[Introduction de la première partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Regarder son amour se défaire. Sur le roman de la fin du couple (1989-2013)
- Pages : 35 à 37
- Collection : Études de littérature des xxe et xxie siècles, n° 113
L’autre jour que j’étais sur le haut d’un degré,
Passant, tu m’avisas, et me tournant la vue,
Tu m’éblouis les yeux, tant j’avais l’âme émue
De me voir en sursaut de tes yeux rencontré.
Ton regard dans le cœur, dans le sang m’est entré
Comme un éclat de foudre alors qu’il fend la nue.
J’eus de froid et de chaud la fièvre continue,
D’un si poignant regard mortellement outré1.
En un seul regard, décisif, la dame affirme sa toute-puissance en scellant le destin du sujet lyrique dont le cœur s’enflamme aussitôt. Ces deux quatrains, extraits de l’un des Sonnets pour Hélène (1578) de Ronsard, rendent compte d’un topos de la poésie amoureuse : l’innamoramento hérité de Pétrarque.
Néanmoins, l’échange visuel inaugural n’est pas propre à un genre littéraire. « [L]a scène de rencontre est partout – ou presque2 », comme l’observe Jean Rousset dans son essai consacré à la scène de première vue. Illumination, foudroiement, fièvre du corps, trouble de l’âme sont autant de lieux communs qui expriment la fulgurance du premier regard. Ces images ont investi la vie courante pour dire le sentiment amoureux. Elles font pleinement partie d’un imaginaire collectif qui puise ses sources dans la littérature ou, pour être plus exact, dans le romanesque, conçu alors comme une « catégorie ontologique3 » qui, selon Alain Schaffner, « désigne d’abord une manière particulière de concevoir la vie par comparaison avec sa représentation artistique4 ». Dans cette acception, il transcende les genres – il « existe sans doute dans la littérature avant les romans, et 36dans la vie avant la littérature5 » – pour s’appliquer à des situations qui sortent de l’ordinaire ou pour leur donner une valeur exceptionnelle. L’amour est l’un des vecteurs les plus puissants du romanesque : vivre une passion à la manière des héros de la littérature est un démon qui habite tout un chacun, animé de ce qu’Albert Thibaudet appelle « l’esprit romanesque », lequel « fait imaginer l’amour non comme venu d’un intérieur et mêlé à la trame ordinaire de la vie, mais descendu par un vol inattendu de la destinée, et prenant une figure extraordinaire et lyrique6 ».
Si la rencontre est au carrefour de la littérature et de la vie, elle trouve son terrain d’élection dans le roman, genre auquel est morphologiquement lié le mot romanesque. Pour Rousset, « elle appartient de droit au code romanesque [l’adjectif peut être remplacé ici par le complément du nom du roman], elle y figure avec son cérémonial et ses protocoles7 ».
Le roman de la fin du couple n’évacue pas à si bon compte la scène de première vue qui reste un point de référence. Même si, selon Serena, « [i]l faut vraiment être attardé pour croire, après trente ans, à l’amitié, l’amour, l’honneur, toutes ces vieilles badernes8 », il reste des vestiges des amours d’un autre temps comme la théorie des âmes sœurs dans Plus rien dire sans toi, théorie au cœur du roman sentimental. La tétralogie de Toussaint, présentée sous le titre M.M.M.M., cultive l’analogie établie entre l’héroïne, Marie Madeleine Marguerite de Montalte, et le verbe aimer conjugué au présent, chaque M se lisant aime.Oster, quant à lui, revendique son attachement à un genre vieux comme le monde lorsqu’il déclare : « Mon propos c’est de raconter une histoire : j’écris des romans sentimentaux9 ». L’écrivain semble réhabiliter, non sans humour, un roman qui fait la part belle aux amours, nécessairement contrariées, des héros, afin de nourrir le récit de multiples aventures. Autant de procédés romanesques, de ficelles narratives qui montrent avec quelle facilité « l’on tombe des grands sentiments dans les bons 37sentiments10 », comme le note Michel Murat. Ce basculement se produit tout particulièrement dans le roman sentimental populaire, considéré généralement avec mépris par l’institution littéraire, mais avec lequel jouent bien des romanciers au tournant du xxie siècle en particulier chez Minuit11. Ces écrivains réinvestissent des genres destinés habituellement à un public plus sensible aux rebondissements d’une intrigue, à des formes stéréotypées de l’amour, qu’à la valeur littéraire d’un texte.
