Préface L’ombre des Cafres
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Relation d’un voyage à la côte des Cafres (1686-1689)
- Pages : 7 à 15
- Collection : Géographies du monde, n° 35
Chapitre d’ouvrage : 1/14 Suivant
Préface
L’ombre des Cafres1
Les Cafres et les Hottentots, ces Noirs de l’Afrique australe, ont fort mauvaise réputation. À l’âge classique, ils sont synonymes d’infra-humanité. On leur prête les usages les plus frustes et les mœurs les plus terribles. Ils vont nus, ignorent les structures élémentaires de la parenté, se mangent les uns les autres, ne prennent pas soin de leurs malades qu’ils abandonnent aux fauves, ni de leurs morts qu’ils laissent sans sépulture dans un coin de savane. Ils n’ont évidemment aucune notion de la divinité.
À la fin du xviiie siècle, le marquis de Sade, dans le « roman philosophique » d’Aline et Valcour, offrira, en contraste avec l’utopie de l’île bienheureuse de Tamoé administrée par le sage législateur Zamé, l’anti-utopie du royaume de Butua ou l’utopie du mal, située, quant à elle, sur le continent africain sous la férule du tyran Ben Mâacoro – un condensé de cette humanité qu’il imagine abandonnée aux turpitudes les plus sauvages – cultivant avec prédilection l’inceste, l’infanticide et la sodomie. Pour Sade, qui réfute la théorie du bon sauvage, l’Africain, en étant plus proche de l’état de nature, le serait aussi du vice et de la cruauté inhérents à la nature humaine :
Je passai en Afrique ; ce fut là où je reconnus bien que ce que vous avez la folie de nommer dépravation n’est jamais que l’état naturel de l’homme, et plus souvent encore le résultat du sol où la nature l’a jeté. […] En un mot, ce fut là où j’observai l’homme vicieux par tempérament, cruel par instinct, féroce par raffinement ; ce caractère me plut, je le trouvai plus rapproché de la nature, et je le préférai à la simple grossièreté de l’Américain, à la fourberie européenne, et à la cynique mollesse de l’Asiatique2.
8En fait, le terme générique de Cafres ne désigne pas une ethnie particulière, encore moins un peuple ou une race. C’est le produit du regard ethnocentrique des Arabes tout d’abord, des Portugais et des Hollandais ensuite, lesquels, abordant les contrées inhospitalières de l’Afrique méridionale, y étaient reçus le plus souvent à coups de pierres et de bâtons, quand ils n’étaient pas dévorés sur le champ. C’est ainsi que Le Grand Dictionnaire historique de Louis Moréri rappelle que
ce mot de Cafre veut dire sans loi, et vient du mot cafir, au pluriel cafiruna, que les Arabes appliquent à tous ceux qui nient l’unité d’un Dieu, et qu’on a donné aux habitants de ce pays, parce qu’on a cru qu’ils n’avaient ni princes, ni religion3.
Terre hostile et presque déserte, la Cafrerie, dans les atlas anciens, n’a pas de limites géographiques précises. Elle embrasse toute l’Afrique australe depuis le cap Nègre jusqu’au cap de Bonne-Espérance. Ses contours, à vrai dire, sont aussi flous et arbitraires que la réalité des peuples semi-nomades et démunis qui la sillonnent en des errances interminables. De ces lointains fils de Caïn, héritiers de sa malédiction et de son dénuement, si l’on en croit la Bible, le blanc a bien raison de se garder. Car, comme l’observe avec beaucoup de bon sens un autre Dictionnaire du même temps, « la pauvreté de ces peuples n’est pas capable d’attirer les négociants dans l’intérieur de leur pays », tandis que « leur férocité en détourne les missionnaires4 ». Supposés trop pauvres et trop féroces pour que leurs corps et leurs âmes soient objet de négoce ou de profit, les Cafres sont de la sorte épargnés par les bienfaits du civilisateur. Il est préférable, à tout prendre, de ne savoir d’eux que cette ombre légendaire à peine sortie des brumes et des sables, et toute prête à y replonger.
Or, c’est dans ce no man’s land que se trouve précipité, par suite des vicissitudes de l’Histoire, le héros et narrateur de l’aventure extraordinaire de Guillaume de Laujardière, tout jeune adolescent à l’époque.
