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Classiques Garnier

Préface L’ombre des Cafres

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Relation d’un voyage à la côte des Cafres (1686-1689)
  • Pages : 7 à 15
  • Collection : Géographies du monde, n° 35
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406145431
  • ISBN : 978-2-406-14543-1
  • ISSN : 1775-3503
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14543-1.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 03/05/2023
  • Langue : Français
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Préface

Lombre des Cafres1

Les Cafres et les Hottentots, ces Noirs de lAfrique australe, ont fort mauvaise réputation. À lâge classique, ils sont synonymes dinfra-humanité. On leur prête les usages les plus frustes et les mœurs les plus terribles. Ils vont nus, ignorent les structures élémentaires de la parenté, se mangent les uns les autres, ne prennent pas soin de leurs malades quils abandonnent aux fauves, ni de leurs morts quils laissent sans sépulture dans un coin de savane. Ils nont évidemment aucune notion de la divinité.

À la fin du xviiie siècle, le marquis de Sade, dans le « roman philosophique » dAline et Valcour, offrira, en contraste avec lutopie de lîle bienheureuse de Tamoé administrée par le sage législateur Zamé, lanti-utopie du royaume de Butua ou lutopie du mal, située, quant à elle, sur le continent africain sous la férule du tyran Ben Mâacoro – un condensé de cette humanité quil imagine abandonnée aux turpitudes les plus sauvages – cultivant avec prédilection linceste, linfanticide et la sodomie. Pour Sade, qui réfute la théorie du bon sauvage, lAfricain, en étant plus proche de létat de nature, le serait aussi du vice et de la cruauté inhérents à la nature humaine :

Je passai en Afrique ; ce fut là où je reconnus bien que ce que vous avez la folie de nommer dépravation nest jamais que létat naturel de lhomme, et plus souvent encore le résultat du sol où la nature la jeté. [] En un mot, ce fut là où jobservai lhomme vicieux par tempérament, cruel par instinct, féroce par raffinement ; ce caractère me plut, je le trouvai plus rapproché de la nature, et je le préférai à la simple grossièreté de lAméricain, à la fourberie européenne, et à la cynique mollesse de lAsiatique2.

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En fait, le terme générique de Cafres ne désigne pas une ethnie particulière, encore moins un peuple ou une race. Cest le produit du regard ethnocentrique des Arabes tout dabord, des Portugais et des Hollandais ensuite, lesquels, abordant les contrées inhospitalières de lAfrique méridionale, y étaient reçus le plus souvent à coups de pierres et de bâtons, quand ils nétaient pas dévorés sur le champ. Cest ainsi que Le Grand Dictionnaire historique de Louis Moréri rappelle que

ce mot de Cafre veut dire sans loi, et vient du mot cafir, au pluriel cafiruna, que les Arabes appliquent à tous ceux qui nient lunité dun Dieu, et quon a donné aux habitants de ce pays, parce quon a cru quils navaient ni princes, ni religion3.

Terre hostile et presque déserte, la Cafrerie, dans les atlas anciens, na pas de limites géographiques précises. Elle embrasse toute lAfrique australe depuis le cap Nègre jusquau cap de Bonne-Espérance. Ses contours, à vrai dire, sont aussi flous et arbitraires que la réalité des peuples semi-nomades et démunis qui la sillonnent en des errances interminables. De ces lointains fils de Caïn, héritiers de sa malédiction et de son dénuement, si lon en croit la Bible, le blanc a bien raison de se garder. Car, comme lobserve avec beaucoup de bon sens un autre Dictionnaire du même temps, « la pauvreté de ces peuples nest pas capable dattirer les négociants dans lintérieur de leur pays », tandis que « leur férocité en détourne les missionnaires4 ». Supposés trop pauvres et trop féroces pour que leurs corps et leurs âmes soient objet de négoce ou de profit, les Cafres sont de la sorte épargnés par les bienfaits du civilisateur. Il est préférable, à tout prendre, de ne savoir deux que cette ombre légendaire à peine sortie des brumes et des sables, et toute prête à y replonger.

Or, cest dans ce no mans land que se trouve précipité, par suite des vicissitudes de lHistoire, le héros et narrateur de laventure extraordinaire de Guillaume de Laujardière, tout jeune adolescent à lépoque.

