Avant-Propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Relation d’un voyage à la côte des Cafres (1686-1689)
- Pages : 17 à 21
- Collection : Géographies du monde, n° 35
Avant-Propos
Il y a quelques années, immédiatement après la Wende, nom que l’on donne pudiquement en Allemagne aux bouleversements politiques de 1990, j’avais, une nouvelle fois, eu l’occasion de fréquenter la patrie de Haendel, son Université Martin-Luther et ses bibliothèques, dont la Universitäts- und Landesbibliothek de Halle an der Saale, dans cette Saxe-Anhalt qui vit naître la Réforme à Wittenberg et Catherine II à Zerbst. J’ignorais alors qu’elle avait vu aussi mourir un certain Laujardière à Magdebourg.
Lors d’une enquête sur les manuscrits français conservés à Halle, je réussis à consulter – avec quelque difficulté : les quarante années de socialisme réel ayant laissé des traces – divers documents, dont un « clandestin » classique, l’Esprit de M. de Spinoza (Misc. Yg 27) prêté à la Communauté juive de Berlin en 1932-1933 pour la Spinoza-Ausstellung et jamais consulté depuis un autre manuscrit : la Relation d’un voyage à la Côte des Cafres entre 1686 et 1689 (Zi 4), qui n’avait pas attiré de lecteur depuis plus longtemps encore. La lecture de ce texte me révéla un véritable écrivain, une aventure personnelle singulière, des décors originaux, une enquête ethnologique sur le terrain attentive sinon volontaire, du romanesque – presque trop –, des jésuites, des moines pirates, de belles Africaines et un jeune Huguenot français bien ennuyé de devoir mettre de l’ordre dans ce tohu-bohu existentiel.
Emmanuelle Dugay, qui, à la Sorbonne, suivait mon séminaire sur la littérature des voyages, entreprit de faire l’édition du texte. Après avoir découvert que celui-ci avait été publié en traduction allemande au xviiie siècle, qu’une version française en avait été donné au début du nôtre par le discret Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, elle partit à la recherche d’autres copies. Je lui en signalai une copie à Berlin dans ce qui est devenu aujourd’hui la Deutsche Staatsbibliothek, Haus 1, d’Unter den Linden (Gall. 8o 69) : elle provenait des archives de la Maison royale de Prusse. Une autre copie avait malheureusement 18disparu pendant la Seconde Guerre mondiale de la Bibliothèque de Magdebourg, lieu de décès, nous l’avons dit, de l’auteur, ce sieur de Laujardière, officier au service de la Prusse. L’intérêt porté à cette aventure et à ce texte par les historiens de l’Afrique du Sud – à l’époque, colonie hollandaise du Cap sur la route des Épices et de l’Inde –, facilita le travail d’Emmanuelle Dugay, qui, comme moi-même, trouvait un fumet de romanesque passablement équivoque à ces aventures vécues par un adolescent et racontées d’une plume mûre et virile. Force nous fut de constater, grâce aux recherches d’archives menées par Randolph Vigne en particulier (1991), qu’une fois encore la réalité balbutiait la fiction. Ayant inventorié les sources hollandaises et du Cap, le chercheur sud-africain y ajoutait des documents français, dont le récit du père Le Blanc en route pour le Siam, qui confirmait que ce jeune homme échappé de chez les Cafres avait bien servi sur des navires corsaires assez heureux pour expédier du jésuite « ad patres », comme les Oreillons de Candide le firent « ad majorem Dei gloriam ». De son côté, Emmanuelle Dugay contribua par ses enquêtes dans les archives et dans les sources prussiennes à préciser le portrait de ce jeune Huguenot qui bénéficia de la présence en Prusse d’un frère proche de l’Électeur et de la famille princière d’Anhalt-Dessau.
