Avant-propos Boaistuau auteur
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Pierre Boaistuau ou le génie des formes
- Auteur : Grande (Nathalie)
- Pages : 7 à 17
- Collection : Études et essais sur la Renaissance, n° 125
- Série : Éthique et poétique des genres, n° 5
Article de collectif : 1/27 Suivant
AVANT-PROPOS
Boaistuau auteur
Alors que l’histoire littéraire ne conserve le souvenir de Pierre Boaistuau (1517-1566) qu’à titre de minor, son œuvre, plus vaste qu’on ne le sait parfois, apparaît comme un point de rencontre où viennent se croiser les fils les plus caractéristiques de l’écriture de son siècle. Traducteur et compilateur, il a longtemps été perçu par la critique comme un plagiaire plus ou moins habile, à la science limitée à une imitation sans invention. Dans la lignée des derniers travaux qui lui ont été consacrés, cet ouvrage se propose au contraire de reconsidérer l’ensemble de son œuvre d’un autre point de vue, en l’appréciant enfin comme un auteur au sens plein du terme, un créateur de formes.
En effet, loin d’être le compilateur sans imagination que l’on a parfois décrit, Boaistuau est un auteur qui n’a cessé de renouveler son inspiration au fil de ses œuvres, et cela dans un laps de temps remarquablement court. En effet, sa période active de publication ne compte que cinq ans, et durant ces quelques années, non seulement il donne à lire la première édition du recueil de nouvelles de Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, sous le titre Histoires des amans fortunez (1558), mais il est encore l’auteur de cinq ouvrages relevant de genres très divers. Son Histoire de Chelidonius Tigurinus (1556) est une « institution du prince », c’est-à-dire un traité politique, tandis que le Bref Discours de l’excellence et dignité de l’homme (1558) et le Théâtre du monde paru la même année recueillent l’héritage chrétien des méditations morales sur la grandeur et la misère conjointes de la condition humaine. Sans transition, il passe ensuite au récit de fiction avec ses Histoires tragiques (1559) et ses Histoires prodigieuses (1560), narrations inquiétantes mettant en acte les drames de l’histoire aussi bien que les étranges merveilles de la nature, et qui sont à l’origine de genres littéraires qui ont prospéré aux xvie et xviie siècles, et bien au-delà. Si on y ajoute encore l’Histoire des persécutions de l’Eglise chrestienne, parue 8de manière posthume en 1572, qui ressortit à la tradition apologétique, on doit constater qu’il a parcouru en quelques années des domaines très diversifiés, témoignant de curiosités multiples. De plus, lorsqu’il présente lui-même ses œuvres comme de simples traductions (Histoire de Chelidonius Tigurinus) ou qu’on les analyse comme des compilations (Histoire des persécutions de l’Eglise chrestienne), force est de constater que Boaistuau s’est astreint à une élaboration qui l’a conduit à renouveler les genres qu’il illustre, si bien qu’il semble avoir délibérément cherché à déguiser ses nouveautés du manteau de la tradition, comme tant d’autres écrivains du xvie siècle. Telle est l’intuition à l’origine de cet ouvrage qui, usant de l’occasion de la commémoration du cinq-centième anniversaire de la naissance de Boaistuau dans la région nantaise, a cherché à rassembler les contributions des meilleurs spécialistes pour faire un bilan de l’ensemble de son œuvre et ouvrir de nouvelles pistes de lecture. Trois grandes orientations se dégagent de cet ensemble et permettent de saisir les tensions à l’œuvre chez le polygraphe.
Pessimisme politique
et rhÉtorique du doute
En confrontant la première œuvre de Boaistuau avec sa dernière réalisation, on constate la permanence d’une pensée d’auteur, sinon complètement originale, du moins cohérente, orientant son écriture vers la réflexion politique. L’Histoire de Chelidonius Tigurinus sur l’institution des princes chrétiens, publiée en 1556, rejoint en effet l’Histoire des persécutions de l’Eglise chrestienne (1572) par le pessimisme qui marque ces méditations sur le pouvoir et sur l’histoire. Marie Barral-Baron montre ainsi que le miroir du prince, genre mal défini, a permis à l’auteur alors débutant de faire sentir toutes les ombres qui pèsent sur la monarchie française à la fin des années 1550. Comme elle l’écrit : « Si Boaistuau n’évoque aucun des événements de l’actualité de son temps dans son Miroir, fidèle en cela à la tradition du Speculum, toute la tension de ces années tragiques est néanmoins sensiblement présente en ces pages ». C’est dire que la présentation de l’ouvrage comme la simple traduction « d’un livre latin 9intitulé l’Institution des Princes Chrestiens », relève plutôt du subterfuge, dissimulant la nouveauté d’un regard moral dans un genre ancien.
