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Classiques Garnier

[Lulu de Félicien Champsaur] Avant-propos

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Avant-propos

À Arsène Houssaye.

Vous, maître littéraire et mondain des élégances, le romancier – pénétrant – des « grandes dames » et des petites, que dites-vous de Lulu et de son cœur perdu ? Du clown qui étudia lamour dans les livres seulement, et qui est marchand danalyses des cœurs blonds ou noirs ?

Si vous voyez sur Lulu et son aventure sans paroles un léger cortège de phrases, seigneur Arsène Houssaye, quelles accourent, ces jolies filles, court vêtues, de lamour et de la poésie.

la femme

qui a perdu son cœur

Comédie des comédies, tout est comédie.

Dieu na créé le monde que pour se donner la comédie à lui-même. Il est lauteur de la pièce, nous en sommes les comédiens à tour de rôle. Si Dieu a donné, en entrant, le droit de siffler la pièce, on ne sen prive pas.

Tous les Schopenhauer du globe soffrent ce plaisir-là. Mais aujourdhui, cest de Schopenhauer que nous allons rire.

On a le droit de désespérer de tout en France hormis de lesprit. Le génie a ses éclipses. La bêtise a ses jours de gala ; mais lesprit, lessence même du caractère français, est toujours le maître de céans. Aussi voyez comme les nations voisines et lointaines sont fidèles à notre spectacle.

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Quelquefois ce sont elles qui veulent nous donner la comédie, mais cest encore notre comédie. Par exemple, les Allemands voudraient bien nous prouver quils prennent notre esprit comme on prend une province. Mais quest-ce que Heine et Schopenhauer sans Voltaire ? Il a suffi à lauteur de Candide de passer le Rhin et douvrir au château de Sans-Souci ses mains pleines de malices pour jeter des éclairs et des rayons dans le sentimentalisme de nos voisins.

Aussi Félicien Champsaur vient-il à propos faire de Schopenhauer un personnage de sa pantomime, toute ruisselante de philosophisme, dinouïsme, dinsenséïsme : lulu.

En attendant quil fasse une comédie sous ce beau titre : La Femme qui a perdu son cœur, voici une pantomime que Champfleury regrettera de navoir point faite. Cest tout un monde. Cest que Félicien Champsaur a pris pour collaborateurs un philosophe et un poète qui sont en lui.

Il y a cent ans, le danseur Noverre, voulant être du bataillon sacré des philosophes du jour, disait gravement : « La danse nest pas ce quun vain peuple pense. Je suis de mon siècle et je donne à ce grand art le caractère philosophique. Ainsi, depuis quelques jours, je danse les atomes de Descartes. » Cétait cet illustre Noverre qui disait aussi : « Quand je nai rien à faire, je fais des maximes de La Rochefoucauld. »

Cela nannonçait-il pas la révolution de 1889 ? [sic]

Lauteur de Lulu na pas voulu être aussi sérieux que ça. Il sest contenté davoir beaucoup desprit et de style, sans dire un mot, ce qui nest pas à la portée de tout le monde. Il a mis en scène, en véritable homme de théâtre, « la femme qui a perdu son cœur ».

Déjà Alexandre Dumas avait fait une chanson là-dessus :

Jai laissé tomber mon cœur sur la rive.

Aujourdhui, les femmes perdent tout autre chose. Hier encore, jai vu une très grande dame qui, descendant de son landau, laissa tomber son cœur sur la rive. Ce cœur-là sappelle aussi un nuage, un sachet, une niche à chien. Je vous jure que jai vu une cocotte qui logeait là son toutou, une manière de défendre sa vertu.

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Tout est comique dans cette pantomime. Le poète fait de Schopenhauer un officier dAcadémie ; de son héroïne une clownesse ; de son Arlequin un gommeux. Mais vous suivrez le mot à mot de cette jolie comédie où la lune elle-même a un rôle très lunatique. La scène se passe partout, sous la lune souriante. On na pas oublié les accessoires : un cœur perdu et un chandelier. Schopenhauer apparaît le nez pris dans un in-folio. Ce clown profond palmé de violet, trouve le cœur perdu sur la rive. Avant daller chercher sa récompense, – car le cœur est affiché, – il veut savoir ce quil y a dans le cœur dune femme. Mais toute sa science sy brise, cest un cœur de pierre. Mlle Lulu nen veut pas moins remettre son cœur à sa place, cela lui donnera du lest. Pour avoir son cœur elle exécute devant Schopenhauer toutes les charmeries, toutes les grâces ensorcelantes, toutes les irrésistibilités féminines ; elle va jusquà lui donner un baiser. Mais le philosophe ne connaît pas cela ; demandez plutôt à Platon.

Comme après tout, Schopenhauer, en vrai savant quil est, étudie tout dans les livres – jamais dans la nature, – il ne veut pas aller plus loin dans la connaissance de la femme par la femme.

Lulu reprend son cœur, cœur de pierre entre les mains de Schopenhauer et qui va redevenir cœur de chair entre les mains dun amoureux. Par exemple, entre les mains dArlequin, un pschutteux1 accompli. Schopenhauer regarde cette scène, – émouvante, – il ne comprend pas quoique Arlequin lui ait mis un chandelier tout allumé dans la main.

moralité

Pour connaître la femme, il faut laimer.

Le poète qui na pas commencé par être trahi comme Alfred de Musset, nest quun rêveur ne connaissant la femme que par ouï-dire.

Et Renan pourra demander à Champsaur pourquoi il a donné son premier rôle à Schopenhauer au lieu de le lui donner à lui-même, Renan.

Arsène Houssaye

1 Un élégant, dans largot des boulevards.