[Introduction à la troisième partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: Politique du héros chrétien. Clovis (Jean Desmarets de Saint-Sorlin, 1657) et Saint Louis (Pierre Le Moyne, 1658)
- Pages: 397 to 398
- Collection: Reading the Seventeenth Century, n° 80
- Series: Voix poétiques, n° 12
Le poème héroïque de 1650 a tenté de transposer en France la solution proposée par le Tasse au problème de la modernisation de l’épopée : l’adoption du merveilleux chrétien comme garantie de la vraisemblance de la fable épique. Cette opération de francisation du Tasse a donné naissance, avec l’appui de l’héritage homérique et virgilien, à l’épopée de croisade. Cette épopée nouvelle dont la poétique s’impose au cours de la première moitié du xviie siècle pour sa cohérence, avec l’espoir de dépasser les apories auxquelles s’était heurté un Ronsard, est investie d’une fonction qu’elle ne pouvait pas avoir dans l’Italie de la Réforme tridentine qui lui avait donné naissance. Après le désastre des guerres de Religion où le royaume et la monarchie ont failli s’abîmer, l’épopée française de croisade et son merveilleux vraisemblable chrétien centre sa fable sur le héros royal. Elle superpose les figures du prince chrétien vertueux, exemplaire de la Réforme tridentine, et celle du prince absolu qui a succédé au roi de raison henricien et néostoïcien et qui se caractérise par la relation directe qu’il entretient avec Dieu, exigeant obéissance immédiate de ses sujets, par-delà les instances intermédiaires représentatives traditionnelles du royaume.
La figure du roi de France comme héros chrétien d’épopée réunifiait dès lors son royaume sous son autorité sacrée, autorité tout à la fois politique et religieuse, pour la plus grande gloire du royaume des Lys, devenu à l’époque moderne le royaume élu du Ciel, ayant pour mission de faire régner l’ordre et la paix dans l’univers. Foi religieuse et politique de gloire se voyaient alors réconciliées grâce à la figure du roi lieutenant de Dieu dans une unité réparatrice pour la communauté des sujets. Une politique du héros chrétien semblait donc pouvoir couronner la pratique du poème héroïque français, et accomplir de la sorte la translatio studii tant attendue depuis la Renaissance.
Cette belle construction pourtant se voyait remise en cause par le choc qui se produit entre elle et la morale héroïque de l’aristocratie guerrière, intrinsèque au genre épique. Nous avons donc vu dans une deuxième partie qu’une ambiguïté était maintenue, sans être complètement résolue, entre la figure du roi-héros et celle du prince absolu, ambiguïté ayant sa source dans l’anthropologie de la valeur et l’idée de la prouesse généreuse qui forme le soubassement aristocratique de l’épopée. Le roi de France affirme en effet son autorité dans le poème héroïque non seulement en tant que prince chrétien, 398mais aussi comme chef victorieux, naturellement voué à prendre la tête des preux, en tant que premier des magnanimes. Une contradiction est donc sensible entre deux figures de la souveraineté : la souveraineté archaïque du roi compris comme meilleur des aristocrates, et l’autorité transcendante du souverain moderne, héritier aussi bien de l’image ancestrale du roi sacré que des conceptions les plus modernes, telle celle de Jean Bodin.
Enfin, nous avons vu que le poème héroïque en tant que fiction politique se donnait aussi la tache de penser les nouvelles conflictualités du temps, par la mise en scène des déchirements possibles entre le roi et la noblesse dans Clovis ; tandis que Saint Louis écartait résolument semblables perspectives, pourtant bien effectives dans le contexte de crise politique quasi permanente du premier xviie siècle français, en ne représentant qu’une noblesse idéale aux ordres d’un souverain solaire et inspiré. En somme, l’épopée de croisade des années 1650 n’était pas vouée à figurer exclusivement une pieuse image du royaume de France, de son merveilleux monarchique, et de l’unité mythifiée du roi, de la foi et du royaume. Elle en représente tout aussi bien les tensions, sous une forme qui rappelle ce que Florence Goyet appelle le « travail épique », en superposant parfois sous une même figure plusieurs fonctions incompatibles entre elles.
Mais une dernière tension, plus fondamentale encore, traverse le poème héroïque : celle qui oppose l’héroïsme épique, d’essence aristocratique et profane, qui consiste en la recherche de la gloire personnelle au combat, et d’autre part l’héroïsme chrétien de la sainteté, tel que le développe et le soutient l’Ecclesia militans de la reconquête catholique.
Le héros croisé qu’est le roi de guerre français sait qu’il n’est qu’une seule gloire, et qu’elle n’est pas de ce monde. Son ambition n’est pas la conquête de la terre, mais bien celle du Ciel. Alors que la fiction politique du roi de France, protagoniste de l’épopée chrétienne, est aussi bien, et non sans conflits internes comme on l’a vu, prince chrétien que prince absolu et roi de guerre, il est encore celui qui est amené à dépasser les vertus royales de prudence et de magnanimité, pour les transfigurer dans l’exercice dévot des vertus chrétiennes, infiniment supérieures aux seules vertus cardinales des philosophes et des héros païens. Roi de guerre croisé, prince chrétien et absolu certes, le roi de France est surtout en définitive appelé par l’épopée à la sainteté. Pour chanter sa gloire surnaturelle, le poète épique retrouve l’inspiration ancestrale et les plus nobles accents de la poésie conçue comme langage des dieux, où l’éclat d’une langue ornée s’unit à celui de la vérité.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-14780-0
- EAN: 9782406147800
- ISSN: 2257-915X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14780-0.p.0397
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-26-2023
- Language: French