Guillaume Chenu de Chalezac, seigneur de Laujardière, a tout juste quatorze ans, lorsque Louis XIV met fin, par labsurde Édit de Fontainebleau, qui révoque lÉdit de Nantes, à une période de près dun siècle de tolérance 9religieuse. Lévénement va infléchir le cours de sa destinée. Issu dune famille de petite noblesse huguenote de la région de Bordeaux, il doit sexpatrier, comme tant dautres. Pour éviter au jeune garçon la conversion forcée au catholicisme, des parents lembarquent sur un bateau à destination de Madère, doù Guillaume aurait dû rejoindre ensuite un frère aîné qui sétait réfugié au Brandebourg. Mais cette rencontre va être différée de quatre ans, après un détour inopiné par lAfrique et la côte des Cafres. En effet, pendant quil est à Madère, dans lattente de gagner le refuge du Brandebourg, via la Hollande, les huguenots français qui se trouvent dans lîle se voient sommés par le gouverneur dabjurer ou de déguerpir. Craignant dêtre livré aux jésuites, quil sait ennemis de la religion réformée et véloces convertisseurs, Guillaume na pas lombre dune hésitation. Il sembarque sur le premier navire en partance, un vaisseau anglais faisant route vers les « Grandes Indes » et armé « moitié en guerre moitié en marchandise ». Ce plus grand détour va transformer sa vie.

Cest alors que commence un nouveau voyage, autrement plus éprouvant et plus périlleux que le précédent. Première péripétie : le navire est attaqué par des pirates français, et la tentative dabordage, qui échoue par trois fois, se solde par la perte dune dizaine dhommes, dont le capitaine et le premier pilote. Le pire est encore à venir. Après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance, le vaisseau sapproche de terre. La mer démontée oblige à descendre une chaloupe pour tenter une reconnaissance et se ravitailler en eau douce. Sept matelots et lintrépide Laujardière sont de lexpédition. Mais les brisants les empêchent daccoster. Comme ils regagnent le large dans lespoir de rembarquer, ils saperçoivent avec horreur que, poussé par les vents contraires, le vaisseau a disparu, les abandonnant à leur triste sort. Il leur faudra dix jours de cabotage par vents et marées pour aborder la terre ferme, à demi morts de faim et dépuisement.

Des Cafres se manifestent sans tarder, difficiles partenaires dun troc incertain. Lincident éclate à propos dune marmite de terre, que se disputent le pilote de la chaloupe et une négresse. Toute la troupe est massacrée en un clin dœil, à lexception de Laujardière qui est seulement roué de coups, le corps bleui, la tête en sang, les pieds et les mains fermement liés et bientôt enflés. Après une période de mauvais traitements, on lui confie la garde dun troupeau de bœufs. Il est finalement adopté par le roi du pays, lequel, plus tard, lui propose une de ses filles en mariage. Loffre sera poliment déclinée, non sans un zeste de badinage.

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Le jeune homme vit plus dun an parmi les indigènes, partageant leurs activités, apprenant leur langue, observant leurs mœurs. Au cours de cette période assez longue, les sauvages se sont révélés plus humains que bien des civilisés, et cest avec des larmes que Laujardière prend congé de son hôte africain.

Entretemps les membres de sa famille réfugiés au Brandebourg, grâce à des appuis haut placés, ont réussi à faire que le Gouverneur du Cap organise une expédition de secours, qui parvient à le localiser et à le ramener dans la colonie. Il sengage alors pour trois ans au service de la Compagnie hollandaise des Indes Orientales. Après bien des aventures et dautres périls en mer, il rejoint sa famille dans lexil allemand vers la fin de 1689. Cest en Allemagne quil passe le reste de son existence, poursuivant une carrière militaire sans éclat.

Dès son retour à lâge dà peine dix-huit ans, Laujardière fut sollicité décrire le récit de ses aventures, probablement par la Princesse douairière de Nassau, à laquelle il dédie sa Relation dun voyage à la côte des Cafres. Cest ainsi que, secondé selon toute vraisemblance par une plume des plus doctes et des plus alertes, il rédigea sarelation dune expérience anthropologique sans égale dans lespace de locéan Indien. Resté longtemps manuscrit, ce texte fut publié en allemand en 1748, mais cette édition tardive ne semble pas avoir retenu beaucoup lattention.

La relation dun Voyage au pays des Cafres raconte une aventure anthropologique dans lespace indianocéanique. Bien quelle ne soit pas sans parenté avec les récits de naufrages de la littérature portugaise, les fameuses et célébrissimes Histoires tragico-maritimes, elle ne manque pas de faire problème ni de susciter nombre de questions.