Guillaume Chenu de Chalezac, seigneur de Laujardière, a tout juste quatorze ans, lorsque Louis XIV met fin, par l’absurde Édit de Fontainebleau, qui révoque l’Édit de Nantes, à une période de près d’un siècle de tolérance 9religieuse. L’événement va infléchir le cours de sa destinée. Issu d’une famille de petite noblesse huguenote de la région de Bordeaux, il doit s’expatrier, comme tant d’autres. Pour éviter au jeune garçon la conversion forcée au catholicisme, des parents l’embarquent sur un bateau à destination de Madère, d’où Guillaume aurait dû rejoindre ensuite un frère aîné qui s’était réfugié au Brandebourg. Mais cette rencontre va être différée de quatre ans, après un détour inopiné par l’Afrique et la côte des Cafres. En effet, pendant qu’il est à Madère, dans l’attente de gagner le refuge du Brandebourg, via la Hollande, les huguenots français qui se trouvent dans l’île se voient sommés par le gouverneur d’abjurer ou de déguerpir. Craignant d’être livré aux jésuites, qu’il sait ennemis de la religion réformée et véloces convertisseurs, Guillaume n’a pas l’ombre d’une hésitation. Il s’embarque sur le premier navire en partance, un vaisseau anglais faisant route vers les « Grandes Indes » et armé « moitié en guerre moitié en marchandise ». Ce plus grand détour va transformer sa vie.
C’est alors que commence un nouveau voyage, autrement plus éprouvant et plus périlleux que le précédent. Première péripétie : le navire est attaqué par des pirates français, et la tentative d’abordage, qui échoue par trois fois, se solde par la perte d’une dizaine d’hommes, dont le capitaine et le premier pilote. Le pire est encore à venir. Après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance, le vaisseau s’approche de terre. La mer démontée oblige à descendre une chaloupe pour tenter une reconnaissance et se ravitailler en eau douce. Sept matelots et l’intrépide Laujardière sont de l’expédition. Mais les brisants les empêchent d’accoster. Comme ils regagnent le large dans l’espoir de rembarquer, ils s’aperçoivent avec horreur que, poussé par les vents contraires, le vaisseau a disparu, les abandonnant à leur triste sort. Il leur faudra dix jours de cabotage par vents et marées pour aborder la terre ferme, à demi morts de faim et d’épuisement.
Des Cafres se manifestent sans tarder, difficiles partenaires d’un troc incertain. L’incident éclate à propos d’une marmite de terre, que se disputent le pilote de la chaloupe et une négresse. Toute la troupe est massacrée en un clin d’œil, à l’exception de Laujardière qui est seulement roué de coups, le corps bleui, la tête en sang, les pieds et les mains fermement liés et bientôt enflés. Après une période de mauvais traitements, on lui confie la garde d’un troupeau de bœufs. Il est finalement adopté par le roi du pays, lequel, plus tard, lui propose une de ses filles en mariage. L’offre sera poliment déclinée, non sans un zeste de badinage.
10Le jeune homme vit plus d’un an parmi les indigènes, partageant leurs activités, apprenant leur langue, observant leurs mœurs. Au cours de cette période assez longue, les sauvages se sont révélés plus humains que bien des civilisés, et c’est avec des larmes que Laujardière prend congé de son hôte africain.
Entretemps les membres de sa famille réfugiés au Brandebourg, grâce à des appuis haut placés, ont réussi à faire que le Gouverneur du Cap organise une expédition de secours, qui parvient à le localiser et à le ramener dans la colonie. Il s’engage alors pour trois ans au service de la Compagnie hollandaise des Indes Orientales. Après bien des aventures et d’autres périls en mer, il rejoint sa famille dans l’exil allemand vers la fin de 1689. C’est en Allemagne qu’il passe le reste de son existence, poursuivant une carrière militaire sans éclat.
Dès son retour à l’âge d’à peine dix-huit ans, Laujardière fut sollicité d’écrire le récit de ses aventures, probablement par la Princesse douairière de Nassau, à laquelle il dédie sa Relation d’un voyage à la côte des Cafres. C’est ainsi que, secondé selon toute vraisemblance par une plume des plus doctes et des plus alertes, il rédigea sarelation d’une expérience anthropologique sans égale dans l’espace de l’océan Indien. Resté longtemps manuscrit, ce texte fut publié en allemand en 1748, mais cette édition tardive ne semble pas avoir retenu beaucoup l’attention.
La relation d’un Voyage au pays des Cafres raconte une aventure anthropologique dans l’espace indianocéanique. Bien qu’elle ne soit pas sans parenté avec les récits de naufrages de la littérature portugaise, les fameuses et célébrissimes Histoires tragico-maritimes, elle ne manque pas de faire problème ni de susciter nombre de questions.
