[Lulu de Félicien Champsaur] Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Pierrot sur scène. Anthologie de pièces et pantomimes françaises du xixe siècle
- Pages : 567 à 569
- Collection : Bibliothèque du xixe siècle, n° 43
Avant-propos
À Arsène Houssaye.
Vous, maître littéraire et mondain des élégances, le romancier – pénétrant – des « grandes dames » et des petites, que dites-vous de Lulu et de son cœur perdu ? Du clown qui étudia l’amour dans les livres seulement, et qui est marchand d’analyses des cœurs blonds ou noirs ?
Si vous voyez sur Lulu et son aventure sans paroles un léger cortège de phrases, seigneur Arsène Houssaye, qu’elles accourent, ces jolies filles, court vêtues, de l’amour et de la poésie.
la femme
qui a perdu son cœur
Comédie des comédies, tout est comédie.
Dieu n’a créé le monde que pour se donner la comédie à lui-même. Il est l’auteur de la pièce, nous en sommes les comédiens à tour de rôle. Si Dieu a donné, en entrant, le droit de siffler la pièce, on ne s’en prive pas.
Tous les Schopenhauer du globe s’offrent ce plaisir-là. Mais aujourd’hui, c’est de Schopenhauer que nous allons rire.
On a le droit de désespérer de tout en France hormis de l’esprit. Le génie a ses éclipses. La bêtise a ses jours de gala ; mais l’esprit, l’essence même du caractère français, est toujours le maître de céans. Aussi voyez comme les nations voisines et lointaines sont fidèles à notre spectacle.
Quelquefois ce sont elles qui veulent nous donner la comédie, mais c’est encore notre comédie. Par exemple, les Allemands voudraient bien nous prouver qu’ils prennent notre esprit comme on prend une province. Mais qu’est-ce que Heine et Schopenhauer sans Voltaire ? Il a suffi à l’auteur de Candide de passer le Rhin et d’ouvrir au château de Sans-Souci ses mains pleines de malices pour jeter des éclairs et des rayons dans le sentimentalisme de nos voisins.
Aussi Félicien Champsaur vient-il à propos faire de Schopenhauer un personnage de sa pantomime, toute ruisselante de philosophisme, d’inouïsme, d’insenséïsme : lulu.
En attendant qu’il fasse une comédie sous ce beau titre : La Femme qui a perdu son cœur, voici une pantomime que Champfleury regrettera de n’avoir point faite. C’est tout un monde. C’est que Félicien Champsaur a pris pour collaborateurs un philosophe et un poète qui sont en lui.
Il y a cent ans, le danseur Noverre, voulant être du bataillon sacré des philosophes du jour, disait gravement : « La danse n’est pas ce qu’un vain peuple pense. Je suis de mon siècle et je donne à ce grand art le caractère philosophique. Ainsi, depuis quelques jours, je danse les atomes de Descartes. » C’était cet illustre Noverre qui disait aussi : « Quand je n’ai rien à faire, je fais des maximes de La Rochefoucauld. »
Cela n’annonçait-il pas la révolution de 1889 ? [sic]
L’auteur de Lulu n’a pas voulu être aussi sérieux que ça. Il s’est contenté d’avoir beaucoup d’esprit et de style, sans dire un mot, ce qui n’est pas à la portée de tout le monde. Il a mis en scène, en véritable homme de théâtre, « la femme qui a perdu son cœur ».
Déjà Alexandre Dumas avait fait une chanson là-dessus :
J’ai laissé tomber mon cœur sur la rive.
Aujourd’hui, les femmes perdent tout autre chose. Hier encore, j’ai vu une très grande dame qui, descendant de son landau, laissa tomber son cœur sur la rive. Ce cœur-là s’appelle aussi un nuage, un sachet, une niche à chien. Je vous jure que j’ai vu une cocotte qui logeait là son toutou, une manière de défendre sa vertu.
Tout est comique dans cette pantomime. Le poète fait de Schopenhauer un officier d’Académie ; de son héroïne une clownesse ; de son Arlequin un gommeux. Mais vous suivrez le mot à mot de cette jolie comédie où la lune elle-même a un rôle très lunatique. La scène se passe partout, sous la lune souriante. On n’a pas oublié les accessoires : un cœur perdu et un chandelier. Schopenhauer apparaît le nez pris dans un in-folio. Ce clown profond palmé de violet, trouve le cœur perdu sur la rive. Avant d’aller chercher sa récompense, – car le cœur est affiché, – il veut savoir ce qu’il y a dans le cœur d’une femme. Mais toute sa science s’y brise, c’est un cœur de pierre. Mlle Lulu n’en veut pas moins remettre son cœur à sa place, cela lui donnera du lest. Pour avoir son cœur elle exécute devant Schopenhauer toutes les charmeries, toutes les grâces ensorcelantes, toutes les irrésistibilités féminines ; elle va jusqu’à lui donner un baiser. Mais le philosophe ne connaît pas cela ; demandez plutôt à Platon.
Comme après tout, Schopenhauer, en vrai savant qu’il est, étudie tout dans les livres – jamais dans la nature, – il ne veut pas aller plus loin dans la connaissance de la femme par la femme.
Lulu reprend son cœur, cœur de pierre entre les mains de Schopenhauer et qui va redevenir cœur de chair entre les mains d’un amoureux. Par exemple, entre les mains d’Arlequin, un pschutteux1 accompli. Schopenhauer regarde cette scène, – émouvante, – il ne comprend pas quoique Arlequin lui ait mis un chandelier tout allumé dans la main.
moralité
Pour connaître la femme, il faut l’aimer.
Le poète qui n’a pas commencé par être trahi comme Alfred de Musset, n’est qu’un rêveur ne connaissant la femme que par ouï-dire.
Et Renan pourra demander à Champsaur pourquoi il a donné son premier rôle à Schopenhauer au lieu de le lui donner à lui-même, Renan.
Arsène Houssaye
1 Un élégant, dans l’argot des boulevards.
- Thème CLIL : 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
- ISBN : 978-2-8124-3290-3
- EAN : 9782812432903
- ISSN : 2258-8825
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3290-3.p.0567
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/07/2015
- Langue : Français