[Introduction de la deuxième partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Regarder son amour se défaire. Sur le roman de la fin du couple (1989-2013)
- Pages : 143 à 146
- Collection : Études de littérature des xxe et xxie siècles, n° 113
Anne-Laure. – Avant de le voir en entier André j’ai vu d’abord son dos il y a eu « le jour du dos » comme il y a eu le jour du débarquement le jour du Seigneur !
C’était la première fois que je voyais un tel dos en tout cas un dos aussi fameux et j’ai su quand je l’ai vu que c’était une vision décisive dans mon ventre dans mes genoux dans mes oreilles il y a eu le résultat de la vision1.
Telles sont les paroles inaugurales d’Anne-Laure dans le monologue André (1993) de Philippe Minyana. La rencontre contrevient aux codes de la première vue, l’héroïne s’éprenant d’un dos. Le face à face attendu cède le pas à un face à dos qui provoque une vive sensation dans le corps de l’observatrice.
Le dos exerce une attraction sensuelle à la fois puissante et fatale : « Donc, il met son dos à poil devant chez moi c’était un très beau dos je me suis dit ça : c’est un très beau dos et j’ai eu peur2 ». Car le jour du dos est également celui du « coup du dos3 » qui fait « perdre les pédales4 ». Ce primat de l’envers est définitif : quand le personnage masculin fait volte-face, il laisse apparaître un visage attirant assez peu l’attention de l’observatrice. Celle-ci s’en tient à quelques notations : « Et lui après il se retourne il fait celui qui est étonné de me voir là et il ouvre la bouche en O les yeux de la même façon5 ». Se montrer de face revient non à une révélation de l’essentiel – le visage – mais à une privation de l’objet du désir – le dos. Anne-Laure interprète ainsi l’attitude de l’homme : « et plus de dos genre : tu l’as vu mon dos tu l’as bien vu eh bien si tu veux le revoir il faudrait y mettre le prix6 ». La négation – plus de dos – porte sur un dos solide, tangible, qui se soustrait au regard, alors que la face n’apparaît qu’en négatif sous la forme d’excavations, celles des yeux et de la bouche. Les signes qui singularisent habituellement un visage sont là en creux. Minyana permute les attributs respectifs de l’envers et de l’endroit. Le personnage est désigné par une épithète qui met en lumière sa caractéristique essentielle : l’« homme au dos7 ».
144Dans le roman de la fin du couple, le personnage au dos devient le personnage de dos comme en témoigne le titre du premier roman de Serena, Isabelle de dos. Il a une valeur programmatique non seulement pour ce roman mais pour un ensemble plus vaste d’œuvres étudiées dans cet ouvrage8. Parler de l’homme au dos revient à caractériser positivement le dos comme objet du désir ; à l’inverse, l’homme ou la femme de dos renvoie à une posture négative. Au lieu de montrer à Chris, le narrateur, un visage accueillant, Isabelle lui tourne le dos, au propre comme au figuré9. Elle « lui oppose une fin de non-recevoir, lui manifeste de manière irréversible son altérité10 », pour reprendre les termes de Frédéric Martin-Achard. L’envers est décevant parce qu’il confronte le narrateur à celle qui, en lui échappant, devient une énigme. Or c’est bien le dos comme énigme qui est l’objet de L’Homme de dos étudié par Georges Banu dans la peinture et le théâtre.
Par l’effet d’un pivotement imprévisible, au personnage qui s’expose sur fond de rideau levé, succéda l’être qui se détourne et dissimule son visage. Comme si le goût du secret engageait une offensive contre la pose et l’affirmation de soi ; revanche de l’être de dos qui se dérobe au spectacle. Ainsi, le theatrum mundi s’éclipse un instant et cette frontalité propre à l’exercice du rideau se voit abandonnée. Désormais, il ne s’agit plus d’une apparition mais plutôt d’une disparition, esquissée, engagée, et parfois irrémédiablement poursuivie11.
L’essayiste met en relation deux motifs : le rideau12 et le dos. Le rideau une fois levé s’efface au profit du personnage de face s’exposant au regard, conformément à un système de représentation fondé sur la frontalité qui 145régit le theatrum mundi13. Ce théâtre du monde est un espace éminemment ordonné et stable, qui érige le visage en modèle de transparence parce qu’il s’expose au grand jour.
Le dos, quant à lui, surgit sur le mode de l’intrusion et met fin au spectacle inopinément, le pivotement étant imprévisible. Envers du visage dont il cache délibérément la vue, il déroge avec force à l’ordre établi comme l’attestent les mots offensive et revanche : il s’émancipe d’une frontalité à laquelle il devrait rester subordonné. Aussi ouvre-t-il une brèche dans un système de représentation lié à l’exercice du rideau levé, provoquant métaphoriquement un baisser de rideau qui déstabilise le spectateur.