Mes propres recherches à Oranienbaum, où sont conservées les archives de Saxe-Anhalt dans le château construit en style hollandais pour la protectrice de Laujardière, la princesse Henriette-Catherine d’Orange-Nassau (1637-1708), épouse du prince régnant Jean-Georges, sœur de l’électrice de Brandebourg et de la dédicataire de la Relation ne furent pas vaines. On y trouvait la correspondance du frère de Laujardière, le baron de Chalezac, avec son élève, le prince Léopold (1676-1747), « le vieux Dessau » de la mythologie frédéricienne. Ces lettres au jeune prince et au brillant militaire des armées du prince Eugène guerroyant contre Louis XIV révélaient un esprit et une plume alertes qui savait aussi bien faire sa cour, pour ses dons d’écuyer, au « digne fils d’un père si illustre » – « il ne tiendra qu’à vous d’être un jour un prince parfait » – (Landeshauptarchiv, Abteilung Dessau, A 9b Ia, Nr. 105b. L.A.S., s.l.n.d.) que l’entretenir des menues misères du commandement en campagne (même cote. L.A.S., Kürstin, 7 décembre 1707). Un post-scriptum à cette dernière lettre précisait que prince pouvait « faire réponse par la voie de [s]on frère », notre Laujardière. L’année suivante, Chalezac était 19envoyé comme agent diplomatique en Prusse où il faisait son rapport à la princesse Henriette-Catherine qui devait bientôt disparaître (Berlin, A 10, Nr. 92). Laujardière lui-même n’était pas absent des archives d’Oranienbaum. Quatre lettres autographes au prince Léopold adressées des Pays-Bas espagnols pendant la Guerre de Succession témoignaient des liens étroits qu’il entretenait avec le jeune héros : récit d’une seconde bataille de Malplaquet, plaintes diverses concernant les troupes qu’il commandait et que la Hollande qui les soldait avait oublié de payer, ces pages toutes militaires n’évoquent que de très loin notre voyageur, comme si le major de Laujardière avait oublié, après tant d’années de fifre prussien, ce style si français qui ravit dans son œuvre de jeunesse (A 9b Ia, Nr. 142. L.A.S., Mons, 10/12/1711, 21 et 28/3/1712, Antouin, 9/4/1712). Cela nous amène à quelques réflexions générales, sinon à des conclusions bien tranchées, sur « l’auteur » de ce beau récit.
La littérature des voyages, comme il est convenu aujourd’hui de désigner le récit viatique, souffre certainement, avant le xixe siècle, de fatales mises en cause. Hormis quelques itinéraires savants – Pitton de Tournefort ou Adanson, par exemple, dans le domaine de la botanique – et les grandes entreprises sollicitées par la Royal Society de Londres, l’Académie royale des Sciences parisienne, voire l’Amirauté britannique ou le Secrétariat d’État pour la Marine et les Colonies du côté français, la plus grande partie des récits de voyages est le fait de marchands, de missionnaires ou d’agents divers qui, tous, ont quelque intérêt à défendre et une image à vendre. L’ère du soupçon y règne à plein pour le savant moderne avide de certitudes ethnologiques et de statistiques ; ce n’est pas dans le récit de voyages qu’il ira chercher la matière digne de restructurer le discours historique autour de ces flux commerciaux et de cette géopolitique de la communication qui intéressent seuls le savant. L’histoire vue du côté des mentalités et de l’imaginaire social redonne sans doute au voyage de l’âge classique une légitimité de sens qu’elle avait perdue à l’époque du positivisme. L’histoire s’explique moins par l’évolution du prix du grain que par les grands courants irrationnels qui la traversent : la peur de l’autre, la fascination-répulsion de l’inconnu, voire l’obsession eschatologique. Il y a aussi le modeste plaisir du texte sur lequel je reviendrai.