Les caractéristiques romanesques sont une des lois du genre viatique, un ornement nécessaire à lexpression de la « nue vérité ». Il est difficile dimaginer, en effet, un jeune homme de dix-huit ans environ, à peine sorti de lépreuve africaine, ayant passé de surcroît le plus beau de sa jeunesse loin des écoles et de la culture classique, parmi les gens de mer et les soldats, sexprimer dans un français aussi châtié. Durant son périple de quatre années, le néerlandais lui fut sans doute plus familier que la langue de Molière. De plus, son récit présente une organisation formelle assez complexe, régie par lalternance habile entre aventure humaine et inventaire ethnographique, dont nous savons quelle correspond parfaitement à la structure traditionnelle des récits de voyage de lépoque. 11Il faut donc imaginer que cette relation est le fruit dune collaboration étroite entre le protagoniste et un rédacteur anonyme, qui pourrait être son frère aîné. Quoi quil en soit, et malgré les arrangements littéraires que lon peut supposer, lintérêt du texte ne réside pas seulement dans ses qualités esthétiques. La dimension romanesque est par ailleurs une caractéristique du genre viatique, un ornement nécessaire à lexpression de la « nue vérité ».

Rien ne manque à ce qui a toutes les apparences dun roman daventures : attaque de pirates, naufrage et famine en mer, rencontre tour à tour violente et pacifique avec les « sauvages », description de leurs mœurs aussi cruelles quexotiques, idylle nègre, expéditions en terre inconnue, trahisons et souffrances. On pourrait donc croire à une fiction fort adroite, conduite sur un rythme haletant et entraînant le lecteur de surprise en dépaysement. Cependant des témoignages de lépoque nous certifient le caractère authentique de cette aventure hors du commun. Ce nest peut-être pas la vérité « toute nue et sans fard » quannonce un peu vite le début de la relation, mais à coup sûr une histoire digne de foi, que viennent confirmer les documents darchives5.

Louverture témoigne, de la part de lauteur, dune parfaite connaissance des stratégies rhétoriques qui caractérisent le discours préfaciel des relations de voyage. On y remarque, en particulier, la revendication dune écriture-vérité, fruit dune expérience oculaire des événements racontés, quil oppose à lécriture fictionnelle nourrie par limagination et qui recherche lornement. La structure même de louvrage, où deux parties narratives, riches en rebondissements aventureux, encadrent un noyau central consacré à lethnographie des Cafres, reprend le modèle éprouvé des textes « hodéporiques » – néologisme désignant le genre des récits de voyage – construits sur lalternance entre aventure et inventaire, entre narration viatique et liste dobjets, de lieux, de créatures et de phénomènes, alignés à la suite et accompagnés le cas échéant de commentaires6.

Les références nombreuses à la culture classique laissent penser que la relation de Laujardière est le résultat dune collaboration entre le protagoniste et un rédacteur non identifié, nourri de « belles lettres », peut-être 12son frère aîné, comme on la vu. Ces pratiques décriture à plusieurs mains sont fréquentes dans la littérature de voyage. Quelles quaient pu être la genèse du texte et la possible intervention dun coauteur, il reste que La Relation dun voyage à la côte des Cafres rapporte des événements sur lesquels on possède des témoignages darchives qui les confirment avec une certaine précision. Ainsi la convergence des vérifications extérieures permet de considérer comme dignes de foi les pages sur les Cafres, qui constituent la partie la plus originale du récit, et permettent de situer lethnographie de Laujardière dans lévolution de limage des ethnies sud-africaines dans la culture européenne. Les Cafres et les Hottentots ont particulièrement frappé limaginaire occidental7. Pendant une longue période qui sest prolongée jusquà la fin du xviiie siècle, ils sont devenus le symbole dune forme dhumanité inférieure, proche de lanimalité. Portugais, Français, Anglais répètent inlassablement ce cliché qui donne lieu à une tradition littéraire de diabolisation du Cafre.

La révision de ce stéréotype ne surviendra quà la fin de lâge des Lumières, grâce à des expéditions scientifiques et à lapprentissage des langues indigènes. La relation de William Paterson8 joua un rôle important dans cette révision. Les quelques notations rapides du jeune Laujardière permettent dapprécier loriginalité de sa description. Ignorant probablement les écrits pseudo-ethnographiques ou littéraires, celui-ci vécut lexpérience directe dune intégration dans le milieu culturel sud-africain. Grâce à limmersion dans le milieu indigène et à la connaissance de la langue locale quil apprit un siècle avant Paterson, il entra en contact avec ce peuple et en décrivit, non sans une certaine sympathie, les mœurs aussi bien que lorganisation sociopolitique. Dans son récit se trouvent même des pages vibrantes démotion, quand lauteur raconte son départ de la « famille » africaine qui lavait recueilli.