Les caractéristiques romanesques sont une des lois du genre viatique, un ornement nécessaire à l’expression de la « nue vérité ». Il est difficile d’imaginer, en effet, un jeune homme de dix-huit ans environ, à peine sorti de l’épreuve africaine, ayant passé de surcroît le plus beau de sa jeunesse loin des écoles et de la culture classique, parmi les gens de mer et les soldats, s’exprimer dans un français aussi châtié. Durant son périple de quatre années, le néerlandais lui fut sans doute plus familier que la langue de Molière. De plus, son récit présente une organisation formelle assez complexe, régie par l’alternance habile entre aventure humaine et inventaire ethnographique, dont nous savons qu’elle correspond parfaitement à la structure traditionnelle des récits de voyage de l’époque. 11Il faut donc imaginer que cette relation est le fruit d’une collaboration étroite entre le protagoniste et un rédacteur anonyme, qui pourrait être son frère aîné. Quoi qu’il en soit, et malgré les arrangements littéraires que l’on peut supposer, l’intérêt du texte ne réside pas seulement dans ses qualités esthétiques. La dimension romanesque est par ailleurs une caractéristique du genre viatique, un ornement nécessaire à l’expression de la « nue vérité ».
Rien ne manque à ce qui a toutes les apparences d’un roman d’aventures : attaque de pirates, naufrage et famine en mer, rencontre tour à tour violente et pacifique avec les « sauvages », description de leurs mœurs aussi cruelles qu’exotiques, idylle nègre, expéditions en terre inconnue, trahisons et souffrances. On pourrait donc croire à une fiction fort adroite, conduite sur un rythme haletant et entraînant le lecteur de surprise en dépaysement. Cependant des témoignages de l’époque nous certifient le caractère authentique de cette aventure hors du commun. Ce n’est peut-être pas la vérité « toute nue et sans fard » qu’annonce un peu vite le début de la relation, mais à coup sûr une histoire digne de foi, que viennent confirmer les documents d’archives5.
L’ouverture témoigne, de la part de l’auteur, d’une parfaite connaissance des stratégies rhétoriques qui caractérisent le discours préfaciel des relations de voyage. On y remarque, en particulier, la revendication d’une écriture-vérité, fruit d’une expérience oculaire des événements racontés, qu’il oppose à l’écriture fictionnelle nourrie par l’imagination et qui recherche l’ornement. La structure même de l’ouvrage, où deux parties narratives, riches en rebondissements aventureux, encadrent un noyau central consacré à l’ethnographie des Cafres, reprend le modèle éprouvé des textes « hodéporiques » – néologisme désignant le genre des récits de voyage – construits sur l’alternance entre aventure et inventaire, entre narration viatique et liste d’objets, de lieux, de créatures et de phénomènes, alignés à la suite et accompagnés le cas échéant de commentaires6.
Les références nombreuses à la culture classique laissent penser que la relation de Laujardière est le résultat d’une collaboration entre le protagoniste et un rédacteur non identifié, nourri de « belles lettres », peut-être 12son frère aîné, comme on l’a vu. Ces pratiques d’écriture à plusieurs mains sont fréquentes dans la littérature de voyage. Quelles qu’aient pu être la genèse du texte et la possible intervention d’un coauteur, il reste que La Relation d’un voyage à la côte des Cafres rapporte des événements sur lesquels on possède des témoignages d’archives qui les confirment avec une certaine précision. Ainsi la convergence des vérifications extérieures permet de considérer comme dignes de foi les pages sur les Cafres, qui constituent la partie la plus originale du récit, et permettent de situer l’ethnographie de Laujardière dans l’évolution de l’image des ethnies sud-africaines dans la culture européenne. Les Cafres et les Hottentots ont particulièrement frappé l’imaginaire occidental7. Pendant une longue période qui s’est prolongée jusqu’à la fin du xviiie siècle, ils sont devenus le symbole d’une forme d’humanité inférieure, proche de l’animalité. Portugais, Français, Anglais répètent inlassablement ce cliché qui donne lieu à une tradition littéraire de diabolisation du Cafre.
La révision de ce stéréotype ne surviendra qu’à la fin de l’âge des Lumières, grâce à des expéditions scientifiques et à l’apprentissage des langues indigènes. La relation de William Paterson8 joua un rôle important dans cette révision. Les quelques notations rapides du jeune Laujardière permettent d’apprécier l’originalité de sa description. Ignorant probablement les écrits pseudo-ethnographiques ou littéraires, celui-ci vécut l’expérience directe d’une intégration dans le milieu culturel sud-africain. Grâce à l’immersion dans le milieu indigène et à la connaissance de la langue locale qu’il apprit un siècle avant Paterson, il entra en contact avec ce peuple et en décrivit, non sans une certaine sympathie, les mœurs aussi bien que l’organisation sociopolitique. Dans son récit se trouvent même des pages vibrantes d’émotion, quand l’auteur raconte son départ de la « famille » africaine qui l’avait recueilli.