La littérature des voyages a dû emprunter, dès son origine, des procédés de légitimation rhétorique à la simple littérature. Sans aller 20jusqu’à Marco Polo qui ment par nécessité d’état de voyageur et pour notre plus grand plaisir, le cosmographe du roi André Thevet voyage et Belleforest rédige, ainsi que l’a montré sans la moindre hésitation rétrospective Frank Lestringant. Saisi par la magie du récit, Laujardière, n’hésite pas, pour sa part, à représenter des éléphants et quelques fauves improbables au sommet de montagnes peu accessibles. Dans cette collection même, le récit de François Leguat, que viennent de republier Jean-Michel Racault et Paolo Carile, témoigne que, pendant longtemps, l’univers du voyage lointain est marqué de cette infamie singulière qui en fait un objet littéraire, une « fable », dont l’esthétique du « comme si » – mimésis à l’envers – est la seule justification. De même que le romancier classique, de Guilleragues à Laclos, fait « comme si » ce n’était pas un roman qu’il livrait au public, mais des lettres subtilisées ou des mémoires originaux, de même l’écrivain-voyageur doit faire « comme si » son discours était légitimé par la part de procédés fictionnels qu’on y décèle. D’un côté, l’écrivain-voyageur a l’obligation institutionnelle de rendre la « vérité » de ce qu’il a vu et qui authentifie son récit, voire sa présence comme narrateur, mais, de l’autre, il doit installer sa narration dans une rhétorique du « voyage » qui passe par les « sas » obligés du discours romanesque : le départ, le parcours, la rencontre, le portrait, la description, les péripéties, le retour. Quand bien même ces « journaux » ne sont pas destinés à une publication immédiate, ainsi que la plupart des récits de l’Âge classique, ils se moulent sur des archétypes littéraires : Montaigne méditant sur le Forum romain, Montesquieu dialoguant à Venise avec John Law, Challe répétant sur un navire de la Compagnie des Indes les aventures de matelots et de pirates que les récits d’Oexmelin (traduction française par Frontignières, 1686) avaient mises à la mode et dont Laujardière put se souvenir. Cette littérature a d’ailleurs un ton assez particulier que l’on retrouve dans le texte de notre jeune Huguenot. Se piquant de ne pas être un écrivain et de pratiquer « une narration courte, simple, exacte et fidèle », captatio benevolentiæ banale de l’homme de lettres à l’Âge classique, le voyageur-narrateur n’échappe pas néanmoins à quelques poncifs littéraires : dialogue avec le « Sauvage » qui va « ensauvager » le civilisé et lui enseigner le « code de la Nature » – Amérindien du baron de La Hontan ou Tahitien de Diderot, après le Cafre de Laujardière –, liberté des mœurs et morale sociale – chez Laujardière, la jolie scène de séduction des jeunes Cafres 21et l’anecdote de la querelle avec le fils de son protecteur –, ébauche de roman de formation en spirale comportant les diverses étapes de l’initiation à sa personnalité d’adulte par les épreuves subies, dont une circoncision ratée, et le retour au point de départ.
Mais ce qui fait le prix du texte de Laujardière est une écriture d’une limpidité que l’on ne rencontre guère dans la littérature du temps. Sans contrainte normative, sans souci de moraliser, elle se contente de narrer pour le plaisir, en amateur, un peu à la manière de ces artistes, peintres ou sculpteurs, qui, loin de l’Académie parisienne, se donnaient dans les confréries Saint-Luc de province le titre si enviable d’« apprentis par plaisir ». Dans les récits courts du règne de Louis XIV, ces « histoires véritables » ou ces « aventures nouvelles » qui meublent les sections spécialisées du Mercure galant et les étals des libraires parisiens, Claude Barbin ou Michel Brunet, il existe toujours une certaine retenue : de langage d’abord, un peu pommadé pour la montre et pour la dignité du sujet, fût-il de simple galanterie ; de ton ensuite, pour justifier le passage de l’anecdote brute à la variation thématique. La littérature des voyages sait dans ses meilleurs exemples, Challe ou l’abbé de Choisy – et pourquoi pas Laujardière – donner l’illusion d’une conversation menée pour la seule délectation de celui qui l’écoute et pour serrer au plus près le moment ainsi recréé. Peu ou pas de psychologie, un minimum de tableaux fouillés, le mouvement du texte dessine l’ébauche de ce qui ne sera jamais un auteur, mais qui restera une voix dont la sonorité est pour nous, à quelques siècles de distance, la restitution très précieuse d’une modeste humanité offerte à qui veut bien la saisir.
François Moureau
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14543-1
- EAN : 9782406145431
- ISSN : 1775-3503
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14543-1.p.0017
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/05/2023
- Langue : Français