Les analyses de Thibault Catel confirment aussi que si l’Histoire de Chelidonius Tigurinus a souvent été négligée parce que considérée comme la simple traduction d’un traité de Clichtove, on y trouve pourtant une réflexion plus originale qu’il n’y paraît, l’originalité ne tenant pas tant à la pensée politique de Boaistuau qu’à la forme qu’elle prend pour s’exprimer : ce n’est pas seulement l’inflexion historique particulière que le contexte a pu inspirer à l’auteur qui signale la nouveauté qui marque Boaistuau mais son écriture même. En étudiant comment l’Histoire de Chelidonius Tigurinus s’inscrit dans la tradition du miroir du prince tout en s’en distinguant, Thibault Catel resitue ainsi ce texte dans le champ des discours établis, le confronte à ses intertextes afin de mieux en dégager la signification particulière. Il nous invite alors à lire une pensée politique personnelle « dans les interstices de la compilation, dans le choix et les coutures des sources, dans [le] jeu » de la soi-disant traduction. Et le résultat de l’analyse est clair, et convergeant avec ce qu’avançait Marie Barral-Baron : l’institution du prince devient chez Boaistuau un miroir de la condition humaine, et c’est déjà une invitation à la méditation sur la misère humaine qu’ouvre cette première œuvre, une misère dont le souverain n’est qu’un exemple plus frappant que le reste de l’humanité.
Dans son article sur « La rhétorique de la miseria hominis dans le Théâtre du monde », Daniel Ménager poursuit cette réflexion sur le pessimisme qui hante l’œuvre entière mais s’exprime plus précisément dans le Théâtre du monde, peut-être parce que cette méditation a été composée par Boaistuau au moment où il voulait entreprendre une traduction d’Augustin. Selon Daniel Ménager, le thème de la miseria hominis semble échapper chez Boaistuau à la théologie pour devenir un lieu commun de la littérature humaniste : loin d’approfondir en philosophe la dimension ontologique de cette misère, il la déploierait tel un spectacle, invitant son lecteur à la « considérer ». Sans avoir encore compris sa vocation de conteur, le moraliste s’abandonne en effet au plaisir de la copia verborum, s’attardant plus volontiers sur les multiples surprises que réserve le hasard (ou la « Fortune » si l’on préfère) que sur les plans de Dieu. Alice Vintenon a d’autres réserves à l’égard de la nature véritablement tragique du Théâtre du monde et s’attache à y 10déceler « des contradictions internes et des éléments dialogiques [qui] tempèrent la tonalité “tragique” du propos, et suggèrent qu’un tableau uniformément sombre de la condition humaine, qui méconnaîtrait notamment le rôle de la Providence divine et du libre-arbitre, pourrait relever du blâme paradoxal ». En effet, on ne saurait oublier la forte charge rhétorique de tels textes : le Théâtre du monde pourrait bien n’être qu’une partie d’un diptyque antithétique par lequel Boaistuau entendait peindre la condition humaine, et dont le Bref Discours de l’excellence et dignité de l’homme constituerait l’indispensable pendant. Les deux textes, publiés la même année, et dont on ne sait s’il faut vraiment les considérer simultanément ou séparément, invitent en tout cas à considérer avec un certain recul les thèses défendues par l’auteur.