Quels que soient les embellissements littéraires que l’on devine, l’intérêt de cette Relation ne réside pas seulement dans ses qualités esthétiques. La partie la plus originale en est constituée par les pages relatives à l’ethnographie des Cafres. Durant « un an entier » – et même un peu plus – le jeune Laujardière a partagé la vie d’un groupe de 13pasteurs nomades appartenant à une tribu Xhosa, dont les Européens ignoraient à l’époque la langue et sur laquelle, on l’a noté, couraient les légendes les plus mal fondées. Pour cette ethnie réputée barbare et presque animale, il ne dissimule nullement sa sympathie, une sympathie en forme d’aimable provocation.
Car Laujardière est d’un rude tempérament. Un enfant du roitelet local lui plante-t-il, par jeu, un javelot dans la jambe, qu’il l’assomme en retour, presque sans y penser. Il combat lui-même à coups de sagaie l’ennemi hottentot, et ne s’émeut guère du sort réservé aux vaincus : « tout fut massacré, femmes et enfants, on ne fit de quartier à personne ». Le supplice infligé à une empoisonneuse, attachée nue sur le sol en plein soleil, une légion de fourmis noires lui entrant par tous les orifices du corps, suscite sa curiosité et l’amène à quelques réflexions générales sur l’exercice de la justice chez un peuple pourtant réputé sans lois. Il note aussi le rare sens de l’honnêteté et des bienséances observable chez ces mêmes noirs, qui s’offusquent d’un « vent sale » lâché en public. La délicieuse scène de baignade, où le héros est assailli par un quintette de jeunes « dames cafres » qui le déshabillent sans façon, lui font mille caresses et vantent sa beauté si proche de la leur, témoigne, non sans une pointe d’ironie, de ce décentrement du regard par lequel l’observé prend tout à coup la place de l’observateur, ce renversement du point de vue, que l’on appelle, depuis Roger Caillois, la « révolution sociologique9 ». La physionomie négroïde devient le parangon de la beauté, et c’est le jeune blanc au nez retroussé et à la bouche « si bien fendue », qui est l’objet du désir collectif des jeunes filles noires en émoi, ces prestes et délurées Cafrines qui préfèrent le Français brun de poil et de peau à tous ses compagnons hollandais, « avec leur couleur jaune et leurs cheveux blonds ». En un mot, conclut le jeune Laujardière, « je me vis bientôt travesti en un nouvel Adonis par ces dames cafres ».
L’idylle, vite interrompue, car un probable mariage est à l’horizon de ces jeux aquatiques, annonce, la légèreté et l’innocence en plus, les paradoxes du Dictionnaire philosophique de Voltaire sur l’idée éternelle de « Beau » ou de « beauté » :
14Demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté, le grand beau, le to kalon. Il vous répondra que c’est sa femelle avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun. Interrogez un nègre de Guinée ; le beau est pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté10.
Mais nul sarcasme ici. Si Laujardière, ou son porte-plume, a déjà l’esprit de Voltaire, il n’en éprouve nullement pour autrui le mépris et la condescendance teintée de racisme si souvent perceptibles chez le philosophe de Ferney. L’allégresse de l’aventure surmonte par ailleurs le pessimisme et le désespoir que son état de Blanc déraciné aurait suscités chez tout autre. La condition des Cafres, à bien des égards, vaut celle des autres hommes.
Nous voici loin, avec le récit de Laujardière, du mythe tenace de la « bestialité » des Cafres, qui a constitué l’un des nombreux exorcismes, à travers lesquels la civilisation occidentale a essayé de se convaincre que sa supériorité technologique correspondait à une supériorité anthropologique et raciale. Ce garçon, victime dans son pays du préjugé et de l’intolérance, montre comment le chemin difficile de l’acceptation de l’autre, fût-il Cafre, peut être parcouru, quand les superstructures idéologiques ne conditionnent pas les comportements. Le plus extraordinaire, c’est que Laujardière n’éprouve nul sentiment de dégoût ou de peur, bien au contraire. Faisant preuve d’une remarquable faculté d’adaptation, il va jusqu’à regretter la compagnie des sauvages, lorsque, revenu parmi les prétendus civilisés, il est témoin des pires violences, commises au nom de la religion chrétienne, cette religion d’amour responsable en France de la Révocation de l’Édit de Nantes, avec son cortège d’emprisonnements, d’exécutions sommaires, de conversions forcées et de départs précipités en exil. De même que Jean de Léry, un grand siècle plus tôt, à son retour du Brésil après quinze mois d’absence et un séjour enchanté chez les Indiens anthropophages, retrouve une France au bord des guerres civiles et déclare son infini regret, Laujardière pourrait bien dire : « Je regrette souvent que je ne suis parmi les sauvages11 ».
