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Classiques Garnier

[Introduction de la première partie]

35

Lautre jour que jétais sur le haut dun degré,

Passant, tu mavisas, et me tournant la vue,

Tu méblouis les yeux, tant javais lâme émue

De me voir en sursaut de tes yeux rencontré.

Ton regard dans le cœur, dans le sang mest entré

Comme un éclat de foudre alors quil fend la nue.

Jeus de froid et de chaud la fièvre continue,

Dun si poignant regard mortellement outré1.

En un seul regard, décisif, la dame affirme sa toute-puissance en scellant le destin du sujet lyrique dont le cœur senflamme aussitôt. Ces deux quatrains, extraits de lun des Sonnets pour Hélène (1578) de Ronsard, rendent compte dun topos de la poésie amoureuse : linnamoramento hérité de Pétrarque.

Néanmoins, léchange visuel inaugural nest pas propre à un genre littéraire. « [L]a scène de rencontre est partout – ou presque2 », comme lobserve Jean Rousset dans son essai consacré à la scène de première vue. Illumination, foudroiement, fièvre du corps, trouble de lâme sont autant de lieux communs qui expriment la fulgurance du premier regard. Ces images ont investi la vie courante pour dire le sentiment amoureux. Elles font pleinement partie dun imaginaire collectif qui puise ses sources dans la littérature ou, pour être plus exact, dans le romanesque, conçu alors comme une « catégorie ontologique3 » qui, selon Alain Schaffner, « désigne dabord une manière particulière de concevoir la vie par comparaison avec sa représentation artistique4 ». Dans cette acception, il transcende les genres – il « existe sans doute dans la littérature avant les romans, et 36dans la vie avant la littérature5 » – pour sappliquer à des situations qui sortent de lordinaire ou pour leur donner une valeur exceptionnelle. Lamour est lun des vecteurs les plus puissants du romanesque : vivre une passion à la manière des héros de la littérature est un démon qui habite tout un chacun, animé de ce quAlbert Thibaudet appelle « lesprit romanesque », lequel « fait imaginer lamour non comme venu dun intérieur et mêlé à la trame ordinaire de la vie, mais descendu par un vol inattendu de la destinée, et prenant une figure extraordinaire et lyrique6 ».

Si la rencontre est au carrefour de la littérature et de la vie, elle trouve son terrain délection dans le roman, genre auquel est morphologiquement lié le mot romanesque. Pour Rousset, « elle appartient de droit au code romanesque [ladjectif peut être remplacé ici par le complément du nom du roman], elle y figure avec son cérémonial et ses protocoles7 ».

Le roman de la fin du couple névacue pas à si bon compte la scène de première vue qui reste un point de référence. Même si, selon Serena, « [i]l faut vraiment être attardé pour croire, après trente ans, à lamitié, lamour, lhonneur, toutes ces vieilles badernes8 », il reste des vestiges des amours dun autre temps comme la théorie des âmes sœurs dans Plus rien dire sans toi, théorie au cœur du roman sentimental. La tétralogie de Toussaint, présentée sous le titre M.M.M.M., cultive lanalogie établie entre lhéroïne, Marie Madeleine Marguerite de Montalte, et le verbe aimer conjugué au présent, chaque M se lisant aime.Oster, quant à lui, revendique son attachement à un genre vieux comme le monde lorsquil déclare : « Mon propos cest de raconter une histoire : jécris des romans sentimentaux9 ». Lécrivain semble réhabiliter, non sans humour, un roman qui fait la part belle aux amours, nécessairement contrariées, des héros, afin de nourrir le récit de multiples aventures. Autant de procédés romanesques, de ficelles narratives qui montrent avec quelle facilité « lon tombe des grands sentiments dans les bons 37sentiments10 », comme le note Michel Murat. Ce basculement se produit tout particulièrement dans le roman sentimental populaire, considéré généralement avec mépris par linstitution littéraire, mais avec lequel jouent bien des romanciers au tournant du xxie siècle en particulier chez Minuit11. Ces écrivains réinvestissent des genres destinés habituellement à un public plus sensible aux rebondissements dune intrigue, à des formes stéréotypées de lamour, quà la valeur littéraire dun texte.

Située à mi-chemin entre littérature et paralittérature, la rencontre dans le roman sentimental sest élaborée à partir dun répertoire de topoï à fort potentiel romanesque. Cest à laune de la scène de première vue prototypique définie par Rousset que lon peut mesurer les infléchissements du modèle opérés dans le roman de la fin du couple. Certains récits souvrent sur de faux départs qui compromettent la suite. En outre, chez Toussaint et plus nettement encore chez Oster, la première vue est traitée sur un mode décalé. Dans Paul au téléphone, le narrateur, double de lécrivain, fabrique la scène en combinant les lieux communs les plus éculés. Aussi apparaît-elle comme une mécanique romanesque bien huilée fonctionnant à vide. Serena, de son côté, opère un déplacement du cliché littéraire au cliché photographique, lequel ne peut sceller une destinée sentimentale. Dans cette perspective, le face à face disjoint le couple. Il devient le centre névralgique de la crise chez Serena et Toussaint. Sur le plan spatial, le roman de la fin du couple multiplie les seuils séparateurs, de la lourde porte aux écrans de contrôle qui, précisément, ne contrôlent rien. Si les narrateurs aspirent à des retrouvailles, variantes de la scène de première vue, comme pour remonter aux origines du couple, celles-ci échouent.

1 Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, [1578], in Les Amours, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 1974, p. 285. Cest nous qui soulignons.

2 Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman. Paris, Corti, 1981, p. 7. Notons que cest à partir de cette étude fondatrice que Rimel Bourkhis sest proposé dexplorer la poésie de Baudelaire à Breton, montrant ainsi que ladite scène nappartient pas au seul roman. (La Scène de première rencontre de Baudelaire à Breton : du choc à léchec amoureux, thèse de doctorat de lUniversité de Toulouse II Le Mirail en cotutelle avec lUniversité de Sousse soutenue le 22 avril 2013).

3 Alain Schaffner, « Le Romanesque : idéal du roman ? », in Gilles Declercq, Michel Murat (dir.), Le Romanesque, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 268.

4 Ibid. Cest lauteur qui souligne.

5 Ibid.

6 Albert Thibaudet, « Le roman de laventure », La Nouvelle Revue Française, no 72, 1er septembre 1919, p. 605.

7 Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent, op. cit., p. 7.

8 Thierry Guichard, « La scène au bout de la nuit », in Le Matricule des Anges, no 22, 15 janvier-15 mars 1998, p. 18.

9 « Rencontre avec Antoine Emaz et Christian Oster, Dominique Rabaté, Dominique Viart, Maison des Écrivains, 7 mars 2002 », in Dominique Rabaté, Dominique Viart (dir.), Écritures blanches, Presses de luniversité de Saint-Étienne, 2009, p. 291.

10 Michel Murat, « Reconnaissance au romanesque », in Gilles Declercq, Michel Murat (dir.), Le Romanesque, op. cit., p. 228.

11 Par exemple, Jean Echenoz se plaît à détourner les codes du roman policier ou du roman daventures, pour ne citer que quelques genres à succès, non reconnus par les défenseurs dune Littérature qui sécrit avec une majuscule.