Quels que soient les embellissements littéraires que lon devine, lintérêt de cette Relation ne réside pas seulement dans ses qualités esthétiques. La partie la plus originale en est constituée par les pages relatives à lethnographie des Cafres. Durant « un an entier » – et même un peu plus – le jeune Laujardière a partagé la vie dun groupe de 13pasteurs nomades appartenant à une tribu Xhosa, dont les Européens ignoraient à lépoque la langue et sur laquelle, on la noté, couraient les légendes les plus mal fondées. Pour cette ethnie réputée barbare et presque animale, il ne dissimule nullement sa sympathie, une sympathie en forme daimable provocation.

Car Laujardière est dun rude tempérament. Un enfant du roitelet local lui plante-t-il, par jeu, un javelot dans la jambe, quil lassomme en retour, presque sans y penser. Il combat lui-même à coups de sagaie lennemi hottentot, et ne sémeut guère du sort réservé aux vaincus : « tout fut massacré, femmes et enfants, on ne fit de quartier à personne ». Le supplice infligé à une empoisonneuse, attachée nue sur le sol en plein soleil, une légion de fourmis noires lui entrant par tous les orifices du corps, suscite sa curiosité et lamène à quelques réflexions générales sur lexercice de la justice chez un peuple pourtant réputé sans lois. Il note aussi le rare sens de lhonnêteté et des bienséances observable chez ces mêmes noirs, qui soffusquent dun « vent sale » lâché en public. La délicieuse scène de baignade, où le héros est assailli par un quintette de jeunes « dames cafres » qui le déshabillent sans façon, lui font mille caresses et vantent sa beauté si proche de la leur, témoigne, non sans une pointe dironie, de ce décentrement du regard par lequel lobservé prend tout à coup la place de lobservateur, ce renversement du point de vue, que lon appelle, depuis Roger Caillois, la « révolution sociologique9 ». La physionomie négroïde devient le parangon de la beauté, et cest le jeune blanc au nez retroussé et à la bouche « si bien fendue », qui est lobjet du désir collectif des jeunes filles noires en émoi, ces prestes et délurées Cafrines qui préfèrent le Français brun de poil et de peau à tous ses compagnons hollandais, « avec leur couleur jaune et leurs cheveux blonds ». En un mot, conclut le jeune Laujardière, « je me vis bientôt travesti en un nouvel Adonis par ces dames cafres ».

Lidylle, vite interrompue, car un probable mariage est à lhorizon de ces jeux aquatiques, annonce, la légèreté et linnocence en plus, les paradoxes du Dictionnaire philosophique de Voltaire sur lidée éternelle de « Beau » ou de « beauté » :

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Demandez à un crapaud ce que cest que la beauté, le grand beau, le to kalon. Il vous répondra que cest sa femelle avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun. Interrogez un nègre de Guinée ; le beau est pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté10.

Mais nul sarcasme ici. Si Laujardière, ou son porte-plume, a déjà lesprit de Voltaire, il nen éprouve nullement pour autrui le mépris et la condescendance teintée de racisme si souvent perceptibles chez le philosophe de Ferney. Lallégresse de laventure surmonte par ailleurs le pessimisme et le désespoir que son état de Blanc déraciné aurait suscités chez tout autre. La condition des Cafres, à bien des égards, vaut celle des autres hommes.

Nous voici loin, avec le récit de Laujardière, du mythe tenace de la « bestialité » des Cafres, qui a constitué lun des nombreux exorcismes, à travers lesquels la civilisation occidentale a essayé de se convaincre que sa supériorité technologique correspondait à une supériorité anthropologique et raciale. Ce garçon, victime dans son pays du préjugé et de lintolérance, montre comment le chemin difficile de lacceptation de lautre, fût-il Cafre, peut être parcouru, quand les superstructures idéologiques ne conditionnent pas les comportements. Le plus extraordinaire, cest que Laujardière néprouve nul sentiment de dégoût ou de peur, bien au contraire. Faisant preuve dune remarquable faculté dadaptation, il va jusquà regretter la compagnie des sauvages, lorsque, revenu parmi les prétendus civilisés, il est témoin des pires violences, commises au nom de la religion chrétienne, cette religion damour responsable en France de la Révocation de lÉdit de Nantes, avec son cortège demprisonnements, dexécutions sommaires, de conversions forcées et de départs précipités en exil. De même que Jean de Léry, un grand siècle plus tôt, à son retour du Brésil après quinze mois dabsence et un séjour enchanté chez les Indiens anthropophages, retrouve une France au bord des guerres civiles et déclare son infini regret, Laujardière pourrait bien dire : « Je regrette souvent que je ne suis parmi les sauvages11 ».