Bérangère Basset tente de résoudre cette énigme en soumettant les deux textes ensemble à une lecture rhétorique, puisqu’ils ressortissent tous deux au genre de la declamatio. Pour elle, la série de contradictions irréconciliables qu’ils mettent en scène peut se comprendre si on se souvient que « misère et grandeur de l’homme ne se situent pas dans un rapport de simultanéité mais de succession ». Selon que la créature humaine est considérée avant ou après la Chute, ou encore à la fin des temps, le regard que porte Boaistuau varie : dans le Théâtre du monde, il s’attache à stigmatiser la déchéance de l’humanité corrompue d’ici-bas, tandis que le Bref Discours peint la créature appelée au salut par la bienveillance du Créateur. Mais si un regard théologique peut sauver l’humanité sub specie aeternitatis, il n’en reste pas moins que l’histoire, en tant qu’elle est le déploiement dans le temps des conséquences de la Chute, n’échappe pas au tragique. Si Boaistuau s’astreint à rédimer l’humanité dans le Bref Discours de l’excellence et dignité de l’homme, ce tableau plus gratifiant de l’humaine condition ne servirait-il pas à disculper l’auteur du reproche de complaisance envers un tragique envahissant, synonyme d’un orgueil morbide ?
En guise de contrepoint audacieux à cet ensemble qui souligne le pessimisme de l’auteur, il faut mentionner la contribution de Concetta Cavallini qui envisage l’influence que la lecture du Pogge a pu exercer sur Boaistuau. Certes il n’y a pas d’influence directe et aucune certitude sur la connaissance personnelle que pouvait avoir le Nantais des œuvres du Pogge mais la gageure que soutient Concetta Cavallini lui permet de souligner des points originaux de l’écriture de Boaistuau : « Aux 11éléments formels, surtout structuraux (abondances de dialogues, monologues, utilisation de la forme épistolaire, utilisation d’une introduction qui, en guise de captatio benevolentiae, appelle l’approbation des lecteurs sur certains éléments connus du public, etc.), il faut en effet ajouter la présence d’un ton mélangé. À côté du ton sentimental, pathétique, solennel, nous trouvons aussi le ton ironique, facétieux, visant à faire réfléchir le lecteur ». Le pessimisme si couramment relevé de l’auteur mériterait-il alors quelque réexamen ?
L’au-delÀ de ce monde :
une orthodoxie pessimiste
La double postulation qui déchire l’humanité entre Ciel et terre, au prix du tragique mais avec l’espérance du salut, transparaît de manière récurrente dans les réflexions et convictions de l’auteur telles qu’elles apparaissent par exemple dans son Histoire des persécutions de l’Eglise Chrestienne et catholique. En faisant le récit des attaques diaboliques menées contre l’Église par la violence (tyrannies) ou la ruse (hérésies), Boaistuau s’inscrit dans une intention apologétique sous le signe de l’influence de La Cité de Dieu d’Augustin. Bruno Méniel, montrant comment Boaistuau use d’une rhétorique percutante fondée sur le témoignage et d’une poétique de la merveille, prouve la nature militante du texte, reflet des combats d’une Église de nature elle-même militante. Surtout il montre comment, conformément à la doctrine augustinienne qui veut que Dieu ait permis au mal d’exister pour mieux permettre au bien de se manifester, tout finit par entrer au service du plan salvifique de Dieu, y compris l’hérésie elle-même, qui sert d’occasion à la doctrine orthodoxe pour se purifier.
Mais, si peindre la « fresque historique » (Valerio Cordiner) des persécutions souffertes par l’Église témoigne d’une entreprise apologétique, cela donne simultanément à Boaistuau l’occasion de dresser un réquisitoire sans appel contre les tyrans. Car, comme le rappelle Valerio Cordiner, il y a une incompatibilité ontologique entre Dieu et César, entre l’ordre divin, qui relève de la Grâce, et l’ordre humain, qui tient 12de la politique : or « la tradition, le savoir et la foi s’accordent pour faire de la tyrannie un symptôme du dérèglement du monde sous l’emprise de Satan ». Cette conscience de la collusion entre le pouvoir et le Mal amène Boaistuau, sans être un monarchomaque, à être sensible aux formes de résistance aux pouvoirs abusifs. Ainsi l’Histoire des persécutions, œuvre posthume et la moins connue de l’auteur, entre en écho avec les débats contemporains sur les rapports entre loi et justice, sujets chrétiens et souverains, souverains du monde et souverain des cieux, monarchies et Papauté. C’est encore un pessimisme tragique qui marque cette vision de l’histoire politique, pessimisme qui exprime sur un mode volontiers paradoxal les idées religieuses de Boaistuau.