15Bien plus, ce sont les prétendus civilisés qui apparaissent comme de vrais sauvages. La violence des combats en mer contre les pirates ne le cède en rien à celle des tribus africaines. Quant aux jésuites honnis, ils conjuguent à la cruauté une hypocrisie que déjà Pascal, dans Les Provinciales, avait stigmatisée12. Vers la fin du récit, c’est avec une joie presque naïve que le narrateur fend d’un coup de sabre la tête d’un jésuite, qui lui a souhaité pourtant la bienvenue, et dont le seul crime est de s’être trouvé là, sur le pont d’un navire français ennemi. L’instant d’après, furetant et pillant, l’intrépide huguenot met le pied, par mégarde, dans le ventre ouvert d’un cadavre, qui est celui du capitaine du bateau. De la sorte, la dignité conquise du sauvage est suivie sans retard par l’ample démonstration de l’indignité du civilisé, dont la mort ne rencontre que l’indifférence, et dont le mobile principal, en cette vie, est une ivrognerie sans frein, à laquelle il s’abandonne jusqu’au milieu des cadavres. Constat désinvolte et léger, qui annonce le désespoir tranquille émanant de Candide.
On aura compris que, comme le héros de Voltaire, Laujardière, ethnographe avant la lettre, est un optimiste sans rémission. Sa jeunesse triomphe des pires horreurs. La santé de cette relation vient de ce qu’elle mêle ainsi à cet étrange détachement de l’action une lucidité et une joie de vivre peu communes.
Frank Lestringant
et Paolo Carile
1 Voir aussi Paolo Carile, Écritures de l’ailleurs, Paris – Rome, L’Harmattan – Tab, 2019, chap. 13, « Un jeune protestant réhabilite les Cafres ».
2 Donatien Alphonse François, marquis de Sade, Histoire de Juliette, in Sade, œuvres III, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1998, p. 702. Sur « l’Afrique fantôme de Sade », voir Frank Lestringant, Le Cannibale, grandeur et décadence, Genève, Droz, 2016, ch. xii, p. 258-267.
3 Louis Moréri, Le Grand Dictionnaire historique, « Nouvelle et dernière édition », Paris, Les Libraires associés, 1759, s. v. « Cafrerie » ou « Côte des Cafres ».
4 Antoine-Augustin Bruzen de La Martinière, Le Grand Dictionnaire géographique, historique et critique, Paris, P. G. Le Mercier, 1740, s. v. « Caffrerie ».
5 Voir les documents cités p. 96-102.
6 Sur cette composition des récits de voyage, constitués d’aventure et d’inventaire, voir RéalOuellet, La relation de voyage en Amérique (xvie-xviiie siècle). Au carrefour des genres, Québec, Presses de l’Université Laval / Éditions du CIERL, 2010.
7 Une enquête originale, dans une perspective historico-ethnographique, sur ces populations sud-africaines se trouve dans l’ouvrage de François-Xavier Fauvelle, À la recherche du sauvage idéal, Paris, Éditions du Seuil, 2017.
8 William Paterson, Voyages dans le pays des Hottentots, a la Caffrerie, a la baye Botanique, et dans la Nouvelle Hollande, Paris, Letellier, 1790.
9 Roger Caillois, préface à Montesquieu, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1947, t. I, p. v. Cf. Marc Joly, La Révolution sociologique. De la naissance d’un régime de pensée scientifique à la crise de la philosophie (xixe-xxe siècles), Paris, La Découverte, coll. « Laboratoire des sciences sociales », 2017, 583 p.
10 Voltaire, Dictionnaire philosophique, éd. Raymond Naves et al.,Paris, Garnier, 1967, s. v. « Beau, beauté », p. 50. Voir aussi Sara Petrella, « Seins pendants. Histoire d’une curiosité des Amériques entre allégorie et science », ASDIWAL, no 15/2020.
11 Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, 2e édition, 1580, éd. Frank Lestringant, précédé d’un entretien avec Claude Lévi-Strauss, Paris, LGF, 1994, chap. xxi, p. 508.
12 Voir Gérard Ferreyrolles, Blaise Pascal, Les Provinciales, Paris, PUF, « Études littéraires », 1984.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14543-1
- EAN : 9782406145431
- ISSN : 1775-3503
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14543-1.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/05/2023
- Langue : Français