jeu du hasard et de la vérité
- Pages: 21 to 21
- Collection: Studies on Montaigne, n° 64
Dans la langue du xvie siècle, la notion de « rencontre » possède un champ d’extension et d’application supérieur à celui qu’elle a aujourd’hui. Les relations qu’elle désigne sont multiples, et engagent les êtres, les choses, mais aussi les mots, faisant d’elle la traduction d’un événement, qui peut être intellectuel ou verbal. L’univers « littéraire » s’approprie ces différentes orientations. Il ne méconnaît pas, bien évidemment, le topos de la première vue et du « coup de foudre », qui deviendra la principale manifestation de la « rencontre » en littérature, célébrée par un illustre critique1 : la poésie antique et pétrarquiste lui en fournit le modèle prestigieux2, tandis que la narration en prose en propose de nombreux avatars. Mais, comme il ne répugne pas à poser le problème du langage, du savoir ou de l’interprétation, dans le cadre de ses fictions autant qu’en dehors d’elles, il confère à la « rencontre » une forte productivité, qui exhibe et dramatise la question des liens entre les sujets, comme entre les pièces éparses de la culture.
Parce qu’ils sont ouverts à différents types de discours, parce qu’ils accueillent le vocabulaire issu de domaines variés, parce qu’ils se veulent une interrogation sur la connaissance et ses modalités, les Essais constituent un creuset intéressant des acceptions du terme dans la seconde moitié du xvie siècle3, auxquelles ils peuvent prêter des visages spécifiques en fonction des contextes d’utilisation. Cela étant, on ne saurait étudier ces dernières en des enquêtes parcellaires, sans grand rapport les unes avec les autres, pas plus qu’on ne saurait adopter une progression qui serait motivée par un principe de classement imposé de l’extérieur du texte. Bien plutôt, la trajectoire que nous allons suivre répondra au présupposé selon lequel la « rencontre » et ses dérivés sont en adéquation avec l’opération que Montaigne désigne sous le nom d’essai. On peut ainsi espérer que le travail de recomposition de l’œuvre et de ses séquences ne sera pas trop entaché d’arbitraire.
1 Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent – La scène de première vue dans le roman, Paris, José Corti, 1984.
2 Voir ainsi André Gendre, Ronsard poète de la conquête amoureuse, La Baconnière, Neuchâtel, 1970, chap. ii (sur l’innamoramento).
3 On trouve 44 occurrences du substantif « rencontre(s) » dans les Essais, 2 du substantif « rencontré », 129 des formes verbales dérivées de « rencontrer ».