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Classiques Garnier

[Introduction de la deuxième partie]

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Anne-Laure. – Avant de le voir en entier André jai vu dabord son dos il y a eu « le jour du dos » comme il y a eu le jour du débarquement le jour du Seigneur !

Cétait la première fois que je voyais un tel dos en tout cas un dos aussi fameux et jai su quand je lai vu que cétait une vision décisive dans mon ventre dans mes genoux dans mes oreilles il y a eu le résultat de la vision1.

Telles sont les paroles inaugurales dAnne-Laure dans le monologue André (1993) de Philippe Minyana. La rencontre contrevient aux codes de la première vue, lhéroïne séprenant dun dos. Le face à face attendu cède le pas à un face à dos qui provoque une vive sensation dans le corps de lobservatrice.

Le dos exerce une attraction sensuelle à la fois puissante et fatale : « Donc, il met son dos à poil devant chez moi cétait un très beau dos je me suis dit ça : cest un très beau dos et jai eu peur2 ». Car le jour du dos est également celui du « coup du dos3 » qui fait « perdre les pédales4 ». Ce primat de lenvers est définitif : quand le personnage masculin fait volte-face, il laisse apparaître un visage attirant assez peu lattention de lobservatrice. Celle-ci sen tient à quelques notations : « Et lui après il se retourne il fait celui qui est étonné de me voir là et il ouvre la bouche en O les yeux de la même façon5 ». Se montrer de face revient non à une révélation de lessentiel – le visage – mais à une privation de lobjet du désir – le dos. Anne-Laure interprète ainsi lattitude de lhomme : « et plus de dos genre : tu las vu mon dos tu las bien vu eh bien si tu veux le revoir il faudrait y mettre le prix6 ». La négation – plus de dos – porte sur un dos solide, tangible, qui se soustrait au regard, alors que la face napparaît quen négatif sous la forme dexcavations, celles des yeux et de la bouche. Les signes qui singularisent habituellement un visage sont là en creux. Minyana permute les attributs respectifs de lenvers et de lendroit. Le personnage est désigné par une épithète qui met en lumière sa caractéristique essentielle : l« homme au dos7 ».

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Dans le roman de la fin du couple, le personnage au dos devient le personnage de dos comme en témoigne le titre du premier roman de Serena, Isabelle de dos. Il a une valeur programmatique non seulement pour ce roman mais pour un ensemble plus vaste dœuvres étudiées dans cet ouvrage8. Parler de lhomme au dos revient à caractériser positivement le dos comme objet du désir ; à linverse, lhomme ou la femme de dos renvoie à une posture négative. Au lieu de montrer à Chris, le narrateur, un visage accueillant, Isabelle lui tourne le dos, au propre comme au figuré9. Elle « lui oppose une fin de non-recevoir, lui manifeste de manière irréversible son altérité10 », pour reprendre les termes de Frédéric Martin-Achard. Lenvers est décevant parce quil confronte le narrateur à celle qui, en lui échappant, devient une énigme. Or cest bien le dos comme énigme qui est lobjet de LHomme de dos étudié par Georges Banu dans la peinture et le théâtre.

Par leffet dun pivotement imprévisible, au personnage qui sexpose sur fond de rideau levé, succéda lêtre qui se détourne et dissimule son visage. Comme si le goût du secret engageait une offensive contre la pose et laffirmation de soi ; revanche de lêtre de dos qui se dérobe au spectacle. Ainsi, le theatrum mundi séclipse un instant et cette frontalité propre à lexercice du rideau se voit abandonnée. Désormais, il ne sagit plus dune apparition mais plutôt dune disparition, esquissée, engagée, et parfois irrémédiablement poursuivie11.

Lessayiste met en relation deux motifs : le rideau12 et le dos. Le rideau une fois levé sefface au profit du personnage de face sexposant au regard, conformément à un système de représentation fondé sur la frontalité qui 145régit le theatrum mundi13. Ce théâtre du monde est un espace éminemment ordonné et stable, qui érige le visage en modèle de transparence parce quil sexpose au grand jour.

Le dos, quant à lui, surgit sur le mode de lintrusion et met fin au spectacle inopinément, le pivotement étant imprévisible. Envers du visage dont il cache délibérément la vue, il déroge avec force à lordre établi comme lattestent les mots offensive et revanche : il sémancipe dune frontalité à laquelle il devrait rester subordonné. Aussi ouvre-t-il une brèche dans un système de représentation lié à lexercice du rideau levé, provoquant métaphoriquement un baisser de rideau qui déstabilise le spectateur.