Le dos s’impose comme un motif en négatif qui donne sens à la situation du couple. Le dos de la femme met radicalement un terme à la vie à deux déjà fragilisée par un face à face placé sous le signe de la disjonction. Ce simple pivotement vient rompre l’ordre du couple auquel aspire le spectateur-narrateur confronté à un double manque : celui d’un visage qui se dérobe à son regard, celui d’un amour retrouvé qui aurait dû donner matière à son récit. À l’instar du rideau baissé, le dos bouche l’horizon d’attente qu’ouvre habituellement le roman sentimental. Il impose une altérité irréductible et impénétrable. Ce faisant, il donne une consistance au personnage tout en dénonçant l’illusion de transparence revendiquée par la frontalité, une transparence parfois limpide comme l’eau de rose. Dans ses déclinaisons les plus populaires, le roman sentimental révèle des corps sans dos, des visages à la beauté lisse et conventionnelle. Ne regarder que l’endroit, « c’est, selon Philippe Roger, aboutir au calque d’une transparence vide, totalitaire ; c’est dénier aux êtres et aux choses leur part d’opacité, de densité, de vérité ; c’est-à-dire leur envers, leur verso, leur dos14 ».
Parce qu’ils sont antonymes, les mots envers et endroit semblent désigner des réalités qui se superposent parfaitement comme les deux côtés 146d’une même médaille. En réalité, « dans la physique même des corps, note Maxime Scheinfeigel, le visage et le dos ne sont pas l’envers l’un de l’autre, la manière dont ils sont chacun une partie intégrante de la personne humaine n’est pas symétrique15 ». Le terme même visage n’est pas l’antonyme exact de dos. Il s’agit là d’un indice d’une relation plus complexe qu’il n’y paraît et qui ne se réduit pas à une opposition binaire.
À ce jour, les études consacrées au dos concernent la peinture et le cinéma, non la littérature16. Il en existe des usages normatifs qui participent d’un ordonnancement du monde. Placé sous l’autorité de la frontalité, il ne peut être pensé indépendamment du visage. Pour être toléré, il doit se faire discret.
En revanche, dès qu’il s’impose dans le champ du regard, il devient subversif. Chez Serena, Oster et Toussaint, le retournement prend le plus souvent la forme non d’une volte-face mais d’un pivotement. Le face à face lui étant refusé, le narrateur, exclu du couple, ne peut plus participer à l’histoire d’amour17 ; il devient le spectateur impuissant d’un dos opaque, énigmatique. Il est devant l’image – l’expression est empruntée à Georges Didi-Huberman18 –, image d’un envers occultant, tel le rideau, toute perspective de retrouvailles. L’éloignement du dos opère un mouvement qui inverse le franchissement dans le roman sentimental.
1 Philippe Minyana, André,[1993], in Chambres. Inventaires. André, Montreuil, éditions Théâtrales, 2012, p. 61.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Ibid.,p. 61.
8 Nous avons amorcé cette réflexion dans notre article : Frédéric Clamens-Nanni, « Le regard sur la femme de dos : l’envers du personnage dans Le Pont d’Arcueil de Christian Oster et Isabelle de dos de Jacques Serena », in Kamel Feki, Moez Rebai (dir.), Les Écritures subversives. Modalités et enjeux, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, coll. « Au cœur des textes », p. 219-231.
9 Les sens propre et figuré de la locution ont alterné dans l’histoire de la langue : « Depuis La Chanson de Roland (1080), le verbe [tourner] s’emploie par figure dans tourner le dos “partir”, expression relevée plus tard avec une valeur concrète (xiiie s.) et à nouveau au figuré à la fin du xviie s. (1694, tourner le dos à un lieu), ensuite avec un sujet abstrait (1718) ». (Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, t. 3, [1992], Paris, dictionnaires Le Robert, 1998, entrée « tourner », p. 3865).
10 Frédéric Martin-Achard, « Les monologueurs de Jacques Serena : une colère “objective” ? », in Matteo Majorano (dir.), Écrire le fiel, op. cit., p. 46.
11 Georges Banu, L’Homme de dos. Peinture, théâtre, Paris, Adam Biro, 2000, p. 9.
12 Le rideau est l’objet d’un autre ouvrage de Banu, Le Rideau ou la Fêlure du monde (1997).
13 Le theatrum mundi fait écho à l’adage « le monde est un théâtre » connu dès l’Antiquité grecque. « Cette métaphore durable, note Banu, confirme le statut particulier du théâtre dont le modèle s’est érigé en référence philosophique autant qu’en commentaire poétique de la condition humaine ». (Le Rideau ou la Fêlure du monde, Paris, Adam Biro, 1997, p. 9). La métaphore ne renvoie donc pas à la seule esthétique baroque dans la réflexion de l’auteur.
14 Philippe Roger, « Faire l’écran », in Benjamin Thomas (dir.), Tourner le dos. Sur l’envers du personnage au cinéma, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2013, p. 42.
15 Maxime Scheinfeigel, « Le dos (n’)est (pas) un visage », in Benjamin Thomas (dir.), Tourner le dos, ibid., p. 33.
16 L’ouvrage de Banu porte sur deux arts, la peinture et le théâtre. Néanmoins, ce dernier est envisagé sous l’angle des mises en scène, non comme un genre littéraire.
17 Rappelons que, chez Rousset, le face à face est la condition sine qua non pour que les personnages deviennent les héros d’un récit qui peut commencer.
18 Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1990.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14142-6
- EAN : 9782406141426
- ISSN : 2260-7498
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14142-6.p.0143
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/11/2022
- Langue : Français