Située à mi-chemin entre littérature et paralittérature, la rencontre dans le roman sentimental s’est élaborée à partir d’un répertoire de topoï à fort potentiel romanesque. C’est à l’aune de la scène de première vue prototypique définie par Rousset que l’on peut mesurer les infléchissements du modèle opérés dans le roman de la fin du couple. Certains récits s’ouvrent sur de faux départs qui compromettent la suite. En outre, chez Toussaint et plus nettement encore chez Oster, la première vue est traitée sur un mode décalé. Dans Paul au téléphone, le narrateur, double de l’écrivain, fabrique la scène en combinant les lieux communs les plus éculés. Aussi apparaît-elle comme une mécanique romanesque bien huilée fonctionnant à vide. Serena, de son côté, opère un déplacement du cliché littéraire au cliché photographique, lequel ne peut sceller une destinée sentimentale. Dans cette perspective, le face à face disjoint le couple. Il devient le centre névralgique de la crise chez Serena et Toussaint. Sur le plan spatial, le roman de la fin du couple multiplie les seuils séparateurs, de la lourde porte aux écrans de contrôle qui, précisément, ne contrôlent rien. Si les narrateurs aspirent à des retrouvailles, variantes de la scène de première vue, comme pour remonter aux origines du couple, celles-ci échouent.
1 Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, [1578], in Les Amours, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 1974, p. 285. C’est nous qui soulignons.
2 Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman. Paris, Corti, 1981, p. 7. Notons que c’est à partir de cette étude fondatrice que Rimel Bourkhis s’est proposé d’explorer la poésie de Baudelaire à Breton, montrant ainsi que ladite scène n’appartient pas au seul roman. (La Scène de première rencontre de Baudelaire à Breton : du choc à l’échec amoureux, thèse de doctorat de l’Université de Toulouse II Le Mirail en cotutelle avec l’Université de Sousse soutenue le 22 avril 2013).
3 Alain Schaffner, « Le Romanesque : idéal du roman ? », in Gilles Declercq, Michel Murat (dir.), Le Romanesque, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 268.
4 Ibid. C’est l’auteur qui souligne.
5 Ibid.
6 Albert Thibaudet, « Le roman de l’aventure », La Nouvelle Revue Française, no 72, 1er septembre 1919, p. 605.
7 Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent, op. cit., p. 7.
8 Thierry Guichard, « La scène au bout de la nuit », in Le Matricule des Anges, no 22, 15 janvier-15 mars 1998, p. 18.
9 « Rencontre avec Antoine Emaz et Christian Oster, Dominique Rabaté, Dominique Viart, Maison des Écrivains, 7 mars 2002 », in Dominique Rabaté, Dominique Viart (dir.), Écritures blanches, Presses de l’université de Saint-Étienne, 2009, p. 291.
10 Michel Murat, « Reconnaissance au romanesque », in Gilles Declercq, Michel Murat (dir.), Le Romanesque, op. cit., p. 228.
11 Par exemple, Jean Echenoz se plaît à détourner les codes du roman policier ou du roman d’aventures, pour ne citer que quelques genres à succès, non reconnus par les défenseurs d’une Littérature qui s’écrit avec une majuscule.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14142-6
- EAN : 9782406141426
- ISSN : 2260-7498
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14142-6.p.0035
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/11/2022
- Langue : Français