Le dos simpose comme un motif en négatif qui donne sens à la situation du couple. Le dos de la femme met radicalement un terme à la vie à deux déjà fragilisée par un face à face placé sous le signe de la disjonction. Ce simple pivotement vient rompre lordre du couple auquel aspire le spectateur-narrateur confronté à un double manque : celui dun visage qui se dérobe à son regard, celui dun amour retrouvé qui aurait dû donner matière à son récit. À linstar du rideau baissé, le dos bouche lhorizon dattente quouvre habituellement le roman sentimental. Il impose une altérité irréductible et impénétrable. Ce faisant, il donne une consistance au personnage tout en dénonçant lillusion de transparence revendiquée par la frontalité, une transparence parfois limpide comme leau de rose. Dans ses déclinaisons les plus populaires, le roman sentimental révèle des corps sans dos, des visages à la beauté lisse et conventionnelle. Ne regarder que lendroit, « cest, selon Philippe Roger, aboutir au calque dune transparence vide, totalitaire ; cest dénier aux êtres et aux choses leur part dopacité, de densité, de vérité ; cest-à-dire leur envers, leur verso, leur dos14 ».

Parce quils sont antonymes, les mots envers et endroit semblent désigner des réalités qui se superposent parfaitement comme les deux côtés 146dune même médaille. En réalité, « dans la physique même des corps, note Maxime Scheinfeigel, le visage et le dos ne sont pas lenvers lun de lautre, la manière dont ils sont chacun une partie intégrante de la personne humaine nest pas symétrique15 ». Le terme même visage nest pas lantonyme exact de dos. Il sagit là dun indice dune relation plus complexe quil ny paraît et qui ne se réduit pas à une opposition binaire.

À ce jour, les études consacrées au dos concernent la peinture et le cinéma, non la littérature16. Il en existe des usages normatifs qui participent dun ordonnancement du monde. Placé sous lautorité de la frontalité, il ne peut être pensé indépendamment du visage. Pour être toléré, il doit se faire discret.

En revanche, dès quil simpose dans le champ du regard, il devient subversif. Chez Serena, Oster et Toussaint, le retournement prend le plus souvent la forme non dune volte-face mais dun pivotement. Le face à face lui étant refusé, le narrateur, exclu du couple, ne peut plus participer à lhistoire damour17 ; il devient le spectateur impuissant dun dos opaque, énigmatique. Il est devant limage – lexpression est empruntée à Georges Didi-Huberman18 –, image dun envers occultant, tel le rideau, toute perspective de retrouvailles. Léloignement du dos opère un mouvement qui inverse le franchissement dans le roman sentimental.

1 Philippe Minyana, André,[1993], in Chambres. Inventaires. André, Montreuil, éditions Théâtrales, 2012, p. 61.

2 Ibid.

3 Ibid.

4 Ibid.

5 Ibid.

6 Ibid.

7 Ibid.,p. 61.

8 Nous avons amorcé cette réflexion dans notre article : Frédéric Clamens-Nanni, « Le regard sur la femme de dos : lenvers du personnage dans Le Pont dArcueil de Christian Oster et Isabelle de dos de Jacques Serena », in Kamel Feki, Moez Rebai (dir.), Les Écritures subversives. Modalités et enjeux, Louvain-la-Neuve, Academia-LHarmattan, coll. « Au cœur des textes », p. 219-231.

9 Les sens propre et figuré de la locution ont alterné dans lhistoire de la langue : « Depuis La Chanson de Roland (1080), le verbe [tourner] semploie par figure dans tourner le dos “partir”, expression relevée plus tard avec une valeur concrète (xiiie s.) et à nouveau au figuré à la fin du xviie s. (1694, tourner le dos à un lieu), ensuite avec un sujet abstrait (1718) ». (Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, t. 3, [1992], Paris, dictionnaires Le Robert, 1998, entrée « tourner », p. 3865).

10 Frédéric Martin-Achard, « Les monologueurs de Jacques Serena : une colère “objective” ? », in Matteo Majorano (dir.), Écrire le fiel, op. cit., p. 46.

11 Georges Banu, LHomme de dos. Peinture, théâtre, Paris, Adam Biro, 2000, p. 9.

12 Le rideau est lobjet dun autre ouvrage de Banu, Le Rideau ou la Fêlure du monde (1997).

13 Le theatrum mundi fait écho à ladage « le monde est un théâtre » connu dès lAntiquité grecque. « Cette métaphore durable, note Banu, confirme le statut particulier du théâtre dont le modèle sest érigé en référence philosophique autant quen commentaire poétique de la condition humaine ». (Le Rideau ou la Fêlure du monde, Paris, Adam Biro, 1997, p. 9). La métaphore ne renvoie donc pas à la seule esthétique baroque dans la réflexion de lauteur.

14 Philippe Roger, « Faire lécran », in Benjamin Thomas (dir.), Tourner le dos. Sur lenvers du personnage au cinéma, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2013, p. 42.

15 Maxime Scheinfeigel, « Le dos (n)est (pas) un visage », in Benjamin Thomas (dir.), Tourner le dos, ibid., p. 33.

16 Louvrage de Banu porte sur deux arts, la peinture et le théâtre. Néanmoins, ce dernier est envisagé sous langle des mises en scène, non comme un genre littéraire.

17 Rappelons que, chez Rousset, le face à face est la condition sine qua non pour que les personnages deviennent les héros dun récit qui peut commencer.

18 Georges Didi-Huberman, Devant limage. Question posée aux fins dune histoire de lart, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1990.