Selon un schéma réciproque et antithétique, ce même pessimisme se retrouve dans la conception de l’amour, compris comme le désir obsessionnel d’une unique personne. Si, comme le montre Ulrich Langer, il relève principalement d’une véritable maladie de l’esprit, il ne s’identifie pourtant pas à la luxure médiévale. De manière plus complexe et plus moderne, la conception de Boaistuau amalgame en effet différentes traditions : la tradition néoplatonicienne de la « fureur » amoureuse, la tradition de l’amour-mélancolie, et celle de l’amour pétrarquiste. L’amour appartient donc bien aux fléaux qui affligent l’humanité, mais pas tant parce qu’il serait en soi un péché, que parce qu’il ôte à l’individu la maîtrise de soi et l’éloigne par conséquent du reste de la communauté humaine : ce n’est pas tant au péché auquel est sensible l’auteur qu’à la rupture des liens sociaux.
On peine donc à situer avec certitude les convictions religieuses de l’auteur, qui mêle stricte orthodoxie chrétienne, voire catholique, et sensibilité à des courants profanes. Les analyses de Bénédicte Boudou sur la manière dont la religion s’exprime au travers des Histoires tragiques prouvent ces ambivalences : si l’homme sans Dieu, soumis à ses passions, est plein de misère, il peut atteindre la grandeur quand il se met au service de la volonté divine. Mais surtout Boaistuau manifeste un goût pour les narrations mettant en scène des cas où la fortune s’acharne contre le bonheur de jeunes gens. Plus que Bandello, qui donnait le beau rôle au hasard, masque de la Providence, Boaistuau semble s’interroger sur les silences de Dieu en mettant volontiers ses personnages aux prises avec leurs responsabilités, les confronte à leur libre arbitre et à leur capacité à prêter attention à la voix de leur conscience. Le tragique relève ici non 13d’une transcendance, mais de l’incompréhension et/ou de l’impuissance de l’individu aux prises avec la vie même.
Ce pessimisme qui marque l’histoire des hommes, comme individus et comme société, n’empêche pas un optimiste sur le plan transcendant : Boaistuau est fidèle à la doctrine de l’Église qui veut que le prince de ce Monde ne puisse rivaliser au plan théologique avec Dieu tout-puissant. Marianne Closson rappelle en effet que la conception que Boaistuau se fait de la puissance maléfique qui mène le monde, Satan, « s’inscrit dans la doxa formulée par Augustin et reprise comme dogme par l’Église : le diable n’est que l’instrument de Dieu ». Le paradoxe n’est qu’apparent, et si le diable par ses sortilèges, ses prodiges et ses monstres peut effrayer le croyant, le seul danger vient en fait du risque de perdre la vraie foi : le diable, si présent dans les Histoires prodigieuses, y compris par l’image, incarne surtout les multiples religions « qui assiègent la chrétienté et qui sont présentes jusque dans son sein ».
Plutôt que de souligner combien le discours de Boaistuau stigmatise une de ces religions conçues comme forcément diaboliques, le travail que propose Tristan Vigliano permet alors de se faire une idée plus précise sur l’une d’entre elles, l’islam. En effet, Boaistuau a consacré à l’histoire de Mahomet une assez longue digression dans le septième chapitre de l’Histoire de Chelidonius Tigurinus. On peut s’étonner de cette curiosité, car malgré les relations commerciales, diplomatiques ou militaires qui pouvaient s’établir entre le royaume de France et l’Empire ottoman, et malgré des récits de voyage de plus en plus nombreux vers l’Orient, ce monde restait encore largement terra incognita, et donc aussi terra fabulosa au xvie siècle. Or la curiosité de Boaistuau, qui s’explique sans doute par le désir de plaire au dédicataire, le duc de Nevers, l’amène à compiler des sources de bonne qualité, et donne une idée assez juste de l’image somme toute très marginale qu’un humaniste pouvait avoir de l’islam.