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Bien plus, ce sont les prétendus civilisés qui apparaissent comme de vrais sauvages. La violence des combats en mer contre les pirates ne le cède en rien à celle des tribus africaines. Quant aux jésuites honnis, ils conjuguent à la cruauté une hypocrisie que déjà Pascal, dans Les Provinciales, avait stigmatisée12. Vers la fin du récit, cest avec une joie presque naïve que le narrateur fend dun coup de sabre la tête dun jésuite, qui lui a souhaité pourtant la bienvenue, et dont le seul crime est de sêtre trouvé là, sur le pont dun navire français ennemi. Linstant daprès, furetant et pillant, lintrépide huguenot met le pied, par mégarde, dans le ventre ouvert dun cadavre, qui est celui du capitaine du bateau. De la sorte, la dignité conquise du sauvage est suivie sans retard par lample démonstration de lindignité du civilisé, dont la mort ne rencontre que lindifférence, et dont le mobile principal, en cette vie, est une ivrognerie sans frein, à laquelle il sabandonne jusquau milieu des cadavres. Constat désinvolte et léger, qui annonce le désespoir tranquille émanant de Candide.

On aura compris que, comme le héros de Voltaire, Laujardière, ethnographe avant la lettre, est un optimiste sans rémission. Sa jeunesse triomphe des pires horreurs. La santé de cette relation vient de ce quelle mêle ainsi à cet étrange détachement de laction une lucidité et une joie de vivre peu communes.

Frank Lestringant
et Paolo Carile

1 Voir aussi Paolo Carile, Écritures de lailleurs, Paris – Rome, LHarmattan – Tab, 2019, chap. 13, « Un jeune protestant réhabilite les Cafres ».

2 Donatien Alphonse François, marquis de Sade, Histoire de Juliette, in Sade, œuvres III, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1998, p. 702. Sur « lAfrique fantôme de Sade », voir Frank Lestringant, Le Cannibale, grandeur et décadence, Genève, Droz, 2016, ch. xii, p. 258-267.

3 Louis Moréri, Le Grand Dictionnaire historique, « Nouvelle et dernière édition », Paris, Les Libraires associés, 1759, s. v. « Cafrerie » ou « Côte des Cafres ».

4 Antoine-Augustin Bruzen de La Martinière, Le Grand Dictionnaire géographique, historique et critique, Paris, P. G. Le Mercier, 1740, s. v. « Caffrerie ».

5 Voir les documents cités p. 96-102.

6 Sur cette composition des récits de voyage, constitués daventure et dinventaire, voir RéalOuellet, La relation de voyage en Amérique (xvie-xviiie siècle). Au carrefour des genres, Québec, Presses de lUniversité Laval / Éditions du CIERL, 2010.

7 Une enquête originale, dans une perspective historico-ethnographique, sur ces populations sud-africaines se trouve dans louvrage de François-Xavier Fauvelle, À la recherche du sauvage idéal, Paris, Éditions du Seuil, 2017.

8 William Paterson, Voyages dans le pays des Hottentots, a la Caffrerie, a la baye Botanique, et dans la Nouvelle Hollande, Paris, Letellier, 1790.

9 Roger Caillois, préface à Montesquieu, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1947, t. I, p. v. Cf. Marc Joly, La Révolution sociologique. De la naissance dun régime de pensée scientifique à la crise de la philosophie (xixe-xxe siècles), Paris, La Découverte, coll. « Laboratoire des sciences sociales », 2017, 583 p.

10 Voltaire, Dictionnaire philosophique, éd. Raymond Naves et al.,Paris, Garnier, 1967, s. v. « Beau, beauté », p. 50. Voir aussi Sara Petrella, « Seins pendants. Histoire dune curiosité des Amériques entre allégorie et science », ASDIWAL, no 15/2020.

11 Jean de Léry, Histoire dun voyage faict en la terre du Brésil, 2e édition, 1580, éd. Frank Lestringant, précédé dun entretien avec Claude Lévi-Strauss, Paris, LGF, 1994, chap. xxi, p. 508.

12 Voir Gérard Ferreyrolles, Blaise Pascal, Les Provinciales, Paris, PUF, « Études littéraires », 1984.