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Classiques Garnier

[Introduction à la troisième partie]

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Le poème héroïque de 1650 a tenté de transposer en France la solution proposée par le Tasse au problème de la modernisation de lépopée : ladoption du merveilleux chrétien comme garantie de la vraisemblance de la fable épique. Cette opération de francisation du Tasse a donné naissance, avec lappui de lhéritage homérique et virgilien, à lépopée de croisade. Cette épopée nouvelle dont la poétique simpose au cours de la première moitié du xviie siècle pour sa cohérence, avec lespoir de dépasser les apories auxquelles sétait heurté un Ronsard, est investie dune fonction quelle ne pouvait pas avoir dans lItalie de la Réforme tridentine qui lui avait donné naissance. Après le désastre des guerres de Religion où le royaume et la monarchie ont failli sabîmer, lépopée française de croisade et son merveilleux vraisemblable chrétien centre sa fable sur le héros royal. Elle superpose les figures du prince chrétien vertueux, exemplaire de la Réforme tridentine, et celle du prince absolu qui a succédé au roi de raison henricien et néostoïcien et qui se caractérise par la relation directe quil entretient avec Dieu, exigeant obéissance immédiate de ses sujets, par-delà les instances intermédiaires représentatives traditionnelles du royaume.

La figure du roi de France comme héros chrétien dépopée réunifiait dès lors son royaume sous son autorité sacrée, autorité tout à la fois politique et religieuse, pour la plus grande gloire du royaume des Lys, devenu à lépoque moderne le royaume élu du Ciel, ayant pour mission de faire régner lordre et la paix dans lunivers. Foi religieuse et politique de gloire se voyaient alors réconciliées grâce à la figure du roi lieutenant de Dieu dans une unité réparatrice pour la communauté des sujets. Une politique du héros chrétien semblait donc pouvoir couronner la pratique du poème héroïque français, et accomplir de la sorte la translatio studii tant attendue depuis la Renaissance.

Cette belle construction pourtant se voyait remise en cause par le choc qui se produit entre elle et la morale héroïque de laristocratie guerrière, intrinsèque au genre épique. Nous avons donc vu dans une deuxième partie quune ambiguïté était maintenue, sans être complètement résolue, entre la figure du roi-héros et celle du prince absolu, ambiguïté ayant sa source dans lanthropologie de la valeur et lidée de la prouesse généreuse qui forme le soubassement aristocratique de lépopée. Le roi de France affirme en effet son autorité dans le poème héroïque non seulement en tant que prince chrétien, 398mais aussi comme chef victorieux, naturellement voué à prendre la tête des preux, en tant que premier des magnanimes. Une contradiction est donc sensible entre deux figures de la souveraineté : la souveraineté archaïque du roi compris comme meilleur des aristocrates, et lautorité transcendante du souverain moderne, héritier aussi bien de limage ancestrale du roi sacré que des conceptions les plus modernes, telle celle de Jean Bodin.

Enfin, nous avons vu que le poème héroïque en tant que fiction politique se donnait aussi la tache de penser les nouvelles conflictualités du temps, par la mise en scène des déchirements possibles entre le roi et la noblesse dans Clovis ; tandis que Saint Louis écartait résolument semblables perspectives, pourtant bien effectives dans le contexte de crise politique quasi permanente du premier xviie siècle français, en ne représentant quune noblesse idéale aux ordres dun souverain solaire et inspiré. En somme, lépopée de croisade des années 1650 nétait pas vouée à figurer exclusivement une pieuse image du royaume de France, de son merveilleux monarchique, et de lunité mythifiée du roi, de la foi et du royaume. Elle en représente tout aussi bien les tensions, sous une forme qui rappelle ce que Florence Goyet appelle le « travail épique », en superposant parfois sous une même figure plusieurs fonctions incompatibles entre elles.

Mais une dernière tension, plus fondamentale encore, traverse le poème héroïque : celle qui oppose lhéroïsme épique, dessence aristocratique et profane, qui consiste en la recherche de la gloire personnelle au combat, et dautre part lhéroïsme chrétien de la sainteté, tel que le développe et le soutient lEcclesia militans de la reconquête catholique.

Le héros croisé quest le roi de guerre français sait quil nest quune seule gloire, et quelle nest pas de ce monde. Son ambition nest pas la conquête de la terre, mais bien celle du Ciel. Alors que la fiction politique du roi de France, protagoniste de lépopée chrétienne, est aussi bien, et non sans conflits internes comme on la vu, prince chrétien que prince absolu et roi de guerre, il est encore celui qui est amené à dépasser les vertus royales de prudence et de magnanimité, pour les transfigurer dans lexercice dévot des vertus chrétiennes, infiniment supérieures aux seules vertus cardinales des philosophes et des héros païens. Roi de guerre croisé, prince chrétien et absolu certes, le roi de France est surtout en définitive appelé par lépopée à la sainteté. Pour chanter sa gloire surnaturelle, le poète épique retrouve linspiration ancestrale et les plus nobles accents de la poésie conçue comme langage des dieux, où léclat dune langue ornée sunit à celui de la vérité.