14Conter le monde en formes choisies
La première contribution de Boaistuau à l’histoire de la fiction narrative prend la forme de la première édition du recueil de Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, en 1558, sous le titre Histoires des amans fortunez. En changeant l’incipit du recueil, en modifiant son ordre et en lui ajoutant une table générale et un résumé pour chaque nouvelle, Boaistuau a procuré une édition que la postérité a éliminée pour lui préférer celle de Claude Gruget publiée en 1559. Emily Thompson reprend ce dossier pour montrer combien cette édition a compté et continue à compter dans l’histoire de l’écriture des nouvelles comme dans les pratiques critiques sur L’Heptaméron : « Sa redistribution des nouvelles, son interprétation du rôle que jouent les devisants, sa transformation des nouvelles en histoires tragiques, tout cela met en valeur le rôle des lecteurs dans les choix éditoriaux des recueils de nouvelles au xvie siècle et peut encore nous informer sur l’évolution des genres littéraires de cette époque ».
Mais le legs le plus important de Boaistuau à la postérité s’incarne surtout dans sa création personnelle de nouvelles formes narratives, de fictions brèves, qui pourrait bien faire de lui un lointain ancêtre du thriller policier et de la littérature fantastique. Si, en écrivant les Histoires tragiques puis les Histoires prodigieuses, Boaistuau a fondé deux genres promis à un bel avenir, il a d’abord voulu éveiller la curiosité de son lecteur en alliant visée édifiante et goût du sensationnel. Cette poétique de la simultanéité paradoxale, que nous avons déjà notée, Frank Lestringant l’explore dans les Histoires prodigieuses où, dans une logique cumulative, Boaistuau additionnent les hypothèses, même contradictoires : en ne choisissant pas entre « Dieu et le diable, entre l’action admirable du Créateur dans un monde infiniment divers, et la parodie satanique du Prince des ténèbres, puissance d’erreur et de tromperie […], les Histoires prodigieuses invitent simultanément à l’admiration et à l’humilité ». Mais le compilateur en quête de prodiges et de merveilles cherche peut-être d’abord à plaire à un public varié, « au plus savant comme au plus fruste, à celui qui recherchait la cause philosophique des phénomènes comme à celui qui voyait partout la main des puissances obscures ». Les deux genres partagent ainsi un objectif commun, même si leur modalité diverge.
15C’est également la conclusion à laquelle j’aboutis, après une étude synthétique des différentes formes que revêt le choix de la brièveté chez l’auteur. Le souci de faire court peut en effet revêtir différentes formes (la concentration, l’abrègement souligné, le renvoi allusif à d’autres sources, la dramatisation spectaculaire, l’accélération de l’action au moment opportun, etc.), mais elle concourt toujours à un effet sur le public. On peut évidemment penser qu’il s’agit de frapper l’imagination du lecteur pour mieux le persuader de la démonstration morale portée par le récit, mais j’avance aussi l’hypothèse que la forme brève en recueil correspond à l’invention d’une forme susceptible par sa modularité de répondre aussi bien aux attentes qu’aux pratiques d’un public élargi.
Autre synergie des deux types de narration, on remarque qu’elles relèvent toutes deux de l’intention de faire le tour de la miseria hominis, en s’appuyant sur l’histoire conçue comme réservoir de leçons de vie. Cette rencontre entre Histoires prodigieuses et Histoires tragiques, Hervé-Thomas Campangne en trace les lignes, tout en mettant en évidence les divergences, par exemple le fait que « les Histoires prodigieuses se présentent comme des récits illustrés de phénomènes vus et observés, [tandis que] les Histoires tragiques sont davantage des récits de discours entendus ». Il n’empêche que la postérité a eu du mal à distinguer les deux genres, confusion qui a pu nuire à la réputation de Boaistuau, comme le signale pour finir Hervé-Thomas Campangne.
Cette réticence de la postérité à payer sa dette à l’égard de Boaistuau apparaît d’autant moins fondée qu’il a conçu des modèles largement originaux et appelés à marquer l’essor de la nouvelle française. L’analyse de Witold Pietrzak montre ainsi l’originalité de l’auteur dans son traitement du discours exemplaire. Sa brièveté ne l’empêche pas de rechercher des formes d’amplification dans ses Histoires tragiques, « au risque de se défaire du contrôle sur leur signification ». Ses protestations de véracité dissimulent mal ses inexactitudes d’historien qui « plus attentif à la vérité humaine qu’à la vérité factuelle, semble préférer le vraisemblable au vrai ». Ainsi, malgré le rôle assumé par le conteur de narrateur unique et omniscient, Witold Pietrzak établit que le développement des analyses psychologiques et l’absence de morales finales détournent le lecteur du message édifiant pour l’inviter à rechercher des sens cachés.
Jean-Claude Arnould, montrant comment Boaistuau a su jouer de la mystification pour inventer, partage la même approche originale. Certes 16Boaistuau est traducteur de Bandello, mais sa traduction entretient des relations ambiguës avec les Novelle. Il substitue à l’autorité courtoise une autorité docte par l’affirmation, au prix de la vérité, de la nature historiographique de son écriture. Pourtant, cette dimension historiographique est consciemment fictive, et l’accréditation des histoires sert en fait la cause de la fiction : « Le passage de la novella à l’histoire tragique peut ainsi être décrit comme un double transfert, de la culture italienne vers la culture française et de l’oralité fictive vers l’univers solide du livre », conclut Jean-Claude Arnould.
Il faut donc ne pas hésiter à voir dans Boaistuau un artisan majeur du renouveau du genre narratif au milieu du xvie siècle, et Nora Viet le confirme par sa démonstration. Parent pauvre des traités de rhétorique, le récit bref était resté jusque là à l’écart du renouveau poétique et littéraire qui animait la scène littéraire française et se cantonnait dans une veine facétieuse sans prétention poétique explicite. L’analyse de Nora Viet pointe comment Boaistuau va saisir l’opportunité de ce délaissement poétique pour œuvrer à l’anoblissement du récit bref en lui assignant une ambition nouvelle. Ce faisant, en promouvant ce genre par le rapprochement intergénérique avec les modèles tragique et historique, Boaistuau signale sa propre ambition, littéraire et peut-être aussi sociale.
Pour finir, Véronique Duché ressaisit l’écriture du Nantais comme art de la compilation, non plus pour réduire la portée de son œuvre, mais pour apprécier comment, par le remploi, par l’invention d’auteurs fictifs, par le déguisement en traducteur ou en lecteur, la compilation se fait chez lui création d’art. En s’attachant à montrer comment les figures de la ligne (verticale, horizontale ou pointillée) et du cercle se combinent au fil de l’œuvre, elle dessine un parcours « où la lignée spirituelle ou littéraire se combine à la circularité du théâtre ». Cet habile petit précis de géométrie met en évidence comment la compilation devient chez Boaistuau création formelle, et offre à l’auteur les moyens de transmettre sa vision du monde, un monde en proie au désordre et à la violence, jusqu’au monstrueux : Boaistuau serait-il alors un auteur maniériste ? c’est bien ce que suggère Bruno Méniel dans sa postface.
Comme le lecteur le constatera, Boaistuau n’avait pas besoin du prétexte que fournissait une commémoration pour justifier l’attention que lui ont consacrée les meilleur-e-s spécialistes. Au terme de cette étude 17de l’ensemble de son œuvre sous l’angle de son travail sur les formes et leurs significations, on constate ainsi qu’il a su transformer en profondeur les formes qu’il importait et qu’il joue un vrai rôle dans l’évolution des formes narratives, en même temps qu’il offre un exemple pertinent pour réfléchir au statut de l’auctorialité au xvie siècle. Pour permettre de saisir l’évolution et la diversité de son écriture, nous avons choisi, à rebours de cette petite synthèse introductive, de proposer au lecteur de suivre au fil de l’ouvrage les étapes de son œuvre. Notre plan adopte donc une progression à la fois chronologique et générique.
Nathalie Grande
Université de Nantes
– LAMo EA 4276
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10924-2
- EAN : 9782406109242
- ISSN : 2114-1096
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10924-2.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/04/2021
- Langue : Français
- Mots-clés : Auteur, auctorialité, compilation, création, miseria hominis, pessimisme, récit bref, traduction